Cave ne cadas !

par Daniel Poza Lazaro
 

 

Introduction

Qu’elle s’entende au sens propre ou au sens figuré, qu’elle traduise tour à tour une faute morale, l’entraînement d’un corps vers le bas, la reddition d’une ville après un siège ou l’effondrement d’une valeur boursière, la chute est une notion qui, bien que polysémique, renvoie presque toujours à l’idée négative d’un mouvement déclinant.

Loi physique ou jugement éthique, la chute n’est pas un objet d’étude propre à une civilisation particulière, elle est de tout temps et de tout lieu, et de cette constante anthropologique naît une infinité d’approches et de comparaisons.

Ceci dit, un cadre spatio-temporel n’en demeure pas moins nécessaire pour circonscrire le sujet avec précision ; et pour le thème qui nous occupe, le choix s’est porté sur la période de l’antiquité gréco-romaine.

Pourquoi ce choix ?

À cette question, quatre réponses plus ou moins argumentées, plus ou moins recevables, laissées à la libre appréciation du lecteur :

- parce que cela fait infiniment plaisir à l’auteur de l’article (raison préalable, à défaut d’être suffisante…)

- parce qu’il n’est pas totalement illogique d’étudier les usages de la chute dans un monde qui lui-même a chu

- parce que le terme même tire son étymologie d’une origine latine passablement compliquée (chute, présente sous la plume du chroniqueur Froissart au XIVème siècle, serait la réfection, d’après le participe passé chu, de l’ancien français cheoite, féminin substantivée du participe passé latin populaire cadectus)

- enfin, parce que les douze siècles de « civilisation gréco-romaine » (disons de la création légendaire des Jeux olympiques par le roi Pélops en 776 avant J.C à leur suppression certifiée sous Théodose en 393, ces deux bornes en valant bien d’autres…) continuent de nous offrir -comme le concevaient déjà les Anciens et les Humanistes de l’époque moderne, qu’on songe à Montaigne- un réservoir inépuisable et à nul autre pareil de mythes, de rites, d’histoires et d’apophtegmes singuliers et savoureux, connus ou méconnus qui confirment ou infirment, c’est selon, notre proximité ou notre éloignement d’avec ce monde disparu.

En se plaçant résolument sous l’égide d’Epicure qui concevait l’existence des choses comme l’entrechoquement aléatoire et indéterminé d’atomes tombant dans le vide (le fameux principe du clinamen), c’est à un mouvement quelque peu similaire qu’il convient de se préparer ; à une promenade passablement arbitraire, ponctuée de déviation, où les exemples tirés des domaines les plus variés (mythologie, philosophie, littérature, histoire) fuseront en tous sens (dans l’espoir d’en conserver suffisamment), au hasard de quelques rapprochements qu’on espère percutants….

I - De la chute en mythologie (ou quand les dieux regardent les autres tomber…)

À parcourir les innombrables récits qui constituent le corpus mythologique de la civilisation gréco-romaine, deux constatations s’imposent : les dieux ne tombent pas, mais ils provoquent, vengeurs ou dépités, la chute d’autrui…

Non, les dieux ne tombent pas, ils descendent, nuance de taille ; de leur plein gré et de l’Olympe, majestueusement. Et quand ils tombent vraiment, c’est sous la forme d’une pluie d’or, subterfuge ingénieux qu’emploie Zeus (dont la réputation dans ce domaine n’est plus à faire) pour approcher et féconder la désirable Danaé que son père affolé retient prisonnière dans une tour d’airain depuis qu’un oracle lui a prédit qu’il serait tué par son petit-fils -voir la Danaé du Titien peinte en 1554 ou celle plus contemporaine de Klimt datant de 1907.

La chute, la vraie, est sanction humaine ou punition monstrueuse, avant tout.

Elle punit sans coup férir le jeune inconscient et le frêle impétueux (qu’il soit fils d’un dieu ou d’un grand inventeur, qu’il se nomme Icare ou Phaéton), elle châtie de même les crimes inexpiables des grands malfaisants (Ixion, Tantale et Sisyphe) et condamne pareillement les adversaires prodigieux des dieux olympiens (Titanomachie, Gigantomachie).

a) Icare et Phaéton (ou quand la jeunesse se brûle les ailes)

Le récit d’Icare est sans conteste le plus connu des deux. Fils de l’architecte Dédale et d’une esclave crétoise, Icare est contraint de suivre son père dans sa fuite. Retenu prisonnier dans le labyrinthe qu’il a lui-même conçu (le roi Minos lui reproche d’avoir facilité la victoire de Thésée et la mort du Minotaure), le génial inventeur conçoit bientôt un subtil stratagème pour s’en évader : fabriquer des ailes avec des plumes qu’il disposera par degrés selon leur longueur et qu’il attachera au milieu avec du lin ou qu’il collera aux extrémités avec de la cire... Ainsi équipés, Dédale et Icare s’élèvent et s’envolent, montant de plus en plus haut dans les nuées ; bien vite, Icare s’enivre d’altitude au point d’oublier les recommandations paternelles délivrées peu avant le départ : surtout ne pas s’approcher trop près du soleil pour ne pas faire fondre la cire… Las ! Icare l’audacieux poursuit son ascension… Les rayons chauffent, la cire fond, les ailes se détachent, et l’enfant tombe, en chute libre, interminablement, dans les eaux fatales de la mer qui porte désormais son nom, la Mer icarienne (autour de l’île de Samos). Parti à sa recherche, son père infortuné ne cesse de crier son nom avant d’apercevoir « le fatal plumage qui flotte sur les eaux » (Ovide, Les Métamorphoses, VIII, 230-235).

