Wald

par François Jeannet

 

 


La forêt est un lieu périlleux où poussent peut-être le plus de lieux communs, ces ennemis farouches du chasseur d’idées. Lieux communs ou mythes fondateurs ? Je prendrai donc – chasseur héroïque – de front celui de la « mystérieuse et profonde forêt allemande », bien que la « Gaule Chevelue » et ses druides puissent m’en fournir d’aussi présentables, ou la forêt de Fontainebleau, site élu par François Ier pour y construire sa résidence. Un peintre contemporain va me permettre de joindre deux bouts de la « chaîne » historique : les débuts du mythe de la forêt germanique et le questionnement d’après-guerre sur la culture allemande et son basculement dans l’idéologie nazie.

Anselm Kiefer naît en 1945 (comme par hasard !) à Donaueschingen dans la région comprise entre le lac de Constance et la Forêt-Noire, entre Suisse, Autriche et France. Il étudie de 1970 à 1972 avec Beuys (artiste ancien aviateur dans l’armée allemande) ; il travaille depuis 1993 dans le Gard. Convaincu de la nécessité de revisiter l’identité allemande d’après-guerre, il questionne dans ses œuvres souvent gigantesques les grands récits de fondation : les Nibelungen Arminius ou le tombeau d’Alaric. Il cherche toujours à réveiller les consciences en affirmant que le nazisme n’est pas mort mais occulté. Kiefer : « la matière a déjà de l’esprit ». Par cette affirmation assez antiplatonicienne, il veut signifier que la mémoire est et doit être matérielle ; c’est pourquoi il produit des œuvres d’art, support matériel ou plutôt matière même de la mémoire. La peinture précisément lui permet, par sa capacité de recouvrir des opérations passées puis de gratter pour retrouver des vestiges à l’instar de ces manuscrits médiévaux que l’on nomme des palimpsestes, de figurer ce devoir de mémoire. Kiefer : « sans mémoire, il ne peut y avoir d’identité, d’autant que je considère que l’identité remonte bien plus loin dans le temps que notre propre naissance. » ou encore : « l’histoire pour moi est un matériau comme le paysage ou la couleur ». Comme notre artiste est cultivé, il cite volontiers Bergson (Matière et Mémoire 1896) qui distingue deux formes de mémoire : la mémoire-habitude, fondée sur des mécanismes et la répétition (apprendre par cœur) et la mémoire pure qui est du domaine de l’esprit. Le passé survit donc sous deux formes distinctes : I- dans une mécanique corporelle qu’emmagasine le cerveau avant tout organe de l’action ; II- dans des souvenirs indépendants qui ne sont pas liés à la substance cérébrale et à l’espace ; ainsi la vraie mémoire est esprit, portée par l’inconscient. Elle est histoire.


