L'horizon sauvage

par Grégory Hosteins

 

 


Acceptons d’être au jour d’une époque lointaine, quelques siècles au devant de la nôtre, où tant de savoir aura été accumulé et vulgarisé sur ce que les hommes du passé aimèrent à célébrer sous le nom de Découverte de l’Amérique que de cet événement nous ne sachions plus rien. Des fragments de textes, comme ceux qui vont suivre, trouvés au hasard de nos obsessions, ne parlerons plus à personne, nous les comprendrons certes, de cette voix blanche et neutre qui est celle de la langue dans laquelle nous baignerons encore, mais de nous et d’eux, ils ne diront rien. Isolés, détachés de ce qui leur donnait sens, il se pourrait pourtant qu’à travers toutes les différences qui les opposent, époques, auteurs et styles – même les règles de l’orthographe varient de l’un à l'autre – ces textes finissent par former ensemble un discours ; alors ces fragments abrupts et dépareillés donneront peut-être la déplaisante mais inflexible sensation de pouvoir communiquer entre eux sans que nous-même ne puissions prendre part à leur mystérieux colloque :

« L’idée qu’on se formoit autrefois des Sauvages, étoit d’une espece d’hommes nuds, couverts de poil, vivans dans les bois sans société comme des bêtes, & qui n’avoient de l’homme qu’une figure imparfaite [...] On étoit alors dans une grande illusion. Les Sauvages, à l’exception des cheveux & des sourcils, que quelques-uns même on soin d’arracher, n’ont pas un poil sur le corps… »

Lafitau Joseph-François, Mœurs des sauvages amériquains, comparée aux mœurs des premiers temps, Gallica, 1724, p. 103.


« Il s’est servi, pour se conformer au langage reçu, du terme de sauvage, pour désigner les australiens ; mais ce nom, qui, dans l’acception ordinaire, implique l’idée d’insociabilité, ne saurait être appliqué aux familles et aux peuplades qui vivent à l’état de nature. L’homme à l’état de nature, soit dans les forêts de l’Amérique, soit dans les déserts de l’Australie, est soumis à des institutions, à des habitudes sociales qui sont devenues des lois, et qui sont souvent très-compliquées. Sous ce point de vue, il y a des individus sauvages, mais il n’y a pas de peuples sauvages. »

Société d'anthropologie de Paris. Bulletins de la Société d'anthropologie de 1859-1860, mai 1859-déc. 1860, 16 août 1860, (t. 1), p. 492.


De ce que la rumeur qui entoure encore ces textes veut bien nous apprendre, nous devinons que tous deux se rapportent au même événement : à ce qu’on raconte, il y a de nombreux siècles de cela, des hommes échappés de la Méditerranée déclinante, virent au-delà d’un grand océan, sur des terres qui leur étaient étrangères, des hommes sauvages. Piètre aventure sans doute que celle-là ; seulement, de cet événement dont il ne reste qu’une mémoire percée, trouée, – mémoire que ces fragments, bien loin de la pouvoir compléter, y ajoutent au contraire la contingence irrémédiable de leur propre crible – ces textes témoignent du problème que posa durant encore plusieurs siècles la rencontre de ces hommes sauvages, les paysages qui se dressent autour d’eux, l’aspect de leur corps, les coutumes auxquelles ils se livrent.

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Des textes comme ceux-ci – on en trouverait beaucoup d’autres, du XVIe au XXe siècle, si on les recherchait de manière systématique – rappellent en effet à quel point la description du Sauvage [1] ne fut pas unanime et exempte d’oppositions. Des portraits d’allure très variée coexistèrent tout au long des siècles, multipliant ainsi assez de survivances, d’anachronismes et de résurgences pour ôter toute possibilité d’établir des chronologies claires et des successions bien ordonnées. Dans l’histoire du Sauvage, comme sans doute pour tous ces personnages à la fois réels et symboliques qui dessinent les contours propres d’une culture, le seul mouvement des images, leur apparition et leur déclin, leur fréquence, leur valeur de modèle, etc., ne suffisent pas à déterminer des époques. C’est pourquoi ces deux textes, le premier qui parle d’êtres velus mi-humains, mi-bêtes, vivant en forêts et le second qui évoque des êtres insociables séjournant dans un état de nature, sont intéressants à regarder de près : ils nous montrent comment, à certains moments de l’histoire occidentale, sans que l’on puisse savoir a priori s’ils marquent l’ouverture, le sommet ou la fin d’un âge, il ne fut plus possible de nier que les Sauvages étaient des hommes, il ne fut plus possible d’admettre que les Sauvages vivaient hors de toute société, sans tomber dans l’illusion ou l’erreur. Chaque fragment rejette un pan entier d’une expérience de la sauvagerie qui est aujourd’hui pour nous échouée dans les franges périmées du savoir, aussi malgré leur insignifiance et la modicité de leurs propos, ces textes rendent palpable l’épaisseur du savoir, des discours qui se sont accumulés pendant des siècles autour de la sauvagerie.

