Mais qu'est-il donc arrivé le 11 décembre 1582 ?

Daniel Poza-Lazaro

 

 


Mais qu’est-il donc arrivé à la date du 11 décembre 1582 ?

Drôle de question et drôle de titre pour un article, tu ne trouves pas ?

J’imagine sans peine ta mine circonspecte, lecteur, ton front plissé et tes sourcils levés, à l’annonce de cette formule interrogative. Bah ! te dis-tu, si la question est ainsi posée, c’est qu’elle mérite sans doute de l’être. Cette curieuse devinette a déclenché en toi, je le sens, ce goût immodéré de l’énigme ludique et de l’enquête studieuse. Et même s’il n’y a rien à gagner, pas même un camembert jaune au Trivial Pursuit, si ce n’est peut-être la haute estime dans laquelle te tient déjà l’auteur de ces lignes (je sais, c’est bien peu...), je t’imagine déjà perdu dans tes réflexions...

1582 ? 11 décembre 1582 ? Tu cherches, c’est courageux... Quoi ? Tu aimerais au moins savoir où, afin de circonscrire l’étendue de ta quête ?

Allez, je suis bon prince, cela se passe en France...

Le 11 décembre ? La Saint Daniel (jour faste, s’il en est...) 1582 ? Règne d’Henri III, une décennie après le massacre de la Saint Barthélemy, une décennie avant la mort de Montaigne... C’est bien, tu progresses... Te voilà prêt à formuler quelque hypothèse... La première édition des Essais dis-tu ? Non, c’est 1580... La mort du duc d’Anjou ? Non plus, c’est 1584... Ne te décourage pas pour autant, essaye encore...

Tu voudrais un indice supplémentaire ? Savoir au moins de quel type d’événement il s’agit ?

Demande toujours !

Une création artistique ? Nullement... Une bataille, un traité ? Que nenni... Un décès, une disparition ? En quelque sorte, oui... Te voilà bien avancé, avoue-le... Tu continues à te creuser la tête mais tu fais peine à voir ! Tu donnes ta langue au chat ? Si telle est ta volonté, je vais abréger tes souffrances...

Le 11 décembre 1582, en France, il ne s’est rien passé !

Non, non, ne le prends pas mal ! Ne pars pas comme ça ! Reste encore un peu en ma compagnie, en dépit du courroux qui t’anime... J’écoute et je souffre chacune de tes récriminations... S’il ne s’est rien passé, me dis-tu, non sans raison, pourquoi diable poser la question et me faire perdre ainsi mon temps ? Et même si aucun événement majeur de l’histoire nationale ne s’est déroulé ce jour-là, n’est-il pas un peu présomptueux de prétendre de la sorte qu’il ne sait rien passé ? N’est-ce pas faire injure aux 18 millions de français qui vécurent, aimèrent, travaillèrent, pleurèrent, moururent peut-être en cette belle journée de fin d’automne ? C’est faire bien peu de cas, semble-t-il, de ces familles paysannes, réunies auprès de l’âtre, à la veillée, au retour d’une longue journée de labeur, de ces artisans industrieux dispensant leurs savoirs dans le secret complice de l’atelier à d’attentifs compagnons, de ces chevaliers hardis, en cavalcade, chevauchant par vaux et par monts à la recherche d’aventures à même de redorer leur blason, de ces moines en clôture, contrits dans le silence et le recueillement, à l’abri des turpitudes mondaines, de tous ceux enfin qui, peu ou prou, tentèrent de « vivre dûment » !

Je comprends ta colère, lecteur mon ami, je me suis mal exprimé ; mais je crains que ma nouvelle précision ne t’agace davantage encore... Le 11 décembre 1582, il ne s’est vraiment rien passé... Pas une parole, pas un geste, pas une action, pas un phénomène, rien de rien... Nada !

Je t’entends fulminer d’ici... Ce rédacteur délire ! Billevesées, sornettes et fariboles, calembredaines, fadaises, coquecigrues et balivernes ! Comment une telle revue qui, jusqu’alors, s’était fait connaître mondialement par la haute rigueur de sa tenue scientifique a-t-elle pu laisser paraître un tel monceau d’inepties ? Quoi ? Dans la pleine mesure de son omnipotence, Dieu, d’un naturel rieur, aurait-il arrêté le mouvement de la planète, suspendu non pas le cours du temps mais celui des actions humaines et de ses autres créatures pour tromper son ennui ?

