Le déséquilibre

par François Jeannet
 

 


Il est amusant de constater que le mot occident vient du latin cadere qui veut dire tomber et qui a engendré le beau verbe choir ; est ce pour cette raison que la culture occidentale est obsédée par la chute et la décadence ? Ou bien l’homme est-il préoccupé par cette question en raison de sa posture bipède qui lui impose un effort constant pour ne pas tomber ? Ou bien encore est-ce l’apport chrétien à l’occident avec la notion centrale de chute ou péché originel qui serait déterminant ? C’est le cas de dire que nous tombons sur une question d’une grande ampleur que je ne suis pas prêt de résoudre !

En tous cas le tableau de Bruegel intitulé La parabole des aveugles est emblématique : la chute est bien réelle, mais c’est aussi une chute métaphorique. La déchéance (encore un terme lié à l’idée qui nous occupe) des aveugles est physique, mais plus encore morale. Saint Matthieu : « laissez-les [les pécheurs égarés] : ce sont des aveugles conducteurs d’aveugles ; mais si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tomberont tous deux dans le fossé. »

Avant de continuer ma petite enquête, permettez-moi de parler d’une autre chute qui éclairera l’aspect plastique de l’œuvre : Adam et Eve chassés du paradis de Masaccio dans la chapelle Brancacci à Florence.

Nos ancêtres mythiques sont représentés dans une petite case (relativement à l’ensemble) d’une fresque imposante consacrée à Saint Pierre fondateur de l’Eglise proprement dite. Les malheureux descendent sur le chemin, chassés par l’ange armé d’un glaive, vers la droite. Pourquoi vers la droite alors qu'elle est traditionnellement associée à quelque chose de positif ? En réalité, ils descendent à la gauche de l'ange qui distribue la justice, très souvent représenté de face. Comment pourrait-on imaginer un ange de dos (de même pour Dieu) ? Ce détail important du point de vue plastique n’est jamais oublié par les peintres et nous vient de la Bible naturellement : les élus sont – au jugement dernier – à la droite de Dieu et les réprouvés à sa gauche (ce qui est inversé dans les représentations puisque Dieu est vu de face). Soit dit en passant admirons le jeu des jambes des deux pécheurs croisées et en x occasionnant une posture bouleversante : ils semblent tituber sous le poids de leur écrasante culpabilité et de leur désespoir.

Revenons à nos aveugles.

Ils tombent également vers la droite en bas ; mais là l’effet est accentué par la suggestion d’une diagonale implacable dont ils ne peuvent se dépêtrer. La diagonale vers la droite en haut est toujours plus ou moins consciemment perçue comme satisfaisante ; au contraire l’oblique (déjà en soi signe de déséquilibre) vers la droite en bas est pour ainsi dire son opposé et accentue le malaise. Bruegel se dissimule toujours derrière un humour « saucisses frites », mais la bonhomie de cette scène de genre à la flamande n’empêche pas de remarquer l’extrême rigueur de la composition. Le jeu d’angle des bâtons exprimerait à lui seul la chute puisque aucun bâton n’est vertical ou horizontal (les deux directions de la stabilité). La seule verticale soutient le premier aveugle (à gauche) qui n’est pas encore tombé, si on excepte celle qui compte, celle de l’église, garante de l’équilibre conformément au texte.

Mais le tableau est extraordinaire à un autre titre : Les aveugles sont en réalité un seul personnage en train de tomber ; c’est du cinéma ! Bruegel a réussi à introduire le temps dans la peinture avec la succession du mouvement, idée géniale encore renforcée par le paysage : à la chute brutale et soudaine des misérables s’oppose la pérennité d’un paysage immuable et immobile. Intemporalité d’une part (et même stéréotype), intrusion du temps et de la vitesse de l’autre. L’expression de l’accélération anticipe de deux siècles sur les recherches du photographe Marey en 1880 sur la décomposition du mouvement grâce à la photographie instantanée. La peinture est rendue plus amère et violente par le choix étrange des couleurs : les vêtements des pauvres hères sont de couleur terne et sale : gris, marronnasse, violacé, avec quelques verts bizarres soulignant le côté acide du propos ; les gris sont même grattés pour suggérer l’usure des vêtements ; tout le tableau est peint de manière légère, le paysage est agreste et printanier, qui renforce l’ironie distanciée du peintre. Il faut mentionner enfin l’acuité de l’observation : tous les aveugles sont atteints d’une cécité particulière ; certains spécialistes ont émis l’hypothèse que Bruegel était médecin.

