« Dans
quel état florissant serait donc l’Europe, sans
les guerres
continuelles qui la troublent pour de très légers
intérêts, et souvent pour de petits
caprices ! »
L’Essai
sur les Mœurs, Voltaire
(1756).
On
connaît
les virulentes sorties de Voltaire contre la guerre dans ses contes
philosophiques tels Candide ou l’Optimisme (1759)
ou
dans l’article
« guerre » de son Dictionnaire
philosophique portatif (1764). On connaît
peut-être
moins cet extrait des Mémoires pour servir
à la vie
de Monsieur de Voltaire, publiés onze ans
après sa
mort, en 1789. Voltaire y rapporte des propos et réflexions
« exclusifs » de
Frédéric II de
Prusse sur les guerres qu’il mena, à la cour
duquel il
séjourna de 1750 à 1753 ; propos
glanés
dans divers ouvrages du roi tels L’Histoire de mon
temps
(1746), qui furent corrigés, retravaillés et
parfois
supprimés des éditions ultérieures sur
l’intervention de ce premier, devenu pour trois ans le
conseiller
littéraire du roi – à défaut
de conseiller
politique, ce qui finit d’ailleurs par le brouiller avec le
monarque. Voltaire et Frédéric, alors dauphin,
étaient
entrés en correspondance dès 1736,
l’héritier
du trône de Prusse vouant une véritable admiration
pour
l’écrivain français dont il voulut
devenir le
disciple. Dès son intronisation en 1740,
Frédéric
invita Voltaire à la cour de Potsdam. Mais une visite de
celui-ci à Berlin la même année lui
apprit que
devenu roi, Frédéric agissait plus souvent en
disciple
de Machiavel qu’en philosophe couronné, et il
déclina
l’invitation. Rappelé à Paris en 1744
par son
condisciple le comte d’Argenson devenu ministre de la guerre
de
Louis XV, apprécié de Madame de Pompadour,
Voltaire
escompta se faire une place de courtisan et devenir le poète
attitré du roi. Historiographe du roi, puis gentilhomme
ordinaire de la chambre, élu enfin à
l’Académie
française, il écrivit des livrets
d’opéras
pour les fêtes royales et célébra les
exploits de
Louis XV dans des poèmes épiques tels le Poème
de Fontenoy, en 1745. Mais déplaisant au
souverain, son
irrévérence finit même par incommoder
la marquise
de Pompadour et il entra bientôt en disgrâce.
Réfugié
chez la duchesse du Maine puis chez Madame du Châtelet, il
accompagna celle-ci chez Stanislas, à la cour de Lorraine.
Mais après la mort de sa protectrice, en 1749,
après
une ultime et vaine tentative de rentrer en grâce
auprès
de Louis XV, il finit par céder aux instances de
Frédéric
II et arriva à Berlin un an avant que la
« guerre
de sept ans » ne déchire
l’Europe. Mais place à
l’extrait en question :
Il[1]
partit au 15 de décembre, avec la fièvre quarte[2],
pour la conquête de la Silésie[3],
à la
tête de trente mille combattants bien pourvus de tout et bien
disciplinés ; il dit au marquis de Beauvau, en
montant à
cheval : « Je vais jouer votre
jeu ; si les as
me viennent, nous partagerons. »
Il
a écrit depuis
l’histoire de cette conquête ; il me
l’a montrée
tout entière. Voici un des articles curieux du
début de
ces annales ; j’eus soin de le transcrire de
préférence,
comme un monument unique :
« Que
l’on
joigne à ces considérations des troupes toujours
prêtes
d’agir, mon épargne bien remplie, et la
vivacité de
mon caractère : c’étaient les
raisons que
j’avais de faire la guerre à
Marie-Thérèse,
reine de Bohême et de Hongrie. » Et,
quelques lignes
ensuite, il y avait ces propres mots :
« L’ambition,
l’intérêt, le désir de faire
parler de moi,
l’emportèrent ; et la guerre fut
résolue. »
Depuis
qu’il y a des
conquérants ou des esprits ardents qui ont voulu
l’être,
je crois qu’il est le premier qui se soit ainsi rendu
justice.
