La chute, peut-être

par Claude Bureau
 

 


La chute, on l'imagine dure, bruyante, imprévisible, irrésistible et, en quelque sorte, totalement extérieure à soi-même : involontaire. Elle offre ainsi l'exemple parfait d'un cas de force majeure [1] dans toute sa pureté démonstrative. Que celui qui n'a jamais chu puisse oser affirmer le contraire, quoi d'étonnant : la chute n'est jamais douce à celui qui la subit, elle est toujours ridicule ou pitoyable pour celui qui y assiste. Pourrait-il d'ailleurs exister des chutes librement consenties après un accord mutuel avec cette force mystérieuse dont elles sont les effets et à laquelle nulle chose ni nul être sur la Terre ne sauraient échapper : la pesanteur ? Pas de chute sans pesanteur, pas de pesanteur sans chute ni de pesanteur sans corps. Telle est l'inflexible et dure loi du monde habité.

Pourtant, l'engeance humaine qui le peuple, le conquiert et le domine, loin de considérer cette force, chose du monde la mieux partagée, comme commune et courante, révère avec crainte et respect, et ce jusqu'à un point majeur d'angoisse existentielle, cet effet brutal et soudain de la pesanteur sur son corps voire sur sa vie. Ainsi, l'humanité prodigue-t-elle avec magnificence cette humble révérence soit pour tenter de s'en préserver, soit pour la transgresser dans des jeux où elle en contraint les effets ou elle en détourne les conséquences dans des rituels plus ou moins compliqués [2]. Ou mieux encore, dans l'ordre des mythes, des légendes et des fables, l'imagination humaine la met-elle en scène de manière propitiatoire pour s'en prémunir ou circonvenir la chute finale, comme dans cet extrait de Frédéric Nietzsche, pris dans "Ainsi parlait Zarathoustra – un livre pour tous et pour personne" :

"Mais alors il advint quelque chose qui fit taire toutes les bouches et qui fixa tous les regards. Car pendant ce temps le danseur de corde s'était mis à l'ouvrage : il était sorti par une petite poterne et marchait sur la corde tendue entre deux tours, au-dessus de la place publique et de la foule. Comme il se trouvait juste à mi-chemin, la petite porte s'ouvrit encore une fois et un gars bariolé, qui avait l'air d'un bouffon, sauta dehors et suivit d'un pas rapide le premier. « En avant, boiteux, cria son horrible voix, en avant, paresseux, sournois, visage blême ! Que je ne te chatouille pas de mon talon ! Que fais-tu là entre ces tours ? C'est dans la tour que tu devrais être enfermé; tu barres la route à un meilleur que toi ! » - Et à chaque mot il s'approchait davantage; mais quand il ne fut plus qu'à un pas du danseur de corde, il advint cette chose terrible qui fit taire toutes les bouches et qui fixa tous les regards : - le bouffon poussa un cri diabolique et sauta par-dessus celui qui lui barrait la route. Mais le danseur de corde, en voyant la victoire de son rival, perdit la tête et la corde; il jeta son balancier et, plus vite encore, s'élança dans l'abîme, comme un tourbillon de bras et de jambes. La place publique et la foule ressemblaient à la mer, quand la tempête s'élève. Tous s'enfuyaient en désordre et surtout à l'endroit où le corps allait s'abattre.

Zarathoustra cependant ne bougea pas et ce fut juste à côté de lui que tomba le corps déchiré et brisé, mais vivant encore. Au bout d'un certain temps, la conscience revint au blessé, et il vit Zarathoustra, agenouillé au près de lui : « Que fais-tu là ? Dit-il enfin, je savais depuis longtemps que le diable me mettrait le pied en travers. Maintenant il me traîne en enfer : veux-tu l'en empêcher ? »

« Sur mon honneur, ami, répondit Zarathoustra, tout ce dont tu parles n'existe pas : il n'y a ni diable ni enfer. Ton âme sera morte, plus vite encore que ton corps : ne crains donc plus rien ! »

L'homme leva les yeux avec défiance. «Si tu dis vrai, répondit-il ensuite, je ne perds rien en perdant la vie. Je ne suis guère plus qu'une bête qu'on fait danser avec des coups et de maigres nourritures. »

« Non pas, dit Zarathoustra, tu as fait du danger ton métier, il n'y a là rien de méprisable. Maintenant ton métier te fait périr : c'est pourquoi je vais t'enterrer de mes mains. »

Quand Zarathoustra eut dit cela, le moribond ne répondit plus; mais il remua la main, comme s'il cherchait la main de Zarathoustra pour le remercier." [3]