Textes critiques, qui indiquent donc comment a pu s’établir, dans l’expérience que l’on faisait de la sauvagerie, le partage entre ce qu’on pourrait appeler d’un côté le savoir positif et vrai et de l’autre le domaine confus de l’erreur et de la fable, ils ne nient pas pour autant l’existence des sauvages : au XVIIIe siècle, si on dénonce comme illusoire les affirmations du passé, c’est pour mieux rectifier leur portrait ; de même, au XIXe siècle, on n’exclut pas toute possibilité d’user du nom de « Sauvage », on prend soin de distinguer deux figures dont une seule pourra répondre légitimement à cette appellation.

Précisons un peu mieux ce qui constitue et différencie ces deux moments.

Le texte de Lafitau établit un écart entre deux âges : l’Antiquité à laquelle il rattache cette figure d’un Sauvage velu et le présent dans lequel il s’inscrit où on peut juger de son aspect sur pièces : à part les Esquimaux et « deux ou trois Nations de l’Amerique Meridionale, qui ont de la barbe, mais ces Nations sont peu connuës [2] », il paraît évident pour la plupart des voyageurs et les érudits qui compulsent, compilent et examinent leurs écrits que les sauvages sont nus. Aux yeux de Lafitau, le grief majeur que l’on peut porter au discours antique sur les sauvages, ce n’est pas d’être une affirmation passée et par-là même dépassée – règle qui suppose que la connaissance ne s’obtient qu’au prix d’une information constamment renouvelée luttant contre une permanente obsolescence –, ce n’est pas non plus de n’être qu’une image, qu’une idée là où les Modernes sont capables de recueillir et d’avancer des faits, c’est d’avoir recouvert de poils le corps du Sauvage en essayant de fonder ainsi leur nature bestiale. Au XVIIIe siècle, pour lever l’illusion des âges anciens, il fallait que non seulement fût porté par le regard cette dénudation complète du corps sauvage, en dépit de la pilosité qui pouvait être ici et là observable, mais également qu’on fit de cette peau nue le phénomène certain de leur humanité. Leçon qui n’appartient en propre pas à ce siècle puisque dès le XVIe siècle, le célèbre cosmographe, André Thévet affirmait déjà que « les Sauvages, tant de l’Inde orientale, que de nostre Amerique, issent du ventre de leur mere aussi beaux et polis, que les enfans de nostre Europe  [3]». Cette nudité qu’arboraient les hommes et les femmes sauvages, en les ramenant sous le regard de leurs visiteurs au moment précis de leur naissance, dévoilait dans le même temps leur exacte nature et leur parenté fondamentale avec les Européens. Ce corps inaltéré, semblable à lui-même comme aux premiers jours, méconnaissant ou résistant aux affres du temps, fut à la source de nombreux récits et témoignages concernant l’extrême longévité des indiens d’Amérique ; il éclaire également au niveau de la simple perception des corps ce qui fut l’un des grands enjeux théoriques et politiques de la découverte de l’Amérique, à savoir la nouveauté réelle d’un tel monde. Car dans l’affirmation de nouveauté, il ne s’agissait pas seulement de dire que ce monde était inconnu et donc absent de la révélation divine ou du savoir antique, il s’agissait aussi, comme Montaigne et d’autres le firent, de jauger de l’âge et du destin des civilisations : l’Amérique était-elle ce monde neuf et jeune que l’on nous promettait capable de relayer l’Europe déclinante ? Quoiqu’il en soit, à la Renaissance, les Sauvages ne vivaient pas encore dans un état de nature au sens où l’entendra le XVIIe siècle, sorte d’espace originaire et permanent dans lequel les hommes demeurent dispersés au plus près d’eux-mêmes, leur nature était visible et certaine dans et par l’aspect d’un corps nu et neuf. On est ainsi à l’opposé de l’aspect que revêtait encore l’homme sauvage au Moyen Âge ou au début de la Renaissance (XIV-XVe siècles) quand la pilosité ou la noirceur de la peau, suivant les descriptions ou figurations, était à la fois le signe immédiat de sa double nature, humaine et bestiale, et ce qui dissimulait les traits proprement humains qu’il pouvait conserver.