Le drame de Phaéton est lié, lui aussi, à l’astre brillant ; davantage encore que le précédent, car Phaéton est le propre fils du Soleil. Le héros de ce mythe est un adolescent imbu de sa personne, et de sa naissance. N’est-il pas, comme ne cesse de le lui répéter sa mère, le fils de Phébus (Apollon) ? Un jour, fatigué de l’entendre ainsi se vanter, un ami proche le met au défi de prouver sa divine ascendance. Vexé d’être contesté de la sorte, Phaéton se confie à sa mère qui l’enjoint sans plus tarder de se rendre chez son père afin que celui-ci l’assure de sa paternité… Sitôt dit, sitôt fait… L’astre divin s’emploie de bonnes grâces à le reconnaître et pour l’en convaincre promet de lui accorder ce qu’il veut. À peine a-t-il achevé sa phrase que « Phaéton exprime le désir de conduire (…) le char de son père, et de tenir les rênes de ses coursiers » (Métamorphoses, II, 47). Apollon regrette amèrement sa promesse, mais ne peut plus revenir sur son engagement. Il tente de ramener son fils à la raison : nul être humain n’est en mesure de conduire ce quadrige, ouvrage et présent du dieu Vulcain ; Jupiter lui-même ne saurait dompter son furieux attelage ! Rien n’y fait… Phaéton s’obstine et rejette toute mise en garde. Il prend place, le char se met en branle, et aussitôt l’attelage s’emballe, dévie de sa trajectoire, dérive brutalement, s’engage bien trop haut au risque de brûler les constellations du Zodiaque, puis se rapproche dangereusement de la Terre, semant les calamités sur son passage… Alors, les montagnes s’embrasent, « la chaleur dessèche la terre qui se fend, s’entrouvre et perd ses sucs vivifiants. Les prairies jaunissent ; les arbres sont consumés avec leurs feuillages, les moissons desséchées fournissent un aliment à la flamme qui les détruit » (II, 210). Les Ethiopiens deviennent noirs pour de bon, la Libye est réduite à un désert de sable, « le Nil épouvanté remonte aux extrémités de la terre où depuis il a caché sa source (…) Les poissons cherchent un asile dans les gouffres de l’onde, les monstres marins languissent… ». Affligée par de tels maux, la Terre excédée, s’en remet à Jupiter afin que celui-ci, sans plus attendre, mette un terme à cette catastrophe. Le roi de l’Olympe n’a d’autre choix que de foudroyer Phaéton dont la chute vertigineuse s’achèvera dans les eaux du fleuve Eridan. La tradition prétend que ses sœurs inconsolables, les Héliades, le pleurèrent tellement qu’elles furent transformées en peupliers…

b) Ixion, Tantale et les Titans (ou de la crudité du Tartare)

Si Phaéton et Icare ont commis des fautes qui leur seront fatales, au moins n’ont-ils pas perpétré de crimes intentionnels ; victimes de leur inconsciente témérité, ils se sont punis eux-mêmes.

Bien difficile d’en dire autant dans les cas qui vont suivre, car ceux-ci appartiennent à la catégorie impardonnable des forfaitures fomentées à l’encontre des dieux en personne ! Les crimes de « lèse-divinité » sont assez fréquents dans la mythologie grecque et les conclusions souvent similaires : les dieux ont la rancune tenace, et dotés d’un sens de l’humour fort réduit savent faire preuve de la plus grande inventivité dans la recherche du supplice…

Commençons en « douceur » avec Dionysos et son aventure dite « des pirates »…

Un jour qu’il désirait se rendre à Naxos, le dieu du vin et de l’ivresse loua les services de pirates tyrrhéniens. Ces derniers feignirent d’accepter la transaction, mais se rendirent en Asie avec la ferme intention de le vendre comme esclave. Quand Dionysos s’en rendit compte, il transforma leurs avirons en serpents et remplit le navire de lierre et de guirlandes de vigne ; croyant devenir fous, les pirates se jetèrent à l’eau où ils se métamorphosèrent en dauphins. Depuis lors, les dauphins sont les amis de l’homme qu’ils secourent lors des naufrages car ce sont en réalité d’anciens pirates repentis (Ovide, Métamorphoses, III, 98).

Toutefois, les sanctions prennent un tour nettement plus sévère quand les délits sont jugés « inhumains » et touchent Zeus au plus près. Trois noms viennent alors immanquablement à l’esprit par la correspondance de leurs sacrilèges et de leurs punitions : Ixion, Tantale et Sisyphe.

Ixion, roi des Lapithes de Thessalie s’est rendu coupable d’un crime odieux : il a tué son beau-père en le précipitant dans une fosse pleine de charbons ardents, après l’avoir trompé en lui promettant de somptueux cadeaux en échange de la main de sa fille. Zeus décide pourtant de pardonner ce crime ignominieux et de purifier Ixion en l’invitant à sa table... Comble de l’ingratitude, Ixion tente de séduire Héra ! Zeus s’en aperçoit et crée une nuée dont l’apparence est identique à celle de son épouse. Abusé, Ixion s’unit à ce simulacre, et de cette union naîtront les Centaures. Zeus, ulcéré, réserve à Ixion un châtiment à la hauteur de ses forfaits en le précipitant au fin fond du Tartare, non sans l’avoir attaché à une roue enflammée qui tourne sans relâche…

Tantale, souverain lydien d’origine divine, est invité de même à la table des dieux. Avec une conception toute personnelle de la reconnaissance, il leur dérobe le nectar et l’ambroisie pour offrir à ses sujets leurs essences immortelles. Une autre version raconte qu’il aurait reçu en dépôt un chien magique en or et qu’au moment de le restituer à Zeus il aurait juré sous serment n’en avoir jamais eu la garde. Une autre version, la plus célèbre et la plus terrible, prétend qu’il aurait voulu éprouver la clairvoyance des dieux en leur offrant à manger en ragoût la chair de son fils Pélops. Quoi qu’il en soit, il fut lui aussi relégué dans les tréfonds infernaux, soumis au terrible supplice qui porte son nom : plongé jusqu’aux épaules dans une eau dont le niveau baisse à chaque fois qu’il veut s’humecter les lèvres, posté à proximité d’un arbre dont les branches chargées de fruits s’écartent et s’élèvent dès lors qu’il veut se nourrir.

