Eloge de la lisière
Vie et pensées de Henri David Thoreau

par Daniel Poza-Lazaro

 

 


Préambule

En Amérique, sur la côte nord-est des Etats-Unis, dans la région dite de la Nouvelle Angleterre, au cœur du Massachusetts, à quelques dizaines de kilomètres de Boston et non loin d’une modeste localité répondant au doux nom de Concord, s’étend et se déploie une vaste ceinture forestière qui abrite en son sein, tel un écrin, sur plus de soixante acres, depuis des millénaires et le retrait des grands glaciers, un étang majestueux au bassin profond : Walden.

Qui s’y promène ou s’y promènera par bonheur, quelle qu’en soit la saison, au milieu des pins rigides, des sumacs et des caryiers, rencontrera sans doute sur son chemin une cabane en bois des plus quelconques, à la charpente simple et solide, de dix pieds de large sur quinze de long, dotée d’un toit de cottage en pointe, dont les planches ont été taillées en biseau pour le rendre impénétrable à la pluie, munie d’une cheminée et d’une fenêtre unique de chaque côté, inhabitée il va sans dire.

Cette cabane n’est pas une vraie cabane, sinon la reconstitution à l’identique d’une ancienne cabane, disparue depuis bien des années dont l’emplacement originel, située non loin de là et longtemps marqué d’un simple amoncellement de caillasse, est désormais mis en valeur par la circonscription de blocs de pierre rectangulaires reliés entre eux par des chaînes.

À proximité de la bâtisse, un parking a été construit afin de permettre aux touristes de se garer sans encombres.

On prétend que des gens se rendent à Walden tout spécialement pour y contempler ce simple édifice, qu’il en arrive du Massachusetts, du reste du pays, de la vieille Europe et même du monde entier ; en pèlerinage, en quelque sorte.

Que viennent-ils donc y chercher ?

Il est fort possible que certains de ces voyageurs qui arpentent ainsi le site en tournant autour du bâtiment ne soient pas venus les mains vides. Ils ont emmené un livre avec eux. Un ouvrage rédigé il y a plus d’un siècle et demi et qui porte comme titre : Walden ou la vie dans les bois.

Ce livre n’est pas une œuvre de fiction en dépit de sa dimension romanesque, ni un traité philosophique malgré la sagesse qui s’en dégage. Ce livre est le récit d’une expérience vécue par l’auteur même de ces pages qui séjourna, seul, en ce lieu, dans semblable cabane, pendant deux ans, deux mois et deux jours…

Devant le bâtiment, grandeur nature, une statue à son effigie a été érigée.

Cet homme s’appelle Henri David Thoreau…


I/ Jeunesse et formation : Thoreau et le Transcendantalisme

Quand Henri David Thoreau voit le jour le 12 juillet 1817, les Etats-Unis d’Amérique sont une jeune nation, émancipée de la tutelle britannique depuis à peine deux générations.

Petit-fils d’un pasteur puritain par sa mère, petit-fils d’un immigrant de l’île de Jersey d’origine française par son père, David Henry (il inversera l’ordre de ses prénoms à l’âge adulte) naît et grandit à Concord, non sans avoir séjourné quelque temps dans la métropole bostonienne, en compagnie de ses deux sœurs, Helen et Sophia, et de son frère John.

À 16 ans, il intègre la prestigieuse université de Harvard, en qualité de boursier, afin de poursuivre et d’achever ses humanités. C’est au cours de ses innombrables lectures que Thoreau fait la première grande découverte intellectuelle de sa vie : le Transcendantalisme.

Ce mouvement philosophique proprement américain -mais qui tire ses influences aussi bien du néoplatonisme, du kantisme, du romantisme allemand que des spiritualités orientales- a pour ambition de concilier un individualisme forcené et un rapport quasi mystique (ou panthéiste) avec la Nature dans le but d’aboutir à un état spirituel idéal susceptible d’être atteint davantage par une intuition personnelle que par une doctrine religieuse dogmatique.

Ce courant de pensée, représenté par des personnalités telles que Margaret Fuller, Bronson Alcott et surtout le grand essayiste Ralph Waldo Emerson, s’est précisément installé à Concord où se forme alors un cénacle intellectuel et amical des plus foisonnants.

