Á Mouthoumet, la Lune se lève aussi

par Claude Bureau

 

 


Cela aurait pu commencer comme la leçon de grammaire de Molière : "Marquise, vos beaux yeux…" On eût pu ajouter un clair de lune romantique à souhait et propice à une déclaration ardente. On eût pu modifier la place d'aussi dans le titre et lui donner ainsi une valeur plus conjonctive [1]"Aussi, à Mouthoumet, la Lune se lève", aurait alors signifié que le lever de l'astre nocturne, conséquence obligée d'une proposition antérieure éludée, est conforme à une loi de nature intangible. Comme l'est pareillement l'amour vers lequel deux êtres inclinent – l'un se déclare et l'autre pas, si l'un le voulait et si l'autre le pouvait, je t'aime moi non plus, etc. - tous ces mouvements pendulaires de la passion amoureuse qui mènent à un bonheur fugace ou à un malheur profond et que narre la chanson [2] oubliée de Charles Trenet originaire, lui aussi, de la Narbonnaise :

Le Soleil a rendez-vous avec la Lune

1 :

Sur le toit de l'hôtel où je vis avec toi
Quand j'attends ta venue mon amie
Que la nuit fait chanter plus fort et mieux que moi
Tous les chats, tous les chat, tous les chats
Que dit-on sur les toits que répètent les voix
De ces chats, de ces chats qui s'ennuient
Des chansons que je sais, que je traduis pour toi
Les voici, les voici, les voilà...

Le soleil a rendez-vous avec la lune
Mais la lune n'est pas là et le soleil l'attend
Ici-bas souvent chacun pour sa chacune
Chacun doit en faire autant
La lune est là, la lune est là
La lune est là, mais le soleil ne la voit pas
Pour la trouver il faut la nuit
Il faut la nuit mais le soleil ne le sait pas et toujours luit
Le soleil a rendez-vous avec la lune
Mais la lune n'est pas là et le soleil l'attend
Papa dit qu'il a vu ça lui...

2 :
Des savants avertis par la pluie et le vent
Annonçaient un jour la fin du monde
Les journaux commentaient en termes émouvants
Les avis, les aveux des savants
Bien des gens affolés demandaient aux agents
Si le monde était pris dans la ronde
C'est alors que docteurs, savants et professeurs
Entonnèrent subito tous en chœur

Le soleil a rendez-vous avec la lune
Mais la lune n'est pas là et le soleil l'attend
Ici-bas souvent chacun pour sa chacune
Chacun doit en faire autant
La lune est là, la lune est là
La lune est là, mais le soleil ne la voit pas
Pour la trouver il faut la nuit
Il faut la nuit mais le soleil ne le sait pas et toujours luit
Le soleil a rendez-vous avec la lune
Mais la lune n'est pas là et le soleil l'attend
Papa dit qu'il a vu ça lui...

3 :
Philosophes écoutez cette phrase est pour vous
Le bonheur est un astre volage
Qui s'enfuit à l'appel de bien des rendez-vous
Il s'efface, il se meurt devant nous
Quand on croit qu'il est loin, il est là tout près de vous
Il voyage, il voyage, il voyage
Puis il part, il revient, il s'en va n'importe où
Cherchez-le il est un peu partout...

Mais, tels le regard et les humeurs de la marquise, les phases de la Lune, leur succession et leur calendrier paraissent si compliqués - se levant là, un jour; se couchant ici, un autre - que les horlogers helvètes ont baptisé du nom de "grande complication" les montres capables de les prédire avec exactitude. Pourtant, contrairement aux sentiments amoureux de la belle marquise, le lever de la Lune est un rendez-vous de certitude dont la régularité est immémoriale. C'est pourquoi, la place finale et adverbiale d'aussi dans le titre choisi : "Á Mouthoumet, la Lune se lève aussi", revendique bien plutôt une sorte de rapport d'égalité entre tous les territoires de la République - fidèle en cela à la médiane de sa devise - devant les phénomènes astronomiques même les plus abscons.

Á Mouthoumet, à Mouthoumet ? Mais, que vient donc faire Mouthoumet dans cette histoire de lune ? Et, d'abord, Mouthoumet qu'est-ce ? Rien ou presque rien par rapport à la masse de la Lune. Il s'agit d'une minuscule commune des Hautes-Corbières, dans le département de l'Aude, peuplée d'à peine quatre-vingt-dix âmes, quasiment presque un lieudit. Le clair de lune à Mouthoumet aurait-il donc là-bas quelque vertu particulière que ne posséderait pas tous les autres lieux où la lune luit ?

