Du lisible à l'illisible

par Claude Bureau

 

 


Du lisible à l'illisible (et réciproquement) est un chemin ardu sous l'apparente simplicité de son énoncé. Un écrit est rendu lisible grâce à de multiples facteurs où le rôle du lecteur ou celui du scripteur ont aussi une grande part (inattention du premier, maladresses du second, etc.). D'autres tiennent à des aspects plus formels de la matière textuelle elle-même. Car, la lecture est au premier chef un regard. Pour lui le texte est une image codée. Voir et décrypter ce code permet au lecteur de puiser le sens sous les signes (qu'importent leurs dessins pourvus qu'ils évoquent, dans l'entendement du lecteur, le vocable qu'ils conservent et qu'ils transcrivent). L'ordonnancement de ces signes ainsi que leur graphie ont varié au cours du temps et selon les lieux dans la grande aventure des écritures humaines. Chacun sait qu'un texte ancien en langue française (ce serait semblablement pareil dans une autre langue) est plus facile à lire quand il est imprimé dans une orthographe (manière de dessiner et d'ordonnancer les signes) plus contemporaine.

Voici dans l'orthographe et la typographie de l'époque, le petit extrait suivant d'un texte célèbre :

"Les naufz du joyeulx convoy refaictes et reparées, les victuailles refraischiz, les Macraeons plus que contens et satisfaictz de la despense que y avoit faict Pantagruel, nos gens plus joyeulx que de coustume, au jour subsequent feut voile faicte au serain et delicieux Aguyon, en grande alaigresse." [1]

Voici le même dans un code orthographique communément admis aujourd'hui :

"Les nautes du joyeux convoi refaites et réparées, les victuailles rafraîchies, les Macraeons plus que contents et satisfaits de la dépense qu'avait faite Pantagruel, nos gens plus joyeux que de coutume, au jour subséquent firent voile au serein et délicieux Aquilon, en grande allégresse."

Le voilà devenu certainement plus lisible, sans trop d'efforts (autre vertu supplémentaire : cette manière de coder calme les ardeurs vengeresses du correcteur orthographique automatique du traitement de texte qui ordonne les signes qui le composent).

Ainsi, contrairement aux malédictions proférées par les cancres à son encontre, l'orthographe, admise à un moment donné, aide à la lecture et à l'entendement d'un écrit (même le code d'écriture des messages SMS (Short Message Service ou Service de Messages Succincts) est devenu une "orthographe" qui vise à la lisibilité par économie de signes. La dextérité de sa fabrication mono-digitale et la rapidité de sa transmission l'exigent. Sous la brièveté des signes et des lignes, le sens doit rugir immédiatement à la réception). Toutefois, au royaume du lisible et de l'illisible, encore faudrait-il que les "codes" orthographiques et typographiques, en usage à un moment donné, correspondissent-ils aux connaissances moyennes acquises par tous les lecteurs possibles d'un idiome donné dans le pays d'usage. D'où les querelles renouvelées "des Anciens & des Modernes" qui surgissent à chaque tentative de réforme de ces "codes" (au prétexte de lisibilité ou d'illisibilité qu'ils induisent). Cependant, le cerveau du lecteur humain (et, à l'insu de ce lecteur, les mécanismes intellectuels qui trompent son éveil ou qui pallient ses lacunes d'inattention) possède plus d'un tour (une manière de décoder tous ces signes alignés) dans sa boîte crânienne. Comme tout bon fainéant, scripteur un jour, lecteur un autre, chacun court après un écrit le plus économiquement lisible. C'est à dire qui soit le plus porteur de sens, voire d'émotions, en exigeant le moindre effort et le moindre nombre de signes possibles. Et, ce jeu est d'autant plus amusant que le code qui le transcrit est d'autant plus contraignant (le code d'écriture des SMS n'est qu'un avatar récent de cet espace ludique où le lisible et l'illisible se chamaillent et qui met tant hors d'eux-mêmes ceux dont la fonction procède de la codification et de la conservation du "bon langage"). Aussi faut-il savoir se laisser prendre à ces jeux qui subvertissent les codes sans que le sens de la langue s'y perde. Son intelligence s'y renforce et, partant de là, sa souplesse expressive.

En se cantonnant à l'orthographe et à la typographie françaises communément utilisées dans des textes imprimés aujourd'hui en France, voici, ci-dessous, un de ces jeux mentaux qui passe l'écrit de l'illisible au lisible.

Le liesz-vuos ?
Sleon une édtue de l'Uvinertisé de Cmabrigde, l'odrre des ltteers dnas les mtos n'a pas d'ipmrotncae, la suele coshe ipmrotnate est que la pmeirère et la drenèire soit à la bnnoe pclae. Le rsete peut êrte dnas un dsérorde ttoal et vuos puoevz tujoruos lrie snas porlblème. C'est prace que le creaveu hmauin ne lit pas chuaqe ltetre elle-mmêe, mias le mot cmome un tuot.
 [2]

Lisible ou illisible, n'est-il pas ?