La fréquentation d’Emerson influence radicalement Thoreau.

Fraîchement diplômé d’Harvard en 1837, il enseigne à l’école publique de Concord pour en démissionner presque aussitôt, opposé aux châtiments corporels toujours en vigueur dans l’établissement, inaugure la même année la tenue d’un journal intime et ouvre, peu après, pour une durée de trois ans, en compagnie de son frère, un établissement privé afin de mettre en œuvre ses conceptions éducatives progressistes.

En 1841, il quitte l’enseignement pour rentrer au service d’Emerson dont il devient le factotum, et commence à publier dans la revue transcendantaliste The Dial essais et poèmes. Profondément marqué par la mort de son frère, victime du tétanos, Thoreau part quelques mois à New York exercer ses talents pédagogiques en tant que précepteur chez le propre frère d’Emerson ; ce séjour peu concluant semble l’avoir définitivement détourné de la grande Ville et de ses multiples attractions.

De retour à Concord, Thoreau multiplie les expériences professionnelles de courte durée, tour à tour manœuvre, tuteur ou jardinier, finit par rejoindre son père et sa fabrique de crayons, répète souvent à qui veut l’entendre son envie d’acheter ou de louer une ferme, semble regretter par-dessus tout ses périples de jeunesse et ces heures passées en compagnie d’un frère trop tôt disparu à remonter le cours du Merrimack au cœur d’une nature sauvage et pourtant si accueillante, cherche et cherche encore la démarche existentielle, intense et radicale qui lui permettrait d’approfondir enfin la voie transcendantaliste.

Sans doute, est-ce au gré de ses longues promenades sylvestres qu’il entrevoit peu à peu la possibilité d’une entreprise inédite…


II/ Walden ou la cabane en toute liberté…

S’éloigner du monde… Non pas le quitter mais s’en écarter momentanément… Faire un pas de côté, hors de la civilisation, se déprendre des vaines habitudes que nous imposent les normes sociales, se défaire des biens matériels qui contraignent plus qu’ils ne libèrent, expérimenter la solitude au cœur de la forêt et vivre au rythme des saisons, tendre vers l’autonomie intégrale et ne devoir sa vie qu’au seul travail de ses mains… L’idée court, chemin faisant, il n’est que temps de passer à l’acte…

Laissons Thoreau lui-même nous annoncer la chose le plus naïvement qui soit…

« Vers la fin de mars 1845, ayant emprunté une hache, je m’en allai dans les bois qui avoisinent l’étang de Walden, au près duquel je me proposais de construire une maison, et me mis à abattre quelques grands pins Weymouth fléchus, encore en leur jeunesse, comme bois de construction. »

L’aimable versant de colline sur lequel Thoreau a jeté son dévolu est un modeste terrain concédé par Emerson. Jour après jour, semaine après semaine, le printemps durant, à son rythme, sans se hâter, il consacre l’essentiel de ses efforts à la poursuite de son projet ; étais, chevrons, poutres et solives, les fondations prennent forme patiemment… A la recherche de planches pour parachever l’ouvrage, il débourse la modique somme de 4$ et 25 cents qu’il propose à James Collins -un Irlandais qui travaille aux chemins de fer de Fichtburg sur le point de déménager avec toute sa famille- pour lui racheter sa cabane et disposer ainsi d’un nombre suffisant de lattes, démolit la maison le matin même, en arrache les clous, transporte le tout par petites charretées au bord de l’étang, manque de peu de se faire voler une partie de son bien, entre deux voyages, par un voisin indélicat et achève l’élaboration de sa cave creusée à flanc de colline.

Début mai, l’heure est venue de dresser la charpente en compagnie de ses proches, l’ouvrage se poursuit sans rechigner et Thoreau voit sa persévérance enfin récompensée le 4 juillet 1845, date hautement symbolique s’il en est -quoique purement accidentel selon lui- à partir de laquelle il occupera sa demeure vingt-six de suite. Bien qu’inachevée (la cheminée en brique attendra septembre…), l’habitation est fonctionnelle avec son grenier et son appentis.

