De la gloire à la calamité

par François Jeannet

 

 


« Ces bras de possédés, ces dos obscurs
Ce chaos de soldats verts
Et de chevaux violets, et cette pure
Lumière, qui voile tout
De tons de poussière : c’est la tempête, c’est la guerre. »

Religione del mio tempo, Pasolini


Pour un romain de la République ou du début de l’Empire, la guerre est l’activité par excellence. Elle permet de conquérir des territoires, des esclaves, de la puissance, mais on ne se bat pas pour des idées. C’est la grande nouveauté de la bataille de Constantin contre Maxence au pont Milvius, sur le Tibre, en 312 de notre ère. Du moins, c’est ainsi que les hagiographes de Constantin, premier empereur chrétien, nous ont présenté l’événement, qui n’était au fond qu’une lutte pour le pouvoir impérial. Mais c’est la première fois que des Romains se battent au nom d’une religion. Jusque là, les dieux décident du sort des batailles, mais il n’y a pas de faux dieux, il n’y a que des dieux vaincus. En 312, Maxence, traversant les Alpes pour affronter Constantin, jalonne son parcours, dit-on, de statues de dieux païens pour s’assurer la victoire (cela ferait déjà un beau tableau d’histoire). Constantin, de son côté, après un rêve prémonitoire, fait poser des croix sur les étendards et sur les boucliers de ses soldats (inutile de vous dire qu’il gagne la bataille haut la main). Constantin se fait baptiser sur son lit de mort : c’est le début du christianisme comme religion d’Etat, à l’exclusion de toute autre.


La fresque de Piero della Francesca (1420-1492), réalisée entre 1452 et 1459 à Arezzo, dans l’église San Francesco, raconte cette histoire d’après la Légende Dorée de Jacques de Voragine, recueil de légendes sur les vies des saints, très en vogue au Moyen âge. Dans ce livre, Voragine élabore la Légende de la vraie Croix (c’est le sujet du cycle de fresques de Piero) qui raconte le triomphe de la Croix, construite avec le bois d’un rameau de l’arbre du Péché originel planté sur la tombe d’Adam (le premier mort !) par son fils Seth sur les injonctions de l’Archange Saint Michel. Oui, je sais, c’est un peu compliqué, mais c’est une partie de la magie que dégagent ces fresques.

Revenons à Constantin : il brandit tranquillement une croix minuscule et c’est la débandade de l’adversaire. La composition est très claire, comme l’histoire mise en scène : à gauche, l’armée de Constantin, bien en ordre avec toutes ses lances dressées et parallèles ; au centre, le Tibre ; au-dessus du fleuve, le bras du futur empereur tenant la Croix ; à droite, l’armée en déroute de Maxence. Pas d’affrontement, pas de blessés, c’est une guerre propre, le rêve de Bush, quoi ! Parfaite alternance de chevaux blancs et bruns, deux superbes étendards, celui de gauche porte l’aigle de la victoire, celui de droite une sorte de dragon symbolisant peut-être la religion « imaginaire » de Maxence ou bien le Mal tout simplement.

La fresque qui lui fait face dans l’église d’Arezzo représente la bataille d’Héraclius et de Chosroês en 615, trois siècles plus tard. Sans importance historique (a-t-elle seulement eu lieu ?), cette bataille en est une cette fois, on se bat vraiment. Voici l’histoire : Chosroês, roi des Perses, païen, a dérobé la Croix à Jérusalem pour décorer son trône (je vous demande un peu !). Il est attaqué par Héraclius, empereur chrétien de Byzance, bien entendu vaincu et décapité pour avoir refusé de se convertir. Cette fois, l’enjeu est définitivement céleste, la lutte du Bien contre le Mal, une dispute pour une relique : nous rentrons dans le Moyen Age. Du reste, les armures, les étendards n’ont rien d’antique. La narration est en deux parties très inégales en dimensions et en rythmes.