Anselm Kiefer - Varus

Anselm Kiefer, Varus, 1976

Le tableau présente une forêt épaisse et assez confuse de chaque côté d’un chemin, un holzweg comme nomme magnifiquement Heidegger les chemins de la philosophie qui ne mènent nulle part mais sont tracés uniquement pour l’exploitation de son domaine ; ce chemin semble du reste simplement s’enfoncer dans la matière picturale qui est dense, croûteuse, épaisse comme les derniers tableaux de Van Gogh ou de Vlaminck ou encore la peinture expressionniste. Cette forêt est opaque, sans profondeur ; le chemin est enneigé et parsemé de taches rouges qui doivent être du sang. On ressent quelque chose de brutal qui nous saute à la figure, cette forêt n’est pas enchantée, elle est matérielle, grossière, directe, sans rêve ni symbole. Les symboles et le sens ayant déserté, le peintre écrit, sans ordre ni recherche calligraphique, des noms, un peu comme s’il écrivait des graffitis dans des latrines douteuses ; la composition des mots suit vaguement une sorte de portique ou les branches des arbres surplombant le chemin mais le sens des noms choisis n’est pas douteux : ce sont tous des personnages acteurs de l’histoire allemande. Seuls les noms de Varus et de Hermann (et Thusnelda) sont écrits sur le chemin, dans cette neige sale et ravagée. Le plus visible est celui de Varus, à côté, ceux d’Hermann et sa femme Thusnelda. Varus est ce général romain qui a essuyé la plus retentissante des défaites dans la forêt dite Teutoburgerwald relatée par Pline l’ancien dans un texte perdu. Grâce à Velleius, nous pouvons reconstituer le drame : Varus est arrogant et vaniteux, ignorant tout des peuples germaniques, comme les romains de cette époque en général (9 ap. JC). Tacite nous a décrit génialement la Germanie et nous fait comprendre ce qui sépare le romain du germain. Il décrit notamment le sacrifice humain qui commémore la naissance de la tribu des Semnons dans la forêt, qui fait sans doute allusion à l’autosacrifice de Wotan, le dieu teuton qui se pend aux branches du frêne cosmique Yggdrasil en un rituel de mort et de résurrection ; Tacite est passablement choqué par ce rite mais est partagé entre l’horreur et l’admiration : par exemple il nous informe qu’aucune tribu germanique n’habite de ville (urbs), c'est-à-dire d’espace clos de murs ; leurs maisons sont séparées par un espace vide pour protéger leur liberté ; ils choisissent un emplacement selon leur goût, sans plan collectif ; ils installent leurs villes incompréhensibles pour un romain de surcroît dans la forêt ou un marécage. Mais Tacite en grand historien – ce que le pauvre Varus n’est pas – signale le côté positif : les germains sont égalitaires, non corrompus par l’argent ou une nourriture trop riche, vivent avec une seule femme (à la différence de beaucoup de patriciens), ils exaltent le courage et la franchise, bref ils rappellent à Tacite ce que la République romaine représentait à ses débuts. Ces oppositions, exagérées par la rhétorique, bois contre marbre, fer contre or, gravité brutale contre ironie désabusée, tribalisme sanguinaire contre raffinement procédural, pureté de la race contre cosmopolitisme, feront plus tard le terreau de l’identité allemande.

Donc Varus sous estimant l’adversaire et la géographie en l’an 9 égare son armée dans une forêt impénétrable et marécageuse et ne peut quand les féroces Chérusques les attaquent ni battre en retraite sans s’enliser ni contre attaquer sans se perdre ; ne survit qu’une poignée (sur 25.000 hommes) et Varus se suicide. Le vainqueur n’est autre que le héros germanique : Hermann (latinisé en Arminius), prince des Chérusques, qui sera seulement vaincu définitivement par le héros romain Germanicus, neveu de Tibère.

On ne s’étonne plus des taches de sang sur le holzweg : sang des légionnaires, sang des sacrifices humains et des déserteurs germains pendus aux arbres. Hermann et Thusnelda en rajoutent dans l’effusion de sang puisque Segeste, père de Thusnelda, s’allie aux Romains pour trahir son gendre. Ensuite viennent les noms (dans le haut du tableau) de célèbres auteurs ayant nourri le mythe fondateur : Klopstock, poète et dramaturge, écrit en 1760 une trilogie épique sur Arminius. Kleist et Fichte (le premier écrivain, le second philosophe) ont contribué à l’élaboration du sentiment national, Schleiermacher également, ainsi que le poète Holderlin... Rilke est écrit à côté de la reine Louise. Grabbe (1801-1836) est un poète, auteur d’une pièce de théâtre sur Frédéric Barberousse, figure légendaire de la nation allemande : cet empereur médiéval s’éveillera de son sommeil au sommet du Kyffhäuser quand un chêne druidique reverdira. Ce sera alors le renouveau de la forêt allemande et sa suprématie sur la ville romaine. Quant à Blücher, ce général prussien s’est rendu célèbre par son action contre Napoléon à la bataille de Leipzig et à Waterloo.

Le chemin dans la forêt sanglante de Kiefer est donc celui de l’histoire. Il est surplombé par une voûte de branches faisant penser à une cage thoracique de squelette. Tous les noms associés à la renaissance allemande y sont inscrits ; seuls les noms de Varus et d’Hermann sont placés sur le chemin ; les deux héros piégés chacun à son tour dans la Teutoburgerwald, le symbole de la conscience nationale et de son enfermement. Pour Kiefer il semble donc que l’Allemand s’est en quelque sorte perdu lui-même dans le choix symbolique de son identité ; ce sentiment de voie sans issue est bien exprimé, quoique inconsciemment par « Le chasseur dans la forêt ».