Quant à Sisyphe, roi de Corinthe et fils d’Eole, rusé parmi les rusés, il est connu pour avoir abusé les dieux à plusieurs reprises. Irrité par un de ses nombreux méfaits, Zeus envoie Thanatos le chercher, mais Sisyphe parvient à enchaîner la Mort. Une fois délivrée, Thanatos conduit le coupable devant Hadès, le dieu des Enfers. Mais peu avant sa mort, Sisyphe avait recommandé à son épouse de ne pas l’enterrer, ce qui lui permet de se plaindre auprès du dieu de ce manquement au cérémonial ; ce dernier l’autorise à remonter sur terre pour ramener sa femme à la raison, et Sisyphe se garde bien de redescendre. Pour prix de son impiété, Sisyphe recevra comme châtiment éternel l’obligation de pousser un énorme rocher au sommet d’une colline ; rocher qui, immanquablement, retombera sur l’autre versant.

Plongés dans cet abîme insondable et obscur qu’est le Tartare, le lieu le plus profond des Enfers, Ixion, Tantale et Sisyphe ne durent certainement pas souffrir de solitude. En effet, l’endroit devait être déjà bien rempli à leur arrivée, peuplé par les dieux de la première génération, adversaires farouches des « Olympiens » : Titans et autres Géants…

Les premiers sont les douze enfants (six filles, six garçons) de Gaïa (la Terre) et d’Ouranos (le Ciel). Indignés que leur père veuille se débarrasser d’eux, les garnements se révoltèrent et régnèrent à sa place. Le dernier d’entre eux, Cronos, dévora ses enfants pour qu’ils ne lui ravissent pas le trône à leur tour ; le plus jeune, Zeus, survécu à cet infanticide et parvint à ce que son père recrache ses frères et sœurs par le biais d’un breuvage. Les Titans s’établirent sur le mont Othrys, les fils de Cronos sur le mont Olympe ; la lutte fut terrible et la Titanomachie s’acheva par la victoire de Zeus qui précipita la plupart des Titans dans le Tartare.

Peu après, les dieux de l’Olympe durent engager une nouvelle lutte contre les Géants. Ces colosses hirsutes et prodigieux, nés de la Terre et du sang de la blessure d’Ouranos mutilé par Cronos, entreprirent d’escalader l’Olympe pour venger les Titans en empilant les montagnes les unes au dessus des autres. Comme un oracle avait prédit que les dieux ne pourraient triompher sans l’aide d’un mortel, Zeus se fit aider par Héraclès qui en écrasa une partie sous les montagnes qu’ils avaient eux-mêmes empilées.

c) Du mythe des races métalliques (ou l’or comme valeur refuge…)

Achevons ce tour d’horizon des chutes mythologiques par un dernier récit dont la dimension philosophique nous servira de transition avec la partie suivante.

De quel mythe s’agit-il ?

Du mythe de l’Âge d’or, appelé aussi mythe des « quatre âges de l’humanité » ou mythe des « races métalliques ». Longuement abordé dans la Théogonie d’Hésiode, ce mythe divise l’histoire de l’humanité en quatre âges successifs (âge d’or, âge d’argent, âge d’airain et âge de fer) et marque à chaque étape une nette détérioration de la condition et du comportement des êtres humains.

Sous Cronos, les hommes auraient vécu un âge d’or dans la familiarité des dieux, « le cœur exempt de soucis, étrangers aux fatigues, à la douleur et à la vieillesse » (Hésiode), mortels certes, mais emportés dans un léger sommeil, vivant dans l’ignorance des guerres et du travail : « c’était alors le règne d’un printemps éternel. Les doux zéphyrs, de leurs tièdes haleines, animaient les fleurs écloses sans semence. La terre sans le secours de la charrue, produisait d’elle-même d’abondantes moissons. Dans les campagnes s’épanchaient des fontaines de lait, des fleuves de nectar ; et de l’écorce des chênes, le miel distillait en bienfaisante rosée. » (Ovide, op. cit.)

À cet âge d’or succède un âge d’argent qui débute après que Zeus ait précipité Cronos dans le sombre Tartare : les saisons apparaissent, on cherche des abris pour se protéger du froid, le travail devient une obligation pour se nourrir, les hommes découvrent la souffrance et la propriété après le partage des terres et des biens.

Bien plus cruels encore, l’âge d’airain et l’âge de fer voient apparaître la violence et le crime. Pour ce qui est du dernier, les hommes, qui sont parvenus à surmonter l’adversité des conditions naturelles par une remarquable maîtrise des techniques, ne respectent ni la foi des serments, ni la justice, ni la vertu. « La Discorde combat avec l’un et l’autre. Sa main ensanglantée agite et fait retentir les armes homicides. Partout on vit de rapine. L’hospitalité n’offre plus un asile sacré. Le beau-père redoute son gendre. L’union est rare entre les frères. L’époux menace les jours de sa compagne ; et celle-ci, les jours de son mari. Des marâtres cruelles mêlent et préparent d’horribles potions, le fils hâte les derniers jours de son père. La piété languit, méprisée… » (Ovide).

