La Lune, pomme de discorde

par Claude Bureau

 

 


A ceux qui voudraient que la Lune eût rendez-vous avec le Soleil, on opposera l'impossibilité copernicienne (quoique, s'il avait lieu, ce rendez-vous serait évidemment catastrophique pour les deux protagonistes et notre planète (l'astronomie ne reculant devant aucun sacrifice, elle le prévoit même très probable à un horizon qui dépasse largement notre petitesse…)) On pourrait aussi opposer l'impossibilité symbolique. La lune n'a pas le même agenda que le soleil (et chacun sait qu'un rendez-vous manqué ou pas est affaire d'agenda…) Les leurs ne s'accordent pas.

Il existe bien des compromis laborieusement échafaudés mais il faut se rendre à la vérité arithmétique : le calendrier lunaire et le calendrier solaire ne comptent pas le temps de la même façon. Comme la mesure du temps est à nous autres, pauvres mortels, d'une importance capitale (passe pour les heures, le jour, la semaine, voire le mois mais pour une période plus longue d'où dépendent le terme, le mandat, la récolte, les intérêts composés ou la magistrature…), on imagine dans l'ordre symbolique les ravages passionnels d'une telle mésentente. Pomme de discorde (choc de civilisations, peut-être…) entre les groupes humains, conflit insoluble pour peu qu'ils aient choisi la Lune ou le Soleil comme directeur de leur calendrier (on laissera de côté, les autres manières calendaires, y compris celle des cailloux, des encoches, des plumes, etc.)

L'affaire se corse d'autant plus que tous ses rendez-vous manqués se sont assis sur des théologies fantastiques tendant à accorder (mais bien plutôt à tordre et à retordre) l'observation céleste avec la parole divine (qui est multiple, ce qui n'adoucit pas les tensions…) Ainsi, il existe des lunatiques et des solaires théocratiques avec leur cortège obligé de fanatiques et de fondamentalistes (comme l'orbe de la Lune n'a aucune commune mesure avec celle de la Terre, la dispute à toutes les chances de s'éterniser dans les siècles et les siècles…) D'autres théologiens, plus tolérants ou plus retords, ont imaginé des solutions plus apaisantes pour tenter d'établir une trêve.

Ainsi, les douze "jours saints"de la tradition chrétienne résultent-ils d’un mariage arrangé entre la lune et le soleil. Il s’agit de douze jours intercalaires qui correspondent au décalage entre une année lunaire de 354 jours et de douze lunaisons (celle conservée dans toute sa pureté par les musulmans…) et une année solaire de 365,2422 jours où, au solstice d'hiver, se fête la naissance du rédempteur. Se faisant, la chrétienté (après moult conciliabules et conciles, il faut bien en convenir…) à moduler le temps dans un calendrier soli-lunaire (ou luni-solaire…) avec, d’une part, des fêtes fixes : la Noël, l’Épiphanie, la Toussaint, etc. s'accordant à l’observation du Soleil (en fait de sa position apparente dans les cieux, conséquence de l'orbite de la Terre et de son retour cyclique aux équinoxes et aux solstices…) et, d’autre part, des fêtes mobiles : le Carnaval, le Carême, les Pâques, l’Ascension, etc. qui sont déclinées à partir de la nouvelle lune de printemps.

