Pour un romain de la République ou du début
de l’Empire, la guerre est l’activité par excellence. Elle
permet de conquérir des territoires, des esclaves, de la
puissance, mais on ne se bat pas pour des idées. C’est la
grande nouveauté de la bataille de Constantin contre Maxence
au pont Milvius, sur le Tibre, en 312 de notre ère. Du moins,
c’est ainsi que les hagiographes de Constantin, premier empereur
chrétien, nous ont présenté l’événement,
qui n’était au fond qu’une lutte pour le pouvoir impérial.
Mais c’est la première fois que des Romains se battent au
nom d’une religion. Jusque là, les dieux décident du
sort des batailles, mais il n’y a pas de faux dieux, il n’y a que
des dieux vaincus. En 312, Maxence, traversant les Alpes pour
affronter Constantin, jalonne son parcours, dit-on, de statues de
dieux païens pour s’assurer la victoire (cela ferait déjà
un beau tableau d’histoire). Constantin, de son côté,
après un rêve prémonitoire, fait poser des croix
sur les étendards et sur les boucliers de ses soldats (inutile
de vous dire qu’il gagne la bataille haut la main). Constantin se
fait baptiser sur son lit de mort : c’est le début du
christianisme comme religion d’Etat, à l’exclusion de
toute autre.
La fresque de Piero della Francesca (1420-1492),
réalisée entre 1452 et 1459 à Arezzo, dans
l’église San Francesco, raconte cette histoire d’après
la Légende Dorée de Jacques de Voragine, recueil de
légendes sur les vies des saints, très en vogue au
Moyen âge. Dans ce livre, Voragine élabore la Légende
de la vraie Croix (c’est le sujet du cycle de fresques de Piero)
qui raconte le triomphe de la Croix, construite avec le bois d’un
rameau de l’arbre du Péché originel planté sur
la tombe d’Adam (le premier mort !) par son fils Seth sur les
injonctions de l’Archange Saint Michel. Oui, je sais, c’est un
peu compliqué, mais c’est une partie de la magie que
dégagent ces fresques.
Revenons à Constantin : il brandit
tranquillement une croix minuscule et c’est la débandade de
l’adversaire. La composition est très claire, comme
l’histoire mise en scène : à gauche, l’armée
de Constantin, bien en ordre avec toutes ses lances dressées
et parallèles ; au centre, le Tibre ; au-dessus du
fleuve, le bras du futur empereur tenant la Croix ; à
droite, l’armée en déroute de Maxence. Pas
d’affrontement, pas de blessés, c’est une guerre propre,
le rêve de Bush, quoi ! Parfaite alternance de chevaux
blancs et bruns, deux superbes étendards, celui de gauche
porte l’aigle de la victoire, celui de droite une sorte de dragon
symbolisant peut-être la religion « imaginaire »
de Maxence ou bien le Mal tout simplement.
La fresque qui lui fait face dans l’église
d’Arezzo représente la bataille d’Héraclius et de
Chosroês en 615, trois siècles plus tard. Sans
importance historique (a-t-elle seulement eu lieu ?), cette
bataille en est une cette fois, on se bat vraiment. Voici
l’histoire : Chosroês, roi des Perses, païen, a
dérobé la Croix à Jérusalem pour décorer
son trône (je vous demande un peu !). Il est attaqué
par Héraclius, empereur chrétien de Byzance, bien
entendu vaincu et décapité pour avoir refusé de
se convertir. Cette fois, l’enjeu est définitivement
céleste, la lutte du Bien contre le Mal, une dispute pour une
relique : nous rentrons dans le Moyen Age. Du reste, les
armures, les étendards n’ont rien d’antique. La narration
est en deux parties très inégales en dimensions et en
rythmes.
D’une part, la mêlée, furieuse et
sanglante, avec toutes ces épées entrecroisées
et cette accumulation invraisemblable de chevaux, de casques, de
soldats, une variété étonnante de couvre-chefs,
une mêlée bruyante si l’on considère la
trompette et les têtes de chevaux hennissant. La bataille entre
l’Orient et l’Occident n’est pas facile ! Le fils de
Chosroês meurt poignardé à côté du
baldaquin (symbole de la prétention du roi des Perses). C’est
une bataille médiévale, avec des percherons supportant
de lourds cavaliers en armure, que dominent les étendards
(signum en latin) qui nous rappellent leur fonction de signe de
ralliement. C’est aussi une belle chorégraphie bien réglée
et donnant en même temps une impression de désordre.
