Récit accéléré (par Grégory Hosteins)

 



Récit accéléré

par Grégory Hosteins

 

 


L’Incroyable – expérience par laquelle nous sommes voués à l’impossibilité et à la nécessité de croire ce qui dépasse pourtant la croyance, en un mot tenir pour vrai ce que tout (la raison, les sens, la nature, l’autorité, la parole divine, les extra-terrestres où je ne sais quelle autre source de vérité) nous présente comme faux.
À ne pas confondre avec la foi et la crédulité.

Les voyages vers la lune sont bien souvent placés à l’origine et au carrefour de deux genres littéraires voisins, les récits utopiques et ceux de science-fiction. C’est ainsi que vous verrez souvent citées dans les rares histoires qui ont été faites du second genre l’œuvre de Lucien de Samosate, Icaroménippe, datant du second siècle ap. J.-C. ; Le Songe, récit écrit par le célèbre astronome Kepler et publié par son fils en 1634 ; The man in the Moon de Francis Godwin, datant de 1638 et traduit dix ans plus tard en français sous le titre de L’homme dans la lune ; celle de Cyrano de Bergerac, Histoires comiques par M. Cyrano de Bergerac, contenant les États et Empires de la lune, publiée en 1657 de manière posthume ; etc.

Voici une œuvre de plus, très peu connue à ce qu’il semble, intitulée Le retour de mon pauvre oncle ou Relation de son voyage dans la lune et qui fut publiée en 1784 à Paris par Jacques-Antoine Dulaure, éminent topographe de cette même ville. On pourrait très bien inscrire ce récit dans chacun des deux genres et même dans les deux à la fois puisqu’il n’y a pas de raison qu’une œuvre, aussi rudimentaire soit-elle, ne puisse pas accueillir et combiner en elles plusieurs formes littéraires par ailleurs distinctes. Ce ne sont pas les études sur les délimitations croisées de ces deux genres qui nous diraient le contraire, le plus souvent obsédées par des soucis de classification aussi abstraits que simplistes. Toutefois, il faudra bien pour nous qui essayons de comprendre quelle est la nature de l’utopie – dans la mesure où elle constitue un espace attaché au monde occidental et non une sorte de produit imaginaire forgé par les hommes en général – et quel sens peut avoir aujourd’hui le fait de les poursuivre, se confronter aux rapports que l’utopie entretient avec ce qu’on appelle science-fiction, roman d’anticipation ou encore fiction spéculative. Ce n’est sûrement pas l’heure. Pour l’instant, lisons ce texte et voyons un peu comment il se présente.

Éjection

Suite à l’injection malencontreuse d’un gaz inflammable dans son corps, un homme que l’on pensait soigner ainsi d’une forte colique, s’envole à travers la fenêtre et disparaît. Trois mois plus tard, le voilà revenu d’un périple tellement sidérant que son neveu décide d’en publier la relation. En voici les grandes lignes.

*

« Emporté dans la plus haute région de l’atmosphère », absorbé par le magnifique spectacle du globe terrestre, le dit oncle croyait enfin « respirer le bonheur », celui-là même qui avait depuis longtemps déserté la surface de la terre. Perdu dans l’immensité des airs, finissant par céder à la frayeur, une étrange léthargie l’enveloppa progressivement.

« C’est ce qui me priva d’observer, pendant le reste de la route, à mon grand déplaisir & au grand préjudice des Sciences. Mes observations n’auraient pas manqué d’éclaircir tant de vérités astronomiques, qui sont d’une obscurité si sublime, que l’œil du vulgaire ne peut les pénétrer. » Êut-il dit.

Épargné dans sa chute par le matelas d’un individu déménageant de nuit, le voilà embarqué avec tous les bagages dans une voiture quittant la ville. Bientôt réveillé du demi-sommeil dans lequel il débattait encore de l’attraction terrestre avec un contradicteur resté sur terre, les habitants finirent par le découvrir au milieu des malles. Stupeur : bien plus petits que lui, les habitants s’effrayèrent de son apparence. Découvrant à son tour ce spectacle, ne sachant véritablement où il se trouvait, sur une région de la terre pour lui inconnue ou bien ailleurs, notre oncle finit par se résoudre à approcher un de ces êtres, le nommé Oë.

Comme sur la terre, il était impossible à notre oncle de lire sur les visages les pensées des autres, l’hypocrisie de la politesse y faisait les mêmes ravages dissimulant et obscurcissant le langage naturel du corps. Fort heureusement, la langue en usage dans cette région lunaire était proche de la langue française : par ce double artifice, dira-t-on, les voilà qui apprirent bien vite à se comprendre. Toujours enfoncé dans ce débat de physique qui lui tenait tant à cœur, notre oncle n’en démordait pas et demandit au natif si les gens d’ici acceptaient l’existence de la gravitation. Les réponses restant insatisfaisantes – voilà une question qui ne semblait pas vraiment intéresser les gens de la lune – la curiosité du terrestre étranger dû se rabattre sur leurs mœurs. Mais Oë n’étant pas meilleur géographe que physicien, décida plutôt de lui raconter à titre d’exemple sa propre histoire, l’histoire de l’homme aux marionnettes.

