Introduction
Qu’elle s’entende au sens propre ou au sens figuré, qu’elle
traduise tour à tour une faute morale, l’entraînement d’un corps
vers le bas, la reddition d’une ville après un siège ou
l’effondrement d’une valeur boursière, la chute est une notion
qui, bien que polysémique, renvoie presque toujours à l’idée
négative d’un mouvement déclinant.
Loi physique ou jugement éthique, la chute n’est pas un objet
d’étude propre à une civilisation particulière, elle est de tout
temps et de tout lieu, et de cette constante anthropologique naît une
infinité d’approches et de comparaisons.
Ceci dit, un cadre spatio-temporel n’en demeure pas moins
nécessaire pour circonscrire le sujet avec précision ; et pour le
thème qui nous occupe, le choix s’est porté sur la période de
l’antiquité gréco-romaine.
Pourquoi ce choix ?
À cette question, quatre réponses plus ou moins argumentées, plus
ou moins recevables, laissées à la libre appréciation du lecteur
:
- parce que cela fait infiniment plaisir à l’auteur de
l’article (raison préalable, à défaut d’être suffisante…)
- parce qu’il n’est pas totalement illogique d’étudier les
usages de la chute dans un monde qui lui-même a chu
- parce que le terme même tire son étymologie d’une origine
latine passablement compliquée (chute, présente sous la plume du
chroniqueur Froissart au XIVème siècle, serait la réfection,
d’après le participe passé chu, de l’ancien français
cheoite, féminin substantivée du participe passé latin
populaire cadectus)
- enfin, parce que les douze siècles de « civilisation
gréco-romaine » (disons de la création légendaire des Jeux
olympiques par le roi Pélops en 776 avant J.C à leur suppression
certifiée sous Théodose en 393, ces deux bornes en valant bien
d’autres…) continuent de nous offrir -comme le concevaient déjà
les Anciens et les Humanistes de l’époque moderne, qu’on songe à
Montaigne- un réservoir inépuisable et à nul autre pareil de mythes,
de rites, d’histoires et d’apophtegmes singuliers et savoureux,
connus ou méconnus qui confirment ou infirment, c’est selon, notre
proximité ou notre éloignement d’avec ce monde disparu.
En se plaçant résolument sous l’égide d’Epicure qui concevait
l’existence des choses comme l’entrechoquement aléatoire et
indéterminé d’atomes tombant dans le vide (le fameux principe du
clinamen), c’est à un mouvement quelque peu similaire
qu’il convient de se préparer ; à une promenade passablement
arbitraire, ponctuée de déviation, où les exemples tirés des
domaines les plus variés (mythologie, philosophie, littérature,
histoire) fuseront en tous sens (dans l’espoir d’en conserver
suffisamment), au hasard de quelques rapprochements qu’on espère
percutants….
I - De la chute en mythologie
(ou quand les dieux regardent les autres tomber…)
À parcourir les innombrables récits qui constituent le corpus
mythologique de la civilisation gréco-romaine, deux constatations
s’imposent : les dieux ne tombent pas, mais ils provoquent, vengeurs
ou dépités, la chute d’autrui…
Non, les dieux ne tombent pas, ils descendent, nuance de taille ; de
leur plein gré et de l’Olympe, majestueusement. Et quand ils tombent
vraiment, c’est sous la forme d’une pluie d’or, subterfuge
ingénieux qu’emploie Zeus (dont la réputation dans ce domaine
n’est plus à faire) pour approcher et féconder la désirable Danaé
que son père affolé retient prisonnière dans une tour d’airain
depuis qu’un oracle lui a prédit qu’il serait tué par son
petit-fils -voir la Danaé du Titien peinte en 1554 ou celle
plus contemporaine de Klimt datant de 1907.
La chute, la vraie, est sanction humaine ou punition monstrueuse,
avant tout.
Elle punit sans coup férir le jeune inconscient et le frêle
impétueux (qu’il soit fils d’un dieu ou d’un grand inventeur,
qu’il se nomme Icare ou Phaéton), elle châtie de même les crimes
inexpiables des grands malfaisants (Ixion, Tantale et Sisyphe) et
condamne pareillement les adversaires prodigieux des dieux olympiens
(Titanomachie, Gigantomachie).
a) Icare et Phaéton (ou quand la jeunesse se brûle les
ailes)
Le récit d’Icare est sans conteste le plus connu des deux. Fils
de l’architecte Dédale et d’une esclave crétoise, Icare est
contraint de suivre son père dans sa fuite. Retenu prisonnier dans le
labyrinthe qu’il a lui-même conçu (le roi Minos lui reproche
d’avoir facilité la victoire de Thésée et la mort du Minotaure),
le génial inventeur conçoit bientôt un subtil stratagème pour
s’en évader : fabriquer des ailes avec des plumes qu’il disposera
par degrés selon leur longueur et qu’il attachera au milieu avec du
lin ou qu’il collera aux extrémités avec de la cire... Ainsi
équipés, Dédale et Icare s’élèvent et s’envolent, montant de
plus en plus haut dans les nuées ; bien vite, Icare s’enivre
d’altitude au point d’oublier les recommandations paternelles
délivrées peu avant le départ : surtout ne pas s’approcher trop
près du soleil pour ne pas faire fondre la cire… Las ! Icare
l’audacieux poursuit son ascension… Les rayons chauffent, la cire
fond, les ailes se détachent, et l’enfant tombe, en chute libre,
interminablement, dans les eaux fatales de la mer qui porte désormais
son nom, la Mer icarienne (autour de l’île de Samos). Parti à sa
recherche, son père infortuné ne cesse de crier son nom avant
d’apercevoir « le fatal
plumage qui flotte sur les eaux »
(Ovide, Les Métamorphoses, VIII,
230-235).
