Savannah (1)

par Florent Jobard

 

 



Acte V,
Scène 6
Phèdre, seule

Adieu palais chéri, où j’aurai trop aimé,
Adieu palais maudit, où je suis détestée.

Phèdre quitta la scène, tandis que j’y entrai, d’une coulisse opposée à la sienne, accompagné de Théramène.


Scène 7
Thésée, Théramène

Théramène
Mais vous pleurez, Seigneur ! Quel est donc ce transport ?

Je la regardais obstinément, offrant mon profil gauche au public, comme si l’intensité suppliante de mes yeux pût suspendre son acte odieux. Et d’une voix plaintive, plus plaintive encore que ne l’avait espéré notre professeur d’art dramatique, je déclamai les derniers vers de la pièce.


Thésée

La Mort frappe à nouveau, qui redouble ma peine.
Plus qu’un fils innocent, je l’avoue, Théramène,

Je m’effondrai sur la scène.



Je pleure une infidèle et meurs d’aimer encore.


Ce fut une ovation, une « standing ovation », comme la Comédie Française n’en connaîtra jamais. Un triomphe écrasant, à faire pâlir nos plus illustres acteurs. Ce fut aussi, dans ce petit théâtre improvisé d’un lycée d’Atlanta, le dernier rôle de ma vie.

*
* *

Tout débuta il y a un an, lors du rituel repas du lundi soir où ma mère nous servait un plat singulier et que, petit, je jugeais des plus festifs. Mais avec le temps et le goût toujours plus prononcé de mon père pour les « States », aux soufflé, fondue savoyarde et gratin dauphinois s’étaient substitués ces gros pains à la moitié supérieure en forme de demi-lune qui vous décroche les maxillaires, bourrés de viande trop cuite, badigeonnée de sauce à l’huile et de fromages carrés, dont l’épiderme des doigts et les muqueuses de la bouche s’imprègnent du goût tenace jusqu’au déjeuner du lendemain. Je me souviens de ce dîner comme si c’était hier, car il avait marqué – de mon point de vue seulement car les compétences de mon père en matière de psychologie se limitaient à l’art ô combien supérieur de la vente – la rupture définitive entre nous.

J’avais dix-sept ans et obtenu mon bac français avec brio : quarante deux points d’avance. Ce fut par chance mon jour de relevé du courrier, et ma mère qui, ne travaillant pas, avait tout le loisir de prendre l’ascenseur et dévorer les publicités, n’en avait donc pas pris connaissance. La surprise restait entière… Impatient, j’attendais le retour de mon père de l’agence, goûtant à l’avance l’effet de l’annonce que je m’apprêtais à faire. Je devais être bien naïf pour, après dix-sept ans de vie commune et presque autant de conflit latent, espérer encore une quelconque intimité avec mon géniteur.

Mon père arriva enfin, posa son attaché-case sur la console de l’entrée – d’un style et d’une époque encore à définir –, poussa son long soupir de fin de journée, cependant que ma mère, admirative de tant d’abnégation quotidienne, tendait déjà le cintre qui devait supporter la veste de son costume, et caressait ses larges épaules de rugbyman de son autre main, compatissante et pleine de vinaigrette – avocat en entrée ; c’était là la seule liberté qu’elle avait conservée de ce dîner du lundi. Une discussion s’engagea – réplique fidèle de tant d’autres – sur les meilleurs placements du moment, que seules entrecoupaient les bouchées du pain susdit, ponctuées des râles paternels proches du brame du cerf, dont le commentaire superflu du spécialiste du film diffusé à la classe médusée ce matin même au cours de biologie précisait qu’il accompagnait toujours l’agitation nerveuse de l’animal en proie aux instincts les plus primitifs. Sans doute le « r » final du sandwich que mon père, plus ridicule que jamais, prononçait toujours à l’américaine d’une voix gutturale et caverneuse, lui était-il resté en travers de l’œsophage… toujours est-il qu’il descendit d’une traite son verre gazeux et brun et que je profitai de la brèche pour prendre la parole. Tous deux semblaient pour une fois témoigner un certain intérêt au détail de mes notes, hochant la tête, posant quelques questions : des « Ah ? » principalement. Mais très vite, coupant court à mon enthousiasme, mon père ramena à lui, sans le moindre état d’âme, le cours naturel de la conversation, et s’adressant à ma mère, dont les yeux s’allumèrent subitement :

– J’ai moi aussi une annonce à faire.

