De l'utilité de l'ombre

Claude Bureau

 

 


La lisière entre l'ombre et la lumière est fondatrice de la philosophie. Curieusement (car le philosophe est un étrange personnage avide de lumière), dans l'allégorie de la caverne de Platon, l'ombre n'a pas d'autre utilité que de prouver la faiblesse de nos sens abusés (la connaissance est loin de la lumière : la vérité s'oppose à l'ombre). Pourtant, elle eut une autre utilité en cet ancien temps. Avant de sombrer dans l'éternelle damnation initiée par la race d'Adam (bien aidé en cela par son Ève tentatrice), le petit mortel se mesura, grâce à son ombre, à Pharaon.

Selon la légende (nulle histoire véridique ne saurait se passer de parabole), Thalès de Milet se servit de son ombre pour cet usage. Il savait que l'ombre est un outil de mesure d'une précision inouïe (la lumière du bassin méditerranéen engendre des ombres crues). Elle permet de tracer à la main sur le sable, avec un simple gnomon planté droit, la course du Soleil (d'où l'opportunité d'un obélisque là où l'on veut honorer cet astre ou celui qui l'incarne (provisoirement)). À un certain jour, à une certaine heure, Thalès savait que son ombre avait la mesure exacte de sa toise. Semblablement, tout corps portant ombre donne sa propre mesure à une certaine heure, à un certain jour. La hauteur de la pyramide de Chéops n'en avait donc plus pour longtemps à être celée. Thalès, maître de la similitude et de la proportionnalité, la dévoilait au monde (permets-moi de mesurer ton ombre et je te dirai qui tu es). Comme le rapporta plus tard Diogène Laerce : "Hiéronyme dit que Thalès mesura les pyramides d'après leur ombre, ayant observé le temps où notre propre ombre est égale à notre hauteur." Suivi par Plutarque qui affirme : "La hauteur d'une pyramide est rapportée à la longueur de son ombre exactement comme la hauteur de n'importe quel objet vertical mesurable est rapportée à la longueur de son ombre à un même moment de la journée."

L'ombre ainsi est la mesure de toute chose et de tout être vivant (elle vous traque ou vous devance avec constance : on ne peut s'en débarrasser). Il ne restait plus qu'à mesurer le globe lui-même et arpenter la Terre (son ombre portée étant inaccessible, sauf sur la Lune, le projet présentait quelques difficultés opératoires). Toutefois, dans la suite de Thalès, la géométrie grecque, grâce au gnomon déjà cité, va s'y employer. "Voici comment calcule Ératosthène (276-195 av. J.-C.). Il pose un gnomon à Syène en Égypte, non loin de la première cataracte du Nil, ville située sur le tropique du Cancer. En ce lieu, il ne fait pas d'ombre à midi le jour du solstice d'été. Le même jour, à la même heure, Ératosthène mesure l'angle que fait le Soleil avec un second gnomon posé dans la ville d'Alexandrie qu'il pensait située sur le même méridien. Les deux angles alternes-internes sur la figure sont égaux. Or, celui qu'il a mesuré vaut la cinquantième partie d'un cercle. Il suffit donc de multiplier par cinquante la distance d'Alexandrie à Syène pour obtenir la longueur entière du méridien terrestre. Résultat grandiose obtenu avec des moyens minimaux." Michel Serres, Éléments d'Histoire des Sciences, éditions Bordas (1986). L'ombre valait bien son utilité, dans la tête et dans les champs.

Hélas, la lumineuse géométrie antique va s'éclipser dans l'ombre des forêts normandes. Cependant, il ne s'agit plus là du scalpel qu'est le gnomon solaire. Fantômes et spectres hantent la culpabilité d'Adam (ombres sans Soleil car il n'est qu'une lumière, celle de l'aura révélée). L'imaginaire de l'Occident chrétien s'emberlificote dans la pénombre des fûts gothiques (Satan se dissimule derrière Lucifer). Ce qui rougeoie brûle le feu d'Enfer ; ce qui éclaire brûle le feu de Dieu. Nul salut dans l'ombre où gisent les démons. Ni feu ni lieu, l'ombre a perdu toute mesure et toute utilité hormis la chute. Seule l'obscurité de la chambre délivre le pécheur (moment où l'ombre disparaît et où le rêve le plonge dans des ombres qui n'ont plus d'ombres) avant que le gisant ne l'emporte dans leur royaume. L'ombre n'est plus la joyeuse compagne de la vie. Pourtant, certains ne veulent pas se satisfaire de cette subordination. Pour s'en émanciper, ils usent de stratagèmes. A l'imitation de l'Antique, ils subodorent que l'ombre appartient à celui qui la géométrise (l'équerre et le compas, sur la pierre, le bois ou le bronze ont remplacé le gnomon devenu trop imprécis sous des cieux de grisaille). Une ombre mesurée est une ombre domestiquée, presque épurée.