Le tableau date de 1568, soit un an avant la mort du peintre. Cette année-là sont assassinés les ducs d’Egmont et de Horn, événement qui marque le début de l’insurrection des provinces hollandaises de l’empire de Charles Quint et la guerre d’indépendance. L’agitation due à la Réforme fait s’écrouler l’espoir d’une Eglise stable et havre de paix. L’univers de Bruegel est marqué par la violence et l’oppression. Dieu est désespérément absent, submergé sans doute par la bêtise.

L’absence de Dieu est manifeste dans un autre tableau de notre peintre : La conversion de Saint Paul.

Encore une chute ! Celle-ci est fondatrice de la religion chrétienne : Saint Paul tombe brutalement de cheval sur la route de Damas en entendant une voix lui dire : « Saül, pourquoi me persécutes-tu ? ». La peinture montre une armée de cavaliers et de fantassins gravissant un chemin escarpé des Alpes. Cette fois-ci l’armée est orientée selon une oblique ascendante (vers la droite en haut). Comme toujours chez Bruegel le paysage est grandiose, sans doute inspiré par son voyage en Italie dans sa jeunesse, voyage initiatique pour tout peintre occidental à l’époque et qui passait obligatoirement par les Alpes. Le tableau date de 1567, donc un an avant les aveugles. On pense évidemment à Hannibal traversant les Alpes. Mais la réalité est tout autre, comme toujours chez Bruegel, inspirée par l’actualité. Face au soulèvement iconoclaste de septembre 1566 où des fanatiques brûlent des tableaux, des églises, mutilent des statues et autres joyeusetés, Philippe II, par une réaction rapide, envoie des régiments espagnols stationnés en Lombardie qui traversent les Alpes pour rejoindre les Flandres. On mesure ainsi le caractère exceptionnel et étrange de l’inspiration du peintre qui parvient à relier le texte le plus intemporel à l’actualité la plus brûlante. La chute de Saül (le futur saint Paul) passe totalement inaperçue, au centre exact du tableau pourtant, dans un mouvement panoramique du déploiement de l’armée. Ce n’est pas sans faire penser à la chute d’Icare (du même auteur) perdue dans un paysage sans rapport avec le drame qui se déroule. Bruegel est le spécialiste de la distanciation, du décalage. L’épisode célèbre des Actes des Apôtres est secondaire par rapport à la difficulté des soldats à gravir ce sentier escarpé – en diagonale qui sépare deux trouées perspectives, l’une à gauche en bas et l’autre à droite en haut (toujours cette orientation privilégiée). L’espace semble vu par un grand angulaire d’appareil photo, les personnages subissent la perspective de diminution souvent utilisée par le peintre. Au premier plan un cavalier semble sorti d’un tableau du siècle précédent (toujours l’archaïsme voulu masquant l’actualité du sujet).

Une autre chute :

La chute des anges rebelles est elle aussi d’un archaïsme patent : les anges ressemblent à ceux de van der Weyden ; et pourtant… l’espace est incertain, aussi bien aquatique qu’aérien, comme dans les peintures de Tanguy ; mais il est aussi matériel au sens qu’il n’est que couleur et rien d’autre ; en cela il est moderne. Le brun dans lequel sont englués les monstres est une couleur de terre qui exprime la pesanteur. A l'inverse, le bleu est une couleur d'air, exprimant la légèreté et l'apesanteur des anges. Le cercle lumineux en haut ne contient pas Dieu le père comme dans un Jugement Dernier du siècle précédent, il a avant tout un rôle formel ; du reste le tableau est très « formel » : les courbes des trompettes répondent aux drapés et aux ailes des anges par des savantes contre-courbes. Les épées et les bras blancs construisent l’espace par opposition au désordre de plus en plus grand au fur et à mesure de la descente ; cette chute est une dégringolade ; les formes les plus simples (ou les plus géométriques) sont en haut – le domaine de l’ordre divin. L’informe et le compliqué est réservé aux anges rebelles déformés au sens littéral par la folie et la haine. Ce monde des bas-fonds est naturellement habité par des monstres « ichtiques » à bouches de poissons avides et muettes ; car le cri impuissant, l’oralité bestiale appartiennent au monde d’en bas, du silence, la maîtrise et la musique au domaine supérieur, le monde des anges. Ce tableau est un vrai morceau de musique avec son rythme effréné !