Ainsi, la chute obsède-t-elle les songes et hante les jours de chacun. La sienne, en propre, en tous lieux et en tous instants, jusqu'au bord même du sommeil où, accoudé dans la lumière sur la table de la veillée, on lutte sous les paupières qui tombent et on se refuse à rompre le cercle des vivants. Obsédé et hanté aussi par celle des autres qui, de proche en proche, par contagion réciproque, risquent d'entraîner à son corps défendant la sienne irrésistiblement. Ainsi, l'énigme que le Sphinx a soumise à la sagacité d'Œdipe [4] en camouflait-elle une autre car elle était occultée par les deux versants de la vie qui ouvraient et fermaient le triptyque inclus dans la question du monstre. Œdipe ne répondit pas à cette énigme cachée et n'aurait su la résoudre : pourquoi l'immense orgueil de notre race la rend-elle si obstinée, et ce dans la force de son âge, à vouloir vivre dressée sur ses deux pieds ? Pourquoi passe-t-elle ses plus beaux jours en équilibre instable à esquiver, souvent avec une belle insouciance, la dure, bruyante, imprévisible et irrésistible chute ?

Aucune réponse de certitudes ne viendra ici ou là clore cette interrogation. "Probablement ceci...", "probablement cela..." s'essayeront vainement à asseoir les causes de cette station maintenue indéfectiblement verticale. Maintenant, elle est inévitablement inscrite dans le destin de la race humaine qui, peut-être, un jour voulut voir plus loin, au delà des hautes herbes de la savane. Pour des générations et des générations, cette curiosité primordiale, en voulant vaincre l'inconnu qui ondoyait dans l'entrelacs des chaumes, la prédispose à côtoyer tout le long de sa vie la chute et toutes ses conséquences.

Toutefois, lors de ce choix improbable, l'audace humaine l'emporta-t-elle sur la prudence des vieilles races. A la différence des dinosaures [5] ou des oiseaux dont ils descendent, la grosse et lourde tête de l'humain n'est pas emmanchée au bout d'un long et souple cou. Sa bipédie, revendiquée dès le plus jeune âge par son désir et sa volonté d'explorer le monde qui l'entoure et par les encouragements attentifs de ses géniteurs, ne le préserve cependant pas des chutes. Elle expose la boîte pensante perfectionnée, qui siège dans son crâne pesant, à toutes les avanies possibles. Cette station debout laborieusement acquise est certainement, de toutes celles qu'un corps soumis à la pesanteur puisse adopter, la plus inconfortable et la moins stable. Station d'autant plus déséquilibrée que l'être, qui la pratique avec tant de constance irresponsable, se fait de son propre corps une représentation mentale difforme et monstrueuse, semblable à une grotesque moyenâgeuse couronnée d'un chef hypercéphale, aux yeux exorbités plus gros que le ventre et à l'appétit insatiable. [6]



L'homoncule de Penfield

De plus, ce handicap mental s'alourdit-il de circonstances aggravantes car la vitesse d'impact sur le sol de ce crâne, en cas de chute produite par un pied qui se dérobe, est d'autant plus importante que celui qui l'endure est de grande taille. Ainsi, toute la complexion du corps humain et ses manières de déambulations ordinaires et extraordinaires font donc de cette tête si lourde et si précieuse la cible des pires traumatismes en cas de chute inopinée. Tête en avant, tête en arrière, c'est tout comme, et ses effets en sont souvent tragiques et irréversibles. Bipède humain, mon frère, sache-le : le port du casque est obligatoire car la chute peut être….

Notes

1. Concept juridique qui exempte celui qui la subit de sa responsabilité.

2. Sans remonter aux origines du Sumo ou à l'invention du parachute par Léonard de Vinci, les civilisations humaines n'ont pas cessé de créer des artefacts afin d'utiliser la chute des corps sans que ceux-ci n'aient à en subir les dommages. Des plus rustiques et des plus simples en allant aux plus élaborés et aux plus compliqués, comme l'art du funambule ou du danseur de corde en allant aux sports contemporains de glisse sur l'eau, la terre, la neige et les airs, etc. Dans le même temps qu'ils se sophistiquent, ils exigent pour leur mise au point des outils mathématiques qui dépassent l'analyse algébrique classique.

Elle était suffisante, au début du XIXème siècle, pour permettre au mathématicien Joseph-Balthazard Bérard de décrire, en 1810, la courbe du danseur de corde. Celle-ci est le lieu des pieds d'un funambule marchant sur une corde attachée à un point fixe à l'une de ses extrémités, dénommé O, passant par une poulie, dénommée A, située à même hauteur que l'extrémité attachée, et tendue par un contrepoids attaché à l'autre extrémité. Si k est le rapport de la masse du contrepoids sur la masse du danseur de corde, O l'extrémité attachée, A la poulie assujettie en (a, 0), l'axe Oy étant orienté vers le bas, les lois de la statique donnent avec b=ka l'équation cartésienne ci-après :

L'analyse aboutit aux conclusions qui suivent. Si k<1 (le poids du funambule dépasse celui du contrepoids), la courbe possède une asymptote verticale x = b = ka. Il est donc remarquable de constater que le danseur de corde ne chute pas tant qu'il n'a pas dépassé une abscisse limite, c'est-à-dire qu'il ne se soit pas trop avancé sur sa corde. Sinon, la courbe est un arc joignant O à A. Dans le cas où k=1, la courbe est une strophoïde droite. Quand k tend vers l'infini, la courbe se rapproche d'un kappa.