Le trait de charpente (il faut faire tenir roide l'assemblage des bois quoi qu'il advienne) impose sa rude discipline. La ligne claire du dessin du charpentier ou du tailleur de pierres engage le combat contre les fantômes gothiques. A la re-naissance de la représentation géométrique, la gravure des caractères et des illustrations qui les accompagnent dans le nouvel imprimé se fait plus incise. La ligne claire (et ses ombres claires faites de rayures ciselées), comme celle d'Albrecht Dürer, s'impose. Comme sur le chantier du bâtisseur, des lignes s'élèvent du plan tracé sur le sol et déterminent en vraie grandeur la vue frontale de la pierre taillée. Sans y prendre garde, toutes ces lignes de rappel dresse une autre hiérarchie que la géométrie ordonne (et, cette ligne claire qui va de l'œil au point de fuite sommital rencontrera immanquablement le Soleil et son ombre utile en découvrant toutes choses : "Eppur si muove", dira-t-on peu après).

En 1525, Albrecht Dürer publie, en langue allemande, un gros ouvrage : "Instructions pour la mesure / à la règle et au compas / des lignes, plans et corps solides / réunies par Albrecht Dürer / et imprimées avec les figures correspondantes / à l'usage de tous les amateurs d'art". Il s'agit d'un des plus beaux livres imprimés de la Renaissance où les figures xylographiées sont mises en page avec soin entre les blocs de texte (bien qu'il y décrive, dans le livre III de ce volume, l'art de tracer l'alphabet à l'antique en caractères romains, il a choisi pour l'imprimer des caractères typiquement gothiques allemands (Fraktur) dessinés par Johann Neudörfer, gravés et fondus par Hieronymus Andreae pour l'édition du "Char triomphal de Maximilien Ier" dont il avait été le directeur artistique).

L'ouvrage de Dürer, composé de seize cahiers de quatre-vingt-neuf folios, soit cent soixante-dix-huit pages, est divisé en quatre livres : le premier consacré à la genèse des courbes, le second à la construction des polygones réguliers, le troisième aux éléments d'architecture (il y trace trois curieuses colonnes faites d'un empilement d'ustensiles domestiques, ménagers ou agricoles et dont l'une, sommée d'un "pot à saindoux sur lequel est assis un paysan triste transpercé par un glaive", érige "une victoire pour avoir vaincu les paysans séditieux") et aux tracés géométriques des lettres de l'alphabet (en romain et en gothique), le quatrième développe les solides réguliers et semi-réguliers et se conclut par un bref exposé des règles de la perspective illustrées d'épures très explicites.

L'objet de cet exposé est simplissime : un cube posé sur un socle carré, la méthode proposée suit la même évidence : l'intersection de la pyramide de la vision avec le plan du tableau. La novation de Dürer sur ses prédécesseurs italiens (Piero della Francesca, Leonardo da Vinci, etc.) est d'avoir ajouté à cet exposé le tracé géométrique des ombres portées. L'épure franchit la frontière des secrets de métier et s'expose dans la lumière. L'ombre y perd alors son mystère médiéval. Elle réinvente l'origine sur laquelle les Grecs anciens réglaient leur gnomon : le Soleil. La révolution copernicienne est en marche même si le paysan vaincu trône sur un improbable équilibre. Le Soleil est au centre du monde et les ombres qu'il engendre se disposent à la lisière insécable de ses rayons universels.

En outre, la trace gravée par Dürer de l'ombre portée par le cube avait une autre qualité. Elle publiait au monde (l'époque est au placard : l'oralité médiéval du répons s'efface devant le silence des caractères ; on ne vocifère plus, on lit) que tout solide dans l'espace peut être décrit par deux plans orthogonaux avec les ombres qu'il porte sur ceux-ci (le monde, ses objets et ses êtres vivants peuvent être couchés sur une feuille de papier imprimée, reproductibles et multipliables à l'envi). En regardant attentivement la gravure de ce quatrième livre, on y distingue : en bas, un plan du cube et du carré (l'horizontal ou le géométral) ; en haut, le cube élevé de ce plan (le frontal ou l'élévation) ; entre les deux, une simple ligne (l'horizon ou la ligne de terre) ; à droite et à gauche, deux lignes verticales (les plans frontaux auxiliaires, à rabattre ou non) qui portent l'œil et la lumière.