Oh, je sens bien dans ta remarque poindre une ironie facile et mauvaise ! Non, bien sûr, loin de moi l’idée de faire intervenir le Tout-puissant pour résoudre ce mystère... Et d’ailleurs, je n’ai jamais parlé de la Terre dans sa totalité, j’ai seulement évoqué la « doulce France » ; je te rassure (encore que ce terme soit, à mon avis, fort mal approprié), dans l’Espagne corsetée de l’austère Philippe II, dans la Venise chamarrée d’un Véronèse vieillissant, dans la Russie soumise au bon vouloir d’Ivan le terrible, dans l’Angleterre élisabéthaine, anglicane et puritaine, jusque dans les mines lointaines et argentées de l’auguste Potosi, le 11 décembre 1582 fut un jour comme un autre, riche d’actions et d’événements... Mais pour la France, dussé-je me répéter, je persiste et je signe, il ne s’est absolument rien passé !!!

Ta raison vacille ? C’est fort compréhensible... Je la soumets à rude épreuve, j’en suis parfaitement conscient. Il est peut-être temps pour moi de révéler le fin mot de l’histoire. Encore un petit effort, accroche-toi bien.... Si je puis affirmer avec autant d’aplomb et de certitude qu’il ne s’est rien passé en France le 11 décembre 1582, c’est pour la simple et bonne raison que cette journée n’a jamais existée !!!

Je vois se dessiner sur ton doux visage les signes de la perplexité... Un jour qui existerait partout ailleurs sauf chez nous, c’est difficile à croire, sans doute ce que l’on nomme « l’exception française », mais admettons... Ainsi, nous serions passés du 10 au 12 décembre, comme si de rien n’était ?

Aïe ! Comme dire ? C’est un peu plus compliqué... Je ne t’ai pas tout dévoilé, lecteur adoré (et lectrice aussi...), et je crains que tu ne goûtes guère cette nouvelle révélation, mais la vérité est à ce prix : le 10 et le 12 décembre 1582 n’ont pas existé non plus !

Ne fais pas cette tête ! Reprend ton souffle... Tu tombes de haut, je sais... Tu te demandes comment tu as pu vivre jusqu’à maintenant en ignorant tout cela ! Tu veux faire toute la lumière sur cette surprenante énigme, je n’en attendais pas moins ! « Et le 13 décembre ?...» soupires-tu encore fébrile...

Pas mieux...

« Et le 14 ? »

Pareil...

« Et le 15 ? »

Idem...

« Et le 16 ? »

Semblablement...

« Et le 17 ? »

De la même façon...

« Et le 18 ? »

C’est tout comme...

« Et le 19 ? »

Je le crains fort...

« Et le 20 ? »

Non le 20, je te le certifie, a bel et existé !

Ça va, tu encaisses ? Le choc est passé ? Tu sais désormais quelle réponse donner à la question initiale. Mais cette réponse admirable ne te suffit point et n’a fait que décupler ta curiosité. Sans doute, veux-tu en savoir davantage et comprendre comment cela fut possible...

Alors dans ce cas, assieds-toi bien, cale-toi sans plus attendre dans ton siège (non, mieux que ça...) et suis-moi sans tarder afin que je te narre par le détail l’histoire merveilleuse et non moins véridique de ces « dix jours qui n’existèrent jamais ! »


I/ César, un homme en avance sur son temps ?

Afin de ne pas reporter la résolution de notre palpitante affaire aux calendes grecques, il convient de nous intéresser aux romaines. Pourquoi remonter si haut dans les temps anciens, sous le règne glorieux du grand César, t’interroges-tu ? Et quel rôle a pu jouer le divin Jules dans toute cette histoire ? Excellentes questions ! Je te remercie de me les avoir posées...

Parmi ses nombreux faits et gestes, le vainqueur d’Alésia est l’auteur d’une mesure qui, deux millénaires plus tard, continue de marquer notre existence quotidienne. Rendons donc à César, comme nous y invite le précepte évangélique, ce qui lui appartient, à savoir la réforme du calendrier qui porte toujours son nom.