L'islam, quant à lui, en la neuvième année de l'hégire, a sanctifié la Lune et rétabli dans sa pureté son calendrier. Il interdit l'usage d'alors qui était d'intercaler un mois lunaire supplémentaire (pratique empruntée au calendrier des Juifs qui n'étaient pas particulièrement en odeur de sainteté chez les adeptes de Mahomet…) dans l'année lunaire pour la faire correspondre au cycle solaire (cycle dont la saisonnalité, sous des climats désertiques, importait d'ailleurs peu à des Bédouins nomades et pasteurs…) Le Coran établissait donc (sourate IX, verset 36 et 37) : "36 - Le nombre de mois est en Dieu de douze selon le Livre de Dieu, et cela le jour où Il a créé les cieux et la terre. Sur ces douze mois, quatre sont sacrés. Telle est la religion perdurable. Ne commettez pas durant (ces quatre mois) d'injustice, (laquelle se retournerait) contre vous-mêmes. Combattez toutefois les associants de la manière qu'ils vous combattent : sans distinction – Sachez que Dieu est avec les prémunis. 37 – Le mois intercalaire constitue un surcroît de dénégation, par quoi s'égarent les dénégateurs, qu'ils le banalisent une année, ou l'interdisent une autre année, afin de retomber juste sur le nombre de mois interdits par Dieu, et, en définitive, de banaliser ce que Dieu interdit. Elle peut bien à leurs yeux se parer, l'horreur de leurs actes, Dieu ne guide pas le peuple des dénégateurs." [1] Cet écrit de Mahomet oblige donc ses fidèles à jeûner en n'importe quelle saison (abstinence bien plus rude pendant les longs jours de l'été que pendant ceux de l'hiver…) et à observer attentivement et respectueusement le croissant de lune marquant le début du mois de Ramadan (observation délicate car assujettie à la position relative de l'observateur sur le globe terrestre...). [2]

Quant aux Chinois, pendant des millénaires, avec raffinement ils se tinrent aux mois lunaires agrémentés d'un mois intercalaire (par ce calendrier luni-solaire, ils donnaient, en bons riziculteurs, toute leur importance aux saisons solaires…) Leur usage officiel cessa à la fin de l'Empire du Milieu et fut remplacé par le calendrier grégorien.

Inspirée par la Raison, les Lumières et les travaux des champs, la première Révolution française abolit toutes ces vieilles lunes. La Convention choisit le Soleil et décréta que la nouvelle année commencerait à l'équinoxe d'automne, serait divisée en douze mois (trois par saisons et dont les noms évocateurs de celles-ci avaient été conçus par le poète Fabre d'Églantine…) composés de trente jours regroupés en trois décades. Afin de boucler l'orbe solaire très exactement, cinq jours supplémentaires (de la vertu, du génie, du travail, de l'opinion et des récompenses…) finissaient l'année normale, un sixième (de la révolution…) les années sextiles rattrapait le quart de jour manquant. Ce calendrier, lui non plus, ne survécut pas à l'empire.

Ainsi vont les partisans de la lune ou du soleil, se disputant sans fin l'ordonnancement de nos jours. Grâces au progrès des sciences et des communications terrestres, il existe maintenant un temps universel coordonné (dit UTC mais qui s'écarte quelque peu (d'une ou deux secondes…) du temps atomique qui s'est avéré nécessaire à la définition physique et à l'étalonnage de la seconde…)) [3] Toutefois, il n'est pas encore de calendrier universellement et officiellement reconnu même si le grégorien, plus proche des cycles astronomiques, est devenu dorénavant dominant…

Et pourtant, elles tournent… la Lune autour de la Terre et la Terre autour du Soleil.

Notes

1. Le Coran, essai de traduction du professeur Jacques Berque, 1995, 2ème édition, coll. Spiritualités vivantes, Albin Michel éditeur, Paris.

2. Voir l'article de Florent Jobard dans ce même dossier.

3. L'UTC est géré par le Bureau international des poids et mesures qui a été fondé par un traité diplomatique en 1875 et auquel adhèrent 51 pays membres et 21 pays associés. Le Bureau des longitudes de Paris pour sa part publie un très gros annuaire dans lequel sont compilés différends éphémérides astronomiques et le calendrier grégorien moderne. L'International Standard Organisation a quant à elle définit une norme ISO 8601:2004 pour tenter de normaliser la notation de ce calendrier et de celui du temps universel coordonné (et ceci ne va pas sans quelques soucis, tant dans la programmation informatique que dans la tenue de pièces comptables, etc. Mais, ceci est une autre histoire…)



mis en ligne le 17 mars 2010