Cour Villiers, 21 juin

Florent Jobard

 

 


Il toqua. Personne. Un calme inquiétant régnait dans le laboratoire. Machinalement son regard se porta sur la grande horloge suspendue au mur de la cour et qui ressemblait à un gros œil métallique au milieu d’un front : 13h05 ; l’angle formé par les deux aiguilles était si fin qu’on eût dit la pointe acérée d’une flèche. Une douleur aiguë le saisit à la poitrine : et si personne ne l’attendait ! Et si l’on avait oublié qu’il venait chercher son instrument de mesure ! Subitement, tandis que ses yeux restaient rivés sur le cadran, comme hypnotisés, la grande aiguille fendit l’air comme une lame et bondit sur la petite, réduisant au non-être l’espace-temps qui l’en distinguait ; un angle nul, tel le zéro d’un chronomètre et qui semblait lui murmurer sur un ton menaçant : « Plus qu’une demi heure ! » Plus qu’une demi heure, comment pouvait-il l’oublier ? Et personne pour lui ouvrir cette fichue porte !

Il toqua de nouveau, plus vivement, écrasant sur la lourde porte ses phalanges qui rougirent aussitôt ; trois coups clairs et distincts, qui résonnèrent dans la large entrée du laboratoire. Soulagé, il perçut au loin, comme issu des profondeurs d’une coulisse, le bruit satiné d’une paire de chaussures plates, les ballerines – cela ne faisait aucun doute – de la jeune assistante de chimie. En un clin d’œil, sa blouse blanche immaculée surgit à l’avant-scène de sa mémoire et, à chaque avancée de la jambe, sous le dernier bouton, le profil intérieur et délicieux de son genou se dénudait à nouveau. Son inquiétude s’était dissipée… Plus que quelques secondes, plus qu’un instant, et derrière la vitre située à hauteur de ses yeux, le rideau silencieux glissera sur la tringle, découvrant son large front marmoréen, sa chevelure abondante, soigneusement plaquée sur le crâne par un chignon de danseuse ; se hissant sur les pointes, elle tendra son cou et l’apercevra. Alors, enroulant ses longs doigts roses autour de la poignée, elle ouvrira la porte d’un geste ample du bras, la manche pendante, tel un déploiement d’aile. Il se saisira de son instrument de mesure et, sur le seuil de la porte, elle l’encouragera une dernière fois, non pas en agitant frénétiquement la main, mais en y pressant délicatement les lèvres ; puis, elle l’inclinera légèrement, comme un tremplin, et d’un souffle langoureux parcourant la pente de ses doigts tendus, propulsera vers son visage, sa bouche, ces quelques particules d’elle-même… Monsieur Jo, petit rien de l’espace et du temps, poussières d’étoiles depuis longtemps disparues, héros discret de l’Education Nationale, n’allait-il pas en effet, en ce jour exceptionnel, sonder l’immensité du ciel ?

Un outil métallique gratta la serrure qui rompit d’un seul coup cette félicité ; Michel tira la porte. Et, tout en énonçant une formule d’usage – était-ce « Salut à toi ! », « Quoi de neuf ? » ou simplement « Bonjour » ? – il empoigna vigoureusement sa main, lui imprimant une série d’allers et retours verticaux. Bouche bée, Monsieur Jo n’en était pas moins ravi de le croiser une dernière fois avant l’heure fatidique, car c’était lui, l’homme à tout faire de ce somptueux laboratoire, qui lui avait confectionné son instrument pour les besoins de l’expérience. Retrouvant ses esprits, il se dirigea vers la grande table, que recouvrait une toile cirée aux reflets bleus. Son instrument patientait là, parmi la foule bigarrée de morceaux de pâte à modeler. Il se composait d’un petit bâton dressé sur une planche de bois, comme le mât d’un navire aux voiles rabattues, qu’une règle et un crayon, disposés sur son flanc, paraissaient amarrer à quelque port inconnu. Il était prêt, enfin armé de son astrolabe, son capteur d’étoiles, son attrape-Soleil, pour le plus beau voyage scientifique de tous les temps – de son temps à lui, évidemment…