Pourquoi diantre l’amant dégarni de la belle Cléopâtre ressentit-il la nécessité d’agir de la sorte ?

Suétone, cette intarissable commère, nous en livre l’explication dans sa Vies des douze Césars :

« Se consacrant ensuite à la réorganisation de l’Etat, César réforma le calendrier, où depuis longtemps, par la faute des pontifes qui abusaient des jours intercalaires, s’était introduit un tel désordre que les fêtes des moissons ne tombaient plus en été ni celles des vendanges en automne ; réglant l’année sur le cours du soleil, il décida qu’elle aurait trois cent soixante cinq jours, que le mois intercalaire serait supprimé et que l’on intercalerait seulement un jour tous les quatre ans » (César, XL)

Ce passage étonnant mérite bien quelques commentaires afin d’être parfaitement compris.

Le calendrier républicain que César désirait modifier était un calendrier lunaire de 355 jours répartis sur 12 mois. Tous les deux ans, la tradition voulait qu’un collège de pontifes ajoutât un mois intercalaire de 22 jours nommé Mercedonius afin de retrouver l’accord entre l’année lunaire et l’année solaire.

Ayant reçu le droit de donner au dit mois intercalaire la longueur appropriée afin de rétablir l’accord avec les saisons, les pontifes abusèrent de leur prérogative et se livrèrent à une manipulation abusive, allongeant ou raccourcissant l’année à des fins politiques ou économiques (prolongation ou abrégement des magistratures, avancement ou retardement des échéances financières).

De fait, le calendrier dont hérite le dictateur en -46 est un calendrier en pleine décadence, décalé de trois mois par rapport aux saisons (Ils sont fous ces Romains !) qu’il convient de réformer au plus vite.

Soucieux d’asseoir sa domination et de mettre un terme à ce dysfonctionnement, César, lui-même grand pontife, souscrit aux recommandations des astronomes d’Alexandrie en s’appuyant sur les calculs du savant Sosigène qui estime la durée de l’année tropique à 365 jours et six heures. Il établit ensuite un cycle de quatre années dont la dernière possède un jour de plus (366) que ses trois précédentes. Le jour doublé est fixé au 24 février, soit le sixième jour avant les calendes de Mars (1er mars). Le jour supplémentaire est donc dit en latin « bis sextus ante calendas martias » ; de là, l’origine de nos années bissextiles (bien placée, cette explication est fortement recommandée pour briller en soirée).

Tout cela est fort remarquable, vraiment, mais quel rapport avec nos dix jours, te dis-tu non sans une certaine impatience ?

J’y viens, rassure-toi.... Tout tient dans un simple détail... En vérité, je te le dis, l’année solaire est légèrement plus courte que l’estimation retenue, non pas 365 jours et 6 heures comme le pensait Sosigène mais bien, comme personne ne devrait l’ignorer, 365 jours 5 heures 48 minutes et 46 secondes... Soit un écart de 11 minutes et 14 secondes !

Vous chipotez pour pas grand-chose ! me reproches-tu. Que sont 11 pauvres petites minutes à l’aune de l’immensité du temps ? Pas grand-chose, je te le concède, mais cette erreur négligeable à l’échelle d’une vie devient fort préjudiciable à l’échelle des siècles ; car 11 minutes et 14 secondes par an, ce sont certes moins de deux heures par décennies et moins de vingt heures par siècle mais cela fait plus d’une semaine par millénaire...

Au fil du temps, il apparaît clairement que le calendrier julien fausse compagnie aux rendez-vous annuels du soleil...


II/ De la réforme du Temps au temps de la Réforme

A/ Nicée, quand le calendrier solaire a rendez-vous avec la lune...

À cette inexactitude fondatrice va se greffer une seconde difficulté, la fixation de la célébration pascale.

En passe de devenir chrétien au début du IVe siècle, l’Empire romain conserve le calendrier julien tout en le christianisant. Influencé par le calendrier juif, il conserve de ce dernier, le cycle de la semaine ainsi que la notion de jour consacré à Dieu ; dans le même temps, il désire s’en démarquer en instituant son propre rythme liturgique structuré autour de Noël et de Pâques dont les célébrations respectives renvoient à la naissance et à la mort du Christ.