Détail nouveau, me semble-t-il : le personnage à
genoux, en rouge, qui semble demander grâce, et le soldat
agonisant à la nuque sanglante, sous le cheval blanc de
droite. C’est une tuerie, mais présentée comme
légitime, conformément à la théorie de la
guerre juste de Saint Thomas d’Aquin.
D’autre part, la scène de droite, très
dépouillée, montrant la décapitation de Chosroês
sous son baldaquin ; le contraste est total entre la mêlée
sauvage et surpeuplée et le vide du baldaquin, la solennité
de la décapitation, l’organisation en perspective des
personnages disposés en demi-cercle. La coupure entre les deux
scènes serait complète si la croupe d’un cheval brun
en train de ruer ne faisait pas une liaison formelle. Il semble du
reste évacuer Chosroês par sa ruade plus sûrement
que l’épée du bourreau fort discrète à
l’extrême droite de la fresque.
On peut penser que les commanditaires du cycle de
fresques, familiers de la Légende Dorée, se sentaient
aussi très concernés par la lutte contre les Turcs,
consécutive à la chute de Constantinople autrefois
Byzance et de l’empire romain d’Orient en 1453. Piero a travaillé
dans ce contexte dramatique. Il fut au service de Frédéric
de Montefeltre (Ferrare), de Sigismond Malatesta, de Lionello d’Este
(Rimini), grands princes et chefs de guerre. A cette époque
étrange, l’activité artistique est surabondante et la
guerre est partout. Quand Piero débute, la peinture italienne
est proche de l’icône byzantine, cette peinture où
tout est symbolique et hiératique. Masaccio vient
d’approfondir l’héritage de Giotto en ajoutant à un
drame une lumière réaliste et la distribution des
personnages dans un espace perspectif. Piero réalise une
synthèse personnelle où l’on trouve ce caractère
de sculpture peinte, ces visages impassibles, alliés à
un goût prononcé pour la géométrie et la
perspective. Sa première formation chez un nommé
Antonio Di Giovanni d’Anghiari, l’a amené à
réaliser les blasons du pape Eugène IV (1431-1447) et
des bannières.
Ce premier contact avec l’héraldique a
marqué Piero pour toute son œuvre. Le goût pour les
bannières, les processions et les fêtes (voir Callot au
chapitre suivant) une passion pour les mathématiques,
l’invention d’une lumière révélant des
formes synthétiques, tout cela a produit cette bataille
solennelle et violente, dramatique et immobile. Contemporains de
Piero : Pisanello, dernier représentant de l’art
« gothique », Sassetta, dernier grand artiste
siennois, Uccello, le fou de géométrie. Piero est donc
bien un novateur très au fait des recherches récentes
et en même temps tourné vers le passé. La
narration, elle, témoigne d’un nouvel art, recommandé
par Alberti : la peinture d’histoire, vouée à un
bel avenir ; la guerre, prometteuse elle aussi, continuera
longtemps d’être montrée avec cette noblesse qui est
l’apanage des causes légitimes.
Que s’est-il passé avec Jacques Callot ?
Né vers 1592, il vit une enfance heureuse dans une Lorraine
enfin sortie de la guerre entre catholiques et protestants. Charles
III, duc de Lorraine, avait conclu une trêve avec Henri IV en
1592. Le Duché était indépendant, s’ouvrait
une époque de prospérité et d’art.
La sœur du duc est grande duchesse de Florence, les
relations entre la Lorraine et l’Italie se multiplient. La famille
de Callot est issue de la bourgeoisie aisée, son père
est héraut d’armes du duc et partage son activité
entre proclamations solennelles, organisation de fêtes et la
science de la héraldique (blasons et armoiries) dont il
dessine les images et qu’il fait reproduire. Jacques devait
naturellement suivre les traces de son père. Mais il est doué
pour le dessin… Vers 18 ans, en 1609, il part pour l’Italie où
vont tous les artistes désireux de faire carrière.