Encore et toujours l’une de ses fameuses commissions, marges ou plus-values…

– Mentury 31 vient d’ouvrir une agence dans le centre-ville d’Atlanta…

Il attendit quelques secondes. Puis, tout en faisant « non » de la tête comme s’il n’y croyait pas, mon père leva ses yeux et tourna la paume de ses mains vers le halo nimbé de l’abat-jour qui pendait au plafond de la cuisine. Sans doute recevait-il les stigmates ou bénissait-il je ne sais quel saint patron de l’immobilier perché là-haut, et plein d’une exaltation nouvelle, il asséna le coup de grâce :

– … et j’y ai obtenu le poste de directeur adjoint ! Ne te l’avais-je pas dit, chérie ?

Ses yeux brillaient, plus étincelants que sa montre en or, et ma mère lui souriait béatement, toujours contente quand son époux l’était. Que ces appellations m’insupportaient…

– Nous plions bagage à la fin du mois.

– Quoi ? Mais… Atlanta… aux Etats-Unis ?… balbutiai-je, assommé par de telles perspectives, tramées qui plus est sans que je n’en susse jamais rien.

– Exactly ! me répondit mon père, décidément très inspiré par ce changement d’adresse. Mais tu as l’air de tomber des nues ! Ah, mais c’est que ton fils en apprend des choses en cours de littérature ! Enfin quoi, Igor ! Atlanta ! les jeux olympiques de 96 ! le nouveau record du monde de Donovan Bailey en 9’’84, et l’or de Carl Lewis en saut en hauteur pour, tu te rends compte ?, la quatrième fois consécutive !

– Enfin, papa, j’avais à peine trois ans, soupirai-je dans ma barbe naissante.

Monsieur l’Agent – comme je l’appelais intérieurement – avait été promu, et grimpait d’un seul coup d’un seul les marches innombrables de la hiérarchie – son ami Bob, rencontré lors d’un séjour dans un club du Maroc, était le patron de l’agence d’Atlanta… Lui, qui devant ma mère faisait le paon et bombait son torse de conquérant, gagnerait plus d’argent, dans ce pays de tous les possibles, où même le rejeton d’une famille de concessionnaires automobiles de père en fils de la banlieue nancéenne pouvait prendre sa revanche et briller sur le monde. Nancy, Paris, bientôt Atlanta, et peut-être New York… qui sait ? ultime étape de l’irrésistible ascension de ce héros des Temps Modernes.

Je rêvais quant à moi d’une autre Amérique…


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Bien que prenant part à l’allégresse parentale, j’écoutai d’une oreille distraite les détails de l’affaire, et regagnai ma chambre sitôt le dîner achevé. Sans quitter mes vêtements, je m’allongeai sur mon lit, encore abasourdi par l’annonce de mon père. Pourtant, j’avais peine à réaliser qu’il s’agissait là d’un voyage sans retour, et je m’imaginais Atlanta comme un lieu de vacances, que je quitterais à la fin août pour la rentrée scolaire. Atlanta… Pareil à l’écho sur les parois d’une grotte, je répétais ce nom sur la surface interne de mon crâne, comme pour chercher à éveiller quelques souvenirs d’un cours d’histoire ou de géographie. Outre le rappel olympique de mon père, rien d’autre pourtant ne vint combler ma tête creuse que cette joie inquiète que l’on ressent avant un premier rendez-vous amoureux. A travers la verrière, les doigts croisés sous la nuque, je contemplais le ciel vide et silencieux. Il se couvrit d’un rose vif, qui pâlit doucement, à mesure que le soleil plongeait sous la mer. L’ombre du soir enveloppait maintenant le muret qui supportait les cheminées de l’immeuble, quand trois petits nuages les survolèrent en se suivant en file indienne comme des signaux de fumée. Au-delà, un avion minuscule réfléchissait encore les derniers rayons, qui me rappela l’aigle royal d’un mythe indien des hauts plateaux de l’ouest, parcourant le ciel, le soleil dans les griffes. L’avion disparut enfin, laissant flotter derrière lui sa longue traînée gazeuse qui grossissait lentement dans la chaleur molle de l’été. Que les minutes me parurent longues et engourdies, quand de tels bouleversements précipitaient ma vie. Je m’endormis, tout habillé de songes et d’envie.