Selon les Evangiles, Jésus aurait été crucifié le jour de la Pâque juive, soit le 14 du mois de Nisân, dont la date correspond dans le calendrier hébraïque au jour de la pleine lune qui suit le début du Printemps.

En 325, à l’occasion du Concile de Nicée, désireux de voir les membres de la communauté chrétienne fêter la mort de Jésus le même jour et soucieux de conserver l’idée du début du printemps, Constantin et la hiérarchie épiscopale présente en cette occasion choisissent comme jour pascal le premier dimanche suivant la première lune après l’équinoxe de printemps.

Cette introduction des mois lunaires dans un calendrier solaire est lourde de conséquence. En agissant de la sorte, l’empereur et les prélats ont fait de Pâques une fête mobile (dans la mesure où les nouvelles lunes ne reviennent pas aux mêmes dates d’une année sur l’autre) aux variations importantes (elle peut vagabonder sur 35 dates potentielles) déterminant le cycle des festivités qui dépendent d’elle, de Carnaval à la Pentecôte.

La même assemblée fixe également le jour de l’équinoxe de Printemps au 21 mars. Ce choix s’explique aisément. Sosigène l’avait fixé au 25 du même mois mais avec le décalage du calendrier julien, l’équinoxe apparaît le 21 mars pour les ecclésiastiques du début du IVe siècle qui pensant à une erreur de l’astronome romain conservent la date du 21 mars, persuadés qu’elle ne bougerait plus.

De fait, l’excessive longueur de l’année julienne se prolongeant dans les siècles, l’équinoxe de printemps « dérive » et survient de plus en plus tôt dans le calendrier (le 11 mars au XVIe siècle !), la date de Pâques suivant le même rythme se rapproche (très) lentement mais sûrement du début de l’année.


B/ le Moyen Age et la permanence des vieilles lunes...

Même si l’idée que le temps vient de Dieu est solidement ancrée dans les esprits médiévaux, les défauts du calendrier julien et les faiblesses du comput pascal (le comput n’est pas comme certains peuvent le croire un double gros mot mais la méthode utilisée pour dater les fêtes mobiles, l’honneur est sauf...) ont été rapidement mis en relief ; Bède le Vénérable en parle déjà au VIIIe siècle dans son De temporum ratione liber.

Cependant, de la critique à la réforme, il y a souvent plus qu’un pas. Il faut donc attendre le XIIe siècle, et une meilleure connaissance occidentale de la culture gréco-arabe, pour que les premières propositions de correction soient proposées. Ainsi, avant 1220, Robert Grossetête, évêque de Lincoln propose dans un des ses ouvrages la fixation de l’équinoxe de printemps le 14 mars et la suppression d’un jour tour les 300 ans. Peu après, mais nettement plus virulent, le franciscain et savant Roger Bacon en appelle, sans ménagement, au pape Clément IV : « Notre calendrier lui dit-il est une offense à la raison, une infamie pour toute saine astronomie, une plaisanterie pour tous les mathématiciens ». Dés lors, la papauté n’aura de cesse d’évoquer cet épineux dossier.

Au siècle suivant, c’est Clément V (1342-1352) qui fait venir à la cour d’Avignon le grand astronome Jean de Murs pour un rapport sur la réforme du calendrier. A cette occasion, il utilise les données fournies par les tables Alphonsines (365 jours 5 h 49 mn) qui deviendront l’outil standard des astronomes médiévaux. La réforme du calendrier est également au programme du Concile de Constance en 1414 et de celui de Bâle quelques décennies plus tard, deux projets de réforme y sont alors présentés sans qu’aucun ne soit adopté pour des raisons d’ordre politique, diplomatique et scientifique.

Le mouvement semble lancé pourtant et une exigence de précision apparaît nettement au début du XVIe siècle. Au Concile de Latran V, en 1514, Léon X propose une consultation pour la réforme du calendrier qui rencontre peu d’écho si ce n’est auprès d’un certain astronome polonais du nom de Nicolas Copernic dont la précision des calculs sera une aide précieuse pour la réforme du calendrier.