Et voilà, en gros, de quoi Oë voulut-il l’édifier : si la fortune seule, à la fois occasion et grâce, peut sortir d’affaire le misérable, le pauvre, lui, n’attend son bonheur que de la richesse, ce qu’il faut savoir, c’est que les deux peuvent parfois se rencontrer. L’unique société digne de ce nom sur la lune est la Haute Société, théâtre public dans lequel chacun doit jouer un personnage, où les connaissances du « monde » sont bien plus précieuses que le savoir procuré par la philosophie, les mathématiques ou les langues anciennes. En embrassant le vice qu’on trouve dans ce monde, en soutirant et en accumulant l’or qui en découle, il est possible d’élever son destin. C’est bien ce que fit Oë. Mais la fortune a aussi ses revers et la richesse suit : quand il chercha encore à s’élever en publiant des projets fantastiques de réforme pour obtenir des souscriptions des Grands de ce monde, son amour propre lui masqua la vanité de ses projets. Et bien qu’il soit parvenu très haut dans la hiérarchie des hommes, il perdit rapidement les faveurs de sa maîtresse et bientôt de toute la bonne société pour chuter dans le mépris d’où il était sorti. Ce n’est qu’à la suite du vol des bijoux de sa maîtresse, de son exil vers un autre pays qu’il put reprendre son ascension sur les marches de la gloire. Devenu entrepreneur de spectacles de marionnettes très prisés, Oë acquit de nouveau une grande renommée. Mais bientôt, la lune de la fortune se remit à décroître et bientôt il fut supplanté dans le succès par un homme qui faisait quant à lui des pirouettes. Ce fut là, alors que Oë regagnait enfin son pays que notre oncle lui tomba dessus ou, pour être plus précis, atterrit sur la paillasse de son lit. Bonne ou mauvaise fortune ?

Après l’avoir longuement écouté, environ trois bons chapitres, l’oncle ne manqua pas de lui assurer qu’il en était de même sur la terre, qu’à vivre dans ce théâtre de faux-semblant, on y a apprenait plus à manipuler les hommes qu’à partager ses élans du cœur. Cheminant d’un bon pas, c’est-à-dire roulant au rythme cahoteux de leur voiture, nos deux comparses arrivèrent enfin dans la capitale du pays de Oë. Juste le temps pour notre oncle de se sentir soudain en plein Paris, qu’un riche équipage lancé à ville allure sans aucune vergogne vint renverser et blesser nos deux comparses. Interloqués, scandalisés, les passants font comprendre à notre étranger que ce sont ces gens importants qui vivent dans un luxe égoïste et obtiennent les mérites au lieu de ceux qui cherchent à améliorer le sort de leur patrie. Décor définitivement familier pour l’oncle qui reconnaît en eux les équivalents des prêtres en France couverts de dignités arbitraires et clinquantes. Au milieu de cet étrange dépaysement, un homme sortit de la foule pour leur proposer son hospitalité jusqu’au temps de leur guérison. Notre oncle voyant que leur bienfaiteur était sage, quoique pas excellent physicien, mais assez digne de confiance dans son jugement et ses observations, lui raconta son voyage et les miracles que pouvaient accomplir les airs inflammables, et derechef lui fabriqua un aérostat. Cette expérience n’allait pas tarder à faire grand bruit.

La curiosité de l’oncle n’étant pas rassasiée, on le mena à un spectacle en le prévenant que l’on y jouait plus des comédies, ni des drames sur les passions humaines mais des tragédies.

— « On ne fait plus rire au spectacle, on n’y fait plus verser des larmes d’attendrissement : mais on y fait peur ; & nous sommes comme les enfants, nous aimons les contes qui font peur. » Soupira son sage bienfaiteur.

Poursuivant plus loin, introduit dans les échoppes de marchands, d’antiquaires, dans les sociétés savantes, et même dans la bonne société qui trouvait dans son invention une nouvelle mode et un nouveau divertissement, notre voyageur parisien n’y trouva que la fausse vanité de ces richesses qui dissimulent et portent aux nues les vices les plus sombres.

La suite confirma bien vite les propos du sage puisque Oë, son premier compagnon, qui n’avait pas manqué d’observer le procédé de fabrication de l’aérostat, fit construire une nouvelle machine. C’était là voler toute la gloire que notre oncle escomptait en présentant publiquement sa propre machine à quatre ballons qui devait le ramener sur terre. Ne cédant rien mais reconnaissant malgré tout sa faute, le marionnettiste laissa à notre oncle les honneurs et prit pour lui, l’argent. Peu de temps après, trop heureux de quitter ce pays où l’or changeait tout en son contraire – ce qui au goût de son neveu montrait qu’il était peu au fait des mœurs de Paris – notre oncle reprit son voyage dans les airs, non sans repousser tous les inconscients qui voulant s’attacher un peu de sa gloire en s’accrochant à son navire léger au mépris de leur propre vie. Traversant les vastes campagnes des airs, cartographiant ses différentes atmosphères, et bien vite de retour dans sa maison, notre oncle n’oublia pas d’embrasser son neveu et sa nièce qui ne l’attendaient plus, promettant de publier sous peu un gros traité tiré de ses observations. À ma connaissance, de ce rocambolesque voyage, ne fut publié que ce récit.



mis en ligne le 17 mars 2010Â