C’est décidé, il sera graveur. A Rome, il exécute
des copies comme apprenti, réalise une « Conversion
d’Henri IV » et diverses gravures médiocres. Il
aurait dû faire une carrière officielle, comme tant
d’autres, sans éclat : il ne parait pas
particulièrement génial…
Puis il part à Florence en qualité
d’aide d’un graveur reconnu là-bas : Tempesta, en
1611. Florence, en ce temps-là est l’image du bonheur et de
l’effervescence artistique. Les Médicis jettent leurs
derniers feux, au sens propre, puisque les nombreuses fêtes
sont pourvues de feux d’artifice. Cette ultime splendeur princière
est incarnée par Cosme II, amateur d’art et de science
éclairé (il a eu pour maître rien moins que
Galilée). Callot découvre et expérimente
l’eau-forte, procédé nouveau pour lui : le burin
est dit de taille directe (on entaille directement la plaque de
cuivre), l’eau-forte de taille indirecte (c’est l’acide qui
entaille le métal recouvert d’un vernis que l’on entame en
dessinant avec une pointe. Le dessin en est donc plus rapide et plus
spontané. Il exécute quelques gravures sans intérêt,
pour apprendre en quelque sorte, sous la houlette de Guilio Parigi,
ingénieur civil et militaire, qui lui enseigne la géométrie
et la perspective, pendant 7 ans. Il faut se rappeler que ces
disciplines, si utiles au dessin, sont fort prisées des
militaires, car elles permettent de définir un espace (un
champ de bataille par exemple), une trajectoire balistique, de
construire des plans lisibles etc., et que Napoléon plus tard
les a inscrit dans le cursus des études à
Polytechnique ; il est donc peu surprenant qu’un apprenti
graveur se forme, à l’époque, chez un ingénieur.
Callot reçoit donc une formation solide, mais rien ne laisse
prévoir la suite.
Après maintes gravures de religion et de
batailles, il réalise la « guerre de Beauté »
à l’occasion de grandes fêtes dans le goût du
temps, allégorique, célébrant l’Amour et la
Beauté, à grand renfort de feux d’artifice, de
déguisements, de joutes, et j’en passe (c’est en
1615-1616). Là, enfin, son talent pour décrire des
foules innombrables, pour accumuler des petits détails pris
sur le vif éclate au grand jour. Les Florentins l’appellent
Calotti, il est adopté. Sa personnalité se révélant,
il grave les « Caprices » mettant en scène
toute une série de personnages pittoresques, comédiens
grotesques et gesticulant, témoins d’un humour et d’une
joie de vivre débridés.
Enfin, la grande gravure de l’Impruneta… C’est
la consécration. Jamais on n’avait vu un si grand nombre de
personnages dans un espace aussi restreint qu’une feuille de
papier ! Le sujet en est une fête (encore !) donnée
à l’Impruneta, petit village des environs de Florence, à
l’occasion d’un transfert de reliques. Mais rien de religieux
dans la scène représentée ; c’est plutôt
une gigantesque foire du Trône, avec force chalands, badauds,
voleurs et volés, marchands, tréteaux etc. Petite
indication au passage : la gravure comporte 1138 hommes et
femmes, 45 chevaux, 67 ânes et 137 chiens ! Habilement
dédiée à Cosme II, cette œuvre incroyable lui
assure la gloire. Jusque là, une carrière bien menée,
que du bonheur.
Mais, en 1620, Cosme agonise lentement. Les lampions
s’éteignent… Les Jésuites occupent le terrain. La
sévérité de la Contre-Réforme envahit les
places et les palais… Galilée a de gros ennuis… Deux ans
auparavant, en 1618, c’était la Défenestration de
Prague.
La fête est finie : les Médicis
n’ont plus d’argent, du reste la guerre, qui pointe le bout de
son nez, va tout prendre.
Des conseillers impériaux jetés d’une
fenêtre au Radschin à Prague à la suite de
destructions d’églises protestantes, et l’Europe est
précipitée dans l’enfer pour trente ans ; toutes
les tensions entre protestants et catholiques, classes populaires et
princes, villes soumises à l’empire et l’empereur, les
Habsbourg et la France, éclatent en une guerre
généralisée. Pour commencer, les armées
lorraines et bavaroises marchent sur Prague pour châtier les
hérétiques maîtres de la ville depuis la
Défenestration. Ensuite, c’est un imbroglio digne de la
première guerre mondiale, dans lequel la Lorraine est
étroitement mêlée.
En 1624, prise de Breda en Hollande par les
Espagnols. Callot, grâce à ses relations lorraines et
grâce à sa notoriété, est embauché
par Isabelle d’Espagne et guidé par les militaires à
Breda pour graver l’événement. L’enseignement de
Parigi lui est cette fois utile. A la suite de quoi Mazarin l’emploie
à commémorer la prise de l’île de Ré et
de La Rochelle (1627-1628). Callot, à Paris en 1629, serait-il
devenu le graveur officiel de la guerre et glorificateur des champs
de bataille ?