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Mon jean s’était avec mes mouvements enroulé autour de mes cuisses et je me réveillai, ne pouvant quasiment plus plier la jambe gauche. Ma chaîne hi-fi affichait deux heures du matin et dans l’isolement de ma chambre perdue au bout du couloir au-delà du dressing et de la salle de bains, je ne percevais au loin, montant de la rue de Rivoli de ce Paris déjà vide de la deuxième quinzaine de juillet, que le bruit intermittent de quelques voitures redémarrant au feu vert. Les yeux embrumés, je ressentis une soudaine montée d’angoisse, comme un courant d’air froid qui me parcourut le ventre jusqu’à la poitrine. L’enthousiasme, l’impatience, les rêveries de la veille avaient complètement disparu. Non, Atlanta n’était pas un club de vacances, mais bien le lieu de ma prochaine résidence. Le cœur lourd, je repensais à mes amis qui, pour la plupart, se prélassaient déjà sur les plages françaises ou visitaient quelque pays, avec pour seul souci – minime à mes yeux de futur expatrié – celui de leurs notes aux épreuves du bac. Bien vite pourtant – je remerciais intérieurement les ressources chimiques du cerveau humain –, ma petite boule au ventre se métamorphosa en une sourde colère, lorsqu’il m’apparut que je ne pourrais faire mes adieux que par mail. Oui, par mail, car mon père, nouveau riche doublé d’un radin, me donnait si peu d’argent de poche que je ne pouvais m’offrir que le forfait de base, dont j’avais, en cette journée de résultats, certainement déjà dépassé les limites. Mon impression fut confirmée lorsqu’au lieu du coup de fil attendu, suite au message laissé sur le répondeur d’Alexandre, mon meilleur ami, je reçus un SMS de mon aimable opérateur – la seule option qui reçut les bonnes grâces de mon père – qui sous les formules de politesse en vigueur m’enjoignait de cesser mes bavardages au plus vite sous peine d’alourdir la facture. Je me rabattis donc sur l’ordinateur familial et envoyai la triste nouvelle. Tous étaient aussi incrédules que moi, et nous « discutions », avec ce manque évident de spontanéité des messages informatiques, de ce changement de vie radical comme d’un événement extraordinaire vu la veille à la télévision, survenu à des gens inconnus à l’autre bout du monde.


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Les tout derniers jours précédant le départ défilèrent à une allure folle et j’eus à peine le temps de faire mes valises et mes derniers adieux, que déjà je feuilletais nerveusement tous les magazines de la salle d’embarquement de l’aéroport de Roissy. La climatisation était en panne, et la chaleur harassante qui pesait depuis des semaines sur Paris comme une chape de plomb m’assommait sérieusement. Et c’était sans compter le surplus d’agacement que me causaient les monologues interminables de mon père qui se poursuivraient dans le compartiment confiné de l’avion. Une recette de poulet relevée au piment du Bengale acheva mes lectures. Que cette attente m’était pénible, enlisé dans ma banquette en cuir, tandis qu’au dehors, derrière ces grandes baies vitrées à effet de serre, s’ébattaient librement ces beaux oiseaux métalliques, pleins de leur inconscience animale. L’un d’eux s’approcha, que je reconnus aussitôt à sa peinture d’argent puis à l’empennage de sa queue orné des initiales de la compagnie américaine et du drapeau étoilé.