Évoqué au Concile de Trente (1545-1563) qui s’en remet à la sagesse du Saint-Siège pour trouver une solution au problème, ce dernier sera enfin pris à bras le corps, quelques années plus tard par Grégoire XIII.


C/1582, Inter Gravissimas ou quand l’Eglise sort de sa bulle...

Nommé souverain pontife en 1572, Grégoire XIII (de son vrai nom Ugo Buoncompagni) prend rapidement les choses en main en faisant construire une tour d’observation au Vatican (la Tour des vents) qui deviendra plus tard l’observatoire du Vatican et en nommant assez vite une commission ad hoc.

Dans cette commission se côtoient des scientifiques, tels que le jésuite allemand Christophorus Clavius ou l’italien Antonio Giglio, des canonistes ou des théologiens. Au terme de longs débats, les membres de la commission retiennent la solution proposée par Luigi Giglio, médecin calabrais et frère d’Antonio.

Dans son opuscule, Luigi Giglio se fait le partisan d’une méthode dite mixte, d’une remarquable simplicité, qu’il divise en deux temps.

Dans un premier temps, il convient de dicter des règles générales qui gouverneront l’avenir avec sérieux. Etant donné le rythme du décalage julien, Giglio propose de supprimer trois jours tous les 400 ans !

Comment s’y prendre ?

Rien de plus simple... Il suffit de supprimer les années bissextiles de trois années séculaires sur quatre !

Je te vois faire la moue... Qu’est ce qu’une année séculaire te demandes-tu ?

Une année séculaire est une année dont le millésime se termine par deux zéros comme 1700 ou 1800. Giglio propose que seules les années séculaires divisibles par 400 (comme 1600, 2000 et 2400) demeurent bissextiles, les autres devenant « communes », c'est-à-dire à 365 jours.

Dans un second temps, il convient de trouver un dispositif immédiat capable de rectifier les erreurs du passé afin de remettre l’année civile en accord avec l’année solaire. Pour se faire, Giglio suggère de supprimer purement et simplement 10 jours.

La bulle papale Inter Gravissimas, signée le 24 février 1582, reprend les points essentiels de ses propositions. La suppression des dix jours est fixée au mois d’octobre de la même année pour tomber en dehors de carême et de l’avent, à une période où les fêtes sont relativement rares. Les dix jours allant du 5 au 14 disparaissent donc «  afin de rendre à l’équinoxe de printemps la place qu’il avait à l’origine et que les Pères du concile de Nicée fixèrent au 21 mars. »

Le texte pontifical contient entre autres des dispositions additives comme la prorogation de dix jours des contrats venant à échéance après le 4 ainsi qu’un délai d’application pour les régions qui n’auraient pas reçu l’information dans les temps.


III/ La réception de la réforme grégorienne (en deux temps, trois mouvements...)

Bien évidemment, la réception de l’ordonnance pontificale a fortement divergé en fonction des aires géographiques et religieuses...

Distribuons donc les bons et mauvais points aux élèves plus ou moins dociles et plus ou moins zélés de la classe européenne. Au premier rang, irréprochables d’obéissance et de simultanéité, les pays méridionaux, latins et catholiques du Vieux Continent, à savoir les Etats italiens, le Portugal et l’Espagne, qui ont opté sagement pour la même date que le Saint Siège ; adoption respectueuse qui, de l’autre coté des Pyrénées, eut pour effet immédiat de faire trépasser Thérèse d’Avila dans la nuit du 4 au 15 octobre, preuve irréfutable s’il en est de son admirable sainteté !

Juste derrière, « fille aînée de l’Eglise » peut-être mais déjà soucieuse de ne rien faire comme les autres, la monarchie française. La suppression des dix jours entre le 9 et le 20 décembre 1582 porte sans doute les signes d’un gallicanisme sourcilleux et d’une certaine réticence de la part du Parlement. Transmis dès le mois de juin au monarque français par le biais du nonce apostolique, devenu édit et ordonnance royale au début du mois de novembre, le texte de la réforme est ensuite expédié aux cours souveraines pour enregistrement et envoyé en mandement aux baillis, sénéchaux et évêques. Ces derniers, dans leur diocèse respectif, se chargent d’en ordonner l’annonce aux prônes des messes dominicales afin que la nouvelle soit diffusée sur l’ensemble du territoire.