On l’aura compris, la chute est ici à prendre dans son sens figuré de déclin ou de décadence. L’âge d’or évoque le paradis biblique des religions monothéistes, mais il n’y a pas à proprement parler de pêché originel. Certains auteurs anciens ont même laissé entendre que si les hommes de l’âge de fer (l’âge historique, l’âge actuel) étaient capables de surmonter leur impiété, ils pourraient par leur travail et leur intelligence se rapprocher des dieux et retrouver un nouvel âge d’or.

II - De la chute en philosophie : vision du monde et anecdotes biographiques

a) La chute comme concept philosophique

Ce retour à l’âge d’or dont parle déjà Hésiode et que reprendront plus tard les auteurs romains de l’époque augustéenne comme Tibulle, Catulle, Ovide et surtout Virgile dans son Enéide et ses Bucoliques (Magnus ab integro saeclorum nascitur /Et voici que renaît le grand ordre des siècles, Buc, IV, 4) laisse entrevoir un aspect fondamental de la pensée antique qui rend ce retour possible : la représentation cyclique de la temporalité.

Déjà défendue chez les Mésopotamiens, cette approche conceptuelle d’un temps indéfiniment reproductible est présente chez les Pythagoriciens, Empédocle, Héraclite ou Platon, qu’elle se nomme « éternel retour » ou « palingénésie » (régénération). Communément accepté, le caractère répétitif et cyclique des cataclysmes cosmiques est ainsi présent chez les Stoïciens pour qui le monde s’achève sur une déflagration finale (« l’ekpyrosis »), explosion à partir de laquelle tout recommence…

Bien évidemment, l’histoire humaine est également sujette à la répétition ; en témoigne Thucydide qui dans les premières pages de son Histoire des guerres du Péloponnèse (I, 22, 4) parle des « similitudes » et des « analogies » entre événements passés et événements à venir en vertu du caractère humain qui est le leur…

Cette conception du cycle et du déclin temporaire trouve une illustration parfaite dans le livre VIII de La République de Platon. Ce dernier, par la voix de Socrate, après avoir longuement réfléchi aux fondements de la cité idéale (division de la société en classes hiérarchisées, expulsion des poètes, communauté de fonction entre les hommes et les femmes, Philosophes-rois, etc.) étudie alors les phases successives de corruption de son modèle : « Comme tout ce qui naît est sujet à la corruption, ce système de gouvernement ne durera pas toujours, mais il se dissoudra. Il y a (…) des retours de fécondité ou de stérilité qui affectent l’âme et le corps. Ces retours se produisent lorsque les révolutions périodiques ferment les circonférences des cercles de chaque espèce » (VIII, 545 a).

Il y a donc chute parce qu’il y a cycle !

Dès lors, il n’est plus étonnant de voir sous la plume de l’académicien les régimes politiques, qui sont au nombre de cinq, se succéder, du plus souhaitable au plus redoutable : aristocratie, timocratie, oligarchie, démocratie et tyrannie.

L’aristocratie correspond à une sorte d’âge d’or -la correspondance avec Hésiode est évidente- celui du roi juste et bon ; la timocratie est un régime où les meilleurs finissent par rechercher les honneurs ; dans l’oligarchie, l’argent se substitue aux honneurs ; dans la démocratie s’expriment de façon égale et désordonnée la violence et les désirs de chacun ; et dans la tyrannie, le pire de tous les régimes, s’exprime le libre arbitre d’un seul.

b) La chute comme pratique philosophique

Il existe également un traitement fort différent de la chute en philosophie.

Cette approche nettement plus anecdotique, mais non moins significative, est rendue possible dès lors que l’on redonne son sens propre à la notion abordée.

Il arrive en effet aux philosophes de chuter, de glisser et de tomber à la renverse…

C’est l’exemple célèbre de Thalès qui, alors qu’il cheminait, obnubilé par l’observation des phénomènes célestes, ne vit pas le puits placé devant lui et tomba dedans sous les moqueries de sa servante thrace : à trop vouloir connaître ce qu’il y a dans le ciel, on ignore ce qui se trouve à nos pieds… Cette anecdote est citée dans le Théétète de Platon (174, c), Socrate la reprend et loue sa pertinence à décrire « ceux qui passent leur vie dans la quête du savoir » et font rire la foule à leur dépends dès lors qu’ils sont confrontés à une situation banale. Comme le rappelle souvent Socrate dans les dialogues platoniciens, le philosophe est « atopos », c'est-à-dire « hors norme », « bizarre », « déroutant », « inclassable »…

Toutefois, la plupart du temps, les chutes philosophiques sont mortelles : c’est le cas d’Empédocle qui se serait précipité dans l’Etna ou qui, dans une autre version, serait mort en tombant de son char en marche. C’est le cas de Xénocrate qui se serait pris les pieds dans un bassin et aurait fait une chute mortelle. C’est également le cas de Zénon de Cittium, l’inventeur de la doctrine stoïcienne. La tradition veut que ce dernier, alors âgé de plus de quatre vingt dix ans, soit tombé par terre en sortant de son école et se soit cassé un doigt. Diogène Laërce raconte qu’il aurait alors frappé la terre de sa main en lui disant « Je viens. Pourquoi m’appelles-tu ? » et qu’il se serait aussitôt étranglé…

Etrange épisode à première vue, mais qui cesse de surprendre dés lors que l’on étudie la façon dont les philosophes grecs terminent généralement leur existence. Lucien Jerphagnon qui a tenté d’en établir une typologie met en avant deux éléments clés : les philosophes semblent tous mourir à un âge fort avancé et souvent de façon bizarre, à tout le moins atypique.