En 1810, voici ce qui était suffisant à un danseur de corde pour savoir ne pas choir ou, à défaut du respect des valeurs de cette courbe, choir. En revanche aujourd'hui, la mise au point du moindre matériel utilisé pour jouer avec la pesanteur exige une puissante modélisation mathématique établie par un bureau d'études spécialisé et équipé d'un réseau d'ordinateurs du dernier cri.

Pour les curieux de mathématiques, ils peuvent consulter avec profit ce problème et sa solution, ainsi que bien d'autres, dans les "Opuscules mathématiques" de Joseph-Balthazard Bérard, publiés en 1810 chez le libraire F. Louis, 6 rue de Savoie à Paris et consultables sous forme numérisée dans le fond Gallica de la Bibliothèque nationale de France sur son site http://gallica.bnf.fr/.

3. Extrait du prologue de "Ainsi parlait Zarathoustra – un livre pour tous et pour personne", Frédéric Nietzsche, chapitre 6 du prologue, pages 17 et 18, édition du Mercure de France, 1963, traduction d'Henri Albert.

Ce thème de la chute du danseur de corde, est aussi celui que traita, au XVIIIème siècle, le petit-neveu par alliance de Voltaire, le fabuliste Jean-Pierre Claris de Florian :

Le Danseur de corde et le Balancier

Sur la corde tendue un jeune voltigeur
Apprenoit à danser ; et déja son adresse,
Ses tours de force, de souplesse,
Faisoient venir maint spectateur.

Sur son étroit chemin on le voit qui s’avance,
Le balancier en main, l’air libre, le corps droit,
Hardi, léger autant qu’adroit ;
Il s’éleve, descend, va, vient, plus haut s’élance,
Retombe, remonte en cadence,
Et, semblable à certains oiseaux
Qui rasent en volant la surface des eaux,
Son pied touche, sans qu’on le voie,
À la corde qui plie et dans l’air le renvoie.

Notre jeune danseur, tout fier de son talent,
Dit un jour : à quoi bon ce balancier pesant
Qui me fatigue et m’embarrasse ?
Si je dansois sans lui, j’aurois bien plus de grace,
De force et de légèreté.
Aussitôt fait que dit. Le balancier jeté,
Notre étourdi chancelle, étend les bras, et tombe.
Il se cassa le nez, et tout le monde en rit.

Jeunes gens, jeunes gens, ne vous a-t-on pas dit
Que sans regle et sans frein tôt ou tard on succombe ?
La vertu, la raison, les loix, l’autorité,
Dans vos desirs fougueux vous causent quelque peine ;
C’est le balancier qui vous gêne,
Mais qui fait votre sûreté.

La morale de cette fable, à n'en pas douter, sanctionne du danseur de corde l'Hybris, évoquée dans la synthèse conclusive du mémoire de Daniel Poza : "Cave ne cadas ! ou du bon usage de la chute dans le monde antique". Quant au bouffon dans la parabole de Nietzsche, est-il l'incarnation de l'Hybris ou de la Fortuna ? La question reste ouverte, comme dans la conclusion du mémoire précité.

4. Selon Pseudo-Appolodore d'Athènes, l'énigme était formulée, dans sa Bibliothèque, comme ceci : "Quel être, pourvu d'une seule voix, a d'abord quatre jambes, puis deux jambes et trois jambes ensuite ?" Selon Jean Cocteau, qui fit naître dans le cœur du Sphinx, devenue une belle jeune femme dans sa pièce "La machine infernale" (édition Le livre de poche) une passion amoureuse pour Œdipe, le monstre aurait révélé sur le mode du conditionnel présent le fin mot de l'énigme et ainsi sauvé la vie à Œdipe mais ne l'aurait pas préservé hélas de son sinistre destin : "… et je te remettrais au fait en te dévoilant l'énigme. Cet animal est l'homme qui marche à quatre pattes lorsqu'il est enfant, sur deux pattes quand il est valide, et lorsqu'il est vieux, avec la troisième patte d'un bâton."

5. La plupart des dinosaures connus et des oiseaux possèdent un nombre variable de vertèbres cervicales supérieure à celui des mammifères et aux sept vertèbres qui articulent le cou des humains.

6. L'homoncule de Penfield qui hante les antichambres des neurosciences.



mis en ligne le 7 septembre2010