Du XVIe au XXe siècle,
au fil de la colonisation du Nouveau Monde, les explorateurs ont usé
de nombreux noms pour qualifier les peuples qu’ils rencontraient :
sauvages, barbares, cruels, farouches. Il ne faudrait pas croire que
ces épithètes aient peu à peu disparu du
portrait du sauvage à mesure que nos connaissances se
perfectionnaient. Sans doute, ne sont-elles que des qualifications
morales qu’une ethnologie rigoureuse se doit de bannir ;
elles n’en gardent pas moins une valeur descriptive dans de
nombreuses monographies. Le type de propos que tenait
l’anthropologue et zoologue Huxley, dans les années 1950,
au retour de son enquête sur les indiens Urubu d’Amérique
du Sud, fourmille toujours dans de nombreux carnets d’étude : « rien
ne sert de nier leur sauvagerie. Avant la pacification, leur cruauté
à la guerre, leur barbarie étaient notoires. Mais,
sans parler de leurs vertus d’hospitalité, de courage et
d’honnêteté, on peut dire beaucoup de bien d’eux.
Car un Indien sait être un sauvage, sans pour autant manquer
de principes. » [1]
Dans cette galerie de
portraits que la littérature des voyageurs, missionnaires,
conquistadores et ethnographes a constituée,
un trait, plus ou moins accentué, parcourt tous les visages :
la férocité. Il y aurait sûrement beaucoup de
choses à dire sur ce nom, indépendamment de son usage
dans les rencontres entre l’Ancien et le Nouveau Monde. Notons
seulement qu’il qualifie originellement les animaux sauvages, ou
plus précisément les animaux carnassiers, chasseurs et
dangereux pour l’homme, comme en témoigne l’expression
« bêtes féroces ». Signifiant une
attitude de fierté – mot aujourd’hui distinct mais
apparenté – autrement dit, la conscience de sa supériorité
et le mépris des autres ; il désigne également
la sauvagerie, mouvement par lequel il devient difficile d’être
dompté, placé sous un joug extérieur par
l’usage ou la réserve d’une violence sans bornes. Sous
cette apparence, se profile sans doute, la figure politique si
importante en Occident du Despote, souverain cruel et sanguinaire.
Mais d’une façon générale, l’importance
historique de la férocité tient dans le décalage
qu’elle opère dans le portrait du sauvage, reléguant
au second plan, les paysages forestiers, les silhouettes hirsutes
des hommes-singes, des enfants abandonnés dans la nature,
bref tout le monde qu’exprime l’étymologie du nom
« sauvage » : « Sylva »,
la forêt.
Les voyageurs
appréhendaient par cette férocité les dangers,
la méfiance, l’hostilité qui pouvaient surgir de
leurs rencontres avec d’autres hommes. Que ces préventions
aient été confirmées par une franche
agressivité ou qu’elles ne trahirent en fait que leurs
soupçons aiguisés par la crainte et l’incertitude,
importe peu. Le fait est que la férocité, réelle
ou illusoire, des sauvages importait au plus haut point pour les
voyageurs puisqu’elle décidait de la nature de leurs
rencontres : pacifiques ou belliqueuses. La férocité
qualifie, bien sûr, la manière dont les sauvages
conduisent leurs guerres et traitent leurs ennemis, mais plus
profondément encore, elle interroge l’être même
des Sauvages et jusqu’à quel point celui-ci se constitue
dans et par son rapport aux ennemis.
Parcourons donc
quelques allées de cette immense galerie et suivons
notre goût ou le hasard d’une certaine nonchalance ;
les circuits bien fléchés de la chronologie ne mènent
au mieux qu’à la sortie, au pire vers les issues de
secours. Empruntons le labyrinthe et commençons tout de suite
par nous alléger de toute documentation auxiliaire, et puis,
inutile de chercher derrière les portraits des sauvages leurs
authentiques visages, les figures telles qu’elles nous
apparaissent suffiront, je le crois, à notre curiosité.
Il faudra néanmoins s’approcher assez près des
toiles pour que les figures, sans se dissoudre dans la couleur et se
faner dans le dessin, puissent vibrer encore assez pour que leur
unité éclate laissant échapper leurs multiples
et fins détails. Enfin, n’hésitons pas à
décrocher les tableaux de leur socle pour les confronter l’un
à l’autre de manière à ne pas trop alourdir
notre mémoire, emportons-les par paires, par grappes et
voyons alors si les toiles choisies se regardent ou s’ignorent.
Soyons en somme un peu conservateurs, jouons aux commissaires
d’exposition.