À une époque où l’espérance de vie demeurait faible, les philosophes semblent avoir eu droit à un traitement de faveur : 60 ans pour Héraclite, 70 pour Socrate, 80 pour Solon et Protagoras, 85 pour Théophraste, 90 pour Diogène de Sinope, 109 pour Démocrite, qui dit mieux ? La philosophie conserve, c’est un fait ; mais cet âge avancé permet également de mettre en relief les derniers mots ou les derniers gestes de ceux qui ont construit de prestigieux systèmes de pensée, de les mettre à l’épreuve en quelque sorte… Or, que remarque-t-on ? Des accumulations de morts paradoxales (Thalès, le philosophe de l’eau, mort assoiffé ; Socrate, philosophe de la justice, mort injustement ; Diogène le cynique, décédé après avoir été mordu par des chiens ; Héraclite, philosophe du feu, mort hydropique…) ou franchement ridicules (Chrysippe, mort de rire en voyant un âne manger des figues ou Arcésilas, mort fou dans une crise d’éthylisme).

L’âge canonique et la mort grotesque sont les deux tenants d’un même discours. En tant que savants, les philosophes sont les dépositaires respectés d’une longue expérience, mais en tant que vieillards, ils sont les victimes d’un épuisement physique et mental. Leur fin peu glorieuse sanctionne la caractère asymptotique de la Sagesse : elle est inatteignable pour les hommes qui ne peuvent au mieux que s’en approcher. Rater sa sortie (sa chute dirait-on en donnant à ce mot son sens humoristique et littéraire) revient pour le philosophe à ne pas se montrer à la hauteur de sa doctrine et à l’invalider en quelque sorte ; car c’est au moment de la mort, instant paradigmatique, que se révèlent vraiment les caractères.

Ayant eu la prétention de vivre au-dessus des normes et des conventions sociales, les philosophes qui périssent sans gloire sont ramenés au rang des communs des mortels, comme punis d’avoir voulu dépasser leur humaine condition.

III - Rituels de la chute à Rome

Les récurrences de la chute dans la mythologie et la philosophie grecques nous éclairent partiellement sur certains aspects de la mentalité antique. Mais il s’agit là d’histoires et de constructions intellectuelles qui, pour exemplaires qu’elles soient, ne rendent pas compte des usages sociaux et politiques que les Anciens réservaient à la dite notion.

Pour ce faire, quittons la Grèce un instant, et cheminons vers Rome, cité versée dans l’art de la guerre, la science du droit et l’élaboration des procédures symboliques ; commençons donc notre étude par l’une d’entre elles -et non des moindres- qui, malgré les apparences, a bel et bien partie liée avec l’idée de chute : la cérémonie du Triomphe.

a) Pompa triumphalis

Le Triomphe est probablement la cérémonie la plus spectaculaire de la Rome antique ; on n’en dénombre pas moins de 200 lors des trois derniers siècles de la République. Certains de ces triomphes ont même laissé de grands souvenirs dans l’esprit de leurs contemporains, comme ceux de Scipion en -201 (après la victoire sur Hannibal, à Zama, lors de la seconde guerre punique), de Paul Emile en -167, de Pompée en -61 et bien évidemment de Jules César en -46.

Simplement défini, le Triomphe romain est une cérémonie de prestige octroyée par le Sénat au bénéfice d’un général qui se trouve autorisé à entrer dans la Ville pour y exalter sa victoire.

La procession suit un itinéraire précis : elle débute toujours auxChamps de Mars, traverse le Circus Maximus pour atteindre le Forum, et se poursuit jusqu’au Capitole en empruntant la Via Sacra.

De même, l’ordre et la composition du cortège militaire répondent à une hiérarchie stricte qu’il est possible de diviser en trois grands ensembles :

- l’objet du triomphe, c'est-à-dire les prises de guerre : éléments du butin sous ses différentes formes (armes, statues, objets précieux), ennemis vaincus et captifs, comme Vercingétorix qui attendit six ans dans les gêoles du Tullianum le triomphe de César et qui, exposé à cette occasion, fut étranglé peu après, de retour en cellule…

- les acteurs de la victoire : général, Etat-major, armée

- les animaux destinés au sacrifice devant le temple de Jupiter capitolin (des bovins la plupart du temps, jusqu’à 120 taureaux aux cornes dorées et recouverts de guirlandes pour le triomphe de Paul Emile…)

Imaginons la scène un instant…

Licteurs munis de leurs faisceaux et gardes armés tiennent les rues ouvertes et libres en refoulant ceux qui s’avancent au milieu des voies, la foule se masse de part et d’autre tout au long du trajet, et se presse également autour du Forum où sont dressés des estrades ; l’affluence est considérable, l’ambiance festive ; les rues sont jonchées de fleurs, les spectateurs applaudissent les joueurs de trompette qui précèdent les chariots de dépouilles (casques, boucliers, cuirasses, jambières, épées, etc.) ; des panneaux et des tableaux nomment et représentent les cités subjuguées en illustrant les grandes gestes de la guerre (c’est sur une de ces pancartes que César aurait fait écrire le célèbre « Veni, vidi, vici » afin de rappeler sa victoire « éclair » sur le roi du Pont, Pharnace II) ; suivent ensuite, tête basse, les bœufs sacrificiels et les captifs de marque ; et c’est alors seulement que, tiré par quatre superbes chevaux, surgit le char doré du grand triomphateur : l’imperator est revêtu d’une toge pourpre brodée d’étoiles, il tient dans une main un sceptre d’ivoire et dans l’autre une branche de laurier qu’il déposera in gremio Jovis au terme de la cérémonie ; légèrement en retrait, un esclave soutient au-dessus de lui une couronne d’or.