Cependant, il passa plutôt inaperçu ce premier obstacle et tandis qu’il s’approchait du second, la cour Villiers, la plus peuplée, il entendit monter de la rue les premiers réglages de la fête de la musique, bientôt couverts par les roulements frénétiques d’un tambour, que brisa d’un seul coup un brusque silence, lourd, tendu. Tel un pianiste redoutant les quelques mètres qui le séparent de son tabouret, l’astromagicien entra en scène d’un pas flottant, soutenu par des sourires encourageants. Son tour était attendu, là-bas, tout au fond de la cour, dans ce petit îlot préservé entre le mur d’enceinte et le gros arbre qui projetait son ombre sur le bac à sable, que par bonheur aucun sauteur en longueur n’avait investi ce jour-là. Il avait la faveur des dieux, Hélios brillait à pleins feux. Pourtant, il ressentit à plusieurs reprises le besoin impérieux de justifier l’entreprise et ne sut que répondre par un timide et assez abscons : « Pas d’inquiétude, je ne vais que mesurer l’inclinaison de la Terre. »

13h30.
Ses élèves, plus quelques autres, l’avaient rejoint et s’étaient assis en face de lui, à une distance respectable, certes, mais malheureusement insuffisante pour rien apercevoir du spectacle. « On dirait une secte », murmura Alix ; mais le rite était trop sacré pour se dissiper et la fidèle assemblée attendait dans un silence religieux, suspendue aux gestes et lèvres du gourou qui reprit bientôt son rôle d’enseignant en donnant d’une voix puissante et assurée les premières explications. « La Terre, comme vous le savez sans doute, tourne autour du Soleil en un an et sur elle-même en un jour. Moins connu peut-être est le fait que l’axe de rotation de la Terre sur elle-même n’est pas tout à fait perpendiculaire à sa trajectoire autour du Soleil. – Ben si, Monsieur, c’est pour ça qu’il y a des saisons ! » Où avait-il donc la tête ? Avait-il oublié qu’il s’adressait à des élèves de Carnot, boulevard Malesherbes, dans le XVIIe arrondissement ? Sans plus tarder, il fit tourner l’un de ses poings (la Terre) autour de l’autre (le Soleil) tout en le faisant (difficilement) pivoter autour d’un crayon qu’il avait coincé entre le majeur et l’annulaire et qui jouait le rôle d’axe de rotation de la Terre. Ses singeries étaient censées représenter le schéma suivant.



« Sans l’inclinaison de la Terre, reprit-il, plus de saisons, plus de solstices, d’Inti raymi ou de Stonehenge, l’équinoxe perpétuelle, le temps réduit à la seule alternance du jour et de la nuit, plus de bougies d’anniversaire, pas de cercle polaire non plus, ni de nuits blanches à Saint-Pétersbourg, pas de tropique du Cancer ou du Capricorne, bref, l’ennui. Et l’on se plaignait sur la Terre. « Ah, vous voulez connaître les saisons ? » lança Dieu. « Eh bien, vous allez les connaître ! » Alors, sacrifiant la perfection de Sa création pour rompre la monotonie du monde et satisfaire ainsi les exigences de Ses créatures, Dieu mit de Son index une petite pichenette à la Terre, insignifiante pour Lui, évidemment, mais si lourde de conséquences pour les hommes. Certes, ce geste l’inclina légèrement, mais causa également le plus grand malheur de l’humanité, sa perte. Car, voyez-vous, l’infime secousse avait fait tomber de l’arbre une pomme que l’homme et la femme s’empressèrent de manger. Fortement contrarié, Dieu les chassa du Paradis et c’est depuis ce temps que nous connaissons les rigueurs de l’hiver, la faim, le labeur et la mort. La chute, quoi, mais vous connaissez l’histoire… »