Le drame de Phaéton est lié, lui aussi, à l’astre brillant ;
davantage encore que le précédent, car Phaéton est le propre fils du
Soleil. Le héros de ce mythe est un adolescent imbu de sa personne, et
de sa naissance. N’est-il pas, comme ne cesse de le lui répéter sa
mère, le fils de Phébus (Apollon) ? Un jour, fatigué de l’entendre
ainsi se vanter, un ami proche le met au défi de prouver sa divine
ascendance. Vexé d’être contesté de la sorte, Phaéton se confie
à sa mère qui l’enjoint sans plus tarder de se rendre chez son
père afin que celui-ci l’assure de sa paternité… Sitôt dit,
sitôt fait… L’astre divin s’emploie de bonnes grâces à le
reconnaître et pour l’en convaincre promet de lui accorder ce
qu’il veut. À peine a-t-il achevé sa phrase que « Phaéton
exprime le désir de conduire (…) le char de son père, et de tenir
les rênes de ses coursiers » (Métamorphoses,
II, 47). Apollon regrette amèrement sa promesse, mais ne peut
plus revenir sur son engagement. Il tente de ramener son fils à la
raison : nul être humain n’est en mesure de conduire ce quadrige,
ouvrage et présent du dieu Vulcain ; Jupiter lui-même ne saurait
dompter son furieux attelage ! Rien n’y fait… Phaéton s’obstine
et rejette toute mise en garde. Il prend place, le char se met en
branle, et aussitôt l’attelage s’emballe, dévie de sa
trajectoire, dérive brutalement, s’engage bien trop haut au risque
de brûler les constellations du Zodiaque, puis se rapproche
dangereusement de la Terre, semant les calamités sur son passage…
Alors, les montagnes s’embrasent, « la chaleur dessèche la
terre qui se fend, s’entrouvre et perd ses sucs vivifiants. Les
prairies jaunissent ; les arbres sont consumés avec leurs feuillages,
les moissons desséchées fournissent un aliment à la flamme qui les
détruit » (II, 210). Les Ethiopiens deviennent
noirs pour de bon, la Libye est réduite à un désert de sable,
« le Nil épouvanté remonte aux extrémités de la terre où
depuis il a caché sa source (…) Les poissons cherchent un asile dans
les gouffres de l’onde, les monstres marins languissent…
». Affligée par de tels maux, la Terre excédée, s’en
remet à Jupiter afin que celui-ci, sans plus attendre, mette un terme
à cette catastrophe. Le roi de l’Olympe n’a d’autre choix que de
foudroyer Phaéton dont la chute vertigineuse s’achèvera dans les
eaux du fleuve Eridan. La tradition prétend que ses sœurs
inconsolables, les Héliades, le pleurèrent tellement qu’elles
furent transformées en peupliers…
b) Ixion, Tantale et les Titans (ou de la crudité du
Tartare)
Si Phaéton et Icare ont commis des fautes qui leur seront fatales,
au moins n’ont-ils pas perpétré de crimes intentionnels ; victimes
de leur inconsciente témérité, ils se sont punis eux-mêmes.
Bien difficile d’en dire autant dans les cas qui vont suivre, car
ceux-ci appartiennent à la catégorie impardonnable des forfaitures
fomentées à l’encontre des dieux en personne ! Les crimes de «
lèse-divinité » sont assez fréquents dans la mythologie grecque et
les conclusions souvent similaires : les dieux ont la rancune tenace,
et dotés d’un sens de l’humour fort réduit savent faire preuve de
la plus grande inventivité dans la recherche du supplice…
Commençons en « douceur » avec Dionysos et son aventure dite «
des pirates »…
Un jour qu’il désirait se rendre à Naxos, le dieu du vin et de
l’ivresse loua les services de pirates tyrrhéniens. Ces derniers
feignirent d’accepter la transaction, mais se rendirent en Asie avec
la ferme intention de le vendre comme esclave. Quand Dionysos s’en
rendit compte, il transforma leurs avirons en serpents et remplit le
navire de lierre et de guirlandes de vigne ; croyant devenir fous, les
pirates se jetèrent à l’eau où ils se métamorphosèrent en
dauphins. Depuis lors, les dauphins sont les amis de l’homme qu’ils
secourent lors des naufrages car ce sont en réalité d’anciens
pirates repentis (Ovide, Métamorphoses, III, 98).
Toutefois, les sanctions prennent un tour nettement plus sévère
quand les délits sont jugés « inhumains » et touchent Zeus au plus
près. Trois noms viennent alors immanquablement à l’esprit par la
correspondance de leurs sacrilèges et de leurs punitions : Ixion,
Tantale et Sisyphe.
Ixion, roi des Lapithes de Thessalie s’est rendu coupable d’un
crime odieux : il a tué son beau-père en le précipitant dans une
fosse pleine de charbons ardents, après l’avoir trompé en lui
promettant de somptueux cadeaux en échange de la main de sa fille.
Zeus décide pourtant de pardonner ce crime ignominieux et de purifier
Ixion en l’invitant à sa table... Comble de l’ingratitude, Ixion
tente de séduire Héra ! Zeus s’en aperçoit et crée une nuée dont
l’apparence est identique à celle de son épouse. Abusé, Ixion
s’unit à ce simulacre, et de cette union naîtront les Centaures.