Jamais homme peut-être n’a plus senti la raison, et
n’a
plus écouté ses passions. Ces assemblages de
philosophie et de dérèglements
d’imagination ont
toujours composé son caractère.
C’est
dommage que je lui
aie fait retrancher ce passage quand je corrigeai depuis tous ses
ouvrages : un aveu si rare devait passer à la
postérité,
et servir à faire voir sur quoi sont fondées
presque
toutes les guerres. Nous autres gens de lettres, poètes,
historiens, déclamateurs d’académie,
nous célébrons
ces beaux exploits : et voilà un roi qui les fait,
et qui
les condamne.
Dans la
première moitié du texte – soit les
trois premiers
paragraphes, Voltaire semble faire œuvre de simple
historiographe du
roi. Le ton est neutre, le jugement absent – hormis
l’adjectif
« curieux », et les
« voix »
de la narration ou du discours équitablement
réparties
entre celle de Voltaire et celle de Frédéric II
qui
clôt le premier paragraphe, va et vient dans le
troisième,
le monopolisant quasiment. Au début, la
« voix »
de Voltaire s’efface même devant son sujet,
Frédéric
II, qui s’impose assez autoritairement en amorçant
anaphoriquement[4]
les deux paragraphes
initiaux
par ces
deux « il » dont on trouve encore
deux
occurrences jusqu’à la fin du second paragraphe.
Lorsque la
« voix » de Voltaire se manifeste
dans ces
trois premiers paragraphes à la première
personne, ce
n’est encore que celle de l’humble conseiller
littéraire,
simple correcteur des épreuves de
Frédéric II
(peut-être du manuscrit des Mémoires
pour servir à
l’histoire de Brandebourg, paru en 1775,
rédigés
directement en français par Frédéric
II), de
l’aveu même de ce premier :
« C’est dommage
que je lui aie fait retrancher ce passage quand je corrigeai
depuis tous ses ouvrages ».
A partir
du troisième
paragraphe et jusqu’à la fin, Voltaire
s’arroge le premier
plan : le « je » qui le
représente
n’est plus instance de narration mais de jugement. Le
passé
simple ou composé du récit s’efface
devant le présent
gnomique[5],
les expressions
modalisatrices[6]
surgissent (« je crois »,
« c’est
dommage »), le ton est à la sentence
(« Jamais
homme peut-être n’a plus senti la raison, et
n’a plus
écouté ses
passions », « Ces
assemblages de philosophie et de dérèglements
d’imagination ont toujours composé son
caractère »,
« voilà un roi qui les fait, et qui les
condamne »). Voltaire revient sur les propos de
Frédéric
II restitués au discours direct entre guillemets dans les
trois premiers paragraphes et les commente. Dès la fin du
deuxième paragraphe, il nous prévenait
d’ailleurs de
leur importance capitale (« j’eus soin de
le transcrire de préférence »),
non sans ironie,
d’ailleurs, dans l’emphatique
« comme un monument
unique ». Mais à y regarder de
près, ces
propos royaux, surtout ceux du troisième paragraphe,
constituaient implicitement pour le premier, explicitement pour les
deux derniers, déjà des jugements en
eux-mêmes.