Nous décollâmes enfin, quittant la pesanteur de la ville. Dans moins de neuf heures, une nouvelle vie pleine de promesses commencerait pour moi. Cependant, je ressentis de nouveau, plus aigu, ce pincement au cœur qui m’avait pris la nuit même de l’annonce du départ. Oui, quittant le sol natal, c’était comme si je prenais enfin pleinement conscience de laisser là tout mon passé : mon enfance, mes amis, mes amours, Paris. Comme un cadeau d’adieu, la ville s’offrit une dernière fois à ma vue, par le hublot. Jamais elle ne m’avait paru plus belle qu’en ce moment, et je me réchauffais à cette image de carte postale, lorsque le miroir de la Seine me renvoya des souvenirs plus intimes ; la nostalgie, déjà, emplissait mon cœur de sa langueur mélancolique. Je revis la traversée du couloir sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller mes parents, suivie de ma première virée alcoolisée, au Rancho, la discothèque la plus branchée de Royan, où je connus les transes aphrodisiaques de la musique techno ; également la gifle monumentale le lendemain matin – de la famille Dolto mon père ne connaissait que le fils –, qui n’arrangea rien à une migraine carabinée digne d’une crise de sinusite. Je revis le dernier passing shot, décoché en pleine course le long de la ligne, grâce auquel j’emportai la victoire au tournoi départemental des juniors, ainsi qu’une gloire éternelle, battant l’imbattable Tran, senior depuis nombre d’années, mais dont les parents, à leur arrivée en France, avaient truandé la date de naissance, rajeunissant le fiston d’une bonne catégorie. Je revis Alexandre et nos discussions interminables sur l’amour, nos parents, le sens de la vie. Puis ce furent les actions-vérités – souvent réduites au premier terme – de nos voyages en car qui nous menaient au gymnase, que nous prolongions toujours après la fin des cours, dans l’espoir d’embrasser Nathalie ou de tripoter Caroline. Puis, sur la plage, le baiser reçu de Vanessa – car c’était elle, assurément, quoi qu’elle eût toujours contesté ce fait indiscutable, qui avait la première approché ses lèvres des miennes. Ce fut aussi un autre baiser, sur le parcours du mini-golf – elle venait de manquer son coup. Un autre encore, plus insolite, dans le confessionnal de l’église – c’est là, dans l’obscurité, qu’elle m’avait avoué qu’elle m’aimait. Puis je revis ma rupture, peu après la fin des vacances : elle habitait Bordeaux – oh, comme j’avais souffert : deux mois et quatre jours que nous sortions ensemble ! Mon père se moucha pour se déboucher les oreilles et je revis l’enterrement de mamie Nancy, et les premiers pleurs de papa. Tous ces visages, tous ces souvenirs éphémères disparurent un à un comme des bulles de savon, faisant place à mes amours secrètes, ces filles que j’avais aimées autrement, idéalisées quand je me retrouvais seul dans ma chambre, et qui peut-être m’avaient aimé, qui sait ? Et j’eus le sentiment, alors que la plupart d’entre elles étaient sorties de ma vie depuis de longues années, que je les perdais définitivement aujourd’hui.

La Tour Montparnasse, de son bras tendu vers le ciel, ne sut retenir l’appareil… Quelques secondes avaient suffi pour que ma petite capitale, corsetée dans son périphérique, disparût, et la grande banlieue déployait déjà sous mes pieds son long manteau polychrome d’Arlequin. La grande banlieue… qui dans quelques décennies donnerait à Paris ses derniers quartiers. Quel contraste avec la ville de New York – la seule de ce vaste pays que nous avions visitée, suite à une prime de mon père –, dont la ceinture naturelle de la mer l’avait contrainte à se développer dans les airs, empilant ces étages comme des cubes de Lego.


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Mon père s’était enfin tu, et je me demandais les raisons soudaines qui avaient fait s’effondrer le cours de la Bourse – pourtant à la hausse depuis le décollage de l’avion –, quand, suivant son regard, j’aperçus Demi Moore tout au bout de l’allée, vêtue d’un débardeur et d’un pantalon de G.I. qui se rasait la tête. J’en profitai pour abaisser ma tablette et parcourir de mon index la table des matières de mon atlas mondial, que j’avais emporté malgré l’interdiction paternelle. « Trop encombrant », avait-il protesté, pour ne pas dire qu’il n’en voyait pas l’intérêt.

Etrange démarche que celle que j’avais adoptée depuis des semaines, consistant à taire de ma future résidence tout contexte historique, toute géographie, comme si le nom d’Atlantide résonnait encore dans celui de la ville. Pareil à ces princes indiens qui ne découvrent la beauté de leur femme qu’à la cérémonie du mariage, j’avais laissé à mes parents le soin des préparatifs et détournais systématiquement mes oreilles et mes yeux de tous les détails qui eussent pu altérer le charme de notre première rencontre.