Par licence poétique, le fou chantant a feint d'ignorer que parfois, certains jours de l'année, à certaines heures de la journée et par ciel clair, la Lune en ses quartiers montants ni ne luit ni ne brille mais pâlichonne face à un Soleil qui rayonne sur un azur profond. Habituellement les poètes ne s'intéressent guère à ces conjonctions diurnes entre la Lune et le Soleil ni d'ailleurs la plupart des autres humains dont la curiosité n'est pas éveillée par ce phénomène. La Lune reste pour tout à chacun l'astre des nuits profondes, des rêves ou des cauchemars, des fantômes ou celui de créatures énamourées qui hurlent désespérément leur passion… sous la lune et sous des balcons enrubannés d'accords de guitare avec ou sans marquise. Pour chanter sous la Lune, il faut la nuit où elle luit.

Hélas, Mouthoumet ne se prête pas à ce genre de scénographie. D'abord, parce que les autochtones prudents préfèrent des huis bien clos à ceux embalconnés vers des horizons où se perd la vertu des filles; ensuite, parce que l'endroit, dans sa rudesse, sa sécheresse et sa rusticité, aurait bien du mal à inspirer les muses. Même la vigne, pourtant si abondante dans le département, s'est refusée à se réfugier si haut. Cinq cent mètres au-dessus des flots deviennent facilement sous ces latitudes des Himalaya… Cependant, malgré son isolement au cœur de reliefs chahutés, la route départementale escalade, à l'ouest depuis le Pont d'Orbieu et à l'est depuis Villerouge Termenès via Félines Termenès et Laroque de Fa, le territoire communal en évitant de traverser le village sobrement composé d'un pâté de maisons disposées en cercle, le fort, et de son unique faubourg, le barry. Écrire que sur ce plateau venté le municipe ne mène pas grand train ne relève pas d'un chef d'inculpation pour trahison de secret d'État tant ses finances s'appauvrissent au moindre aléa vicinal.

En revanche, grâce à son isolement et les faibles ressources de sa caisse municipale, Mouthoumet possède-t-il - dans le domaine des clairs de lune - un avantage concurrentiel indéniable. Après que tous les foyers du village aient pour un repos bien mérité éteint leurs feux, la pollution lumineuse y est quasiment inexistante. Nul éclairage public ne vient troubler l'obscurité qui baigne alors cette petite agglomération paisible et toutes choses. En effet, les édiles ont renoncé depuis longtemps à remplacer les chiches ampoules qui s'admiraient sous leur disque d'émail blanc, épuisées qu'elles étaient d'avoir trop servi de cibles aux garnements du cru qui y réglaient la précision de leur lance-pierres à la moindre velléité de clignotement. Ainsi la Lune se lève-t-elle à Mouthoumet en son plein quartier avec un faste tout particulier qu'amplifie la limpidité d'une atmosphère asséchée et purifiée par un cers vengeur.

Pour admirer ce lever de lune, il faut le mériter, il faut bien choisir et son jour et son heure et s'assurer en outre de l'absence de nébulosité. Le plus simple moyen d'y parvenir est de monter là-haut à la nuit noire et à vélo afin qu'aucun bruit ni pinceaux lumineux de phares intempestifs ne viennent troubler l'instant solennel où le disque lunaire surgira de derrière le Milobre de Massac. Enfiler le Val d'Orbieu passé la minuit offre le plus facile itinéraire. La pente s'infléchit doucement sur le parcours et gagne insensiblement en pourcentage jusqu'à la traversée des gorges de l'Orbieu; elle n'exige alors un coup de rein final qu'après avoir franchi le Pont d'Orbieu. Dans la nuit se guider au son est un jeu d'enfant car, après Saint-Martin des puits, le maquis succède à la garrigue et la vision nocturne ne peut plus distinguer aucune nuance dans la pénombre. A dire vrai, il y fait noir comme dans un four. Seule l'oreille est aux aguets et suit le feulement des pneumatiques sur l'asphalte qui heureusement en montée indique que la direction suivie est la bonne. Les panneaux indicateurs et les bornes kilométriques qui marquent de proche en proche la distance qui les sépare de Mouthoumet ne sont évidemment d'aucune utilité. Le crissement de la roue avant sur les gravillons des bas-côtés avertit cependant assez tôt qu'il faut bifurquer, vers la droite ou vers la gauche, sans avoir à craindre de verser dans les précipices que frôlent les méandres de la route.