Le triomphateur est souvent accompagné de ses enfants, le plus jeune reste dans le char, les plus âgés sont à cheval ou sur les chevaux extérieurs du quadrige, accompagnés de près par les familiers de la campagne victorieuse, eux aussi à monture (secrétaire, aide de camp, porte-bouclier).

Enfin, derrière, s’avance l’armée, les chevaliers par escadron, les fantassins par cohorte ; les soldats portent leurs décorations.

Pour exubérante qu’elle soit, cette "Pompa triumphalis" ne peut se réduire à un spectacle grandiose et mégalomaniaque. La cérémonie fait sens et concerne l’Urbs dans sa totalité. Voté par le Sénat et payé par le Trésor, le Triomphe est doté d’une dimension religieuse dans la double acception du terme (relation avec le divin, renforcement de la communauté).

En effet, l’entrée du triomphateur, considéré comme l’élu de Fortuna, a une valeur bénéfique qui rejaillit sur tous : c’est le porteur de Felicitas qui revient au cœur de la cité pour le plus grand profit de l’Etat romain, comme un gage de sauvegarde et de pérennité, un peu à la façon des vainqueurs des jeux dans le monde grec.

Tout au long de cette liturgie, l’imperator porte les ornements de la divinité olympienne, son visage est même passé au minium pour accentuer sa ressemblance, mais cette identification n’est pas sans risque et ne doit pas provoquer l’invidia ou les foudres de la vengeance jupitérienne…

C’est pourquoi le général victorieux multiplie les actions préventives. Il porte différents talismans destinés à le protéger, laisse son esclave lui rappeler son humaine condition (Respice post te ! Hominem te memento ! Cave ne cadas !... Regarde derrière toi et souviens-toi que tu es un homme ! Attention de ne pas tomber !), et autorise même ses soldats à réciter des couplets satiriques et graveleux à ses propres dépens. L’anecdote, bien connue, est rapportée par Suétone dans sa vie de César (49, 8) :

« Gallias Caesar subegit, Nicomedes Caesarem… »

« César a soumis les Gaules, Nicomède a soumis César… »

La formule fait allusion à un épisode de la jeunesse de César qui, reçu par le roi Nicomède IV de Bithynie, serait devenu son amant pendant quelques temps.

Cette vulnérabilité du général est encore mieux mise en relief par le drame qui frappa Paul Emile en -167 ; en effet, celui-ci eut le malheur de perdre ses deux enfants avant et après son propre triomphe. Dans les nobles propos que lui fait tenir Tite-Live (Histoire romaine, 45,48, 9), deux idées fortes s’imposent : les vicissitudes de la destinée humaine et l’espoir que la Fortune du triomphateur devienne celle de l’Etat : « Je formai le vœu -puisque la Fortune avait l’habitude, une fois le sommet atteint, de retomber en arrière- de voir ma famille plutôt que la République subir les changements. C’est pourquoi j’espère que la Fortune de l’Etat en est à jamais quitte de tout danger, du fait du malheur qui m’atteint de façon si frappante ».

Vicissitude, le mot est lâché… Alternance irréductible du bonheur et du malheur… Aux yeux des Romains, la cérémonie du Triomphe propose une image exacerbée de cette Fortune changeante. Déjà mise en scène de manière frontale dans l’opposition du chef captif et du vainqueur héroïsé, ce thème est un sujet inépuisable de méditation pour les auteurs latins qui se plaisent à philosopher sur les mystères du fatum en racontant la fin terrible et infâmante de certains imperatores : à l’image de Pompée, triple triomphateur privé de sépulture après avoir été décapité sur la plage de Péluse, près d’Alexandrie, sur ordre de Ptolémée XIII, frère et époux de Cléopâtre, qui pensait par ce geste s’attirer les bonnes grâces de Jules César… À l’inverse, fait rare mais non moins notable, Dion Cassius évoque l’étonnante destinée du général P. Venditius Bassus qui, traîné enfant comme captif dans un triomphe, célébra le sien quelques décennies plus tard après une victoire sur les Parthes.

b) la Roche Tarpéienne

Cette idée d’un malheur insidieux planant au-dessus des gens glorieux et fortunés a donné naissance chez les Romains à un proverbe frappant : « Arx tarpeia Capitoli proxima » que l’on traduit communément par « Il n’y a pas loin du Capitole à la Roche Tarpéienne !»

La Roche Tarpéienne est une crête rocheuse située à l’extrémité sud-ouest de la colline du Capitole que les Romains dédièrent à l’exécution capitale des traîtres à la patrie, jetés dans le vide du haut du rocher. Tarpéienne vient de Tarpeia, jeune vestale romaine qui livra la cité au roi des Sabins dont elle était tombée amoureuse et qui, réclamant pour prix de sa trahison « ce que les soldats sabins portaient au bras gauche » (des bracelets d’or), mourut étouffée sous le poids de leurs boucliers qu’ils portaient également à ce bras.

Le message est on ne peut plus clair, moins connu mais plus radical encore que le fameux « Sic transit gloria Mundi », il rappelle à bon escient que la déchéance et l’oubli peuvent vite se substituer aux honneurs et à la notoriété.