Zeus, ulcéré, réserve à Ixion un châtiment à la hauteur de ses
forfaits en le précipitant au fin fond du Tartare, non sans l’avoir
attaché à une roue enflammée qui tourne sans relâche…
Tantale, souverain lydien d’origine divine, est invité de même
à la table des dieux. Avec une conception toute personnelle de la
reconnaissance, il leur dérobe le nectar et l’ambroisie pour offrir
à ses sujets leurs essences immortelles. Une autre version raconte
qu’il aurait reçu en dépôt un chien magique en or et qu’au
moment de le restituer à Zeus il aurait juré sous serment n’en
avoir jamais eu la garde. Une autre version, la plus célèbre et la
plus terrible, prétend qu’il aurait voulu éprouver la clairvoyance
des dieux en leur offrant à manger en ragoût la chair de son fils
Pélops. Quoi qu’il en soit, il fut lui aussi relégué dans les
tréfonds infernaux, soumis au terrible supplice qui porte son nom :
plongé jusqu’aux épaules dans une eau dont le niveau baisse à
chaque fois qu’il veut s’humecter les lèvres, posté à proximité
d’un arbre dont les branches chargées de fruits s’écartent et
s’élèvent dès lors qu’il veut se nourrir.
Quant à Sisyphe, roi de Corinthe et fils d’Eole, rusé parmi les
rusés, il est connu pour avoir abusé les dieux à plusieurs reprises.
Irrité par un de ses nombreux méfaits, Zeus envoie Thanatos le
chercher, mais Sisyphe parvient à enchaîner la Mort. Une fois
délivrée, Thanatos conduit le coupable devant Hadès, le dieu des
Enfers. Mais peu avant sa mort, Sisyphe avait recommandé à son
épouse de ne pas l’enterrer, ce qui lui permet de se plaindre
auprès du dieu de ce manquement au cérémonial ; ce dernier
l’autorise à remonter sur terre pour ramener sa femme à la raison,
et Sisyphe se garde bien de redescendre. Pour prix de son impiété,
Sisyphe recevra comme châtiment éternel l’obligation de pousser un
énorme rocher au sommet d’une colline ; rocher qui, immanquablement,
retombera sur l’autre versant.
Plongés dans cet abîme insondable et obscur qu’est le Tartare,
le lieu le plus profond des Enfers, Ixion, Tantale et Sisyphe ne durent
certainement pas souffrir de solitude. En effet, l’endroit devait
être déjà bien rempli à leur arrivée, peuplé par les dieux de la
première génération, adversaires farouches des « Olympiens
» : Titans et autres Géants…
Les premiers sont les douze enfants (six filles, six garçons) de
Gaïa (la Terre) et d’Ouranos (le Ciel). Indignés que leur père
veuille se débarrasser d’eux, les garnements se révoltèrent et
régnèrent à sa place. Le dernier d’entre eux, Cronos, dévora ses
enfants pour qu’ils ne lui ravissent pas le trône à leur tour ; le
plus jeune, Zeus, survécu à cet infanticide et parvint à ce que son
père recrache ses frères et sœurs par le biais d’un breuvage. Les
Titans s’établirent sur le mont Othrys, les fils de Cronos sur le
mont Olympe ; la lutte fut terrible et la Titanomachie s’acheva par
la victoire de Zeus qui précipita la plupart des Titans dans le
Tartare.
Peu après, les dieux de l’Olympe durent engager une nouvelle
lutte contre les Géants. Ces colosses hirsutes et prodigieux, nés de
la Terre et du sang de la blessure d’Ouranos mutilé par Cronos,
entreprirent d’escalader l’Olympe pour venger les Titans en
empilant les montagnes les unes au dessus des autres. Comme un oracle
avait prédit que les dieux ne pourraient triompher sans l’aide
d’un mortel, Zeus se fit aider par Héraclès qui en écrasa une
partie sous les montagnes qu’ils avaient eux-mêmes empilées.
c) Du mythe des races métalliques (ou l’or comme valeur
refuge…)
Achevons ce tour d’horizon des chutes mythologiques par un dernier
récit dont la dimension philosophique nous servira de transition avec
la partie suivante.
De quel mythe s’agit-il ?
Du mythe de l’Âge d’or, appelé aussi mythe des « quatre âges
de l’humanité » ou mythe des « races métalliques ». Longuement
abordé dans la Théogonie d’Hésiode, ce mythe divise
l’histoire de l’humanité en quatre âges successifs (âge d’or,
âge d’argent, âge d’airain et âge de fer) et marque à chaque
étape une nette détérioration de la condition et du comportement des
êtres humains.
Sous Cronos, les hommes auraient vécu un âge d’or dans la
familiarité des dieux, « le cœur exempt de soucis,
étrangers aux fatigues, à la douleur et à la
vieillesse » (Hésiode), mortels certes, mais emportés
dans un léger sommeil, vivant dans l’ignorance des guerres et du
travail : « c’était alors le règne d’un printemps
éternel. Les doux zéphyrs, de leurs tièdes haleines, animaient les
fleurs écloses sans semence. La terre sans le secours de la charrue,
produisait d’elle-même d’abondantes moissons. Dans les campagnes
s’épanchaient des fontaines de lait, des fleuves de nectar ; et de
l’écorce des chênes, le miel distillait en bienfaisante
rosée. » (Ovide, op. cit.)
À cet âge d’or succède un âge d’argent qui débute après que
Zeus ait précipité Cronos dans le sombre Tartare : les saisons
apparaissent, on cherche des abris pour se protéger du froid, le
travail devient une obligation pour se nourrir, les hommes découvrent
la souffrance et la propriété après le partage des terres et des
biens.
Bien plus cruels encore, l’âge d’airain et l’âge de fer
voient apparaître la violence et le crime. Pour ce qui est du dernier,
les hommes, qui sont parvenus à surmonter l’adversité des
conditions naturelles par une remarquable maîtrise des techniques, ne
respectent ni la foi des serments, ni la justice, ni la vertu. «
La Discorde combat avec l’un et l’autre. Sa main
ensanglantée agite et fait retentir les armes homicides. Partout on
vit de rapine. L’hospitalité n’offre plus un asile sacré. Le
beau-père redoute son gendre. L’union est rare entre les frères.