Arrivé au Moulin de Lanet, une lueur laiteuse prévient qu'il va falloir adopter un pédalage plus acrobatique pour arriver à temps. Alors, en fin des derniers lacets contournés, en laissant dans l'ultime virage Mouthoumet endormi sur la gauche et en mettant pied à terre, la Lune se lève-t-elle en projetant des ombres que l'on ignorait quelques instants auparavant. Des plages blanches se dévoilent sur le paillasson des prés alentour en ouvrant l'espace jusqu'aux lisières des bois. Ainsi, en majesté, la Lune s'est levée à Mouthoumet, aussi. Une fois cet exploit vélocipédique et cette assomption lunaire accomplis, s'attarder près du bourg aux ruelles désertes, dont certaines façades s'animent tel un décor de théâtre au lever du rideau, risquerait d'éveiller les soupçons de quelque maréchaussée en maraude. La route du retour sera plus rapide et moins scabreuse grâce aux clartés de la Lune qui en révéleront tous les pièges et laisseront le regard s'attarder au spectacle qui s'est ainsi offert. La descente vers les Corbières maritimes empruntera le versant oriental du Termenès vers Talairan, Saint-Laurent de la Cabrerisse, Thézan et vers la mer par les gorges de la Berre qui répercuteront en écho le doux ronronnement de la chaîne sur les galets du dérailleur.

Cependant, au fur et à mesure que l'on s'approche du rivage de la Méditerranée, le paysage qui sous la Lune à Mouthoumet se parait de toutes les nuances du gris - du noir profond à des éclats argentés - peu à peu semble jaunir et se dorer. Est-ce la présence d'un air plus marin qui peu à peu se charge d'humidité ? Est-ce la fatigue des yeux rougis d'avoir trop déchiffré dans toutes les sinuosités de la route le mirage des ombres ? Est-ce tout simplement la Lune qui, en gratitude d'avoir été honorée par un pareil effort, se revêt de bijoux qu'elle extrait de son coffre de santal ? On ne saurait le dire car maintenant, au delà de Portel, dominant le ressac qu'on entrevoit dans les lointains, un cercle d'or au zénith se mire sur la surface étale de la lagune [3] que lui déploient sans une ride, comme des pages zélés, les étangs de Bages et de Sigean.

Notes

1. Tome 1 du "Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française" de Paul Robert, 1969, édité par la Société du nouveau Littré.

2. "Le soleil a rendez-vous avec la lune", chanson de Charles Trénet.

3. Lagune, poème de l'auteur, à paraître dans "Corbières" aux éditions Improbables.

1
A vingt ans, je commençais à vieillir.
Je me pris les pieds dans une lagune.
Elle était peu profonde comme il sied à ces eaux intérieures.
Des échassiers longeaient en flânant ces vastes étendues.
Depuis, je ne puis y songer sans qu'un frisson me coure
de la pointe des orteils jusqu'au long de l'échine.
Je déambulais en quête des hasards.

2
Ici, l'eau et la terre se prenaient l'une l'autre,
s'embrassant et se débrassant pour s'alanguir aux horizons sans fin.
Le ciel, au-dessus, s'étalait sans rivage.
Entre les sols ocres et les transparences aquatiques,
au fil de leurs énamourantes liaisons,
des frisottis d'écumes roses fermentaient dans les chaleurs.
J'errais en éclaboussant des lignes de salicorne drues.

3
Au fond d'une anse minuscule, flaque floue d'un ancien flot,
lovée entre deux rives bombant leurs croupes incertaines,
une prairie isocèle poussait sa luxuriance.
En deçà du bouillonnement de la berge, une verdure se prélassait.
Des bouquets d'herbes folles, de clématites et de roseaux
s'entremêlaient en d'inextricables fouillis.
Des sources infusaient à l'ombre dans les racines.
Je m'avançais au sein de ce triangle prohibé.

4
Sans hésiter, je fonçai et m'enfonçai.
Une tangue noire et souple m'était à chaque pas caresse.
La tiède, ample matière mollassonne, suave et glaireuse me happait.
Avec des absorptions bruyantes et maternelles,
elle m'entourait, me choyait, en m'engluant peu à peu.
Je ne résistais pas à ce ventre primordial.
Ses chaudes palpitations m'entraînaient vers le fond.
J'ahanais vers le soleil des hurlements muets.