Même s’il est difficile de savoir s’il est à l’origine de la citation, cette mésaventure est véritablement survenue à un dénommé Marcus Manlius Capitolinus. Habitant une maison située sur le Capitole, ce dernier entendit le cri des oies du temple de Junon qui annonçait la présence des armées gauloises de Brennus (début du IVe siècle av. J.C). Ayant donné l’alerte à temps, il fut félicité et couvert d’honneur après la victoire romaine, mais peu de temps après, suspecté d’avoir soutenu les revendications des classes les plus pauvres, il fut condamné à mort pour trahison et jeté du haute de la roche… On remarquera en passant le goût prononcé des Anciens pour le « lancer d’êtres humains dans le vide » en mentionnant la pratique spartiate consistant à se débarrasser des nouveaux-nés jugés trop faibles ou mal formés du haut d’un promontoire ; mais Plutarque étant le seul auteur à en faire état dans sa Vie de Lycurgue, il n’en sera pas dit davantage…

c) Damnatio memoriae

Sensibles à la réversibilité du sort et friands de manifestations ostentatoires, les Romains sont même allés jusqu’à inventer une cérémonie (le terme de pratique serait plus juste) qui s’oppose radicalement à celle du Triomphe : la « damnatio memoriae ».

Cette mesure est une création plus impériale que républicaine : elle est tout aussi légale, c'est-à-dire votée et décrétée par le Sénat, et consiste à détruire d’une façon ou d’une autre toutes les traces formelles d’un empereur récemment disparu dont le règne est considéré comme particulièrement néfaste.

Cette condamnation mémorielle est orchestrée par des agents subalternes de l’Etat qui s’empressent d’effacer dans la pierre le nom et la titulature du défunt (consulat, puissance tribunicienne, pontificat…) ou qui s’appliquent à renverser les statues du monarque abhorré, le plus souvent, on se contente de scier la tête, le corps peut toujours resservir…

Les exemples ne manquent pas : Caligula en 41, après son assassinat ; Messaline en 48, après son exécution, Domitien en 96 dont la politique anti-sénatoriale déchaîna le courroux de la Curie après sa chute (décrochage des écussons et des effigies fracassés à même le sol, effacement de ses inscriptions, remplacement de sa tête sur les sculptures par celle de son successeur Nerva…)

Pour être honnête, le Sénat n’est pas le seul à procéder ainsi et plusieurs empereurs de leur vivant ont cherché à supprimer les traces de certains proches, jugés trop « encombrants » : il en fut ainsi de Caracalla avec son frère Geta et d’Héliogabale avec son cousin, le futur Alexandre Sévère (IIIème siècle).

Là encore, les revers de fortune et les retours en grâce sont légion. Commode, le funeste fils de Marc Aurèle, connu pour se produire dans l’arène en « Hercule chasseur de fauves », fut visé après sa mort par la mesure sénatoriale, mais vite réhabilité par l’empereur suivant, Septime Sévère, qui cherchait à rattacher sa dynastie aux Antonins. À l’inverse, le même Héliogabale fut victime à son tour de la « damnatio » après son assassinat de 222 : tous ses portraits furent jetés dans le Tibre (on n’a retrouvé aucun buste qui corresponde à son profil monétaire), suivant ainsi le sort de leur modèle dont le corps massacré fut précipité dans un égout avant d’être régurgité au milieu des renvois putrides…

Malgré la violence des actes, il ne s’agit pas là de la manifestation d’une fureur populaire, (celle-ci a bien évidemment existé : renversement des statues d’Agrippine et lynchage de l’empereur Galba au Ier siècle), sinon de la réponse sénatoriale à l’absolutisme du souverain. César concentrant toutes les magistratures entre ses mains, le bonheur de ses sujets dépend de sa nature plus ou moins équilibrée, la « damnatio » sanctionne donc un abus de pouvoir. Les Romains ont intégré progressivement l’idéologie impériale de la tradition hellénistique : celle du « bon roi », du « bon pasteur » qui gouverne en délégation des dieux qui l’ont élu. Pour reprendre la formule explicite de Lucien Jerphagnon : « Ce que Jupiter est au Cosmos, le monarque l’est à l’empire ». De fait, cette haute responsabilité explique la chute sévère qui attend le monarque qui aura déçu les attentes charismatiques par un comportement indigne et insultant. Quand on sait que l’autre face de la médaille réservé à l’empereur est l’apothéose, c'est-à-dire le processus de divinisation post mortem, on saisit mieux la rigueur de l’alternative impériale : ou dieu, ou rien... Le Panthéon ou l’oubli.

Deux notions en guise de conclusion…

Les mythes, les références philosophiques, les sources littéraires et les événements historiques que nous venons d’étudier nous ont fourni au fil des pages de nombreux exemples des usages de la chute.

Toutefois, ces analyses plus ou moins détaillées, mais nullement exhaustives, ne doivent pas se limiter à un enchaînement de remarques disparates et déconnectées les unes des autres.

Sans prétendre à une synthèse totalisante, il est cependant utile de chercher des liens susceptibles de réunir ces différentes approches. Existe-t-il, pour elles, un plus petit commun dénominateur ?

Pas un, mais deux, semble-t-il…

Hybris et Fortuna !

La pensée grecque classique se caractérise par le primat accordé aux notions d’harmonie, de mesure et de proportion. Le monde est un cosmos, c'est-à-dire un ensemble fermé, ordonné et cohérent, mu par un esprit rationnel, le logos. Le contraire du cosmos, c’est le chaos, le monde informe et désordonné.

Les êtres humains, comme les autres êtres vivants, sont des éléments du cosmos, et dotés à ce titre d’une fonction spécifique. Chaque individu doit chercher, trouver et accomplir sa nature propre en s’y conformant, le tout en harmonie avec la Nature (Phusis).