L’époux menace les jours de sa compagne ; et celle-ci, les jours de
son mari. Des marâtres cruelles mêlent et préparent d’horribles
potions, le fils hâte les derniers jours de son père. La piété
languit, méprisée… » (Ovide).
On l’aura compris, la chute est ici à prendre dans son sens
figuré de déclin ou de décadence. L’âge d’or évoque le paradis
biblique des religions monothéistes, mais il n’y a pas à proprement
parler de pêché originel. Certains auteurs anciens ont même laissé
entendre que si les hommes de l’âge de fer (l’âge historique,
l’âge actuel) étaient capables de surmonter leur impiété, ils
pourraient par leur travail et leur intelligence se rapprocher des
dieux et retrouver un nouvel âge d’or.
II - De la chute en philosophie : vision du
monde et anecdotes biographiques
a) La chute comme concept
philosophique
Ce retour à l’âge d’or dont parle déjà Hésiode et que
reprendront plus tard les auteurs romains de l’époque augustéenne
comme Tibulle, Catulle, Ovide et surtout Virgile dans son
Enéide et ses Bucoliques (Magnus ab
integro saeclorum nascitur /Et voici que renaît le grand
ordre des siècles, Buc, IV, 4) laisse entrevoir un aspect fondamental
de la pensée antique qui rend ce retour possible : la représentation
cyclique de la temporalité.
Déjà défendue chez les Mésopotamiens, cette approche
conceptuelle d’un temps indéfiniment reproductible est présente
chez les Pythagoriciens, Empédocle, Héraclite ou Platon, qu’elle se
nomme « éternel retour » ou « palingénésie » (régénération).
Communément accepté, le caractère répétitif et cyclique des
cataclysmes cosmiques est ainsi présent chez les Stoïciens pour qui
le monde s’achève sur une déflagration finale (« l’ekpyrosis
»), explosion à partir de laquelle tout recommence…
Bien évidemment, l’histoire humaine est également sujette à la
répétition ; en témoigne Thucydide qui dans les premières pages de
son Histoire des guerres du Péloponnèse (I, 22, 4) parle des
« similitudes » et des « analogies » entre événements passés et
événements à venir en vertu du caractère humain qui est le
leur…
Cette conception du cycle et du déclin temporaire trouve une
illustration parfaite dans le livre VIII de La République de Platon.
Ce dernier, par la voix de Socrate, après avoir longuement réfléchi
aux fondements de la cité idéale (division de la société en classes
hiérarchisées, expulsion des poètes, communauté de fonction entre
les hommes et les femmes, Philosophes-rois, etc.) étudie alors les
phases successives de corruption de son modèle : « Comme
tout ce qui naît est sujet à la corruption, ce système de
gouvernement ne durera pas toujours, mais il se dissoudra. Il y a (…)
des retours de fécondité ou de stérilité qui affectent l’âme et
le corps. Ces retours se produisent lorsque les révolutions
périodiques ferment les circonférences des cercles de chaque
espèce » (VIII, 545 a).
Il y a donc chute parce qu’il y a cycle !
Dès lors, il n’est plus étonnant de voir sous la plume de
l’académicien les régimes politiques, qui sont au nombre de cinq,
se succéder, du plus souhaitable au plus redoutable : aristocratie,
timocratie, oligarchie, démocratie et tyrannie.
L’aristocratie correspond à une sorte d’âge d’or -la
correspondance avec Hésiode est évidente- celui du roi juste et bon ;
la timocratie est un régime où les meilleurs finissent par rechercher
les honneurs ; dans l’oligarchie, l’argent se substitue aux
honneurs ; dans la démocratie s’expriment de façon égale et
désordonnée la violence et les désirs de chacun ; et dans la
tyrannie, le pire de tous les régimes, s’exprime le libre arbitre
d’un seul.
b) La chute comme pratique
philosophique
Il existe également un traitement fort différent de la chute en
philosophie.
Cette approche nettement plus anecdotique, mais non moins
significative, est rendue possible dès lors que l’on redonne son
sens propre à la notion abordée.
Il arrive en effet aux philosophes de chuter, de glisser et de
tomber à la renverse…
C’est l’exemple célèbre de Thalès qui, alors qu’il
cheminait, obnubilé par l’observation des phénomènes célestes, ne
vit pas le puits placé devant lui et tomba dedans sous les moqueries
de sa servante thrace : à trop vouloir connaître ce qu’il y a dans
le ciel, on ignore ce qui se trouve à nos pieds… Cette anecdote est
citée dans le Théétète de Platon (174, c), Socrate la
reprend et loue sa pertinence à décrire « ceux qui passent leur vie
dans la quête du savoir » et font rire la foule à leur dépends dès
lors qu’ils sont confrontés à une situation banale. Comme le
rappelle souvent Socrate dans les dialogues platoniciens, le philosophe
est « atopos », c'est-à-dire « hors norme », « bizarre », «
déroutant », « inclassable »…
Toutefois, la plupart du temps, les chutes philosophiques sont
mortelles : c’est le cas d’Empédocle qui se serait précipité
dans l’Etna ou qui, dans une autre version, serait mort en tombant de
son char en marche. C’est le cas de Xénocrate qui se serait pris les
pieds dans un bassin et aurait fait une chute mortelle. C’est
également le cas de Zénon de Cittium, l’inventeur de la doctrine
stoïcienne. La tradition veut que ce dernier, alors âgé de plus de
quatre vingt dix ans, soit tombé par terre en sortant de son école et
se soit cassé un doigt. Diogène Laërce raconte qu’il aurait alors
frappé la terre de sa main en lui disant « Je viens. Pourquoi
m’appelles-tu ? » et qu’il se serait aussitôt étranglé…
Etrange épisode à première vue, mais qui cesse de surprendre dés
lors que l’on étudie la façon dont les philosophes grecs terminent
généralement leur existence. Lucien Jerphagnon qui a tenté d’en
établir une typologie met en avant deux éléments clés : les
philosophes semblent tous mourir à un âge fort avancé et souvent de
façon bizarre, à tout le moins atypique.