5
Des gitans des marais me sortirent de ce mauvais pas.
En guérilla féroce contre les sauniers italiens,
ils rentraient de patrouille sur leurs avant-gardes.
Protégés par des talwegs fangeux, ils maraudaient au delà du salin.
Ils se partageaient la chair flasque et amère des volatiles marins.
Ils les embrochaient déplumés les soirs de rapines.
Prudents, ils décampaient du marécage à l'ouverture de la chasse.
Pris dans ma gangue de boue, je leur plus.
Ils voulurent me marier à une veuve matrone. Je m'enfuis.
Alors, Ils lâchèrent leurs molosses à mes trousses.
Je m'asphyxiais en proie à d'antiques terreurs.

6
Je hélai une barque catalane aux bordées bleues, blanches, jaunes.
Sa cargaison, contrebande de sel, s'alourdissait jusqu'à la flottaison.
Pour éviter les gabelous, la nuit venue elle tirait des bords.
La rose des vents lui fixait ses armures et son cap.
Aux premières lueurs, elle affalait sa voile latine grenat.
Elle s'embouquait dans des îles de joncs en attendant le soir.
Je liais des cannes en brassées pour faire une pirogue.
Je m'ennuyais à attendre chaque crépuscule.

7
Pendant ces haltes diurnes, le cul dans l'eau au fond de mon moïse,
je glissais en silence sur un ciel aux nuages de plomb.
A l'heure zénithale, je volais au-dessus de forêts sous-marines,
lacérées de lanières tendrement vertes, violettes ou bistrées.
Des bancs de poissons faisaient la course à mon ombre,
en me montrant leurs ventres, métaux à vif, irisés d'arc-en-ciel.
Je planais entre deux cieux, celui du dessus et celui du dessous.
Je fendais cette fusion d'où s'éloignaient des oiseaux dédoublés.
Je perdais peu à peu tout sens de la pesanteur.

8
Nous croisions parfois devant des hameaux endormis.
Sur des strates de coquillages blêmes,
des bâtisses basses se pressaient au pied d'une tour sarrasine.
Sur les appontements, empuantissant l'air,
des dorades décapitées, éviscérées séchaient leurs filets sur des fils tendus.
Le gréement rasait la houle prête à le saisir.
Il grinçait en écho aux girouettes naïves.
Sous l'étrave, je déchiffrais la carte des étoiles.
Je serrais les dents sur des cristaux saumâtres.

9
Par vent d'autan, la brume enveloppait toutes choses.
La surface liquide fusait à rebours par tous ses graus ouverts.
Les grèves se peuplaient d'étranges lamparos.
Les naufrageurs dressaient leurs embuscades.
Pour leur musée, ils guettaient les espars s'échouant.
Sculpteurs faussaires, ils choisissaient parmi le bois flotté
ceux modelés par le ressac en formes convenues.
Le danger emmailloté d'humides volutes rôdait.
Tandis qu'au loin, la corne de la cité lacustre,
vers la passe à tâtons guidait l'escadre funèbre.
J'attendais impatiemment la nuit.

10
A force de mes rondes nautiques, je virais moricaud.
Je boucanais des pieds jusqu'à la tête.
Deux pattes d'oie soulignaient mon regard
d'avoir trop cligner les yeux sur le brûlant clapot.
La peau me démangeait de poussière blanchâtre.
Les articulations m'échauffaient à chaque contorsion.
Pourtant, mon corps se trempait, souple et décuplé.
Je m'endurcissais insensible à toute compassion.

11
Un jour, j'abordai un monticule désertique et pouilleux.
Il cajolait la courbe du chemin de fer.
Le cordon littoral lui servait de ballast.
La halte ouvrière somnolait abandonnée aux migrateurs ailés.
Des étuis de cartouches multicolores jonchaient l'amorce de quai.
Pendant de nombreuses heures, j'étudiais la manœuvre des convois.
Avant le soir, je m'étais résolu à agir nuitamment. Je pris mon élan.
Je m'arc-boutai sur le fanal arrière à la queue de la rame.
Mes jambes nues ballaient au vent en cadence.
Je pouvais enfin respirer sereinement.

12
Les boggies tressautaient et frappaient durement mon dos calé.
Je regardais s'éloigner la nappe d'argent par les ors salie.
Je suivais, sans aucune nostalgie, la fuite des traverses.
Elles pointaient vers les plages infinies,
Vers ces espaces lagunaires,
Là où naquirent des mondes et où d'autres sombrèrent,
Là où la Lune encore se disloquait blême en ses quartiers.


mis en ligne le 17 mars 2010