122-123. Les Etats-Unis s’étendaient sur la double page centrale du livre, comme au centre du monde. Un vaste quadrillage délimitait les Etats, dont la géométrie tout humaine rappelait celle des parallèles et des méridiens. Dans ce dédale rectiligne, mes yeux se promenaient, faisant fi des frontières. Ils se posèrent enfin sur la Géorgie, sans doute attirés par la langue de terre qui pendouillait sous elle comme une glotte, l’Etat de Floride. Je cherchai sur ce territoire inconnu des noms familiers, évocateurs… en vain, outre la capitale et la ville de Savannah, décors funestes des amours malheureuses de Scarlett O’Hara. De là, je suivis la frontière, que longeait un petit serpent bleu du même nom. Mon regard heurta le pied d’une masse brune qui s’étirait jusqu’aux limites septentrionales du pays, en se mourant indistinctement sur la frontière canadienne, non loin de Montréal : c’était la chaîne des Montagnes Appalaches, aux résonances tristement indiennes, dont le « L » voisinait l’Etat de New York et son île de Manhattan, terre vierge vendue jadis aux Blancs pour quelques perles de verre ; à l’ouest, je remontai le cours de l’immense Mississipi, comme ces navires à aube que l’on regarde passer depuis la berge. Au-delà, de vastes plaines jaunâtres s’étendaient jusqu’aux Rocheuses. J’imaginai des champs de blé, dont la masse touffue des épis chatoie sous la blonde caresse du vent comme un tapis de soie ; en gagnant l’occident, elles prenaient sur la carte la teinte orangée du couchant. Oh, USA ! inondés de soleil, comme il n’en existe en Europe qu’au-dessus des nuages… Je m’assoupis, bercé par le ronron des moteurs.


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L’appareil entamait-il la descente, fendant l’épaisse couche de nuages ? Traversait-il un trou d’air, une zone de perturbation ? La voix du Commandant de bord me fit ouvrir une paupière encore lourde de rêves. Machinalement, je collai mon front au hublot. L’immensité bleu pâle de la mer s’étalait sous mes yeux : déjà nous survolions les eaux claires de la côte. Un point blanc sur fond bleu. Etait-ce une mouette qui se découpait ainsi sur le fond d’azur de la mer ? Etait-ce le dos fumant d’une baleine isolée qui se dirigeait vers les eaux chaudes des Bahamas ? la volute écumeuse d’une vague ? Un long sillon blanc s’en échappait comme une traîne… Je devinai les contours d’un paquebot, avec sa cheminée coiffée de son voile de mariée qui flottait au vent. J’avais dormi – ou plutôt maintenu mon esprit rêveur dans ses vagabondages –, et j’émergeais à grand-peine des eaux troubles et nauséeuses du sommeil, quand l’avion atterrit.

Les queues formées de nos corps engourdis, à demi contorsionnés au-dessus de nos sièges, s’étaient recomposées dès l’ouverture des portes en de longues files d’attente devant les guichets de la douane. Je trépignais d’impatience. Chacun devait montrer pattes blanches et rendre son questionnaire, dûment rempli lors de la descente de l’avion. Et l’on se souvenait de telle ou telle plaisanterie anodine qui avait récemment dégénéré en gros titres dans nos quotidiens. Ainsi, à la question : « Avez-vous l’intention de tuer le Président ? », je vis pâlir mon père qui, après un rapide coup d’œil circulaire, s’empressa de jeter son cure-dents sous le siège du voisin. Vint enfin notre tour. Ni ses empreintes digitales, ni son menton ras qui sentait bon l’after-shave ne viendraient alourdir les nouveaux fichiers biométriques d’Interpol. Non, les agents chrétiens-libéraux n’avaient décidément rien décelé qui eût pu le confondre avec quelque barbu islamiste. Quant à ma mère, quoi que Dame Nature l’eût dotée des plus beaux attraits de son sexe, elle était d’abord et avant tout la femme de son mari ; en cela, plus pieusement retirée des affaires de ce monde qu’une Carmélite sous l’Ancien Régime, elle suivait ses orientations politiques ou – c’était plus rassurant encore aux yeux de l’Immigration – n’avait aucune opinion. Enfin, l’administration des derniers sacrements – celui du mariage et de l’extrême onction – censée parachever mon passage ici-bas, qui plus est de la main d’un homme à demi divinisé par la hiérarchie de Notre Sainte Eglise, ne constituait pas en soi une menace réelle pour ces douaniers réformés, et il m’avait suffi de tendre mon passeport et de sourire au monsieur. Nous quittâmes donc ce non-lieu frontalier et nous dirigeâmes, après récupération de nos bagages sur le tapis roulant, vers les portes vitrées, derrière lesquelles, pare-chocs contre pare-chocs, ronronnait sous le soleil une ribambelle de voitures jaunes en attente du client. Les portes automatiques s’ouvrirent. Enfin je posai le pied sur le sol américain. Je pris une ample inspiration, gorgeant mes poumons de cet air nouveau, qui déjà me parut différent. Plus frais. Plus grand. La chaleur, accrue par la réverbération de l’asphalte, me parut en effet moins écrasante à la sortie de cet aéroport qu’à Paris. Pourtant plus élevée que celle qui chapeautait mon ancienne capitale comme une cloche de restaurant, elle paraissait avoir ici son droit de cité, comme si elle faisait partie intégrante de la ville et de ce vaste pays, et je m’imaginais déjà ses larges trottoirs aérés et l’immensité de ses rues, de ses avenues, conçues à angles droits comme pour se laisser pénétrer par le vent.