Le mot au marquis de Beauvau, dans sa désinvolture et
prononcé
dans le vif de l’action, alors qu’il se met en
selle, frise le
« bon mot ». Le thème
du « jeu »,
filé dans ceux des
« as » et du
« partage » (du gain)
réduit l’issue
de la guerre et la stratégie militaire à une
partie de
cartes ! La construction asyndétique[7]
de la
citation, la quasi-parité syllabique des segments de la
phrase
(6-5-5 syllabes), ajoutent à la
légèreté,
à la désinvolture du propos. Les
réflexions sur
soi du troisième paragraphe sonnent comme une introspection
philosophique qui entérine, de l’aveu royal
même, la
futilité de la guerre : les trois mobiles de la
campagne
de Silésie sont antéposés au terme
même
qui les explique (« les raisons
que j’avais »)
à fin de mise en relief : la pugnacité
naturelle
de l’armée prussienne (« des
troupes toujours
prêtes à agir »),
l’opulence du trésor
royal en ce début des années 1740
(« mon
épargne bien remplie ») et la fougue de
Frédéric
(« la vivacité de mon
caractère »).
Leur futilité et leur caractère
égocentrique
sont reconnus par le roi lui-même dans la clausule du
paragraphe, qui reprend d’ailleurs la cadence ternaire des
mobiles
précédents dans
l’énumération des vices
qui les sous-tendent, non sans une certaine coquetterie de style qui
tranche avec la gravité du sujet et semble
transférer
cette futilité dans le discours même qui la
stigmatise :
« L’ambition,
l’intérêt, le désir
de faire parler de moi,
l’emportèrent ».
Frédéric
II reconnaît a posteriori ouvertement la vanité
comme le
mobile principal de la guerre – dont le thème
constitue la
chute des deux citations, niant par là même
à
celle-ci implicitement toute grandeur héroïque,
toute
valeur éthique ou politique. Aveu
d’inanité de la
guerre, donc, sur lequel Voltaire surenchérit dans la
percutante chute du texte[8]
alors
qu’il en rappelle la
source royale : « voilà un
roi qui les
fait, et qui les condamne. »
Une
confession d’une telle
franchise et émanant de l’autorité
royale elle-même
gagne-t-elle à Frédéric II
l’absolution de
Voltaire ? Aucunement. Le quatrième paragraphe
distille
un de ces subtils mélanges de miel et de fiel dont seul
Voltaire a le secret. Ainsi, le paragraphe débute-t-il sur
un
faux éloge de Frédéric. La perfide
épanorthose[9]
« ou des esprits ardents qui ont voulu
l’être »
semble exclure Frédéric du nombre des grands
conquérants de l’Histoire, sous couvert de
l’impunité
du présent gnomique du passage. La phrase suivante
concède
à Frédéric la lucidité, la
clairvoyance
et la franchise (« il est le premier qui
se soit ainsi
rendu justice »), mais ces
qualités ne servent
qu’à mettre au jour sa
déraison : « Jamais
homme peut-être n’a plus senti la raison, et
n’a plus
écouté ses passions ». La
symétrie de
la construction, exacerbant l’opposition entre
« raison »
et « passion »,
l’hyperbole du
« jamais »
et des comparatifs « plus »
scellent une
condamnation sans appel, confirmée par
l’antithèse
entre « philosophie » et
« dérèglements
d’imagination » de la phrase finale du
paragraphe :
Frédéric est d’autant plus coupable
qu’il avait le
sentiment du bien, le sens de la sagesse,
l’esprit
philosophique, et que pour autant, il s’est laissé
aller à
la plus grande pente de ses vices.
Par
précaution et
souci d’euphémisation des coups de boutoir
précédents,
Voltaire revient (un peu hypocritement) dans le dernier paragraphe
à
de futiles considérations de rédaction
(« C’est
dommage que je lui aie fait retrancher ce passage »)
et
détourne de nouveau l’attention sur la
sincérité
de Frédéric II (« un aveu si
rare »).
Aussi se garde-t-il bien de nommer explicitement ce défaut
qui
court en filigrane dans tout le texte (la vanité humaine) et
le masque sous la gaze de l’opaque « sur
quoi sont
fondées presque toutes les guerres ».