Le chasseur dans la forêt

Friedrich, Le chasseur dans la forêt

En 1814, le prince Malte von Putbus acheta ce tableau à l’exposition d’art patriotique de Dresde. Commentaire de la Vossische Zeitung à l’occasion de l’exposition de Berlin : « Un corbeau perché sur une souche d’arbre chante un hymne funèbre à un chasseur français qui traverse solitaire la forêt enneigée. » La forêt représente, là encore, l’Allemagne. Il s’agit, encore, d’une neige meurtrière. C’est aussi une confrontation entre le monde germanique et le monde latin. Le soldat français sert Napoléon, nouvel empereur à la conquête de l’Europe et roi d’Italie. Ce pauvre chasseur est tout petit, comme écrasé par les masses sombres des sapins, vu de dos, comme pour montrer sa solitude. On imagine qu’il va finir comme les centurions romains de Varus, perdu et englouti dans un marécage. Comme eux il traîne une lourde épée et porte un casque un peu semblable aux casques romains ; la veste et le pantalon nous indiquent cependant qu’il s’agit bien d’un soldat français. Le corbeau sur l’arbre coupé rappelle les soldats martyrs de l’Allemagne occupée (le tableau est peint en 1813). Plutôt qu’un Holzweg, la tache de neige semble une clairière qui ne peut être d’aucun secours. Le Français s’enfonce dans les arbres plantés serrés sans espoir de retour ni de salut. Comme pour faire référence aux grands Anciens (Altdorfer), le format choisi est petit (65cm - 46cm) et la facture est lisse ; il se dégage un sentiment de puissance et une monumentalité de cette petite toile qui fait penser à « Saint Georges terrassant le dragon ».

Altdorfer est né à Ratisbonne, sur le Danube. Vers 1510 il peint ce petit parchemin marouflé sur un panneau de tilleul (Linde en allemand veut dire tilleul et en haut allemand « bois sacré »). Effectivement le bois dans lequel combat Saint Georges semble même magique, une forêt enchantée ; tout le tableau est envahi par la végétation qui déploie une puissance formidable, étouffante, que le petit espace de lointain ne soulage pas. On devine une montagne un peu menaçante. On ne s’étonne guère de voir un dragon dans une telle forêt qui fait penser à celle des contes de Grimm. Plutôt que d’un terrassement de monstre on pourrait voir une rencontre entre deux Héros ; mais le grand héros de la scène c’est la forêt dont le dragon semble une émanation, ou son esprit.


Altdorfer

Altdorfer, Saint-Georges terrassant le dragon

Altdorfer, comme tous les peintres de cette époque, peint lentement, sur un fond soigneusement préparé et lissé comme du marbre. Ensuite il place le dessin dont le hasard a été éliminé autant que possible et les valeurs fondamentales pour lesquelles il utilise les couleurs de terre, les plus stables, les plus lourdes de la palette. Après quoi la couleur est amenée progressivement, des plus banales et couvrantes aux plus rares et transparentes, par couches successives en y adjoignant de plus en plus de gras et de vernis. Tout cela en essayant de préserver l’aspect lisse, sauf pour exprimer des accents (des lumières par exemple). Ce mode opératoire de pose des couleurs est très général et bien sûr comporte beaucoup d’exceptions. Mais il faut se souvenir que certaines couleurs coûtaient fort chères avant la chimie moderne et demandaient beaucoup de temps de fabrication ; les temps de séchages étaient également longs (les peintres en bons artisans prenaient leur temps) ; enfin le souci de bonne conservation était primordial.