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La première voiture de la file céda la place, et la suivante, anormalement inclinée sur l’aile gauche, se mit en branle, pour se placer à hauteur de ses hôtes. Mais à peine le conducteur avait-il appuyé sur l’accélérateur qu’il pila aussitôt ; le véhicule, emporté par son élan, piqua du nez, effleura le bitume de son pare-chocs avant, puis se balança d’arrière en avant comme de la gelée anglaise avant de retrouver finalement sa position d’équilibre. Mon moniteur d’auto-école m’avait enseigné le lien mathématique entre d’une part la vitesse et le poids d’un véhicule et d’autre part sa distance de freinage. Mais à considérer tout d’abord les deux premiers paramètres (la vitesse quasi nulle et le poids assez modeste de cette Ford à cinq places), puis la distance en question (les trois bons mètres nécessaires à son arrêt complet), je doutai subitement de l’universalité prétendue de cette équation. On ouvrit la portière. C’est alors que se détendirent dans un gémissement d’haltérophile qui fit tanguer la voiture, les amortisseurs comprimés jusqu’à l’étouffement, et que s’en dégagea une créature inédite, qui ne laissait percevoir des places avant situées dans son dos, qu’une portion minuscule du volant et un morceau tout aussi dérisoire d’appui-tête.

– Hi, sir.

– Hi, répondit mon père médusé.

Le sumotori reconverti en chauffeur de taxi ouvrit son coffre, et à la manière dont il saisit nos énormes valises comme de vulgaires sacs à main, il me rappela, non sans frayeur, ce fameux serial killer au doux nom de Shawcross qui avait défrayé la chronique en se vantant de tuer ses victimes d’une seule main – bien que distant de plusieurs mètres, le caméraman qui avait filmé l’interview avait fait un bond en arrière lorsque « le monstre de Rochester » leva l’arme des crimes : sa main. Enfin, comme s’il bourrait de coups un âne décidément trop têtu pour vouloir avancer, il frappa de sa grosse main d’étrangleur nos bagages qui n’entraient pas dans le coffre de son véhicule, trop étroit pour contenir l’intégralité de nos vies passées. Certains furent donc placés à l’arrière, entre ma mère et moi, et mon père monta à côté du chauffeur, sans pouvoir rien compenser de la surcharge latérale.

– 134, Central Avenue, please, fit mon père, qui se mit à faire la causette.

La discussion allait bon train et je me demandais comment il parvenait à saisir quoi que ce soit de ces phonèmes mâchés et produits par une gorge comme obstruée de marshmallows. Témoin de la violence constitutive du pays, l’intérieur de la voiture était scindé verticalement par une vitre en plastique incassable, percée d’un volet à peine plus grand que la main pour y passer l’argent. Moi qui au cours de mes rêveries avais vu de vieux bikers à la barbe roussie sillonner librement la route 66 ; qui avais vu de jeunes hippies coiffés de couronnes de fleurs chanter l’amour et la paix ; qui, comme ces minorités persécutées des siècles passés, avais vu en cette étendue hospitalière une seconde Terre Promise, je me faisais conduire par cet homme libre de se gaver comme une oie, dans cette cage de verre plastifié, que la petite ouverture faisait – c’était à s’y méprendre – ressembler à un parloir, et où régnait en maître comme dans tout endroit clos – je l’apprendrais bien vite par la suite – une climatisation délétère et tyrannique. Dieu bénit l’Amérique…