Par contre, au XIXe siècle, on ne rectifie pas le portrait des sauvages, on corrige plutôt le langage couramment employé pour parler d’eux, on détermine précisément ce qui aura droit de cité parmi les ethnologues et les anthropologues pour édifier un discours scientifique. On peut toujours parler du Sauvage comme d’un être insociable, trait caractéristique qui a été constamment reconduit au fil des âges, mais on ne désignera ainsi que les individus et non les peuples. Les « Sauvages » qui étaient depuis la Renaissance classique ces peuples d’Amérique qui passaient pour être sans foi, ni loi, ni roi, sont ainsi bannis de la science [4] et se séparent de l’individu isolé et solitaire, l’enfant abandonné, le chevalier égaré en forêt, qui justifie seul ce nom de Sauvage. Désormais, les peuples dits sauvages n’ont plus rien à voir, sauf à travers les approximations du langage ordinaire, avec les hommes ensauvagés. On semble ainsi revenir à l’expérience que faisait le moyen âge du Sauvage car en ce temps-là, ce dernier n’avait d’existence que solitaire, ses compagnons étant tout au plus les animaux sur lesquels il régnait en maître. Aussi, la retentissante nouvelle qui surgit à la Renaissance et que l’âge classique reconduisit ensuite, c’est-à-dire l’existence de peuples sauvages, la possibilité d’une sauvagerie partagée et collective, ne pourra plus être entendue au XIXe siècle.

L’anthropologie pourra bien recueillir les leçons de ces expériences spontanées que sont les célèbres affaires d’enfants sauvages, privés d’éducation humaine et élevés par des animaux ; l’ethnologie, quant à elle, n’aura plus affaire à de quelconques Sauvages. Elle parlera encore longtemps de sauvagerie, pour mesurer le degré de civilisation d’un peuple, pour distinguer des formes autonomes et nouvelles de pensée, pour rappeler que la culture de ces peuples qu’on dira primitifs n’exclue ni la violence ni la guerre, mais la sauvagerie aura perdu dans le langage de la science tout le pouvoir de transgression qu’elle pouvait contenir auparavant. Elle n’est plus désormais le mouvement par lequel on se tient au plus loin des lois ou on se défait de leur joug, elle est aussi soumise à des lois même si ce sont les siennes. La sauvagerie en devenant sociale a du même coup accepté d’obéir à la loi. Aussi, l’ethnologie devra veiller à ce que les ethnographes novices, friands d’histoires merveilleuses et exotiques, perdent peu à peu ce goût pour les récits de voyageur et d’aventurier, plein des dangers de la liberté, et restent de marbre face aux séductions d’une vie sauvage qui, en repoussant indéfiniment le moment du retour, ralentirait d’autant le moment de la science. Lisez les cahiers d’ethnographe et la leçon qu’indéfiniment ils répètent : sous le chatoiement des couleurs sauvages, la vie ici est aussi morne qu’ailleurs quoique d’une autre façon. Circulez, circulez, que ce soit ici ou là-bas règne la monotonie de la Loi.

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Comment rendre compte des ces transformations ? Bien sûr, il faudrait repérer les conjonctures précises où ces transformations de l’expérience de la sauvagerie s’opèrent et chercher, non pas des causes – un événement n’a pas de causes, ni de raisons – mais les corrélations, les synthèses et les ruptures qui se sont produites ici et là dans l’aventure coloniale européenne. Il faudrait pour cela éviter certains pièges, dans la manière de raconter ces événements. On n’essaiera pas ici de reconstituer chaque moment mais de situer le niveau où cette histoire peut être je crois ressaisie dans toute sa complexité.