Les fondamentaux étaient ainsi posés. Aux siècles suivants, à partir de ces repères normés allait pouvoir s'écrire un autre chapitre de la mesure des corps et de leurs ombres. Celui qu'allait porter à son apogée, trois cents ans plus tard, le révolutionnaire jacobin Gaspard Monge dans ses cours de géométrie descriptive dispensés pendant vingt ans à l'École Polytechnique et à l'École normale de l'an III (École normale supérieure de la rue d'Ulm). Les élites de la nation allèrent, dès lors, s'échiner sur l'épure de géométrie descriptive et de ses ombres compliquées. Jusqu'au milieu du XXe siècle (moment où l'ordinateur détrône définitivement le dessin géométral "à la main"), la science de l'ingénieur va dresser ses monuments métalliques sur toutes les nations et peupler de ses "belles ombres" les archives industrielles avant qu'elles ne soient dévorées par les souris et les rats.

Cependant, Gaspard Monge n'a pas été le seul à savoir forger cette dure discipline aux ombres fortes et bien charpentées (nécessaires à la compréhension des constructions qu'elles décrivent et, par-là, garantes de leur solidité). Pendant longtemps, on lui a attribué, à tort, un traité du tracé des ombres. La confusion était facile à faire car l'opuscule faisait partie du matériel pédagogique destiné à l'instruction des officiers-ingénieurs de l'École royale du génie de Mézières. Dans cette école, le futur ministre de la Convention fut lui-même dessinateur et répétiteur de mathématiques de 1765 à 1784. En fait, ce "Traité des ombres dans le dessin géométral" était de la plume de Nicolas-François-Antoine de Chastillon (1699-1765), fondateur et commandant jusqu'à sa mort de l'École royale du génie de Mézières.

Pour Chastillon, le dessin géométral au trait n'acquiert sa lisibilité et ne se fait "entendre" à ceux à qui il est destiné (les différents corps d'état des artisans constructeurs ou, s'agissant des fortifications, les états-majors des armées assiégées ou assiégeantes) que par les ombres qu'il porte (il s'agit là de leur utilité). Si l'art du lavis (la matière et la couleur des ombres sur le dessin) s'acquiert par l'exercice, le dessin des ombres et de leur étendue "doit être traité par la géométrie", affirme-t-il. Elles donnent de la "grâce" aux reliefs qui peuvent ainsi s'apprécier du premier coup d'œil. Toutefois ici, à la différence de Dürer, les rayons du Soleil, qui déterminent les ombres, sont parallèles entre eux. L'ombre au flambeau qu'utilise l'artiste renaissant est abandonnée. Arbitrairement, l'incidence des rayons parallèles sur les plans frontal et horizontal est fixée à la moitié de la mesure de l'angle droit (choix qui facilite les reports et évite les compléments à l'angle droit entre frontal et horizontal ; autre avantage : la bissection de l'angle est conservée et évite un plan debout auxiliaire).

Les institutions, que la Convention a fondées et où Gaspard Monge a enseigné, poursuivront bien entendu cet enseignement avec leur cortège obligé de concours qui limitent l'accès aux amphithéâtres. Les examinateurs des épures officielles n'auront alors de cesse d'inventer de nouvelles énigmes dont l'utilité résidera dans la seule sélection des impétrants (les ombres bien tracées choisissaient, comme le gnomon grec des heures le faisait, les bons lauréats parmi les candidats).

Ainsi géométrisée, examinée sur toutes ses faces, l'ombre aura de moins en moins de choses à celer. Une seule cependant continuera à résister à toutes ces investigations. Il faudra attendre encore plus d'un siècle pour qu'enfin les missions américaines Apollo révèlent que l'ombre de la Lune n'était pas creuse mais convexe. La caverne de Platon y fut mise sans dessus dessous. "Un petit pas pour l'homme, un grand pas pour l'humanité". L'ombre n'avait plus alors ni intérêt ni utilité pour personne.



mis en ligne le 23 février 2008