Voltaire ne
jouissait pas non plus de l’impunité de pair de
France d’un
duc de La Rochefoucauld (qui d’ailleurs publia ses
subversives Maximes et sentences anonymement). Et
le
passage de
s’achever,
contre toute attente, sur une palinodie[10],
une
attaque
contre les poètes épiques et officiels de cour
qui
« célèbr(ent) ces beaux
exploits »
et chantent la guerre, au nombre desquels il n’oublie
d’ailleurs
pas de s’inclure : « Nous
autres gens de
lettres, poètes, historiens, déclamateurs
d’académie ».
Peut-être se souvient-il d’avoir
été de ceux-là
lorsqu’il célébrait les hauts faits de
Charles XII de
Suède, en 1731, ou le « passage du
Rhin »
de Louis XIV dans Le Siècle de Louis XIV,
vingt ans
plus tard, même s’il cherchait
déjà à
désabuser les princes de la folie des conquêtes et
raillait la déformation, la légende qui se
tissait à
Paris à partir de cet épisode de la campagne de
Hollande. Peut-être ses embastillements et ses exils
répétitifs, la mésaventure de Francfort[11]
et son âge certain l’invitaient-ils à la
prudence.
Saurait-on lui en tenir rigueur au regard du militantisme courageux
global de son œuvre ?
Loin, au
demeurant, d’appeler à une quelconque
rédemption de
Frédéric II à la faveur de sa
lucidité ou
de son honnêteté intellectuelle, ce texte ne
convoque au
contraire la parole monarchique que comme élément
à
charge, pour prendre appui et fonder sur elle un
réquisitoire
d’autant plus définitif et sans appel contre la
guerre qu’il
émane de sa source même : le Pouvoir.
Contrairement
à Candide où il
l’abordait sous un angle plus
sensationnel en cherchant à en dégager toute
l’inhumanité, la cruauté et
l’horreur, il attaque
ici la guerre à la base en en sapant le fondement
philosophique, en lui niant toute valeur éthique et
politique,
la ravalant à l’assouvissement d’un
simple vice humain :
la vanité. Et comme il avait commencé de le faire
dans Candide avec ce faux éloge
esthétique de la
guerre qui ouvrait la fameuse scène de bataille entre les
Bulgares et les Abares, en égratignant ici au passage les
auteurs d’épopées et les
poètes officiels de
cour – au nombre desquels il n’oublie pas de se
compter, Voltaire
nous livre un humble mea culpa posthume, se
montrant par là
même « philosophe par
l’exemple ».
Notes :
1.
Frédéric
II.
2.
Fièvre qui
réapparaît
tous les quatre jours.
3.
Région de
l’actuelle
Pologne, convoitée pour ses richesses minières.
4.
L’anaphore est une
figure de
style consistant à répéter un mot au
début
de plusieurs phrases, paragraphes ou vers consécutifs.
5.
Présent qui
énonce
des vérités générales,
comme dans les
sentences, maximes ou proverbes.
6.
Une
« expression
modalisatrice » est une expression par laquelle le
narrateur exprime un jugement subjectif dans son
énoncé.
7.
L’asyndète
est une
figure de style qui consiste à supprimer tout mot de liaison
entre des phrases ou segments de phrases, afin de créer un
rythme rapide et saccadé.
8.
Noter
l’antithèse
entre « fait » et
« condamne »,
la parfaite symétrie de la phrase, ainsi que la
parité
syllabique des segments « un roi qui les
fait »
(5 syllabes) et « et qui les
condamne » (5
syllabes) qui, par leur perfection formelle, accentuent le tour
définitif et sentencieux de cette chute.
9.
Figure de style qui consiste
à
revenir sur un énoncé
précédent pour le
nuancer, le corriger ironiquement.
10.
Poème dans lequel on
désavoue des propos antérieurs, on se
rétracte.
11.
Quand Voltaire, en 1753, se
décide à quitter Berlin,
Frédéric II le
fait séquestrer un mois à Francfort
jusqu’à ce
qu’il restitue les poésies du roi que ce premier
comptait
publier pour « en amuser toute
l’Europe ».