Comme d’autres avant et après lui, la première chose qu’à l’aube du XVIe siècle, le pilote Vespucci rapporta de ses voyages sur les sauvages fut « qu’ils vont tout nus, aussi bien les hommes que les femmes, sans couvrir aucune de leurs parties honteuses, tels qu’ils sont sortis du ventre de leurs mères [5].» La présence d’un pelage, signe d’une nature quasi bestiale, pouvait donc être infirmée d’un seul coup d’œil. Il ne faudrait pourtant pas croire qu’observer, être en présence de la peau nue des Sauvages a suffit pour faire de l’avis des anciens une vulgaire illusion. Et en admettant que les témoins auraient connu une si rapide conversion, comment leurs images, souvenirs, dessins et évocations auraient-ils pu supprimer quasiment instantanément l’autorité d’une tradition millénaire ? Non, l’antique discours sur les sauvages ne s’est pas écroulé d’un coup, les mutations du savoir ne s’accomplissent pas aussi vite qu’un clignement de paupière. Il faudrait même plutôt dire qu’après les premières découvertes, l’essentiel s’est maintenu. Réécoutons notre cosmographe de la Renaissance : « Pourtant que plusieurs ont de ceste folle opinion que ces gens que nous appelons Sauvages, ainsi qu’ils vivent par les bois & champs à la maniere presque des bestes brutes, estre pareillement ainsi pelus par tout le corps, comme un ours, un cerf, un lion, mesmes les peignent ainsi en leurs riches tableaux : bref, pour décrire un homme Sauvage, ils luy attribueront abondance de poil, depuis le pied jusques en teste, comme un accident inséparable, ainsi qu’àIl serait intéressant de savoir si l’ethnographie les a rassemblés sous d’autres désignations ou si les peuples se sont dispersés dans des catégories distinctes. ; un corbeau la noirceur : ce qui est totalement faux [6].» Le plus étonnant pour nous aujourd’hui n’est pas dans le fait que des hommes ont vu et cru à l’existence d’hommes sauvages recouverts de poils ­– cela continue encore de nos jours – mais plutôt qu’ils ont continué à voir dans les Indiens d’Amérique des Sauvages alors même que certains des signes par lesquels ils les reconnaissaient habituellement étaient absents. C’est qu’en fait, les Indiens n’avaient beau ne plus offrir un aspect bestial aux Européens, demeurait pour eux un fait primordial, celui de vivre dans les bois et les champs. C’est d’ailleurs en raison des lieux et paysages dans lequel les Indiens vivaient, bref de la nature de leur « maison », de leur demeure, que la question de leur bestialité pouvait être maintenue mais déplacée hors du sujet de leur apparence physique. Le problème et les débats théologico-politiques sur la bestialité des Sauvages se reporta donc sur leurs mœurs, leurs croyances, etc. L’erreur des Anciens n’était donc pas de peindre les Sauvages comme des bêtes mais de situer leur quasi bestialité à même leur anatomie alors que cette proximité se signale dans l’espace qu’ils occupent et la manière dont ils en usent et s’y rapportent. On comprend alors que pour infirmer les fausses et antiques opinions sur les Sauvages, il fallait bien qu’on reconnaisse encore et toujours dans les hommes récemment aperçus des Sauvages. Le texte classique peut donc bien critiquer la leçon des Anciens, les hommes auxquels ils se réfèrent sont encore perçus sur le même horizon, il y a toujours entre sauvages antiques et modernes, de quelque manière que ce soit, communication.

Comment cela a-t-il été possible ? Sous le discours antique et classique, un même espace de référence est venu garantir la permanence de leur objet. Cet espace n’est ni un lieu géographique assignable, ni l’étendue uniforme et vide de la nature mais un panorama, un paysage : la forêt s’est confirmée et maintenue comme champ d’apparition du Sauvage, lieu commun et unique où pouvaient prendre place les deux énoncés à travers leur opposition. Bien sûr, la grande forêt amazonienne d’Amérique du sud à l’opposé des côtes des îles caraïbes (Colomb) et des plaines lacustres de l’empire aztèque (Cortès), a été déterminante, dans l’adoption de l’appellation « Sauvage ». Mais la contingence géographique de la découverte n’aurait pas suffi, il fallait l’action de cette machine de vision que constitue la forêt en Occident, pour servir de point de référence commun aux deux discours. En fin de compte, ce qui s’est conservé à travers la critique des Anciens, c’est cette autorité de la langue passant à travers les idiomes, cette tradition qui a gardé au Sauvage son étymologie d’homme des bois. Ainsi, là où au XIXe siècle, on s’attachait à discerner deux visages distincts du sauvage sous la fausse identité d’un nom unique, au XVIIIe siècle, on acceptait que l’ancien nom perdure malgré les différences reconnues et établies entre l’homme sauvage et les Sauvages d’Amérique, comme si sous la condamnation d’un grande part du savoir antique, on partageait encore une part obscure de leur expérience, cette manière de comprendre le Sauvage comme l’homme capable de faire de l’Extérieur sa propre demeure.


Notes

1. Sur le nom de « Sauvage », je renvoie à l’article Galerie de sauvages du numéro d’En-Quêtes consacré à la guerre.

2. Lafitau Joseph-François, Mœurs des sauvages amériquains, comparée aux mœurs des premiers temps, Gallica, 1724, p.104

3. Ibid., p. 104.

4. Il serait intéressant de savoir si l’ethnographie les a rassemblés sous d’autres désignations ou si les peuples se sont dispersés dans des catégories distinctes.

5. Vespucci Amerigo, « Lettre d’Americ Vespuce sur les îles nouvellement découvertes dans ses quatre voyages », in Le nouveau monde, Les voyages d’Amerigo Vespucci (1497–1504), Chandeigne, 2005, p.158

6. Thévet, André, Les singularités de la France Antarctique autrement nommée Amerique, Gallica, 1558, p.58



mis en ligne le 26 juillet 2008