Dans ce premier jeu, où sous l'illisibilité apparente se cache un sens certain, la susdite étude prétend donc que, pourvu que l'on conserve exactes la première et la dernière lettre des mots, un texte (malgré le chamboule-tout opéré avec les lettres déplacées entre cet intervalle) reste, en lecture silencieuse ou mentale, lisible sans trop d'efforts (ce qui, à son insu, ne déplaît pas à n'importe quel fainéant humain). Cette capacité du cerveau est d'autant mieux vérifiée que le texte chamboulé se compose de mots brefs, économes en caractères. La langue anglaise étant composée de mots en général plus courts que ceux de la langue française (en typographie, on dirait que l'une chasse plus que l'autre et pas seulement le renard), l'assertion des universitaires de Cambridge se vérifie aisément.

Do you raed ?
Acrcondig a Cabrmdgie Unsitivery reearsch, the oderr lterets in wrods is not iortmpant, the olny tinhg imtanport is taht the fisrt and lsat lteetr are on the rhigt pacle. The rset can be in taotl oerlesrds and you can awlays read wiothut pblerom; beaucse the huaimn biran dno't raed ecah lteter but all the wrod.
 [3]

Sans se lancer dans la querelle toujours renouvelée et ouverte sur l'apprentissage de la lecture selon la méthode globale ou syllabique (dispute qui dépasse de loin les frontières fixées à un simple jeu de mots et de lettres), l'hypothèse de Cambridge, dans un idiome différend de celui pratiqué au Royaume-Uni et dans une orthographe plus compliquée que celle de la perfide Albion, se prouve plus difficilement. Dans une phrase composée de mots plus ou moins longs, l'affaire se complique un tantinet. Comme, par exemple, dans le court texte suivant :

La raniceconnasse s’acdroce à la nétotiroé, hueruex penarts : "Et la girole du fils rinetet sur le père". [4]

Lisible ou illisible, l'est-il toujours dans la longueur de ses mots et la brièveté de ses phrases ?

Afin de mieux vérifier expérimentalement (et statistiquement) l'hypothèse avancée par les universitaires britanniques, un deuxième jeu consisterait à passer ces différents textes par l'épreuve d'une lecture collective. Le dispositif expérimental est "on ne peut plus simple" (l'idée originale est due à une performance créée par le collectif artistique Teleferique.org qui était animé par l'artiste Étienne Cliquet [5]). Il suffit de disposer d'une assemblée de lecteurs judicieusement échantillonnés. Cet auditoire (mot inapproprié en l'occurrence comme celui de lectorat qui pourrait être suggéré) sera confortablement installé dans une salle plongée dans la pénombre et munie d'un écran de projection. Sur cet écran, le maître du jeu ou le directeur de recherche, à partir d'un "prompteur" (appareil très utile à la régulation du débit des locuteurs qui diffusent leurs propos par les télévisions hertziennes ou numériques), fera apparaître le texte à éprouver dans des rythmes (ceux des caractères, mots, blocs ou phrases affichés) paramétrables à la demande de l'expérimentateur.

Ce serait (ou cela a déjà été) un excellent test pour des textes composés à partir de la règle établie pour le premier jeu de mots cité ci-dessus. Et ces essais seraient réalisés consécutivement en lecture silencieuse ou mentale, en lecture labiale (les lecteurs n'ont que le droit de remuer les lèvres, sans phonation) et en lecture à haute voix (les lecteurs ont le droit de vocaliser ce qu'ils lisent (et en chœur, grâce au "prompteur" pour que tous ces jeux un peu oulipiens soient des plus amusants !)) À leur issue, à défaut d'obtenir un chœur euphonique (qui s'obtient après un long entraînement), il devrait se constituer un chœur sémantique (ce que l'expérience, ci-dessus décrite, est donc appelée à vérifier).

D'autres règles du jeu pourraient enrichir ces expériences de lisibilité ou d'illisibilité.

J'en proposerai deux.

Le premier consisterait à passer par ce liseur (vocable bien préférable à "prompteur" qui est souvent prompt à diffuser le vide des propos de ceux qui l'utilisent) des textes établis avec la règle suivante : ils sont écrits en respectant scrupuleusement les règles orthographiques en vigueur mais traduisent homophoniquement (l'homophonie ludique est un jeu de mots ancien dont une variante, l'holorime, et une de ses perles rares est due à la poétesse Louise de Vilemorin : "Étonnamment monotone et lasse – est ton âme en mon automne, hélas !" [6]. Toutefois, sa lisibilité et son intelligence exigent une bonne maîtrise de l'orthographe du milieu du XXème siècle, maîtrise qui autorise son possesseur à en goûter tout l'arôme nostalgique) les textes d'origine et ne conservent comme ponctuation que les points. Comme, par exemple, dans les deux petits textes suivants :

Messie thuya rive voiture lit thon messe âge. Ceux scient con vient par fête ment m'aime dans le con scie. Scie paire mission un pré scion hymne mais dis hâte à temps taré ponce. [7]

Croix jetant sue plie allant presse m'en deux tond couse Ain... Geai laisse poire toux te foie d'art haché tonna demie rat si on part mont nez loque anse. [8]

Lisibles ou illisibles, laid Till parla, vu ?

