![]() Lingatan ka par Didier Auger
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Je marche depuis quatre heures et je colle. Mon tee-shirt colle. Mon pantalon de treillis colle. Mes rangers collent. L’élastique de mon slip colle. Sous le regard amusé des gens du cru en marcels, shorts et pieds nus sur le pas des maisons, je gravis sous mon harnachement la rue principale de ce village. Un boui-boui. Je vais enfin pouvoir me poser et me rafraîchir. De l’entrée, s’échappe une chanson doucereuse. A mi-rue, je l’entends déjà :
Iingatan ka
Aalagaan ka Sa puso ko ikaw Ang pag asa… Je la reconnais. C’est une chanson de Carol Banawa. On l’entend partout. Le tube du moment à Manille. Sur le seuil, il y a un attroupement. Des grands-mères béates. Je me fraye un chemin entre les têtes grises à chignons. Je la vois, l’attraction. C’est elle. Une gamine de onze, douze ans, adossée à un pilier tavelé façon marbre. Le menton levé et tenant un micro à deux mains, elle chante sur un karaoké. Des cheveux noirs jusqu’aux épaules, la raie au milieu. Des pommettes hautes et saillantes. Potelée, sans être replète. Les paupières sont fardées et brillent. Elle porte un tee-shirt orange et une jupe-culotte blanche. Une jambe est repliée sous sa fesse et tout son poids semble reposer sur le pied en tong bleue calé sous elle et adhérant au poteau. La voix est feutrée, veloutée, légère, aérienne. Son regard papillonne au gré des allées et venues, des entrées et sorties. Je m’étonne qu’aussi peu concentrée, son chant soit si sûr. Elle profite d’une pause dans la chanson pour inopinément pivoter sur elle-même et poser sa joue contre le pilier avec une sorte d’interjection de soulagement traversée d’un hoquet de rire. Les dernières mesures de la bande orchestrale ne sont pas encore passées que la petite a déjà tourné les talons, déposé le micro sur une étagère et s’est éclipsée. Dès qu’on entre, on pénètre sous une espèce de mezzanine soutenue par des piliers et au plafond de laquelle courent des poutrelles. A droite, on peut voir l’escalier marron par lequel on y accède. Le long du mur, dans des canapés aux coussins fleuris, des enfants s’échangent des images. C’est aussi le coin du karaoké. Des plantes tombant en cascade du premier étage font comme un paravent ajouré entre cet endroit réservé et la salle de restaurant, à gauche. Ses murs sont verts et la peinture se desquame par endroits. Les fenêtres sont doublées de grilles en fer forgé assez joliment ouvragées côté rue, et de rideaux en légère toile rouge translucide, froncés en leur milieu, côté salle. Quelques miroirs, des tableaux pieux et, sur un meuble, une Vierge Marie. Au fond, un comptoir d’épicerie avec une vitrine réfrigérée et une manière de caisse. Et partout, des ventilateurs – au plafond, sur les meubles. On se demande où sont les serveuses. Un défilé de jeunes femmes en jupes et de jeunes hommes en casquettes, jamais les mêmes, apportent des plats, des soupières. Seule, immuable derrière son comptoir, une vieille reste. La patronne, sans doute. Les autres ne font que passer. La salle est à moitié pleine. Des touristes pour l’essentiel, assis sur des chaises en teck tarabiscotées, autour de tables nappées. Quelques autochtones, aussi, qui, comme d’habitude, semblent toujours avoir plus chaud que les touristes et agitent des éventails. En réalité, les touristes souffrent en silence. Pas mal pour une gargote de village, finalement. Va te jeter un peu d’eau sur la figure et passe commande. J’ai pris place au fond de la salle, dans l’angle qu’elle fait avec la rue, près d’une fenêtre. C’est moins passager qu’à côté de l’entrée où ils se sont tous massés pour voir la gosse chanter. Et bien que diamétralement opposé au karaoké, j’ai un angle de vue bien dégagé sur celui-ci depuis mon poste d’observation. La voilà d’ailleurs qui revient, un beignet à la banane au bout d’un bâtonnet. Elle va le manger et reprendre bientôt son tour de chant. Mon voisin immédiat est une armoire à glace de type européen. Le cheveu hirsute, bajoues, poches sous les yeux. L’air prostré, bourru, mufle. Costume cravate et panama. Appuyé sur les avant-bras, penché, il sirote sa bière d’un air morose, indifférent à l’effervescence du restaurant. Seul le karaoké, qu’il ne quitte pas des yeux à chaque gorgée, semble susciter son intérêt. Mais qu’est-ce qu’il fout, habillé comme un pape, dans un bled pareil, par une telle chaleur ? Après tout, il peut m’en servir autant avec mon sac à dos, mes brodequins de trek et ma dégaine de routard : qu’est-ce qu’il y a à voir ici ? J’ai commandé un sinigang de poisson et une eau minérale. J’aimerais que la petite rechante la chanson de Carol Banawa. Elle chante des standards anglo-saxons sirupeux, des chansons en Tagalog que je ne connais pas. Pourtant, c’est « Iingatan ka » que je veux entendre. Encore et encore. Elle a quitté des yeux l’écran du karaoké et se promène maintenant dans la salle, micro en main, parmi les convives. Elle ne les racole pas en passant près d’eux. Elle ne les regarde même pas. Elle chante en regardant droit devant elle, comme une somnambule. Même quand quelques spécimens d’abrutis à l’étranger, comme en ce moment, la ravalent à un phénomène de baraque foraine en la couvrant d’une insultante cacophonie alors qu’elle passe près d’eux. Elle ne s’arrête pas davantage pour honorer de quelques phrases une table d’auditeurs plus recueillis. Elle poursuit son lent slalom d’aveugle. Elle arrive. Son thorax se gonfle et ses épaules se soulèvent légèrement pour soutenir la longue phrase qu’elle va devoir chanter tout en marchant. Elle passe, dans son visage cuivré, ses calcédoines brillantes, ses paupières argentées, ses pommettes altières, son menton levé, desserrant à peine les dents pour délivrer sa caresse flottante. Je n’ai pas le cœur de l’arrêter pour lui demander un bis de Carol Banawa. C’est comme si je ne l’avais pas vue quand elle nous a frôlés. Comme si je n’avais pas pu l’appréhender intégralement. Comme une absence que j’ai eue. Un trou. Une pièce manquante. Un maillon perdu. Une séquence à jamais bancale. Le vide ne s’est comblé que quand elle a passé. Maintenant je peux la concevoir de nouveau. Ses cheveux noirs, son tee-shirt orange et sa jupe-culotte blanche qui s’éloignent dans leur évidence verticale et s’en retournent avec la logique de l’harmonie vers le karaoké. Maintenant je sais. Je sais que je ne peux pas la savoir toujours. Qu’elle est un secret. Mais voilà que le gros type de la table d’à côté, le type grêlé aux yeux injectés de sang et à la lèvre lippue, qui avait suivi hébété ce manège pendant tout ce temps, la bouche ouverte et la langue gonflée sous un barreau de chaise dont les cendres tombaient dans les restes de son adobo, voilà qu’il part d’un rire gras et convulsif, la tête renversée en arrière. Le bougre tient à présent son pétard dans la main droite, entre index et majeur, et, les bras en croix, la tête au plafond, il glapit, se gargarise, éructe un jovial galimatias comme s’il venait de faire une découverte qui révolutionnera le monde. Entre deux quintes, dans sa bouillie, j’ai reconnu de l’allemand. Je les connais, ceux-là. C’est lui l’attraction, maintenant, le pôle de tous les regards. Il couvre la petite qui s’était mise à chanter en anglais. Je ne l’entends presque plus. C’était joli, pourtant. Une chanson que je ne connaissais pas. Il s’est levé et, cahin-caha, faisant des demi-tours sur lui-même, il semble se diriger vers le karaoké, passant devant le comptoir avec la vieille de l’autre côté, qui essuie la vaisselle et ne bronche pas. Mais faites le donc taire ! Il a saisi la gosse par l’épaule, qui s’est arrêtée de chanter et, écrasée contre son flanc massif, il piaffe, il tempête, décrivant des moulinets dans l’air de la pointe de son cigare, il l’entraîne, la môme, dans une danse façon fête de la bière à Munich, un coup sur nos jambes gauches, un coup sur les droites, et hojotoho, et hojotoho !... La môme ne sait pas quelle contenance prendre. Elle sourit crispé. C’est un client. Il ne faut pas contrarier le client, sa mère lui a dit. Quand il s’est bien amusé et en a eu assez, il a lâché la petite qui s’en est allée, froissée et ébouriffée, régler son karaoké qui avait continué seul sur sa lancée pendant tout ce temps. Va-t-elle se remettre à chanter après ce lamentable contretemps ? Le frisé revient. Il va revenir cuver sa bière à sa place. Non. Il fait une escale au comptoir. Il s’accoude et se penche vers la vieille. Elle a posé son torchon. Il dirige les palabres à la baguette avec son gros cigare. Ils ont l’air de se comprendre. Mais dans quelle langue se parlent-ils ? La vieille a griffonné quelque chose sur un bloc-notes qu’elle lui tend. Ca n’a pas l’air de lui plaire. Il rabat l’air d’un geste de dégoût avec la main. Il s’est retourné nonchalamment, se tenant au comptoir de ses membres épais étalés de part et d’autre de sa carcasse exposée à la salle, avisant la momichonne qui, la jambe repliée découverte et luisante, les orteils marron de son pied d’appui écartelés par la bride et l’entredoigts de sa tong bleue, a repris son tour de chant. Il a arraché la feuille que la vieille avait griffonnée et a écrit à son tour un truc à la diable. La vieille a regardé, remisé le bloc et repris l’essuyage de la vaisselle. Puis le Teuton tire un coup sur son cigare, la tête rejetée en arrière, avec un air de satisfaction évidente, et refoule par saccades de petites volutes circulaires et ouatées qu’il regarde s’élever, s’élargir et se dissiper. L’extase passée, il se remet ombrageusement en branle. Je l’entends jurer comme un charretier. La porte des W.