Thoreau ne chôme pas pour autant ; dans ces premières semaines d’installation, il faut penser à tout et ne rien laisser au hasard. Il faut ensemencer deux acres et demi de haricots, de pommes de terre, de pois et de navets, cuire son pain avec de la pure farine de maïs ; il faut couper du bois de nouveau, pour le combustible cette fois, en vue de la longue et rude saison hivernale ; il faut fabriquer en partie son propre mobilier : un lit, une table, un pupitre et trois chaises, un miroir, une bouilloire, une marmite, une poêle à frire, deux fourchettes, trois couteaux, une tasse, une cuillère, une cruche à huile, une cruche à mélasse, guère plus…

Quand Thoreau ne travaille pas d’arrache pied à son installation, il prend soin de coucher par écrit les étapes successives de sa nouvelle existence ; de ses notes naîtra un livre de plus de trois cent pages, composé de dix huit chapitres plus ou mois thématiques aux titres simples et évocateurs (« Bruits », « Lectures », « Solitude », « Visiteurs », « Le champ de haricots », « Le village », « Les étangs »…), un récit à l’écriture franche et bancale, aux digressions nombreuses où se succèdent dans un désordre sympathique énumérations cocasses et descriptions précises, héros homériques et bûcherons canadiens, dépenses budgétaires et citations shakespeariennes entremêlées de considérations philosophiques sur le sens de la vie. Pour rendre plus sensible le rythme des saisons, Thoreau compresse son récit sur une seule année sans se soucier outre mesure de la chronologie : cet apparent désordre est pour beaucoup dans la réussite d’un ouvrage qui recherche avant tout la sincérité et le contact direct avec son lecteur.


Il est vrai que Thoreau est un ermite d’un genre particulier… Point d’anachorèse mortifiante ni de macération contrite, Thoreau n’a pas l’âme du stylite et nulle faute à laver. Sa démarche n’est pas dictée par les affres du taedium vitae, ce dégoût de la vie qui frappe si souvent les esprits dépressifs et mélancoliques, en perte de sens. C’est la recherche d’une vie plus intense qui motive notre homme, plus intense et dès lors plus agréable. « Ma vie elle-même était devenue mon amusement et jamais ne cessa d’être nouvelle… » écrit-il quelque part.

Cette vie nouvelle implique nécessairement un nouveau regard : « la réalité est fabuleuse… » décrète Thoreau en une autre page de son récit. En effet, à de nombreuses reprises, Henry David prend plaisir à nous décrire en de courtes scènes de simples visions qui, par leur simplicité même, ne cessent de l’émerveiller : les intermittences d’une pluie d’août, l’observation « des busards qui se meuvent en cercle » à proximité de son champ, celle « du vison se glissant hors du marais pour se saisir d’une grenouille près de la rive », « le léger brouillard estompant la rive opposée de l’étang, par un calme après-midi de septembre »...

L’ouïe ne le cède en rien à la vue et les bruits multiples qui l’environnent sans jamais le contrarier finissent par former une étrange symphonie : chants de l’alouette, de la grivette et du pee-wee, « meuglement de quelques vaches, le soir venu », « sérénade des grands ducs », « fanfares des pigeons sauvages » et « trompettes des grenouilles géantes »

Il est aussi d’autres bruits, plus familiers, qui rappellent la civilisation à son bon souvenir, comme le carillon des cloches de Lincoln, le dimanche, ou le son chaotique d’une carriole sur la grand’route. Au vrai, la présence de la bourgade demeure trop proche pour s’en abstraire complètement. Sans doute, ne le souhaite-t-il pas, convaincu qu’il est de regagner tôt ou tard les turbulences de la société ; mais ce recul assumé est salutaire et si Thoreau ne refuse pas le progrès en tant que tel, il ne cesse de s’interroger sur la portée morale des innovations de son temps.

« Pourquoi vivre avec cette hâte et ce gaspillage de vie ? »

Convaincu de pouvoir se passer de poste aux lettres, convaincu pareillement de « n’avoir jamais lu dans le journal aucune nouvelle qui en vaille la peine », Thoreau n’est pourtant pas sans ambiguïtés dans le rapport qu’il entretient avec la modernité ; une innovation majeure de la Révolution industrielle naissante aux Etats-Unis illustre mieux que nulle autre cette relation paradoxale : le chemin de fer…


To be continued…



mis en ligne le 26 juillet 2008