La Lune chez Hergé

par François Jeannet

 

 


« …la force qui fait tomber une pierre, ou qui pousse un corps contre un autre, n’est pas moins inconnue et mystérieuse, pour nous, dans son essence, que celle qui produit les mouvements et la croissance de l’animal. » Schopenhauer, in Le Monde considéré comme volonté et comme représentation.

J’appellerai pour simplifier Objectif Lune : I et On a marché sur la Lune : II. [1]

Hergé et la légèreté

Hergé, en vrai poète, sent bien ce mystère de la gravitation et sent très bien aussi le parti comique qu’il pourra en tirer. Quand, vers 1950, il projette d’envoyer Tintin sur la Lune, il se documente chez le docteur Bernard Heuvelmans - auteur de L’Homme parmi les étoiles. Car il veut faire le plus scientifique et sérieux possible. Heuvelmans lui propose un scénario, dont il ne retient que les scènes d’apesanteur (par exemple le whisky qui se met en boule et Haddock se mettant à planer dans la fusée [II page 5]). On pourrait dire que On a marché sur la Lune ne met en scène que la gravitation et l’apesanteur comme personnages principaux, le Lourd et le Léger ; deux entités abstraites qui faisaient dire à Hergé que les deux albums constituaient un sujet « vidé ». Cette limitation extrême, cette pauvreté de scénario est pour nous tintinophiles l’objet d’une fascination et indéniablement l’attrait principal des deux albums. Dans Objectif Lune tout est centré sur l’usine de Sbrodj avec une intrigue très mince : la fabrication d’une fusée expérimentale et la tentative de récupération après espionnage de ladite fusée par une puissance étrangère. On a marché sur la Lune nous propose un huis clos dans la fusée où se passe la plupart des actions (12 pages environ sur la Lune sur les 62 pages de l’album).

Dénuement du sujet qui renvoie à la simplicité de notre satellite. « Con comme la Lune » veut dire d’abord élémentaire, trop simple ; c’est le seul objet de la Nature qui possède la perfection du cercle et dont l’absence presque totale de couleur faisait penser aux Anciens qu’elle est d’un autre monde, celui des formes pures ; on se souvient à ce propos du scandale soulevé par Galilée qui y avait vu des montagnes alors qu’une forme pure se doit d’être blanche et lisse comme une hostie. Haddock affiche un solide mépris pour la Lune. Les Dupondt dans leur simplicité neuronique la confondent avec un Luna Park et imaginent un cirque avec des girafes, des lions et des clowns, ce qui occasionne une des très rares colères des impossibles jumeaux.

On peut émettre l’hypothèse qu’Hergé est assez machiste à propos de la Lune : elle est bête… et perfide. Car elle contient des pièges. Elle se laisse conquérir passivement, mais sa passivité même est dangereuse : des météorites peuvent vous tomber dessus sans crier gare. La grotte où se trouve le glacier manque d’avaler Tintin. Le fait que la fusée soit peuplée de personnages masculins n’arrange rien pour notre sympathique satellite. Pour les gentils, il est une chose à vaincre qui résiste par l’inertie, pour les méchants, il est à exploiter. La Lune est femme, mais froide et insensible, muette, élémentaire ; les émotions sont du côté des Terriens. Un seul n’éprouve aucune émotion, Jorgen, l’être froid et élémentaire, impénétrable qui incarne le Mal. Les méchants chez Hergé sont toujours féroces et implacables, mais celui-ci c’est le pompon. Rien ne le rachète : il n’est même pas drôle !

Cette Lune a des défauts liés à sa féminité mais elle a aussi des qualités : elle rend léger. Et d’abord ce pauvre Wolff, personnage faible et équivoque qui se soulage de sa culpabilité en se jetant dans l’espace, dans l’apesanteur libératrice. Mais surtout les Dupondt dansant en scaphandres avec des cheveux verts, une des cases les plus parfaites de toute la BD [II page 30]. Enfin Tournesol à qui on évoque le départ et qui répond : « Ah ! Rien qu’à cette idée je me sens léger, léger… » La Lune possède sans doute ce pouvoir de rendre léger et de délirer gentiment si on se souvient du voyage dans la Lune de Lucien de Samosate où les personnages volent sur des montures constituées de fruits et de légumes.