Décidément Bruegel a exploité comme personne ce thème de la chute, depuis l’aspect comique jusqu’au désastre qu’il renferme. Il est exceptionnellement sensible à l’actualité de son époque, époque en chute libre comme toutes les périodes de guerre civile où toutes les institutions – civiles et religieuses – tombent.

Non, Cézanne n’est pas Newton, même si ses pommes tombent d’une drôle de manière ! Il plaçait des allumettes, dit-on, sous les pommes et les assiettes de ses natures mortes pour qu’elles semblent tomber. Et en effet tous les objets tombent dans ses tableaux ; les paysages sont sur le point de s’écrouler, ses modèles s’affaissent lentement, et pas seulement parce que les séances de pose étaient excessivement longues. Il construit le tableau plastiquement à partir de ce qui lui semble être un désordre, une chute ; ou bien un bouleversement géologique.

Les toiles consacrées à la carrière Bibémus étudient, scrutent des creusements, des chutes, des surgissements de roches à partir desquels le peintre reconstruit ou interprète le tableau (le sujet est devenu motif). Il disait se renseigner sur le passé géologique de sa région ; la Sainte Victoire semble dans ses peintures sortie de terre comme d’un lointain passé. Ses autres œuvres dans l’ensemble paraissent tomber, de même que les portraits de Giacometti semblent s’éloigner. Les maisons sont presque toujours penchées ou de guingois, les pommes en équilibre instable, les drapés expriment des plissements géologiques, des fractures, bref tout s’écroule.

Peut-être une partie de l’explication de cette vision chaotique et marquée par la pesanteur vient-elle de sa lecture assidue de Lucrèce. On se souvient du clinamen, c'est-à-dire la chute oblique des atomes, notion centrale dans la théorie atomique du poète. Cette vision « fataliste » de la matière, ou en tout cas fondée sur la Nécessité, l’anankè des Grecs, Cézanne la fait sienne car elle correspond à ses propres obsessions.

On dit que Cézanne ne supportait pas d’être touché parce qu’il aurait été poussé dans un escalier à l’école et qu’il serait tombé. Cette anecdote vaut ce qu’elle vaut, mais elle rappelle la théorie de l’acte créateur provoqué par un souvenir d’enfance enfoui dans l’inconscient car traumatique, théorie sinon inventée du moins développée par un chercheur du nom de Jean Paul Weber, qui a posé des questions passionnantes sur la genèse de l’œuvre de Stendhal, entre autres. Il a écrit des pages éclairantes sur le plaisir-déplaisir du sentiment esthétique et a posé l’hypothèse du « thème personnel » qui permet la création. L’enfance est le paradis perdu (bien sûr on pense à la chute de nos premiers parents bibliques : sortir de l’enfance, c’est tomber de haut. Nous disons qu’une chose tombe dans le domaine public ou qu’elle tombe sous le sens. Advenir c’est tomber).

Quoi qu’il en soit, l’œuvre de Cézanne tout entière est sous le signe du drame et de la catastrophe. Il disait lui-même « voir les lignes tomber » ; la forme lui échappait. Ce n’est pas une pose chez lui, nous pouvons légitimement faire le lien avec la philosophie de l’époque, notamment Bergson qui réintroduit le devenir et le changement dans la pensée, bien après Héraclite et Lucrèce.