À une époque où l’espérance de vie demeurait faible, les
philosophes semblent avoir eu droit à un traitement de faveur : 60 ans
pour Héraclite, 70 pour Socrate, 80 pour Solon et Protagoras, 85 pour
Théophraste, 90 pour Diogène de Sinope, 109 pour Démocrite, qui dit
mieux ? La philosophie conserve, c’est un fait ; mais cet âge
avancé permet également de mettre en relief les derniers mots ou les
derniers gestes de ceux qui ont construit de prestigieux systèmes de
pensée, de les mettre à l’épreuve en quelque sorte… Or, que
remarque-t-on ? Des accumulations de morts paradoxales (Thalès, le
philosophe de l’eau, mort assoiffé ; Socrate, philosophe de la
justice, mort injustement ; Diogène le cynique, décédé après avoir
été mordu par des chiens ; Héraclite, philosophe du feu, mort
hydropique…) ou franchement ridicules (Chrysippe, mort de rire en
voyant un âne manger des figues ou Arcésilas, mort fou dans une crise
d’éthylisme).
L’âge canonique et la mort grotesque sont les deux tenants d’un
même discours. En tant que savants, les philosophes sont les
dépositaires respectés d’une longue expérience, mais en tant que
vieillards, ils sont les victimes d’un épuisement physique et
mental. Leur fin peu glorieuse sanctionne la caractère asymptotique de
la Sagesse : elle est inatteignable pour les hommes qui ne peuvent au
mieux que s’en approcher. Rater sa sortie (sa chute
dirait-on en donnant à ce mot son sens humoristique et littéraire)
revient pour le philosophe à ne pas se montrer à la hauteur de sa
doctrine et à l’invalider en quelque sorte ; car c’est au moment
de la mort, instant paradigmatique, que se révèlent vraiment les
caractères.
Ayant eu la prétention de vivre au-dessus des normes et des
conventions sociales, les philosophes qui périssent sans gloire sont
ramenés au rang des communs des mortels, comme punis d’avoir voulu
dépasser leur humaine condition.
III - Rituels de la chute à
Rome
Les récurrences de la chute dans la mythologie et la philosophie
grecques nous éclairent partiellement sur certains aspects de la
mentalité antique. Mais il s’agit là d’histoires et de
constructions intellectuelles qui, pour exemplaires qu’elles soient,
ne rendent pas compte des usages sociaux et politiques que les Anciens
réservaient à la dite notion.
Pour ce faire, quittons la Grèce un instant, et cheminons vers
Rome, cité versée dans l’art de la guerre, la science du droit et
l’élaboration des procédures symboliques ; commençons donc notre
étude par l’une d’entre elles -et non des moindres- qui, malgré
les apparences, a bel et bien partie liée avec l’idée de chute : la
cérémonie du Triomphe.
a) Pompa
triumphalis
Le Triomphe est probablement la cérémonie la plus spectaculaire de
la Rome antique ; on n’en dénombre pas moins de 200 lors des trois
derniers siècles de la République. Certains de ces triomphes ont
même laissé de grands souvenirs dans l’esprit de leurs
contemporains, comme ceux de Scipion en -201 (après la victoire sur
Hannibal, à Zama, lors de la seconde guerre punique), de Paul Emile en
-167, de Pompée en -61 et bien évidemment de Jules César en -46.
Simplement défini, le Triomphe romain est une cérémonie de
prestige octroyée par le Sénat au bénéfice d’un général qui se
trouve autorisé à entrer dans la Ville pour y exalter sa victoire.
La procession suit un itinéraire précis : elle débute toujours
auxChamps de Mars, traverse le Circus Maximus pour atteindre
le Forum, et se poursuit jusqu’au Capitole en
empruntant la Via Sacra.
De même, l’ordre et la composition du cortège militaire
répondent à une hiérarchie stricte qu’il est possible de diviser
en trois grands ensembles :
- l’objet du triomphe, c'est-à-dire les prises
de guerre : éléments du butin sous ses différentes formes (armes,
statues, objets précieux), ennemis vaincus et captifs, comme
Vercingétorix qui attendit six ans dans les gêoles du
Tullianum le triomphe de César et qui, exposé à cette
occasion, fut étranglé peu après, de retour en cellule…
- les acteurs de la victoire : général,
Etat-major, armée
- les animaux destinés au sacrifice devant le
temple de Jupiter capitolin (des bovins la plupart du temps, jusqu’à
120 taureaux aux cornes dorées et recouverts de guirlandes pour le
triomphe de Paul Emile…)
Imaginons la scène un instant…
Licteurs munis de leurs faisceaux et gardes armés tiennent les rues
ouvertes et libres en refoulant ceux qui s’avancent au milieu des
voies, la foule se masse de part et d’autre tout au long du trajet,
et se presse également autour du Forum où sont dressés des estrades
; l’affluence est considérable, l’ambiance festive ; les rues sont
jonchées de fleurs, les spectateurs applaudissent les joueurs de
trompette qui précèdent les chariots de dépouilles (casques,
boucliers, cuirasses, jambières, épées, etc.) ; des panneaux et des
tableaux nomment et représentent les cités subjuguées en illustrant
les grandes gestes de la guerre (c’est sur une de ces pancartes que
César aurait fait écrire le célèbre « Veni, vidi,
vici » afin de rappeler sa victoire « éclair » sur le
roi du Pont, Pharnace II) ; suivent ensuite, tête basse, les bœufs
sacrificiels et les captifs de marque ; et c’est alors seulement que,
tiré par quatre superbes chevaux, surgit le char doré du grand
triomphateur : l’imperator est revêtu d’une toge pourpre
brodée d’étoiles, il tient dans une main un sceptre d’ivoire et
dans l’autre une branche de laurier qu’il déposera in gremio
Jovis au terme de la cérémonie ; légèrement en retrait, un
esclave soutient au-dessus de lui une couronne d’or.