D’une part, la mêlée, furieuse et sanglante, avec toutes ces épées entrecroisées et cette accumulation invraisemblable de chevaux, de casques, de soldats, une variété étonnante de couvre-chefs, une mêlée bruyante si l’on considère la trompette et les têtes de chevaux hennissant. La bataille entre l’Orient et l’Occident n’est pas facile ! Le fils de Chosroês meurt poignardé à côté du baldaquin (symbole de la prétention du roi des Perses). C’est une bataille médiévale, avec des percherons supportant de lourds cavaliers en armure, que dominent les étendards (signum en latin) qui nous rappellent leur fonction de signe de ralliement. C’est aussi une belle chorégraphie bien réglée et donnant en même temps une impression de désordre. Détail nouveau, me semble-t-il : le personnage à genoux, en rouge, qui semble demander grâce, et le soldat agonisant à la nuque sanglante, sous le cheval blanc de droite. C’est une tuerie, mais présentée comme légitime, conformément à la théorie de la guerre juste de Saint Thomas d’Aquin.

D’autre part, la scène de droite, très dépouillée, montrant la décapitation de Chosroês sous son baldaquin ; le contraste est total entre la mêlée sauvage et surpeuplée et le vide du baldaquin, la solennité de la décapitation, l’organisation en perspective des personnages disposés en demi-cercle. La coupure entre les deux scènes serait complète si la croupe d’un cheval brun en train de ruer ne faisait pas une liaison formelle. Il semble du reste évacuer Chosroês par sa ruade plus sûrement que l’épée du bourreau fort discrète à l’extrême droite de la fresque.

On peut penser que les commanditaires du cycle de fresques, familiers de la Légende Dorée, se sentaient aussi très concernés par la lutte contre les Turcs, consécutive à la chute de Constantinople autrefois Byzance et de l’empire romain d’Orient en 1453. Piero a travaillé dans ce contexte dramatique. Il fut au service de Frédéric de Montefeltre (Ferrare), de Sigismond Malatesta, de Lionello d’Este (Rimini), grands princes et chefs de guerre. A cette époque étrange, l’activité artistique est surabondante et la guerre est partout. Quand Piero débute, la peinture italienne est proche de l’icône byzantine, cette peinture où tout est symbolique et hiératique. Masaccio vient d’approfondir l’héritage de Giotto en ajoutant à un drame une lumière réaliste et la distribution des personnages dans un espace perspectif. Piero réalise une synthèse personnelle où l’on trouve ce caractère de sculpture peinte, ces visages impassibles, alliés à un goût prononcé pour la géométrie et la perspective. Sa première formation chez un nommé Antonio Di Giovanni d’Anghiari, l’a amené à réaliser les blasons du pape Eugène IV (1431-1447) et des bannières.

Ce premier contact avec l’héraldique a marqué Piero pour toute son œuvre. Le goût pour les bannières, les processions et les fêtes (voir Callot au chapitre suivant) une passion pour les mathématiques, l’invention d’une lumière  révélant des formes synthétiques, tout cela a produit cette bataille solennelle et violente, dramatique et immobile. Contemporains de Piero : Pisanello, dernier représentant de l’art « gothique », Sassetta, dernier grand artiste siennois, Uccello, le fou de géométrie. Piero est donc bien un novateur très au fait des recherches récentes et en même temps tourné vers le passé. La narration, elle, témoigne d’un nouvel art, recommandé par Alberti : la peinture d’histoire, vouée à un bel avenir ; la guerre, prometteuse elle aussi, continuera longtemps d’être montrée avec cette noblesse qui est l’apanage des causes légitimes.

Que s’est-il passé avec Jacques Callot ? Né vers 1592, il vit une enfance heureuse dans une Lorraine enfin sortie de la guerre entre catholiques et protestants. Charles III, duc de Lorraine, avait conclu une trêve avec Henri IV en 1592. Le Duché était indépendant, s’ouvrait une époque de prospérité et d’art.

La sœur du duc est grande duchesse de Florence, les relations entre la Lorraine et l’Italie se multiplient. La famille de Callot est issue de la bourgeoisie aisée, son père est héraut d’armes du duc et partage son activité entre proclamations solennelles, organisation de fêtes et la science de la héraldique (blasons et armoiries) dont il dessine les images et qu’il fait reproduire. Jacques devait naturellement suivre les traces de son père. Mais il est doué pour le dessin… Vers 18 ans, en 1609, il part pour l’Italie où vont tous les artistes désireux de faire carrière. C’est décidé, il sera graveur. A Rome, il exécute des copies comme apprenti, réalise une « Conversion d’Henri IV » et diverses gravures médiocres. Il aurait dû faire une carrière officielle, comme tant d’autres, sans éclat : il ne parait pas particulièrement génial…