Bergson écrit l’Essai sur les données immédiates de la conscience en 1889. Ce livre est emblématique d’une époque qui a subi le triomphe du positivisme : c’est l’apogée du scientisme conquérant et sûr de lui. Certains philosophes manifestent alors un rejet de la raison ; Bergson tente une synthèse des recherches scientifiques de l’époque avec les philosophies consacrées à l’exploration de l’esprit, ce que lui reprochera Maritain dans son hostilité du matérialisme. Il met donc sur pied une théorie de l’élan vital qui est une impulsion créatrice d’où la vie est issue ; la nature est imprévisible, la vie est un dynamisme créateur. Pour parvenir à la connaissance de cet élan vital, la raison est insuffisante, il faut une faculté de l’esprit que Bergson nomme intuition, c'est-à-dire la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur de l’objet considéré pour en quelque sorte fusionner avec lui avec ce qu’il a d’unique (puisque chaque expérience ne se fait qu’une fois dans le temps, elle en est indissociable). La coïncidence avec l’objet est immédiate, contrairement à la raison qui procède par étapes : il n’y a donc pas d’objectivité. Mais l’intérêt de Bergson est de s’intéresser à la science, notamment la biologie et la théorie transformiste. Sa philosophie peut nous intéresser encore aujourd’hui en raison de son esprit d’ouverture et de sa vision dynamique et optimiste du monde (et parce qu’elle représente une étape historique de la pensée. Néanmoins sa théorie de l’élan vital est abandonnée par les biologistes actuels en raison d’un finalisme souterrain : la vie aurait une cause – l’énergie – qui la ferait naître, une sorte d’intention. Les scientifiques actuels restent attachés au caractère imprévisible et créateur de la vie mais ils estiment plus fécond de faire émerger la vie du hasard seul.

Cette digression du côté de Bergson me semble utile pour faire comprendre l’attitude de Cézanne vis-à-vis de l’objet, bien que je pense qu’il ne l’a jamais lu, mais c’était dans l’air du temps comme on dit. Il se concentre pendant des heures devant l’objet dans un état d’esprit fusionnel, il refuse les méthodes académiques fondées sur la raison, par exemple la délinéation ou recours à la ligne pour délimiter l’objet (il déclare du reste à maintes reprises que « la ligne le fuit ». Il voudrait en somme percevoir comme un aveugle de naissance qui recouvrerait subitement la vue sans préjugés visuels et avec un émerveillement total.

La nature morte a représenté sans doute le défi suprême : des objets immobiles, qui ne tombent pas, stables ; une composition de la seule volonté et du choix du créateur : tout est réuni pour éprouver ses difficultés à percevoir un réel qui le fuit. Mais le problème n’est pas simplement formel : nous devons nous souvenir de sa fascination pour Chardin et (je pense) en particulier pour les lapins morts et suspendus par une patte (pour faire tomber la goutte qui annonce que le gibier est bien faisandé). Ces petites bêtes agiles et légères, abattues dans leur ultime bond se retrouvent cruellement exposées à l’immobilité, à la pesanteur, à la mort – la chute dans le néant. La nature morte comme son nom français l’indique est habitée par la mort et les pommes de Cézanne ne font sans doute pas exception.

Cézanne a exprimé la vision d’un univers cassé, tombant de manière nécessaire. Peut-être faut-il voir là la cause de la fascination qu’il a immédiatement exercée sur ses contemporains qui ont cru voir dans son œuvre quelque chose d’ancien, de primitif et de violent. A sa suite les peintres qui ont revendiqué une filiation ont continué de disloquer les objets (les cubistes) mais de manière systématique et non plus fondé sur une perception tendue dans l’effort et hésitante par là même. Ils ont orienté la peinture vers le langage codé, le chiffre comme on dira pendant la grande Guerre. Plus tard Delaunay nous a régalés avec de brillantes variations sur la dislocation de la Tour Eiffel, mais ce n’est plus la chute des objets qui est visée. Ce n’est plus le mystère d’une pomme à la fois posée et tombante, immobile, reposée et recomposée.



mis en ligne le 7 septembre 2010