-C. lui résiste. Il me suffit de la pousser pour l’ouvrir. Elle ne ferme pas. La tige du loquet est folle. Le Boche ne sait pas que je le sais. Au grincement de la porte, il se retourne. Rouge, suant, la chemise ouverte sur son poitrail glabre, la cravate défaite et pendante, le cigare rabougri et éteint, il grommelle et bougonne vaguement sans vraiment me regarder, sûr que je vais me retirer. Il est en train de compter des billets. S’avisant d’un coup d’œil que je l’ai vu faire et que je ne suis pas parti, il va pour refermer la porte d’une main. Il est trop tard. Mon pied s’est glissé dans l’entrebâillement. Il veut s’arc-bouter contre la porte mais pris par ses billets et sa cuite, je n’ai pas de mal à le déséquilibrer. Je suis déjà dans le réduit. J’ai saisi quelque chose sur ma cheville et à peine retourné, le bas ventre du boche l’a englouti jusqu’à la garde. Il se tient à moi avec une expression de stupeur, la bouche en cul-de-poule. Il n’y croit pas. Il ne croit pas que c’est arrivé. Il commence à se plier, se cramponne en me dévisageant. En face de moi il y a une glace. Enfin, ce qu’il en reste. La moitié supérieure en est tombée. Bien avant tout ceci. Contre le mur, ce n’est plus qu’une sorte de couperet à l’envers avec son arête en S mal formé. Pendant que le Boche dégorge ses tripes par sa césarienne comme un portefeuille trop garni ses billets, je m’y vois le regarder. Je regarde ce que je lui ai fait. J’ai fait ça. J’ai cette expression stupide et décalée de commisération et d’attendrissement de James Coburn dans Il était une fois la révolution quand, à la fin, dans la scène de la locomotive, il dit au docteur : « Tais-toi, Villega ! Ferme ta grande gueule, nom de Dieu ! ». Le Boche s’affaisse sur mon couteau qui, sans effort, l’ouvre de plus en plus haut. La gamine passe entre les touristes, une corbeille d’osier à la main. Des pesos tintent dans le fond. Parfois, l’étranger renversé sous le goulot d’un Fanta secoue la tête négativement sans la regarder. Elle est là, les deux agates humides de ses pupilles sur moi. Je la reçois dans la chemise de rechange que j’ai piquée au Boche. On pourrait en mettre deux comme moi dedans. En contrepartie, je lui ai laissé ma veste multipoches souillée que j’ai calée sous la porte en guise de serpillière. Ce que j’ai déposé dans sa corbeille n’a pas tinté. Quand elle l’a vu, elle s’est raidie. Elle a baissé les yeux. Ses pommettes se sont soulevées, je crois. Je me suis penché et lui ai murmuré à l’oreille. Ma bouche est si près de son pavillon que je peux sentir ma propre tiédeur. Elle ne mordille plus ses lèvres. Elle les pince en un sourire qui n’ose pas s’arrondir. Elle voudrait se dandiner. Une mèche noire qu’elle avait calée derrière son oreille se détache et m’époussette le nez comme un blaireau. Elle a tourné les talons et se dirige vers le comptoir pour porter la recette à la vieille. En voyant l’épaisse liasse de marks, elle a un haut-le-corps. Je reprends mon chapeau, l’ajuste, mes affaires, et me lève poussivement. J’ai fait un crochet par le comptoir et attiré la vieille à moi d’un appel de l’index. Je lui ai également murmuré à l’oreille. La petite a repris la pose contre le pilier, le micro sur son ventre, la jambe droite repliée haut, son pied marron débordant le caoutchouc bleu de sa tong écrasée contre le méplat. L’œil fixé sur l’écran du téléviseur, elle n’a pas cillé quand je suis passé à sa hauteur. Est-ce moi ou, au-dessus de son talon pâle, le pli d’un billet de banque pendant de sa poche bat sa fesse dans l’air du ventilateur ? De nouveaux touristes entrent. Des Anglais. Une introduction au piano retentit. J’ai remonté la moitié de la rue que sa voix flûtée et vibrante me parvient encore et résonne et flotte, à peine assourdie, dans l’air moite et lourd.
Iingatan ka
Aalagaan ka Sa puso ko ikaw Ang pag asa…
mis en ligne le 17 mars 2010
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