Aucune réaction. Rien. Nada. Monsieur Jo faisait en ce moment même ce qu’il est convenu d’appeler un bide, un flop, dû sans doute à un excès de confiance, suite à la traversée triomphale des deux cours. « Bref, tout ça pour dire que l’expérience que je réalise avec vous aujourd’hui (un peu de démagogie car il va sans dire que les élèves étaient on ne peut plus passifs) consiste justement à mesurer cette fameuse inclinaison. Comme vous le voyez (tout en parlant il plaça un niveau à eau sur la planche), cette planche est parfaitement horizontale, puisque la bulle d’air est au milieu de la fiole de verre. Elle repose d’ailleurs sur des boules de pâte à modeler, ce qui m’a permis un tel réglage en appuyant ici ou là selon les besoins. Et mon petit bâton, droit tel la statue du Commandeur, (c’était au tour de son équerre de faire son entrée, de monter sur la planche) est parfaitement vertical. Comme vous avez pu le remarquer, j’y ai tracé de petites marques au crayon tout en vous parlant. Elles représentent en fait l’extrémité de l’ombre du bâton au cours du temps. Aussi je vous pose la question : comment expliquez-vous l’apparente rotation autour du bâton de ces différentes marques de crayon ?

– Bah, c’est parce que le Soleil se déplace dans le ciel !

– C’est juste. Mais les marques révèlent bien plus que le seul déplacement du Soleil, ou plutôt la rotation de la Terre sur elle-même, car elles rendent compte de la réduction progressive de la taille de l’ombre, puis, comme nous le voyons sur la planche, son allongement depuis 13h40 environ. »

Tous les élèves connaissaient les raisons de ce phénomène : le Soleil avait atteint son point le plus haut dans le ciel avant de redescendre vers l’horizon. Monsieur Jo les invita à monter en classe pour les explications finales. Cependant, bien que les résultats de cette expérience réalisée par précaution les deux jours précédents se fussent avérés très concluants, il fut saisi d’un doute lors de la montée des marches. Et si Dieu, histoire de tromper Son ennui et de le faire passer pour un incompétent aux yeux de ses élèves, avait dans Son infinie taquinerie modifié l’inclinaison de la Terre de quelques degrés, l’air de rien, comme ça, juste pour rigoler ? « Allons, se raisonna-t-il, les lois de la physique sont ce qu’elles sont, éternelles, tu ne risques rien. » Et dire qu’il n’avait même pas cours ce jour-là et qu’il aurait pu rester tranquillement chez lui…

Coupés des mondanités de fin d’année, discours du chef d’établissement (homme très cultivé), cocktail et amuse-gueule, ils se retirèrent donc dans une salle du deuxième étage dans le calme et l’isolement les plus absolus. Les élèves prirent place. Il monta sur l’estrade, puis reprit l’exposé. « Il fait plus chaud autour du 21 juin qu’autour du 22 décembre parce que l’hémisphère nord, celui que nous habitons, nous Français, est incliné vers le Soleil et qu’ainsi il reçoit plus directement ses rayons. Et c’est pour cette même raison qu’il fait plus chaud à Paris qu’au pôle nord, ce qui se traduit par le fait que les ombres de la capitale sont plus courtes que celles mesurées au pôle.


Toujours dans le même ordre d’idée, il ferait d’autant plus chaud au pôle nord (autrement dit, les ombres seraient d’autant plus courtes) que la Terre serait inclinée vers le Soleil. Considérant cela, je ne pouvais plus douter de l’existence d’un lien entre l’inclinaison de la Terre, la latitude et la longueur de l’ombre, n’est-ce pas ? »

Les élèves acquiescèrent d’un mouvement de la tête.

« A force de réfléchir à tout ça, j’ai fini par deviner comment s’articulaient précisément ces trois notions. En fait, pour être clair, elles sont liées par une formule, une égalité, on ne peut plus simple, comme vous allez le voir. »