Voiles et
mirages de la férocité
« Ils
mangent peu de viande, à part la chair humaine, car votre
Magnificence doit savoir qu’en cela ils sont à un tel degré
inhumains qu’ils dépassent sur ce point les coutumes les
plus bestiales. En effet, ils mangent tous les ennemis qu’ils
tuent ou qu’ils font prisonniers, aussi bien les femmes que les
hommes, avec une telle férocité que le dire est déjà
une horreur, mais que le voir est bien pire. Il m’est arrivé
de le voir très souvent, en de nombreux endroits. Ils
s’étonnaient de nous entendre dire que nous ne mangions pas
nos ennemis. Votre Magnificence doit croire cela comme chose
certaine. Leurs autres coutumes sont si barbares que ce que l’on
pourrait en dire serait en-dessous de la vérité. » [2]
« Les
tribus indiennes de la région les considèrent depuis
longtemps comme de redoutables guerriers, une opinion que finirent
par partager la plupart des voyageurs. Cette réputation des
Yanõmami s’est trouvée récemment encore
renforcée par la publication d’une étude
anthropologique qui leur attribuait le nom de peuple « féroce »,
il est vrai que leur comportement peut paraître farouche. Mais
les manifestations de la férocité sont souvent
trompeuses. Les Yanõmami font grand cas des vertus guerrières
et parlent volontiers d’attaquer leurs ennemis mais, le plus
souvent, ce genre de bravoure verbale est un substitut à la
violence physique. Selon certains anthropologues, de nombreux traits
de comportement qui peuvent paraître belliqueux chez les
Indiens sont en fait conçus comme une exhibition de force à
caractère dissuasif destinée à décourager
d’éventuels agresseurs. » [3]
D’un fragment à
l’autre, le même signe revient, la férocité.
Signe distinctif des sauvages, au moins aux yeux des autres, il
constitue également la part de discours qu’on leur réserve
et celle que l’on garde de leur rencontre. Le voyageur Vespucci
rapporte cette férocité malgré l’horreur
qu’elle inspire ; à leur tour sauvages et ethnologues
surnomment ainsi les peuples qu’ils côtoient.
Les féroces : une marque, un nom.
Cette férocité,
en tant que manifestation visible des sauvages, apparaît,
malgré quatre siècles d’écart, sous un jour
similaire : risque d’erreur, danger pour la connaissance des
sauvages. Au XVIe siècle, elle menace le récit du
témoin car s’il a la tâche de dire ce qu’il voit,
la fidélité de sa parole restera toujours en défaut
sur la vérité inouïe du spectacle. En effet, la
férocité n’est qu’un résidu, la part
audible et visible du caractère barbare des coutumes sauvages
et si elle fait signe vers cette vérité qu’elle ne
peut faire entendre entièrement, c’est tout au plus pour
souligner l’extrémité où se tient ce qui
reste encore à dire, l’horreur indicible. Au XXe siècle,
la férocité égare encore mais pour de toutes
autres raisons. L’erreur surgit si la vue se bloque sur cette
immanquable marque du Sauvage. Fascination dont il faut alors se
défaire en voyant plus et mieux. Il ne suffira plus de faire
halte parmi eux, de les percevoir suivant la façon dont ils
se présentent eux-mêmes et sous leur jour le plus
étrange, le plus criard. Il faut cesser d’être un
voyageur : doit venir le temps des longs séjours pour
pouvoir tourner autour des sauvages et restituer tous les aspects de
leur présence. Les démonstrations de férocité
continueront bien de paraître, mais dépassées et
complétées, elles cesseront d’être un leurre.
Le discours devra donc changer, et ce sera à l’ethnologie
de saisir ce bloc solide et inégal que sera devenue la vérité
des sauvages. Aussi, d’un siècle à l’autre,
épingler leur férocité, c’est faire surgir
les mots qui viennent au premier coup d’œil mais et c’est à
chaque fois ne pas en dire assez : à la fois limpide
voile de la part sombre et indicible de leur barbarie et mirage dans
lequel se perdent les regards de surface.
Signe encore car elle
représente dans les deux cas autre chose qu’elle-même.
Défaut de langage, elle en dit aussi plus qu’elle-même. À
la Renaissance, elle montre la laideur de la vie sauvage mais sous
son jour le plus supportable, pâleur suffisante pour que le
lecteur-spectateur ne détourne pas son regard. Et ce faisant
elle protège la crédibilité du récit,
elle en dit peu pour empêcher la monstruosité du
spectacle de refermer le langage sur lui-même. La férocité
se charge alors d’une part invisible de barbarie dont elle désarme
l’excès et que pourtant elle signale. Quatre cents ans
plus tard, les stigmates de la barbarie se sont entièrement
dissous dans les signes de férocité. Au-delà ou
en deçà du discours féroce, brutalité et
bestialité subsistent à peine comme traces mais
séparées de tout support, vestiges incertains de mœurs
invisibles. La barbarie s’est à présent réfugiée
autour du langage, la férocité des paroles, bravades
et défis, est devenue ou restée l’idiome des
barbares.