Dans les mois ou les années qui ont suivi, les Etats catholiques du Saint Empire ainsi que la Pologne ou l’Autriche ont également souscrits à l’injonction papale.

Plus problématique demeure la réaction des Etats protestants où les jugements acerbes et les violentes critiques se sont vite multipliés. Reprenant les arguments de Luther qui, déjà à son époque, affirmait que la question du calendrier était du ressort des autorités civiles et non ecclésiastiques, les pays protestants ont eu beau jeu de dénoncer la réforme « papiste » et de voir dans cette mesure les vestiges méprisables de la théocratie pontificale. Inacceptable par principe, la réforme fut rejetée avec d’autant plus de véhémence que son instigateur romain se targuait d’être le champion de la Contre Réforme et que ce dernier n’avait guère dissimulé sa joie à l’annonce de la Saint-Barthélemy.

Fidèles au calendrier julien (ce qui fit dire à l’astronome Johannes Kepler que les protestants préféraient plutôt « être en désaccord avec le soleil qu’en accord avec le pape ! »), les Réformés prirent alors l’habitude de le nommer « Ancien Style » (A.S) et d’appeler le grégorien « Nouveau Style «  (N.S).

Ce refus a duré longtemps, jusqu’au XVIIIe, mais inexorablement les Luthériens et Calvinistes se sont ralliés au nouveau calendrier non sans réticence et au prix de nombreuses polémiques. A ce titre, l’exemple suisse demeure remarquable. Adopté dès 1584 par les cantons catholiques, le calendrier grégorien est rejeté par les cantons protestants, la situation se complique pour les « bailliages communs » où règne le pluralisme confessionnel. Dans les paroisses où l’église sert aux deux cultes, Noël et Pâques sont célébrés à dix jours de distance par les deux communautés et les échanges de correspondance au sein de la confédération helvétique sont désormais affublés des deux dates tout au long du XVIIe siècle. Il faudra attendre 1701 pour que les cantons protestants se résolvent à leur tour à supprimer onze jours !

En Angleterre, les Anglicans finiront par faire de même en 1752. Ce ralliement tardif (qui eut pour conséquence de faire mourir en 1616 Shakespeare et Cervantès à la même date mais non le même jour...) doit beaucoup à la force de persuasion de Philip Dormer Stanhope, comte de Chesterfield, ancien secrétaire d’Etat et membre influent du parti libéral, qui pendant près de deux ans mobilisa les relais d’opinion (articles dans les journaux populaires, « lobbying » dans les cercles aristocratiques) avant de toucher au but. Contre l’intransigeance de l’Eglise d’Angleterre et des puritains qui prêchaient que seul l’ancien style était le temps de Dieu, les partisans du changement objectèrent qu’une puissance économique et militaire de premier ordre comme la Grande Bretagne - et tout particulièrement ses milieux d’affaires - ne pouvait décemment endurer davantage cette gêne dans ses relations avec le continent. Stanhope, homme des Lumières, alla même jusqu’à titiller l’amour-propre de ses concitoyens en leur rappelant que seules la Russie et la Suède continuaient à s’obstiner comme eux et « qu’il n’était guère honorable pour l’Angleterre de demeurer dans cette erreur grossière et flagrante, surtout en si médiocre compagnie... » La proposition de loi de Stanhope fut votée à l’unanimité le 17 mai par le Parlement et promulguée cinq jours plus tard par le roi George II, stipulant le passage du mercredi 2 septembre au jeudi 14. Les quatre mois séparant le vote de la loi de son application permit au pouvoir de préparer l’opinion publique à ce changement en diffusant le texte législatif dans des publications tels que la London Gazette ou des almanachs comme le Ladies Diary. Il reçut à cette occasion l’aide inattendue et précieuse de l’Eglise d’Angleterre qui, désormais convaincue du bien fondé de la réforme, colporta, par l’intermédiaire de ses prédicateurs, son nouveau slogan dans tout le pays : « Nouveau style, style véritable ».