Friedrich tout en étant bien de son époque veut un aspect ancien à sa peinture (lisse et sans coups de pinceau trop visibles). Les couleurs sont aussi des pigments éprouvés, utilisés depuis toujours : couleurs de terre, vert de vessie, le blanc empâté, bref la technique ancienne ; toute la peinture romantique allemande a manifesté une prédilection pour l’aspect ancien et lisse ; Friedrich en plus cultive l’archaïsme volontaire (costumes démodés, histoires relevant d’un folklore oublié) qui nous donne l’émotion particulière de ses tableaux : une certaine distance ou froideur apparente qui contraste avec l’atmosphère chargée et profonde de ce peintre mystique.

Kiefer est à l’opposé techniquement : la surface du tableau est croûteuse, les formats immenses, les couleurs épaisses et mélangées en même temps, et non successivement. L’heure n’est plus à l’économie ; au contraire il faut exprimer le gaspillage de notre monde contemporain ; la bonne conservation n’est plus à l’ordre du jour dans la société du perpétuel présent ; enfin la technique employée doit exprimer l’urgence, la frénésie, la bousculade du XXe siècle. Mais comme pour me contredire, le choix des couleurs est on ne peut plus sobre et classique : trois-quatre couleurs, pas plus, le blanc et des terres ; peut-être un vermillon, plus vraisemblablement un bon vieux ocre rouge. Pour garder un lien avec le passé pictural ? Par souci de grand style sévère (à la David), sans concessions ? Il faudrait lui demander…

Je parlais plus haut de monumentalité à propos du « Chasseur dans la forêt » ; de confusion chez Kiefer ; d’atmosphère étouffante dans la forêt d’Altdorfer. Ces différences sont dues en grande partie à des conceptions différentes de la composition. La construction chez Kiefer est plutôt « brute de décoffrage », assez anarchique : entendez par là sans lignes de force, sans masses différenciées, avec seulement une profondeur centrale donnée plus par l’idée du chemin qui s’enfonce que par des moyens plastiques clairs, comme des lignes de perspective par exemple ou un premier plan bien défini ; cette forêt est incertaine et grossièrement construite ; d’où cette impression de puissance et de brutalité.

Altdorfer lui aussi montre une forêt anarchique, écrasante. On ne peut y pénétrer : l’espace est plat, sans air. Mais nous pouvons distinguer deux directions parallèles, deux obliques données par les troncs d’arbre, un à gauche se détachant en noir sur le feuillage, l’autre à droite devant la vallée. La composition est déjà bien équilibrée par ces fûts. Une pyramide est suggérée par – à gauche – une ligne partant de la base du tronc noir et montant vers le milieu en haut, et le prolongement du tronc de droite ; les deux directions définissent l’arbre du haut au centre en forme de pinceau arrondi. Cette structure est donnée à la fois par les ombres et par les masses de feuillages mises en évidence par l’éclairage venant de la gauche. Ce n’est donc pas une forêt informe, mais la composition est cachée par l’irrégularité savante des frondaisons, dont le traitement prouve une habileté artisanale éprouvée : feuillage en pointes vers le haut à gauche du cavalier, feuillage par lignes horizontales (peut-être un hêtre) au centre, par pointes de lumière à droite.

Le caractère monumental chez Friedrich est donné par ces hautes silhouettes de sapins, ces gardiens implacables de la Germanie. Comme il se doit, ces sapins sentinelles sont deux, installés symétriquement : deux vieux dans la forêt au feuillage clair encadrent un espace sombre, à la verticale du Français qui signifie clairement : défense d’entrer. Deux jeunes (la jeune Allemagne ?) encadrent la clairière enneigée, comme pour l’empêcher de revenir en arrière. Enfin on peut dire que le tableau est construit sur quatre valeurs : le blanc de la clairière, le vert clair des sapins de la jeune génération, le vert plus sombre des deux sentinelles dans la forêt, et le noir. De toutes ces lignes verticales qui suggèrent un ordre, une discipline, émergent seules deux obliques parallèles : la souche inclinée, et l’oiseau qui semble comme la corneille du Voyage d’hiver de Schubert tourner le voyageur égaré en dérision.


Bibliographie

Jacqueline Russ, Dictionnaire de philosophie, Bordas, 1996

Simon Schama, Le paysage et la mémoire, Seuil, 1999



mis en ligne le 26 juillet 2008