Le triomphateur est souvent accompagné de ses enfants, le plus
jeune reste dans le char, les plus âgés sont à cheval ou sur les
chevaux extérieurs du quadrige, accompagnés de près par les
familiers de la campagne victorieuse, eux aussi à monture
(secrétaire, aide de camp, porte-bouclier).
Enfin, derrière, s’avance l’armée, les chevaliers par
escadron, les fantassins par cohorte ; les soldats portent leurs
décorations.
Pour exubérante qu’elle soit, cette "Pompa triumphalis" ne peut
se réduire à un spectacle grandiose et mégalomaniaque. La
cérémonie fait sens et concerne l’Urbs dans sa totalité.
Voté par le Sénat et payé par le Trésor, le Triomphe est doté
d’une dimension religieuse dans la double acception du terme
(relation avec le divin, renforcement de la communauté).
En effet, l’entrée du triomphateur, considéré comme l’élu de
Fortuna, a une valeur bénéfique qui rejaillit sur tous :
c’est le porteur de Felicitas qui revient au cœur de la
cité pour le plus grand profit de l’Etat romain, comme un gage de
sauvegarde et de pérennité, un peu à la façon des vainqueurs des
jeux dans le monde grec.
Tout au long de cette liturgie, l’imperator porte les ornements de
la divinité olympienne, son visage est même passé au minium pour
accentuer sa ressemblance, mais cette identification n’est pas sans
risque et ne doit pas provoquer l’invidia ou les foudres de
la vengeance jupitérienne…
C’est pourquoi le général victorieux multiplie les actions
préventives. Il porte différents talismans destinés à le protéger,
laisse son esclave lui rappeler son humaine condition
(Respice post te ! Hominem te memento ! Cave ne cadas !...
Regarde derrière toi et souviens-toi que tu es un homme ! Attention de
ne pas tomber !), et autorise même ses soldats à
réciter des couplets satiriques et graveleux à ses propres dépens.
L’anecdote, bien connue, est rapportée par Suétone dans sa vie
de César (49, 8) :
« Gallias Caesar subegit, Nicomedes
Caesarem… »
« César a soumis les Gaules, Nicomède a soumis César… »
La formule fait allusion à un épisode de la jeunesse de César
qui, reçu par le roi Nicomède IV de Bithynie, serait devenu son amant
pendant quelques temps.
Cette vulnérabilité du général est encore mieux mise en relief
par le drame qui frappa Paul Emile en -167 ; en effet, celui-ci eut le
malheur de perdre ses deux enfants avant et après son propre triomphe.
Dans les nobles propos que lui fait tenir Tite-Live (Histoire
romaine, 45,48, 9), deux idées fortes s’imposent : les
vicissitudes de la destinée humaine et l’espoir que la Fortune du
triomphateur devienne celle de l’Etat : « Je formai le
vœu -puisque la Fortune avait l’habitude, une fois le sommet
atteint, de retomber en arrière- de voir ma famille plutôt que la
République subir les changements. C’est pourquoi j’espère que la
Fortune de l’Etat en est à jamais quitte de tout danger, du fait du
malheur qui m’atteint de façon si frappante ».
Vicissitude, le mot est lâché… Alternance irréductible du
bonheur et du malheur… Aux yeux des Romains, la cérémonie du
Triomphe propose une image exacerbée de cette Fortune changeante.
Déjà mise en scène de manière frontale dans l’opposition du chef
captif et du vainqueur héroïsé, ce thème est un sujet inépuisable
de méditation pour les auteurs latins qui se plaisent à philosopher
sur les mystères du fatum en racontant la fin terrible et
infâmante de certains imperatores : à l’image de Pompée, triple
triomphateur privé de sépulture après avoir été décapité sur la
plage de Péluse, près d’Alexandrie, sur ordre de Ptolémée XIII,
frère et époux de Cléopâtre, qui pensait par ce geste s’attirer
les bonnes grâces de Jules César… À l’inverse, fait rare mais non
moins notable, Dion Cassius évoque l’étonnante destinée du
général P. Venditius Bassus qui, traîné enfant comme captif dans un
triomphe, célébra le sien quelques décennies plus tard après une
victoire sur les Parthes.
b) la Roche
Tarpéienne
Cette idée d’un malheur insidieux planant au-dessus des gens
glorieux et fortunés a donné naissance chez les Romains à un
proverbe frappant : « Arx tarpeia Capitoli proxima » que
l’on traduit communément par « Il n’y a pas loin du Capitole à
la Roche Tarpéienne !»
La Roche Tarpéienne est une crête rocheuse située à
l’extrémité sud-ouest de la colline du Capitole que les Romains
dédièrent à l’exécution capitale des traîtres à la patrie,
jetés dans le vide du haut du rocher. Tarpéienne vient de Tarpeia,
jeune vestale romaine qui livra la cité au roi des Sabins dont elle
était tombée amoureuse et qui, réclamant pour prix de sa trahison «
ce que les soldats sabins portaient au bras gauche » (des bracelets
d’or), mourut étouffée sous le poids de leurs boucliers qu’ils
portaient également à ce bras.
Le message est on ne peut plus clair, moins connu mais plus radical
encore que le fameux « Sic transit gloria
Mundi », il rappelle à bon escient que la déchéance
et l’oubli peuvent vite se substituer aux honneurs et à la
notoriété.