Puis il part à Florence en qualité d’aide d’un graveur reconnu là-bas : Tempesta, en 1611. Florence, en ce temps-là est l’image du bonheur et de l’effervescence artistique. Les Médicis jettent leurs derniers feux, au sens propre, puisque les nombreuses fêtes sont pourvues de feux d’artifice. Cette ultime splendeur princière est incarnée par Cosme II, amateur d’art et de science éclairé (il a eu pour maître rien moins que Galilée). Callot découvre et expérimente l’eau-forte, procédé nouveau pour lui : le burin est dit de taille directe (on entaille directement la plaque de cuivre), l’eau-forte de taille indirecte (c’est l’acide qui entaille le métal recouvert d’un vernis que l’on entame en dessinant avec une pointe. Le dessin en est donc plus rapide et plus spontané. Il exécute quelques gravures sans intérêt, pour apprendre en quelque sorte, sous la houlette de Guilio Parigi, ingénieur civil et militaire, qui lui enseigne la géométrie et la perspective, pendant 7 ans. Il faut se rappeler que ces disciplines, si utiles au dessin, sont fort prisées des militaires, car elles permettent de définir un espace (un champ de bataille par exemple), une trajectoire balistique, de construire des plans lisibles etc., et que Napoléon plus tard les a inscrit dans le cursus des études à Polytechnique ; il est donc peu surprenant qu’un apprenti graveur se forme, à l’époque, chez un ingénieur. Callot reçoit donc une formation solide, mais rien ne laisse prévoir la suite.

Après maintes gravures de religion et de batailles, il réalise la « guerre de Beauté » à l’occasion de grandes fêtes dans le goût du temps, allégorique, célébrant l’Amour et la Beauté, à grand renfort de feux d’artifice, de déguisements, de joutes, et j’en passe (c’est en 1615-1616). Là, enfin, son talent pour décrire des foules innombrables, pour accumuler des petits détails pris sur le vif éclate au grand jour. Les Florentins l’appellent Calotti, il est adopté. Sa personnalité se révélant, il grave les « Caprices » mettant en scène toute une série de personnages pittoresques, comédiens grotesques et gesticulant, témoins d’un humour et d’une joie de vivre débridés.

Enfin, la grande gravure de l’Impruneta… C’est la consécration. Jamais on n’avait vu un si grand nombre de personnages dans un espace aussi restreint qu’une feuille de papier ! Le sujet en est une fête (encore !) donnée à l’Impruneta, petit village des environs de Florence, à l’occasion d’un transfert de reliques. Mais rien de religieux dans la scène représentée ; c’est plutôt une gigantesque foire du Trône, avec force chalands, badauds, voleurs et volés, marchands, tréteaux etc. Petite indication au passage : la gravure comporte 1138 hommes et femmes, 45 chevaux, 67 ânes et 137 chiens ! Habilement dédiée à Cosme II, cette œuvre incroyable lui assure la gloire. Jusque là, une carrière bien menée, que du bonheur.

Mais, en 1620, Cosme agonise lentement. Les lampions s’éteignent… Les Jésuites occupent le terrain. La sévérité de la Contre-Réforme envahit les places et les palais… Galilée a de gros ennuis… Deux ans auparavant, en 1618, c’était la Défenestration de Prague.

La fête est finie : les Médicis n’ont plus d’argent, du reste la guerre, qui pointe le bout de son nez, va tout prendre.

Des conseillers impériaux jetés d’une fenêtre au Radschin à Prague à la suite de destructions d’églises protestantes, et l’Europe est précipitée dans l’enfer pour trente ans ; toutes les tensions entre protestants et catholiques, classes populaires et princes, villes soumises à l’empire et l’empereur, les Habsbourg et la France, éclatent en une guerre généralisée. Pour commencer, les armées lorraines et bavaroises marchent sur Prague pour châtier les hérétiques maîtres de la ville depuis la Défenestration. Ensuite, c’est un imbroglio digne de la première guerre mondiale, dans lequel la Lorraine est étroitement mêlée.

En 1624, prise de Breda en Hollande par les Espagnols. Callot, grâce à ses relations lorraines et grâce à sa notoriété, est embauché par Isabelle d’Espagne et guidé par les militaires à Breda pour graver l’événement. L’enseignement de Parigi lui est cette fois utile. A la suite de quoi Mazarin l’emploie à commémorer la prise de l’île de Ré et de La Rochelle (1627-1628). Callot, à Paris en 1629, serait-il devenu le graveur officiel de la guerre et glorificateur des champs de bataille ?