Après cette introduction, il prit le compas qu’il ouvrit largement et planta ses trois ventouses sur le tableau noir comme la nuit interstellaire, que des amas de poussières crayeuses tachetaient par endroits. La rugosité de l’ardoise fit grincer et rebondir le bâton qui ne sut y imprimer qu’un semblant d’arc de cercle, dont les marques en pointillés étaient comme l’empreinte tangible laissée par l’épiderme frissonnant de la classe. Le professeur harmonisa le tracé par une série de va et vient rotatifs du poignet. La courbe enfin continue fit un instant penser à une comète libérant sa traînée gazeuse dans le ciel ; mais à mesure que le bâton parcourait son orbite, le spectacle fut tout autre, beaucoup plus saisissant encore : l’on vit la Terre se lever, émerger des eaux sombres de l’univers, grossir lentement. Bientôt le cercle fut entier ; alors, pour le plus grand ravissement des élèves, la Terre déploya fièrement sa pleine rotondité qui parut occuper toute l’étendue du cosmos. Elle flottait là, face à eux, sans effort apparent, comme portée par un souffle divin. Le professeur se saisit de la règle, puis traça de multiples droites dont l’une, filant à la craie d’or depuis la lointaine extrémité du monde, représentait un rayon du Soleil.



Il rêvassait de nouveau, comme bercé par une tendre mélodie, quand une note disgracieuse – était-ce le toussotement d’un élève ou le bruit grinçant d’une chaise ? –, lui fit poursuivre l’exposé. « Euh… donc, comme vous le comprenez, î désigne l’inclinaison de la Terre et ô l’angle formé par le bâton et le rayon du Soleil. L’axe horizontal, si nous le prolongions, rencontrerait le Soleil. Le rayon qui en émane est parallèle à cet axe car le Soleil est extrêmement loin. Et du fait de ce parallélisme, il est clair que l’angle formé par l’axe horizontal, le centre de la Terre et la droite prolongeant le bâton a la même mesure que l’angle ô. »

L’explication parut claire à tout le monde puisque les angles alternes-internes (programme de cinquième) ne dataient que de l’année précédente.

« De plus, l’axe vertical étant perpendiculaire à l’axe horizontal d’une part, et l’axe de rotation de la Terre étant perpendiculaire à l’équateur d’autre part, il est clair que l’angle formé par l’axe horizontal, le centre de la Terre et l’équateur a la même mesure que l’angle î. Ces recherches m’ont alors permis d’établir le schéma suivant.



C’est alors que je me suis rendu compte que la latitude – par définition : l’angle formé par l’équateur, le centre de la Terre et le bâton – n’était autre que la somme de î et de ô. Autrement dit, si nous appelons L la latitude de notre bâton, c’est-à-dire de Paris, nous avons L = î + ô. Etant donné que la latitude de Paris est d’environ 49°, il nous suffit alors de mesurer l’angle ô pour déterminer l’inclinaison de la Terre î. Mais comment ? »

Il saisit alors une règle graduée afin de mesurer la longueur du bâton et celle de son ombre la plus courte. « Pourquoi la plus courte ? demanda-t-il aux élèves.

– … »

« Les maths, se répétait souvent Monsieur Jo, ne sont sujettes à aucune interprétation ; c’est vrai ou c’est faux, pas de baratin ! » Un monde fermé en somme, clos, réservé aux seuls initiés, auquel il appartenait, non sans fierté. Son enseignement s’en ressentait : sans fioritures, sans bavardages inutiles. Mais son manque de fantaisie était – il n’en était pas dupe – davantage lié à une timidité naturelle, profonde, indécrottable, qu’aux exigences de cette science rigoureuse. D’ailleurs, il détestait sortir de son rôle, s’écarter de sa discipline, quitter la classe pour quelque sortie.

Aussi – et il en fut le premier surpris –, l’absence de réponse des élèves, se mêlant au bon déroulement de la séance, eut pour effet d’attiser des ardeurs encore inconnues de lui, comme si une bourrasque méridionale avait craché dans ses membres ses feux impétueux. Manquant d’expérience en la matière – plus concrètement, ne parvenant à dompter cet élan soudain –, il ressemblait à un jeune écuyer porté par quelque destrier furieux ruant brusquement. Il s’écria hardiment, la craie pointée vers l’auditoire : « Enfin ! Jeanne, Lorraine, Marion ! mes élèves, mes enfants ! vous, l’élite parisienne, que jalousent des milliers de collégiens, seriez-vous devenues incapables de réflexion ? », comme s’il eût signifié par cette incartade vouloir à lui tout seul défier toute l’armée adverse. Puis, après une légère suée suivie de quelques toussotements, il reprit ses explications, sous le regard ébahi des élèves.