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Le caractère décevant de cette première impression s’accentua lorsque nous empruntâmes la route qui menait au Downtown, le cente-ville d’Atlanta. J’avais imaginé ses gratte-ciel surgir au détour d’un virage, comme ceux de Wall Street depuis le pont de Brooklyn ou les Indes occidentales de la proue de La Pinta – ¡ Tierra !… mais ils se présentaient à moi épars et anarchiques, sans unité, sans harmonie aucune, ayant poussé ici et là comme des champignons sauvages. Certains étaient surmontés de marches d’escalier qui convergeaient vers le centre de l’édifice comme des échos lointains de l’Empire State Building, d’autres rectangulaires et verticaux, affreux comme des tours de Seine Saint Denis, ou encore horizontaux comme des barres HLM, un autre encore était cylindrique… La diversité même des matériaux ajoutait à la confusion : en pierre, verre, granit, acier, briques… se succédant sans ordre apparent. C’était comme si les architectes avaient pensé leur tour sans se soucier des voisines et de la physionomie générale. Et leur élan vers le ciel, déjà compromis pour la plupart par la lourdeur de leur forme et de leurs matériaux, était sapé par des ponts et des panneaux d’autoroute qui en interdisaient la pleine et entière perception. Bienvenue au pays de l’or noir… Non, l’Amérique serait grande et ma première impression bientôt démentie, quand pénétrant le Downtown par l’avenue principale, je ne verrai du ciel, écrasant ma joue sur la vitre, que le reflet des nuages dans le verre des buildings. Je parvenais enfin à chasser mes doutes, lorsque mon père, excité comme un pou, nous indiqua sur la gauche, de son doigt tendu qui tapotait le pare-brise, la fausse flamme olympique destinée aux touristes. D’abord subliminal – les couleurs retenues par l’artiste n’étaient pas sans rappeler celles de sa canette préférée –, le message publicitaire de la firme fut délivré quelques secondes plus tard, de l’autre côté de la route, sous la forme la plus directement perceptible d’une imposante enseigne lumineuse qui découvrait une à une sur le ciel les lettres rouges et sans mystère de ce symbole fort de l’industrie américaine. Je pouffais intérieurement, repensant à mon père affalé dans le canapé, les pieds encore chaussés sur la table basse et son verre à la main, plein d’une moite délectation devant ce jeu télévisé offrant de la culture grand public et qui consistait à deviner une expression de la langue française à partir d’un nombre limité de lettres que faisait apparaître sous les prières d’un Dechavanne plus taquin que d’ordinaire une blonde de type californien, dont la mise en avant des arguments avait finalement emporté le suffrage de la production. Une association d’idées des plus fâcheuses ferma cette adorable parenthèse, faisant jaillir des tréfonds de ma mémoire l’image refoulée de l’ignoble et tout aussi isolée enseigne de Siemens qui, comme pour en parachever la laideur, coiffait en guise de gratte-ciel la vilaine tour du carrefour Pleyel à Saint-Denis. Enfin… avec sa zone industrielle de Garonor et ses cités du 93, les abords de Paris par l’Autoroute A1 ne sont pas plus prometteurs, me rassurais-je, quand subitement je réalisai que nous avions déjà pénétré la ville proprement dite. Ni barrière naturelle, ni périphérique n’en indiquaient les limites et ne venaient rompre la monotonie de ses lointaines banlieues anonymes. Seul le resserrement graduel des buildings de part et d’autre de la route annonçait notre arrivée imminente au Downtown. Et nous roulions toujours sur cette route 85, empruntée dès la sortie de l’aéroport d’Hartsfield-Jackson… Je repensai aux cartes routières de la région Île de France qui m’avaient toujours semblé présenter quelque plan d’offensive militaire, avec ses autoroutes fondant sur la capitale comme des bataillons ennemis, et butant, inexorablement, sur sa muraille périphérique. Atlanta, quant à elle, n’avait su préserver ses quartiers, et filait, tissait, comme une toile géante, son vaste réseau d’autoroutes. Quelle étrange impression que de ne pas savoir où commence et où finit une ville… Nous pénétrâmes enfin le Downtown, plus désert qu’une ville de province un dimanche – la City, cœur financier de la ville, avait cessé de battre à la sortie des bureaux.

– Là, là, c’est là ! fit mon père survolté.