« Alors commencent des horreurs pour lesquelles l’Histoire
n’a pas de stylet, la poésie pas de pinceaux… Les femmes
sont déshonorées dans les bras de leurs époux,
les filles aux pieds de leur père agonisant… Cinquante-trois
jeunes filles sont décapitées dans une église où
elles s’étaient réfugiées. Les Croates jettent
en riant les enfants dans les flammes, les Wallons embrochent les
nourrissons dans les bras de leurs mères. Plusieurs officiers
de la « Ligue catholique » supplient Tilly
d’arrêter ce fleuve de sang. Le général leur
répond : Nous verrons demain, il faut bien que le
soldat s’amuse. » Schiller décrit ainsi le sac de
Magdebourg en 1631, mais on s’amuse aussi beaucoup en Lorraine.
Callot est témoin de scènes épouvantables –
d’autant plus qu’il s’agit d’une guerre larvée avec
des soldats totalement incontrôlés et une cruauté
gratuite – et grave en 1632 six eaux-fortes appelées « Les
Petites Misères de la guerre » (elles sont dites
petites pour les distinguer des Misères et Malheurs de la
guerre).
Là, le propos est vraiment nouveau, le
graveur officiel et adulé des Grands se transforme en témoin,
en photographe ou correspondant de guerre pourrait-on dire ; il
bascule dans la modernité. La troisième gravure
s’appelle « La dévastation d’un monastère » et décrit
impitoyablement le viol des nonnes et l’incendie, scène
ordinaire en ce temps-là, comme nous le raconte le jésuite
Cassien Bigot, prieur de Longeville près de Metz, en
1632 : « J’ai ouï dire à un
capitaine lorrain qu’ils avaient (les mercenaires du Duc) perpétré
toutes sortes de méchancetés ; voler, violer,
piller, saccager est tout ordinaire ; si on avait épargné
pour le moins les lieux sacrés ! Ils ont été
profanés avec autant et plus d’impiété que par
les hérétiques, en sorte que la nation lorraine est
[devenue] plus odieuse aux Allemands que les Suédois… Car
après avoir bu et mangé jusqu’à gorge rendre,
ils rançonnent les pauvres gens, ce que moi-même j’ai
vu en plusieurs lieux de Lorraine où les Lorrains (les soldats
du Duc) sont plus craints qu’aucune nation du monde, tant ils sont
brutaux. »
Dans « Le pillage d’une ferme » (les
grandes Misères de la guerre), les personnages s’agitent
frénétiquement, presque en dansant, et rappellent les
comédiens de la Commedia dell Arte que Callot dessinait à
Florence. Mais c’est définitivement un autre monde, la mise
en scène du « théâtre » des
opérations comme disent délicieusement les militaires
n’est plus de mise.
La beauté plastique de « La pendaison
» est manifeste ; une solennité,
une monumentalité se dégage de cette œuvre. Cet arbre
aux fruits épouvantables, dressé au centre, l’armée
aux piques bien rangées autour et ce pauvre bougre qui joue sa
vie aux dés sur un tambour surveillé tranquillement par
les soldats, le ciel vide, la sécheresse du trait, tout cela
concourt à faire de cette gravure une des plus saisissantes
descriptions de la férocité humaine.
Avec « La revanche des paysans », la frénésie
est à son comble ; curieusement l’exagération
maniériste du trait est mise au service du réalisme, la
sécheresse du dessin que l’on reconnaît comme
emblématique de Callot devient une expression passionnée.
On contemple une espèce
de fourmilière après le coup de pied d’un enfant, et
cette folie furieuse semble dénuée de sens ;
pourtant, l’intention est évidente : Callot n’est
plus seulement un témoin, il prend parti. L’œuvre devient
militante, elle nous parle de revanche des sans-grades sur la
soldatesque. La gravure, instrument de propagande de la
Contre-Réforme au début de la carrière de
Callot, est devenue le bras armé de la vérité et
de la dénonciation.
Pour conclure, le mieux est de montrer un détail
de la Tentation de Saint Antoine, une œuvre majeure de Callot ;
la guerre y est figurée sous les traits d’un singe à
l’air idiot, à la vue basse, muni d’un chapelet, qui agite
une cloche au cou d’un animal-canon qui vomit des arquebuses et des
lances et dont le derrière est allumé par un animal
humanoïde. La guerre est vraiment bestiale…