« Oui, donc, euh… pourquoi ai-je choisi la plus longue, … la plus courte…, eh bien c’est parce qu’elle correspond au point le plus haut de la trajectoire du Soleil dans le ciel, autrement dit, au moment où la rotation de la Terre place Carnot et sa cour Villiers exactement en face du Soleil, ce que représentent ni plus ni moins nos figures. Ma règle – et ces mesures ont été réalisées devant vous, preuve que je ne triche pas – indique respectivement 25,6 cm et 11,4 cm pour le bâton et son ombre la plus courte. Ainsi, puisque le bâton planté verticalement est perpendiculaire à son ombre projetée sur la planche, nous obtenons la figure suivante. »

(Pour les besoins de l’article les longueurs ont été divisées par deux.)



Suite à la demande de leur professeur, les élèves tracèrent la figure scrupuleusement – l’enjeu était de taille et ils l’avaient bien saisi – puis, prenant leur rapporteur, convinrent unanimement que ô mesurait 24 degrés.

L = î + ô, soit 49° = î + 24°.

Il marqua une pause avant d’asséner le coup de grâce, le clou du spectacle.

« De cette dernière égalité nous déduisons que î mesure 25 degrés, ce qui est, tenez-vous bien, à un degré près, rendez-vous compte : à un degré près ! la mesure de l’inclinaison de la Terre… Un bâton pas plus grand qu’une main, à peine plus grand qu’un doigt, pour un résultat aussi gigantesque, aussi astronomique !

– C’est le cas de le dire, Monsieur ! » répondit l’une d’elle. Mais c’est vous qui avez inventé tout ça ?

– Oh non, rassurez-vous. J’aurais bien aimé, évidemment, mais à mon avis je n’ai fait que redécouvrir une vérité que d’autres avaient déjà réalisée avant moi. Je pense par exemple aux Grecs anciens… » répondit humblement le professeur-chercheur.

« Peut-être pas, Monsieur, on ne sait jamais », enchaîna-t-elle le plus sérieusement du monde.

Comme c’était aimable à elle d’imaginer que son professeur était en mesure de décrocher le prix Nobel… Il resta sans mot dire, ne désirant aucunement la contrarier.

14h30.
Fin de la leçon. Les élèves se levèrent. Il crut alors percevoir l’amorce d’une ola, qui retomba aussitôt, morte dans l’œuf par manque de supporters. C’était la dernière heure de l’année et la fatigue – à moins que ce ne fût l’émotion – altérait sa perception de la réalité, une réalité d’enseignant que jamais il n’avait connue aussi jubilatoire…

Deux mois plus tard, nouvelle affectation.

Il apparaissait évident à Monsieur Jo – une petite semaine lui avait été suffisante pour en être convaincu – qu’il ne pourrait cette année renouveler une telle expérience : le public n’avait rien de commun avec le précédent. Aussi se souvenait-il avec nostalgie de cette journée si singulière : l’attente infernale devant la porte du laboratoire, la traversée des deux cours qui lui avait paru une éternité, ses premières explications, puis l’exposé final, triomphant, qui avait déversé son flot d’endorphine dans tous les canaux de son corps ; enfin, les derniers adieux qui s’étaient refermés sur les sourires des élèves, radieux comme des soleils.

Toutes ces émotions, lentement, se faneraient et disparaîtraient à jamais, si l’une d’elles, entraînant toutes les autres à sa suite, n’avait inscrit dans sa mémoire sa marque à l’encre noire, indélébile : les yeux de Marion, plus exorbités et lumineux que jamais, tels des astres de verre, à travers lesquels il avait perçu cette passion commune pour les mathématiques et qui avaient su combler tout au long de l’année chacune de ses journées de cours.

« Oh, ça doit être trop bien d’être cosmonaute ! » avait-elle d’ailleurs un jour déclaré… tout comme son professeur, vingt ans plus tôt.



mis en ligne le 1er janvier 2008