Même s’il est difficile de savoir s’il est à l’origine de la
citation, cette mésaventure est véritablement survenue à un
dénommé Marcus Manlius Capitolinus. Habitant une maison située sur
le Capitole, ce dernier entendit le cri des oies du temple de Junon qui
annonçait la présence des armées gauloises de Brennus (début du IVe
siècle av. J.C). Ayant donné l’alerte à temps, il fut félicité
et couvert d’honneur après la victoire romaine, mais peu de temps
après, suspecté d’avoir soutenu les revendications des classes les
plus pauvres, il fut condamné à mort pour trahison et jeté du haute
de la roche… On remarquera en passant le goût prononcé des Anciens
pour le « lancer d’êtres humains dans le vide » en mentionnant la
pratique spartiate consistant à se débarrasser des nouveaux-nés
jugés trop faibles ou mal formés du haut d’un promontoire ; mais
Plutarque étant le seul auteur à en faire état dans sa Vie de
Lycurgue, il n’en sera pas dit davantage…
c) Damnatio
memoriae
Sensibles à la réversibilité du sort et friands de manifestations
ostentatoires, les Romains sont même allés jusqu’à inventer une
cérémonie (le terme de pratique serait plus juste) qui s’oppose
radicalement à celle du Triomphe : la « damnatio memoriae
».
Cette mesure est une création plus impériale que républicaine :
elle est tout aussi légale, c'est-à-dire votée et décrétée par le
Sénat, et consiste à détruire d’une façon ou d’une autre toutes
les traces formelles d’un empereur récemment disparu dont le règne
est considéré comme particulièrement néfaste.
Cette condamnation mémorielle est orchestrée par des agents
subalternes de l’Etat qui s’empressent d’effacer dans la pierre
le nom et la titulature du défunt (consulat, puissance tribunicienne,
pontificat…) ou qui s’appliquent à renverser les statues du
monarque abhorré, le plus souvent, on se contente de scier la tête,
le corps peut toujours resservir…
Les exemples ne manquent pas : Caligula en 41, après son assassinat
; Messaline en 48, après son exécution, Domitien en 96 dont la
politique anti-sénatoriale déchaîna le courroux de la Curie après
sa chute (décrochage des écussons et des effigies fracassés à même
le sol, effacement de ses inscriptions, remplacement de sa tête sur
les sculptures par celle de son successeur Nerva…)
Pour être honnête, le Sénat n’est pas le seul à procéder
ainsi et plusieurs empereurs de leur vivant ont cherché à supprimer
les traces de certains proches, jugés trop « encombrants » : il en
fut ainsi de Caracalla avec son frère Geta et d’Héliogabale avec
son cousin, le futur Alexandre Sévère (IIIème siècle).
Là encore, les revers de fortune et les retours en grâce sont
légion. Commode, le funeste fils de Marc Aurèle, connu pour se
produire dans l’arène en « Hercule chasseur de fauves », fut visé
après sa mort par la mesure sénatoriale, mais vite réhabilité par
l’empereur suivant, Septime Sévère, qui cherchait à rattacher sa
dynastie aux Antonins. À l’inverse, le même Héliogabale fut victime
à son tour de la « damnatio » après son assassinat de 222 : tous
ses portraits furent jetés dans le Tibre (on n’a retrouvé aucun
buste qui corresponde à son profil monétaire), suivant ainsi le sort
de leur modèle dont le corps massacré fut précipité dans un égout
avant d’être régurgité au milieu des renvois putrides…
Malgré la violence des actes, il ne s’agit pas là de la
manifestation d’une fureur populaire, (celle-ci a bien évidemment
existé : renversement des statues d’Agrippine et lynchage de
l’empereur Galba au Ier siècle), sinon de la réponse sénatoriale
à l’absolutisme du souverain. César concentrant toutes les
magistratures entre ses mains, le bonheur de ses sujets dépend de sa
nature plus ou moins équilibrée, la « damnatio » sanctionne donc un
abus de pouvoir. Les Romains ont intégré progressivement
l’idéologie impériale de la tradition hellénistique : celle du «
bon roi », du « bon pasteur » qui gouverne en délégation des dieux
qui l’ont élu. Pour reprendre la formule explicite de Lucien
Jerphagnon : « Ce que Jupiter est au Cosmos, le monarque
l’est à l’empire ». De fait, cette haute
responsabilité explique la chute sévère qui attend le monarque qui
aura déçu les attentes charismatiques par un comportement indigne et
insultant. Quand on sait que l’autre face de la médaille réservé
à l’empereur est l’apothéose, c'est-à-dire le processus de
divinisation post mortem, on saisit mieux la rigueur de l’alternative
impériale : ou dieu, ou rien... Le Panthéon ou l’oubli.
Deux notions en guise de
conclusion…
Les mythes, les références philosophiques, les sources
littéraires et les événements historiques que nous venons
d’étudier nous ont fourni au fil des pages de nombreux exemples des
usages de la chute.
Toutefois, ces analyses plus ou moins détaillées, mais nullement
exhaustives, ne doivent pas se limiter à un enchaînement de remarques
disparates et déconnectées les unes des autres.
Sans prétendre à une synthèse totalisante, il est cependant utile
de chercher des liens susceptibles de réunir ces différentes
approches. Existe-t-il, pour elles, un plus petit commun dénominateur
?
Pas un, mais deux, semble-t-il…
Hybris et Fortuna !
La pensée grecque classique se caractérise par le primat accordé
aux notions d’harmonie, de mesure et de proportion. Le monde est un
cosmos, c'est-à-dire un ensemble fermé, ordonné et cohérent, mu par
un esprit rationnel, le logos. Le contraire du cosmos, c’est le
chaos, le monde informe et désordonné.
Les êtres humains, comme les autres êtres vivants, sont des
éléments du cosmos, et dotés à ce titre d’une fonction
spécifique. Chaque individu doit chercher, trouver et accomplir sa
nature propre en s’y conformant, le tout en harmonie avec la Nature
(Phusis).