Cette conception du monde nous permet de comprendre l’importance donnée au nombre d’or chez les Pythagoriciens, ou la recherche des proportions parfaites dans la statuaire grecque. À l’inverse, elle nous permet également de saisir la raison pour laquelle la faute la plus impardonnable aux yeux des penseurs helléniques se nomme la démesure, l’hybris…

L’hybris, c’est un sentiment violent commandé par l’orgueil, l’exact contraire de la modération (la Sophrosune), c’est l’excès de risque pris par Icare et Phaéton, les crimes inhumains de certains humains ou même la prétention de certains philosophes à contester l’ordre social : on connaît l’hybris quand on désire davantage que la part accordée par le destin ; et de fait, la chute apparaît comme la conséquence inévitable de la démesure, une des sentences possibles que l’on réserve à ceux qui agissent mal volontairement, à ceux qui outrepassent leur rôle ou leur nature.

La chute est un rappel à l’ordre toujours sévère, et même cruel quand les auteurs de l’hybris ne sont pas vraiment les responsables de leurs actes (c’est la peste qui s’abat sur Thèbes après l’union de Jocaste et d’Œdipe, provoquant l’exil et l’aveuglement de ce dernier ; c’est la honte qui s’abat sur Ajax quand, abusé par Athéna, il découvre le carnage des moutons en lieu et place de ses ennemis et qui le conduit au suicide).

« MEDEN AGAN », « RIEN DE TROP », était-il gravé sur le fronton du temple de Delphes…

Si l’hybris est une source d’explication satisfaisante pour les principaux cas de chute, elle ne peut, malgré tout, rendre compte à elle seule de tous les exemples évoqués.

Ainsi, dans les propos de Paul Emile, il n’est nullement question de démesure, mais d’une force indépendante de la volonté humaine, imprévisible et inévitable : la fortune !

Fortuna… Divinité romaine des plus ambiguës.

Son imagerie populaire est connue. Censée personnifier la chance et le hasard, elle est représentée les yeux bandés, tenant dans sa main une corne d’abondance d’où s’échappent généreusement les trésors qu’elle déverse sur l’humanité, mais dotée également d’une roue ou d’une sphère, symboles de sa versatilité. Les Anciens eux-mêmes définissaient sa fonction en se fondant sur l’étymologie et la rattachaient ainsi à l’idée de hasard (Fortuna/Fortuitis).

Initialement déesse-mère protectrice, Fortuna a connu une importante évolution sous l’influence de la « Tyché » hellénique. Cette nymphe subalterne demeurée longtemps simple allégorie a pris une place de premier rang dans la religiosité grecque à partir du IVème et du IIIème siècles, au moment précis où une grave crise culturelle et politique donnait naissance au monde hellénistique (conquête d’Alexandre, effondrement de l’Empire perse, fin de l’indépendance des cités et sentiment de chaos).

Puissance fatale, force aveugle et mobile, parfaitement amorale, constamment inconstante, reine du monde ravalant l’homme au rang de jouet, la Tyché devient une référence incontournable dans les discours des orateurs comme Démosthène ou des dramaturges comme Ménandre qui fait dire à un de ses personnages « Tout ce que tu as appartient non pas à toi-même mais à la Fortune… Qui sait si elle ne va pas te dépouiller de ces biens pour les faire passer tous aux mains d’un autre qui en sera indigne ? »

Par le biais de « l’interpraetatio graeca », la Fortuna romaine va reprendre de nombreux traits de la Tyché grecque. En 194 avant J.C, une dédicace au temple de Fortuna Publica est célébrée à Rome. Fortuna devient la déesse de la chance et de la victoire, protectrice de l’Empire romain. Connaissant de nombreuses métamorphoses au fil du temps, Fortuna va être récupérée au dernier siècle de la République par les généraux ambitieux qui, comme Sylla, Pompée et César, aspirent au pouvoir personnel. Objet de propagande, la fortune devient un attribut du charisme monarchique des imperatores.

« Tu portes César et sa Fortune ! » aurait lancé fièrement le divin Jules au pilote de la petite embarcation dans laquelle il avait pris place et qui voguait vers Brindes malgré la forte tempête (Suétone, Iul, 76, 1.)

Cette protection de la Fortune n’empêchera pas César de tomber sous les coups de poignard de ses assassins, le jour des îdes de Mars de l’année 44 avant J.C

Mais quelle interprétation donner à ce célèbre événement ? Le vainqueur d’Alésia a-t-il été victime, comme les autres, de la terrible Tyché qui, sans prévenir, reprend aussi vite ce qu’elle a donné ?

A-t-il été victime de sa propre démesure en aspirant au rang de monarque après cinq siècles de régime républicain ?

Sanction de l’Hybris ou caprice de la Fortuna ?

La question reste ouverte…

Bibliographie

Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Dorothéa Von Coenen, Brepols, 1992

Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Henri Grimal, PUF, 1991

Guide mythologique de la Grèce et de Rome, Georges Hacquard, Hachette Education, 1990

Au bonheur des sages, Lucien Jerphagnon, Hachette Littérature, 2006

Les mythes de Platon, choix de textes présenté par Jean-Luc Braudeau, GF Flammarion, 2005

Le triomphe romain et son usage politique aux trois derniers siècles de la République, Jean-Luc Bastien, Ecole Française de Rome, 2007

Fortuna, le culte de la Fortune à Rome dans le monde romain, Jacqueline Champeaux, Ecole française de Rome, 1979.




mis en ligne le 7 septembre 2010