Que s’est-il donc
passé d’une époque à l’autre ? Peut-on
mettre cela sur le compte d’une lente mais efficace pacification
des sauvages si bien que Vespucci, malgré tout, avait
raison ? Sauf que là où il voyait des actes
barbares, tout ou presque a disparu. Effacement du fait même.
La disparition de la barbarie n’est-elle pas l’effet d’une
vision plus large des voyageurs, s’élevant progressivement
au point de vue décentré de l’anthropologue ?
Encore une fois, au lieu même de la barbarie, là où
surgissent les mêmes coutumes, les ethnologues auraient donc
vu une culture, une civilisation. Elargissement de la perspective.
Et pourtant ce n’est pas encore tout à fait cela, c’est
dans la manière dont on rapporte aux sauvages férocité
et barbarie, que quelque chose s’est transformé.
Le caractère
sauvage et la barbarie ne sont pas que des qualifications
géographiques et morales, ce sont aussi des techniques de
mise à distance. Chacune induit une distance avec les
étrangers : la première par la fuite, le retrait,
la dissimulation (de nombreux peuples de la forêt se sont
enfoncés plus profondément dans les terres à
l’arrivée des Européens) ; la seconde par la
répulsion, le desserrement du contact (horreur et laideur du
barbare). Pour comprendre tout cela, écoutons un autre
célèbre voyageur, Jean de Léry, nous parler des
indiens Ouetacas d’Amazonie, « sauvages si
farouches et estranges, que comme ils ne peuvent demeurer en paix
l’un avec l’autre, aussi ont-ils guerre ouverte et continuelle,
tant contre tous leurs voisins, que généralement
contre tous les estrangers. Que s’ils sont pressez et poursuyvis
de leurs ennemis (lesquels cependant ne les ont jamais sceu veincre
ni dompter), ils vont si bien du pied et courent si viste, que non
seulement ils evitent en ceste sorte le danger de mort, mais mesmes
aussi quand ils vont à la chasse, ils prennent à la
course certaines bestes sauvages, especes de cerfs et biches. […]
Bref, ces diablotins d’Ouetacas demeurant invincibles en
ceste petite contrée, et au surplus comme chiens et loups,
mangeans la chair crue, mesme leur langage n’estant point entendu
de leurs voisins, doyvent estre tenus et mis au rang des nations les
plus barbares, cruelles et redoutées qui se puissent trouver
en toute l’Inde Occidentale et terre du Bresil ». [4]
Les Ouetacas sont
farouches et étranges, c’est-à-dire introduisent
deux formes de distance aux autres, sauvages et barbares. Ils sont
sauvages car ils s’isolent des peuples civilisés mais aussi
des sauvages voisins. Ils sont barbares car malgré les
contacts qui s’établissent, les voisins les maintiennent à
distance et renforcent leur isolement. Comment les sauvages
peuvent-ils être à la fois sauvages et barbares, fuir
et être fuis ? C’est leur férocité qui
leur permet d’être les deux à la fois, c’est-à-dire
de s’isoler en effrayant leurs ennemis et s’approcher d’eux en
les agressant cruellement. La férocité est une manière
de transformer le contact en distance (barbarie) et la distance en
contact (réputation). Qu’était la férocité
au XVIe siècle : une pratique conjuguant le dessin du
territoire et l’affront aux ennemis, en somme, une maîtrise
à travers les mêmes gestes et paroles, du proche et du
lointain. Tandis qu’au XXe siècle, si la férocité
protège encore un peu les sauvages de leur isolement et leur
permet donc d’être encore sauvages, elle n’est plus une
pratique barbare, elle attire et attise la curiosité des
ethnologues. Leur rudesse et leur grossièreté
repoussante, étaient en fait une ruse destinée aux
ennemis potentiels. En somme, nous dit l’ethnologie, Vespucci a
été victime d’une illusion car cette part invisible
et terrifiante qu’il faisait miroiter au-delà de son récit
n’était qu’un leurre tendu par les sauvages. C’est
seulement face à l’ethnologie que le discours violent des
sauvages a rencontré un contre-discours assez patient, assez
soupçonneux pour lire sous la méfiance première
et la menace tactique l’existence paisible qui est la leur. La
férocité est devenue en tant que signe la seule
réalité de la barbarie en même temps qu’un
stratagème destiné aux étrangers. Discours de
guerre sur fond d’existence paisible.
Aux prochains numéros, d’autres portraits viendront, d’autres visites
se feront. À chacune de nos poses, fascinées ou
écoeurées, un nouveau recoin de la galerie des
sauvages pourra se dessiner.
Notes :