Cette conception du monde nous permet de comprendre l’importance
donnée au nombre d’or chez les Pythagoriciens, ou la recherche des
proportions parfaites dans la statuaire grecque. À l’inverse, elle
nous permet également de saisir la raison pour laquelle la faute la
plus impardonnable aux yeux des penseurs helléniques se nomme la
démesure, l’hybris…
L’hybris, c’est un sentiment violent commandé par l’orgueil,
l’exact contraire de la modération (la Sophrosune), c’est
l’excès de risque pris par Icare et Phaéton, les crimes inhumains
de certains humains ou même la prétention de certains philosophes à
contester l’ordre social : on connaît l’hybris quand on désire
davantage que la part accordée par le destin ; et de fait, la chute
apparaît comme la conséquence inévitable de la démesure, une des
sentences possibles que l’on réserve à ceux qui agissent mal
volontairement, à ceux qui outrepassent leur rôle ou leur nature.
La chute est un rappel à l’ordre toujours sévère, et même
cruel quand les auteurs de l’hybris ne sont pas vraiment les
responsables de leurs actes (c’est la peste qui s’abat sur Thèbes
après l’union de Jocaste et d’Œdipe, provoquant l’exil et
l’aveuglement de ce dernier ; c’est la honte qui s’abat sur Ajax
quand, abusé par Athéna, il découvre le carnage des moutons en lieu
et place de ses ennemis et qui le conduit au suicide).
« MEDEN AGAN », « RIEN DE TROP », était-il gravé sur le
fronton du temple de Delphes…
Si l’hybris est une source d’explication satisfaisante pour les
principaux cas de chute, elle ne peut, malgré tout, rendre compte à
elle seule de tous les exemples évoqués.
Ainsi, dans les propos de Paul Emile, il n’est nullement question
de démesure, mais d’une force indépendante de la volonté humaine,
imprévisible et inévitable : la fortune !
Fortuna… Divinité romaine des plus ambiguës.
Son imagerie populaire est connue. Censée personnifier la chance et
le hasard, elle est représentée les yeux bandés, tenant dans sa main
une corne d’abondance d’où s’échappent généreusement les
trésors qu’elle déverse sur l’humanité, mais dotée également
d’une roue ou d’une sphère, symboles de sa versatilité. Les
Anciens eux-mêmes définissaient sa fonction en se fondant sur
l’étymologie et la rattachaient ainsi à l’idée de hasard
(Fortuna/Fortuitis).
Initialement déesse-mère protectrice, Fortuna a connu une
importante évolution sous l’influence de la « Tyché »
hellénique. Cette nymphe subalterne demeurée longtemps simple
allégorie a pris une place de premier rang dans la religiosité
grecque à partir du IVème et du IIIème siècles, au moment précis
où une grave crise culturelle et politique donnait naissance au monde
hellénistique (conquête d’Alexandre, effondrement de l’Empire
perse, fin de l’indépendance des cités et sentiment de chaos).
Puissance fatale, force aveugle et mobile, parfaitement amorale,
constamment inconstante, reine du monde ravalant l’homme au rang de
jouet, la Tyché devient une référence incontournable dans les
discours des orateurs comme Démosthène ou des dramaturges comme
Ménandre qui fait dire à un de ses personnages « Tout ce
que tu as appartient non pas à toi-même mais à la Fortune… Qui
sait si elle ne va pas te dépouiller de ces biens pour les faire
passer tous aux mains d’un autre qui en sera indigne ?
»
Par le biais de « l’interpraetatio graeca », la Fortuna romaine
va reprendre de nombreux traits de la Tyché grecque. En 194 avant J.C,
une dédicace au temple de Fortuna Publica est célébrée à Rome.
Fortuna devient la déesse de la chance et de la victoire, protectrice
de l’Empire romain. Connaissant de nombreuses métamorphoses au fil
du temps, Fortuna va être récupérée au dernier siècle de la
République par les généraux ambitieux qui, comme Sylla, Pompée et
César, aspirent au pouvoir personnel. Objet de propagande, la fortune
devient un attribut du charisme monarchique des imperatores.
« Tu portes César et sa Fortune ! »
aurait lancé fièrement le divin Jules au pilote de la petite
embarcation dans laquelle il avait pris place et qui voguait vers
Brindes malgré la forte tempête (Suétone, Iul, 76, 1.)
Cette protection de la Fortune n’empêchera pas César de tomber
sous les coups de poignard de ses assassins, le jour des îdes de Mars
de l’année 44 avant J.C
Mais quelle interprétation donner à ce célèbre événement ? Le
vainqueur d’Alésia a-t-il été victime, comme les autres, de la
terrible Tyché qui, sans prévenir, reprend aussi vite ce qu’elle a
donné ?
A-t-il été victime de sa propre démesure en aspirant au rang de
monarque après cinq siècles de régime républicain ?
Sanction de l’Hybris ou caprice de la Fortuna ?
La question reste ouverte…
Bibliographie
Dictionnaire de la mythologie grecque
et romaine, Dorothéa Von Coenen, Brepols, 1992
Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Henri
Grimal, PUF, 1991
Guide mythologique de la Grèce et de Rome, Georges
Hacquard, Hachette Education, 1990
Au bonheur des sages, Lucien Jerphagnon, Hachette
Littérature, 2006
Les mythes de Platon, choix de textes présenté par
Jean-Luc Braudeau, GF Flammarion, 2005
Le triomphe romain et son usage politique aux trois derniers
siècles de la République, Jean-Luc Bastien, Ecole Française de
Rome, 2007
Fortuna, le culte de la Fortune à Rome dans le monde
romain, Jacqueline Champeaux, Ecole française de Rome, 1979.
mis en ligne le 7 septembre 2010
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