Vie de Georges Bandy

par Pierre Michon
 

 


« Dans le jour naissant, net sur le ciel glorieux et léger comme un chant d’ivrogne, le Puy feuillu l’a appelé. Il est entré dans la forêt ; ses pieds bottés ont fait lever des odeurs, l’ombre verte a touché son front ; il fumait ; le vin bu le berçait, les tendres feuilles le caressaient ; il a prononcé avec étonnement quelques syllabes que nous ne connaissons pas. Quelque chose lui a répondu, qui ressemblait à l’éternité, dans le verbiage fortuit d’un oiseau. L’ébrouement soudain d’un cerf proche ne l’a pas surpris ; il a vu une laie venir vers lui avec douceur ; les chants si raisonnables se sont accrus avec le jour, ces chants qu’il entendait. L’éclaircie de l’horizon a dévoilé un sous-bois de huppes, de geais, de plumages ocrés et roses comme des fleurs, des becs attentifs et des yeux ronds pleins d’esprit. Il a caressé des petits serpents très doux, il parlait toujours. Le mégot brûlait son doigt ; il a pris sa dernière bouffée. Le premier soleil l’a frappé, il a chancelé, s’est retenu à des robes fauves, des poignées de menthe ; il s’est souvenu de chairs de femmes, de regards d’enfants, du délire des innocents : tout cela parlait dans le chant des oiseaux ; il est tombé à genoux dans la bouleversante signifiance du Verbe universel. Il a relevé la tête, a remercié Quelqu’un, tout a pris sens, il est retombé mort.

Ou bien c’était à la fausse aurore, quand les coqs éberlués chantent une fois, s’étonnent dans l’isolement de leur cri, se rendorment ; combien noire encore est la nuit. Midi est loin : hiéroglyphe accompli et forme consommée, sa vie irrévocable le parant, l’abbé Bandy se tait et dort dans l’imparable chasuble verte des forêts où les grands cerfs fictifs passent, lents, une croix entre leurs dix-cors. »

in Les Vies minuscules



mis en ligne le 7 septembre 2010