Au 134 de l’avenue, son temple sacré : Mentury 31, fermé à cette heure tardive, mais dont les vitrines illuminées arrêtaient les passants par leurs photographies trompeuses et leurs légendes bavardes qui taisaient toujours l’essentiel : la superficie du logement. Puis, nous prîmes l’avenue Auburn, qui aux dires du chauffeur portait le nom de son quartier, le quartier noir. Un peu plus loin, nous traversâmes une large avenue, au nom insipide et sans écho de Peachtree Street, qui à une quarantaine de mètres sur notre gauche offrait enfin la pointe d’un joli bâtiment, triangulaire et très étroit, figurant le très célèbre « fer à repasser » de New York, le Flatiron Building. Mais celui-ci était plutôt bas et dressait timidement l’un de ses côtés le long de l’avenue qui se prolongeait bien au-delà dans une complète indifférence. Pâle imitation, saugrenue, même, tant les arbres plantés à l’orée du second côté en sapait la perspective. Sans doute, pourtant, ce bâtiment jouissait-il de l’appellation prestigieuse de « building », mais deux édifices trapus et de hauteurs inégales qui semblaient s’en détacher de part et d’autre, associés aux deux tours qui le surplombaient l’une derrière l’autre dans son dos, avaient achevé de le tasser et d’en réduire la saillie. Oh, qu’elle était loin l’étrave élancée du Flatiron, flanquée de la cinquième et de l’avenue de Broadway, fendant le Midtown de New York en direction de Times Square…


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Ce petit détour par le centre – effectué, après plus de neuf heures de voyage, à la demande exclusive de mon père – m’apparaissait bien décevant, et il me tardait de découvrir ma nouvelle résidence. Nous quittâmes enfin – que ce soulagement, en un sens, me désolait – ce qui devait être le centre-ville d’Atlanta, et gagnâmes, après de longues minutes, la périphérie, lieu de résidence de la bourgeoisie. Chacun y possédait son large rectangle de pelouse qui avançait jusqu’au trottoir et faisait office de jardin, ainsi que son petit chez soi, une maison individuelle, qui ressemblait aux voisines, comme à celles d’en face, de l’autre côté de la rue. Certes, la taille variait de l’une à l’autre, et il y en avait bien ici ou là quelques-unes plus prétentieuses qui trahissaient la vanité de leur propriétaire avec leurs porches inspirés de l’art roman ou leurs perrons à encorbellement – l’une d’elle avait même une Aphrodite en plâtre près de sa porte d’entrée… Mais l’impression générale était une uniformité de ville nouvelle qui me fit penser à ces lotissements pavillonnaires – quoique plus riches – de la banlieue parisienne. Oh, le climat était plutôt doux, on n’avait pas motif à se plaindre et on y était heureux, sans doute, entre soi. Et, docile, l’on se laissait porter par le fleuve tranquille et silencieux d’une vie confortable, qui cheminait bourgeoisement parmi les sourires bienveillants des voisins… Que cette conformité établie me répugnait ! Je devinais derrière les façades des existences sans relief, sans ardeur ni passion, lisses comme les trottoirs du quartier qui ressemblaient à du marbre. Et j’avais quitté la halle cosmopolite, populeuse et anonyme du Châtelet pour voir passer sous mes fenêtres le dimanche, un de ces Bill ou Pat en survêtement – intime de la famille ou voisin du quartier, c’était égal aux yeux de mon père –, son MP3 sous son ventre bedonnant, suant sa semaine de travail, accompagné de son chien… tandis que d’autres profiteraient du soleil pour laver la voiture devant la porte du garage attenant au salon. Le taxi ralentit légèrement, puis traversa la chaussée. Sur notre gauche, carrée comme une croix grecque, une gentille maison neuve pour famille peu nombreuse taisait ses modestes dimensions derrière un fier péristyle corinthien à quatre colonnes datant du début du XXIe siècle et qui sentait bon la peinture fraîche. L’architecte, dans un heureux moment de lucidité, avait renoncé à le couronner de son fronton triangulaire à la gloire des grands hommes ou de quelque dieu païen. Eclairé par les rayons déclinants du soleil, la poignée en or de la porte d’entrée étincelait sous les volutes et les feuilles d’acanthe de deux colonnes de plâtre. S’y balançait une pancarte, qui annonçait par quatre lettres sibyllines aux habitants du quartier l’arrivée imminente de leurs nouveaux voisins : SOLD. Le chauffeur avait garé la voiture, ouvert sa portière ainsi que le coffre, et nos bagages gisaient déjà sur le trottoir, quand je réalisai que c’était là…, là, à plus de dix bornes du centre-ville et de vingt minutes en voiture du premier commerce, derrière le frontispice de ce panthéon de banlieue pour nouveaux riches, dans ce temple flambant neuf dédié au dieu puritain de l’argent, que seraient sacrifiées, enterrées, mes plus grandes espérances de jeunesse… ma vie.



mis en ligne le 26 juillet 2008