Yazd

par Carole Cousin
 

 


Yazd

Le sable sur ma peau
sous la Tour du Silence.
Les serres noires des vautours,
leurs becs en ma chair dansent.
Le sable sur mes os
sous la Tour du Silence.
Le sable…


Chaque grain dans ma bouche
est un intrus piquant
qui brûle, qui abrase,
qui m’use jusqu’au sang.
Sous ma langue gonflée
s’entassent les scories.
Mes oreilles s’emplissent
d’urticantes immondices.
Attaques lancinantes
sur ma peau déchirée.


Le désert tout entier
s’est engouffré dans Yazd.
Il érafle les porches,
écorche les ventaux.
Il frotte, éraille, arase,
pénètre les maisons
qui déjà à genoux
n’attendaient plus le vent.


Dès le soleil levant,
le sable dans l’air flotte,
fait voler les tchadors,
les manteaux des passants.


Moi, j’attends là, debout,
que la dune sillonne
mon corps à demi nu
qui choque les gens bien.
Mon corps en demi-lune
dans ma robe sincère
qui dit ce qu’elle contient,
proclame ce qu’elle préfère :
au souffle du vieil Ali,
l’écorchure du vent.


Mes seins, mon ventre enflé,
avant vous j’aurais pu
vers New Delhi m’enfuir
et trahir mes parents
la parole donnée
au voisin musulman.
« Ma Pourandokht, ma fille,
Les anges dans l’Avesta
ne disent jamais non.
Ne déshonore pas ta famille. »



Si seulement, comme mes frères,
J’avais eu un salaire…
J’ai…
…ses soixante-cinq ans,
ses épouses pour compagnes,
leurs vingt-deux enfants.
…mes deux soirs par semaine
à lui ôter la peine
d’être si repoussant,
odieux analphabète.
…un livre de Khayyam
que mon père m’a offert
hier pour mes seize ans.
« Un poète musulman,
aïeul de ton mari… »

Mais dix siècles séparent
Oumar de cet Ali.


Trois pages déjà cornées…
L’odeur d’une autre femme…
J’effleure, intriguée, les feuillets du Khayyam,
Lui ôte sa jaquette, le glisse dans mon lit, palpe la couverture, caresse le vélin.
Autour de mes doigts fins les vers s’enroulent, rapides.
Je m’en remets à eux.
Désormais ils me guident, me comblent, me séduisent.
Le sage de Nichahpour,
toute la nuit attise
la braise pessimiste
qui sommeillait en moi.


Eveillée et lucide,
hébétée, immobile
sous la bourrasque aride,
je suis là,
habitée par le vent,
le souffle de Ses mots.


Las d’interroger vainement les hommes et les livres, j’ai voulu questionner l’urne. J’ai posé mes lèvres sur ses lèvres, et j’ai murmuré : « Quand je serai mort, où irai-je ? » Elle m’a répondu : « Bois à ma bouche. Bois longtemps. Tu ne reviendras jamais ici-bas. »


J’ai bu.
J’ai bu debout.
Bu debout et longtemps.
Bu le charab, le désert, le Livre, le Savant,
la ruelle sombre de mes parents.
Vu le néant.
oublié qu’au matin j’ai passé en secret la porte du gourbi où règne le barbon, l’ascète abominé,
robe blanche,
urne
et Livre
en main.


« Qu’il est vil, ce cœur qui ne sait pas aimer, qui ne peut s’enivrer d’amour ! Si tu n’aimes pas, comment peux-tu apprécier l’aveuglante lumière du soleil et la douce clarté de la lune ? »


Khayyam, mon cœur est vide,
mon cœur est vil.
Ma bouteille,
mes oreilles,
remplies
de sable
sale.
Qu’on me dise à présent ce que doit faire une fille !
Qu’on hurle !
Qu’on vocifère !
Qu’on crie !
Je suis sourde maintenant.
Je n’ai plus que la vue pour ces tout derniers vers :


« Ma naissance n’apporta pas le moindre profit à l’univers. Ma mort ne diminuera ni son immensité ni sa splendeur. Personne n’a jamais pu m’expliquer pourquoi je suis venu, pourquoi je partirai. »


Poudre de roche,
raye mes yeux cristallins.
Je ne rabats pas mes paupières.
Le feu sacré s’est éteint,
il fait nuit,
c’est très bien.
J’ai tout lu.
Je titube.
À tâtons
sur les barreaux brûlants.
En tout, près de dix mètres.
La trappe grande ouverte…


Enfant
je lisais si souvent
contre le parapet
de notre Tour des Vents.
J’étais Homais, j’étais Shirin, Marjane, Simone, Thu Mai, Kathryn.
Paris, Londres, New York ou au moins Téhéran.
J’étais rêve et papier…


Pieds sur le parapet
L’air frais m’a emportée
Légère et seule
Pleine et vide
Envolée


Le Livre,
tout en haut,
attend, feuilles dressées,
pages blanches hérissées,
une autre fiancée.
Le vent, son vieux complice,
tourne le dévidoir
de beaux vers aiguisés,
sceptique épicurisme,
taquine déjà l’oreille
d’une jeune esseulée.


Le sable sur ma peau
sous la Tour du Silence.
Les serres des vautours,
leurs becs en ma chair dansent.
Dans la poche des eaux,
Une fille.
Nos os dans la poussière s’enfoncent.
Silence !

mis en ligne le 7 septembre 2010