Assez illisibles en lecture silencieuse, itou en lecture labiale, et dont (outre la difficulté de son illisibilité) l'intelligence devient vite fastidieuse. Cependant, ces textes deviennent parfaitement compréhensibles en lecture à haute voix. Grâce à cette dernière lecture avec phonation, on devrait obtenir, avec le dispositif expérimental ci-dessus décrit, un chœur euphonique et à l'entendement sémantiquement partagé.

Le deuxième jeu consisterait à passer itou par ce liseur des textes établis avec la règle suivante (un peu inspirée de la pièce "Un mot pour un autre" de Jean Tardieu mais, à la différence de celui-ci, l'absence de mise en scène et de mimiques des comédiens rend les textes créés ainsi totalement inintelligibles ou d'une intelligence purement imaginaire) : ils sont écrits avec une ponctuation normale, des articles, prépositions, pronoms, conjonctions, etc. normaux mais tous les verbes, noms communs, adjectifs et adverbes sont inventés pour la circonstance, en revanche, ces termes sont écrits en respectant les règles orthographiques en usage. Comme, par exemple, dans le petit texte suivant :

Je m'achuie toujours dans la gabancole, palactement, même si des ragances touvaures m'astaboissent dès que je me l'ousebis. [9]

Parfaitement lisible en lecture silencieuse, labiale et à haute voix. Toutefois, comprend qui peut et ce qu'il veut. Avec le liseur décrit plus haut, on obtiendrait un chœur certainement euphonique mais dans une totale cacophonie sémantique et un embrouillaminis de neurones.

Pour corroborer ce premier essai, on pourrait poursuivre l'expérience avec un texte beaucoup plus long. Toutefois, à l'issue de la lecture collective euphoniquement réussie, il serait demandé aux membres de l'auditoire de remplir un QCM (questionnaire à choix multiples) idoine ou de résumer, en quelques phrases et en français courant (attention, on ne copie pas sur son voisin), le texte que les lecteurs participants viennent de prononcer. Comme, par exemple, avec le texte suivant :

Dorleurs sadées de l'Alnandar

Quand l'esprompart allira, toutes les fageurs muaves des mellopes s'exhortiront. Alors, trétorez le bouvain variment sans laindre le tarois sur le palis !

Ainsi, sa mude chrismale assourtais turdement la mellope pousise. Elle truisait par une courde glape en varvouinant marmonnément. Sur ses armoilliers, il galançait son ergamon sans aggrendre celui qui gandoulait au chourd des viges logaponts.

Car, les lorques s'achemontèrent blarement au tru de tous sans vigironce. Quelle parolagabie ! Je ne terclus pas lachaire plus. [10]

Pour parachever l'exploration de l'hypothèse de Cambridge, on pourrait aussi essayer avec ces textes les tests de lisibilité proposés par les différents logiciels de traitement de texte (avec circonspection car pour les trois jeux de mots utilisés dans cette étude, on n'imagine mal les dégâts causés dans les correcteurs informatiques divers et variés qui y perdent leur latin (anglo-saxon). C'est amusant aussi !)

Bien entendu, on se gardera d'induire trop hâtivement une quelconque conclusion à tout ceci. Car, n'est-ce qu'un jeu de mots lisible ou illisible ?


Notes

1. François Rabelais, "Le Quart livre - Pantagruel", chapitre XXIX.

2. Le lisez-vous ? Selon une étude de l'Université de Cambridge, l'ordre des lettres dans les mots n'a pas d'importance, la seule chose importante est que la première et la dernière lettre soient à la bonne place. Le reste peut être dans le désordre total et vous pouvez toujours lire sans problème. C'est parce que le cerveau humain ne lit pas chaque lettre elle-même, mais le mot comme un tout.

3. Do you read ? According a Cambridge University research, the order letters in words is not important, the only thing important is that the first and last letter are on the right place. The rest can be in total orderless and you can always read without problem; because the humain brain don't read each letter but all the word.

4. La reconnaissance s'accorde à la notoriété, heureux parents. "Et la gloire du fils retentit sur le père".

5. On consultera avec profit le site consacré à ce dispositif à l'adresse suivante : http://www.teleferique.org/projects/reader/

6. Louise de Vilmorin, L'Alphabet des aveux, Gallimard, 1954

7. Mais si tu y arrives vois tu relis ton message. Ceci convient parfaitement même dans le concis. Si permission impression immédiate attends ta réponse.

8. Crois, je t'en supplie à l'empressement de ton cousin... J'ai l'espoir toutefois d'arracher ton admiration par mon éloquence. Extrait d'un texte de Charles Fourrier : Lettre à sa cousine Laure, 1827.

9. Par construction : le sens qu'il plaît au lecteur d'imaginer.

10. Par construction sans signification particulière. Les résumés collectés à l'issue de l'expérience prouveraient alors l'infinie diversité de l'imagination humaine avec cependant une tendance marquée vers le fantasmagorique érotique.



mis en ligne le 26 juillet 2008