« Alors commencent des horreurs pour lesquelles l’Histoire n’a pas de stylet, la poésie pas de pinceaux… Les femmes sont déshonorées dans les bras de leurs époux, les filles aux pieds de leur père agonisant… Cinquante-trois jeunes filles sont décapitées dans une église où elles s’étaient réfugiées. Les Croates jettent en riant les enfants dans les flammes, les Wallons embrochent les nourrissons dans les bras de leurs mères. Plusieurs officiers de la « Ligue catholique » supplient Tilly d’arrêter ce fleuve de sang. Le général leur répond : Nous verrons demain, il faut bien que le soldat s’amuse. » Schiller décrit ainsi le sac de Magdebourg en 1631, mais on s’amuse aussi beaucoup en Lorraine. Callot est témoin de scènes épouvantables – d’autant plus qu’il s’agit d’une guerre larvée avec des soldats totalement incontrôlés et une cruauté gratuite – et grave en 1632 six eaux-fortes appelées « Les Petites Misères de la guerre » (elles sont dites petites pour les distinguer des Misères et Malheurs de la guerre).

Là, le propos est vraiment nouveau, le graveur officiel et adulé des Grands se transforme en témoin, en photographe ou correspondant de guerre pourrait-on dire ; il bascule dans la modernité. La troisième gravure s’appelle « La dévastation d’un monastère » et décrit impitoyablement le viol des nonnes et l’incendie, scène ordinaire en ce temps-là, comme nous le raconte le jésuite Cassien Bigot, prieur de Longeville près de Metz, en 1632 : « J’ai ouï dire à un capitaine lorrain qu’ils avaient (les mercenaires du Duc) perpétré toutes sortes de méchancetés ; voler, violer, piller, saccager est tout ordinaire ; si on avait épargné pour le moins les lieux sacrés ! Ils ont été profanés avec autant et plus d’impiété que par les hérétiques, en sorte que la nation lorraine est [devenue] plus odieuse aux Allemands que les Suédois… Car après avoir bu et mangé jusqu’à gorge rendre, ils rançonnent les pauvres gens, ce que moi-même j’ai vu en plusieurs lieux de Lorraine où les Lorrains (les soldats du Duc) sont plus craints qu’aucune nation du monde, tant ils sont brutaux. »

Dans « Le pillage d’une ferme » (les grandes Misères de la guerre), les personnages s’agitent frénétiquement, presque en dansant, et rappellent les comédiens de la Commedia dell Arte que Callot dessinait à Florence. Mais c’est définitivement un autre monde, la mise en scène du « théâtre » des opérations comme disent délicieusement les militaires n’est plus de mise.

La beauté plastique de « La pendaison  » est manifeste ; une solennité, une monumentalité se dégage de cette œuvre. Cet arbre aux fruits épouvantables, dressé au centre, l’armée aux piques bien rangées autour et ce pauvre bougre qui joue sa vie aux dés sur un tambour surveillé tranquillement par les soldats, le ciel vide, la sécheresse du trait, tout cela concourt à faire de cette gravure une des plus saisissantes descriptions de la férocité humaine.

Avec « La revanche des paysans », la frénésie est à son comble ; curieusement l’exagération maniériste du trait est mise au service du réalisme, la sécheresse du dessin que l’on reconnaît comme emblématique de Callot devient une expression passionnée.

On contemple une espèce de fourmilière après le coup de pied d’un enfant, et cette folie furieuse semble dénuée de sens ; pourtant, l’intention est évidente : Callot n’est plus seulement un témoin, il prend parti. L’œuvre devient militante, elle nous parle de revanche des sans-grades sur la soldatesque. La gravure, instrument de propagande de la Contre-Réforme au début de la carrière de Callot, est devenue le bras armé de la vérité et de la dénonciation.

Pour conclure, le mieux est de montrer un détail de la Tentation de Saint Antoine, une œuvre majeure de Callot ; la guerre y est figurée sous les traits d’un singe à l’air idiot, à la vue basse, muni d’un chapelet, qui agite une cloche au cou d’un animal-canon qui vomit des arquebuses et des lances et dont le derrière est allumé par un animal humanoïde. La guerre est vraiment bestiale…