Malgré ces efforts, les protestations furent nombreuses, des banquiers de la City protestèrent contre la pagaille engendrée par la mesure et s’acquittèrent de leurs impôts avec onze jours de retard, des manifestations menées par les classes populaires éclatèrent à Londres et dans d’autres villes au cri de « Rendez-nous nos onze jours ! » A Bristol, des émeutes firent plusieurs victimes. L’affaire devint un des arguments de la campagne électorale de 1754 et William Hogarth y fait même référence dans une de ses gravures. En revanche, dans les colonies britanniques d’Amérique, la réforme ne suscita aucun remous ; pour preuve, Benjamin Franklin qui écrivit à ses lecteurs du Poor Richard’s Almanac à propos des onze jours perdus : « Consolez-vous en songeant que vos dépenses vous seront plus légères et votre esprit d’autant plus libre. Et quelle satisfaction de poser la tête sur son oreiller le 2 de ce mois et de se réveiller qu’au matin du 14 »


En guise de conclusion

Si l’homogénéisation temporelle s’est achevée en Europe occidentale au milieu du XVIIIe siècle, elle s’est poursuivie ultérieurement aux quatre coins du monde, de gré ou de force !

D’une manière générale, l’adoption du calendrier grégorien résulte d’un double mouvement d’occidentalisation et de modernité.

Elle a pu être subie comme chez les peuples colonisés d’Amérique, d’Asie ou d’Afrique contraints d’adopter les usages de la métropole (usages qu’ils ne remettront guère en cause à l’occasion des indépendances) ou voulue comme le montrent les exemples de l’Europe orientale et de l’Extrême Orient.

Qu’il s’agisse du Japon, au début de l’ère Meiji (1873), de la Bulgarie en 1912, de la Russie en 1918 (ce qui explique pourquoi la Révolution d’octobre 17 est commémorée en vérité au début du mois de novembre), de la Roumanie et de la Yougoslavie en 1919, de la Grèce en 1924 ou encore de la Chine en 1949, au lendemain de la victoire des troupes de Mao Zedong, ces modifications calendaires portent toutes ou presque la marque d’une rupture politique majeure (révolution, changement de régime ou indépendance).

Même s’il est peut-être excessif de parler, de nos jours, de calendrier universel, force est de reconnaître que le calendrier grégorien est présent sur tous les continents. Dans les régions de tradition chrétienne bien évidemment (même si des enclaves demeurent fidèles à l’ancien style comme au Mont Athos !) mais également dans les territoires des autres religions du Livre : ainsi, en Israël, calendrier juif et calendrier grégorien coexistent à la une des journaux ou sur les documents officiels. Il en est de même de la plupart des Etats musulmans, à l’exception de certains Pays du golfe persique qui ne reconnaissent officiellement que le seul calendrier musulman.

Signe des temps, la mondialisation conduit au calendrier unique pour des raisons de commodité et d’efficacité.


Voilà, voilà, voilà, c’est fini... Tu sais tout, lecteur, ou presque de cette incroyable aventure !

Je sais, j’aurais pu continuer encore, approfondir certains points mais comme je sentais un léger relâchement dans ta lecture (non, ne nie pas, je t’ai bien vu !) j’ai préféré abréger...

Deux, trois choses cependant avant que nous nous quittions le cœur serré et que je te laisse prendre connaissance de cette bibliographie dont - tu - te - moques - éperdument - mais - que - je - mets - quand - même - parce - que - c’est - comme - ça - qu - y - faut - faire - à - la - fin - quand - on - veut - montrer - qu’ - on - a - super - bien - travaillé :

  • j’espère que tu n’as pas eu la sensation d’avoir perdu ton temps
  • j’espère qu’il ne t’a pas fallu dix jours pour venir à bout de cet article
  • j’espère enfin qu’il t’a plu. Si tel est le cas, ne me remercie pas, tout le plaisir fut pour moi !

Bibliographie

Couderc P., Le Calendrier, Paris, PUF, coll. Que sais-je ? 1986

De Bourgoing, Le Calendrier, maître du temps ? Découvertes Gallimard n°400, 2000

Duncan D.E., Le Temps compté, le temps conté. La grande aventure de la mesure du temps, Paris Nil Editions, 1999

Parisot J.P et Suagher F., Calendrier et chronologie, Masson, 1996

Ouvrage collectif, De temps en temps, histoire de calendriers, Tallandier, 2001



mis en ligne le 23 février 2008