Pour conclure avec la pesanteur, il faudrait énumérer le nombre de chutes dont sont victimes les personnages : Haddock, Tournesol, Milou, Baxter, tous tombent. Du reste le comique peau de banane est utilisé à fond et un coup de génie est d’avoir renouvelé l’éternel gag de la bouche d’égout (dans toutes les BD de l’époque) avec les trappes de la fusée. Légèreté : le nom même d’Hergé (j’ai de l’air), jeu de mot auquel il n’a peut-être pas pensé et que Lacan m’envierait ! Un calembour vaseux n’a jamais fait peur à un Belge. Examinons maintenant les personnages des deux albums sous l’aspect de la légèreté. Tintin d’abord, le héros éponyme : il a la légèreté de l’immatériel ; il est pur, selon l’idéal catholique du jeune garçon (et de la jeune fille) dans lequel Hergé a dû baigner dans son enfance. Sa tête est en forme de Lune. C’est le seul personnage qui ne tombe jamais ; dans II, il glisse sur le glacier lunaire aussi pur et vierge que lui. Milou qu’il vient sauver à cette occasion [II page 36] est blanc et pur. C’est l’innocence même. Aucune tentation (comme dans Le Sceptre d’Ottokar) ne vient alourdir cette conscience d’agneau. Du reste, il est la seule victime de la Lune. Wolff a une aspiration à la légèreté au point que les policiers peuvent légitimement lui demander : « Et le squelette, Wolff, c’était vous ? » et même, comble de légèreté : « oui, squelette, c’était vous le Wolff ? » et qu’il termine sa navrante carrière volant dans l’infini. Les Dupondt sont légers par absence d’intelligence et en outre témoignent d’une légèreté de ballerine, d’une gaminerie qui les étonne eux-mêmes (« Allons, sois sérieux ! Si les gens nous voyaient ! » [II page 30]). Eux qui représentent la lourdeur de la société, l’ordre et la respectabilité d’une fonction (ce sont les seuls personnages de Tintin me semble-t-il à exercer un vrai métier, avec un chef, un bureau, des ordres de mission, etc.). Haddock, au contraire représente la pesanteur, mais celle d’une force tellurique. Rien ne luit fait peur, il éructe comme un volcan et fume de même. Son génie de l’insulte en fait un vieux petit garçon incontrôlable, son penchant immodéré pour l’alcool le range du côté de l’impureté, du vice : il est alourdi et constitue la face cachée de ce Tintin à face de Lune, lisse et propret. Tournesol, lui, ne demande qu’à s’envoler avec son étrange crâne en forme de dirigeable Zeppelin. Pour finir, les scaphandres lunaires ressemblent beaucoup au Bibendum, ce personnage en pneus (donc pleins d’air) inventé par Michelin, ainsi nommé parce qu’il buvait l’obstacle : « Nunc est bibendum » (maintenant il faut boire, citation je crois de Rabelais). Ainsi donc, la gravitation et la légèreté sont comme un leitmotiv wagnérien qui structure les deux épisodes lunaires.

Hergé et le sérieux

« Voici qu’enfin la traversée effrayante d’un astre à l’autre est commencée ! » Victor Hugo

Tournesol devient au cours des albums de Tintin un personnage de plus en plus important. Du doux rêveur qu’il était dans Le Secret de la Licorne, inventeur du lit escamotable et de la brosse à habits automatique, il se transforme en scientifique sérieux quoique distrait. Doux, certes, mais la Lune a ce pouvoir extraordinaire de le transformer en furie : nous assistons en [I page 40] à la colère unique et stupéfiante de notre savant. Il donne à l’Humanité l’antidote au N14, ce produit qui fait exploser l’essence et finit même par inventer dans le domaine militaire une arme de destruction massive, les ultras sons qui ne brisent heureusement que les verres (dans L’Affaire Tournesol). C’est dans les deux épisodes lunaires qu’il est le plus inventif et qu’il acquiert sa stature de savant de renommée internationale : le char lunaire, la fusée elle-même, le scaphandre lunaire, la tournesolite et même un appareil auditif, autant d’inventions forcent l’admiration, sans parler de son activité débordante. Hergé s’est inspiré du physicien suisse Auguste Piccard, explorateur de la haute atmosphère et des grandes profondeurs (le bathyscaphe). En version anglaise il porte le doux nom de Cuthbert Calculus. Et, en effet, c’est un géant du calcul, plus fort que le professeur Calys de L’Etoile mystérieuse qui prévoit la trajectoire d’un astéroïde mais avec une légère erreur.

La compétence de Tournesol s’étend à plusieurs domaines, de la vie courante et domestique à la recherche spatiale. Il est une sorte d’Einstein, un savant mythique. Sa surdité est sinon simulée du moins de plus en plus utilisée à son profit par ce malin. Comme tous les sourds il entend ce qu’il ne devrait pas entendre (« Ah je fais le zouave ! »). Il est solitaire, ce qui est habituel chez les sourds et travaille seul comme les savants du XIXème siècle. Néanmoins, il correspond avec la communauté scientifique de son temps et se retrouve dans Objectif Lune à la tête d’une importante équipe de scientifiques et de techniciens. Haddock n’a pas perçu le changement : « sur la Lune !... Alors que vous êtes déjà si souvent dans la Lune ! Ha ! Ha ! Ha ! » Le vieux farceur est devenu un scientifique de haut vol (c’est le cas de le dire). Et il peut répliquer fièrement au capitaine : « Mais essayez donc d’arriver en bateau jusqu'à la Lune !... »

Hergé voulait ses deux albums les plus exacts possible du point de vue scientifique. Le centre atomique de Sbrodj est donc inspiré du centre de recherche et de production de matières fissiles d’Oak Ridge dans le Tennessee. La fusée avec ses carreaux provient du missile allemand A4 de Von Braun (le tristement célèbre V2). Une maquette en a été réalisée (il est amusant de constater que les carreaux rouges et blancs changent de place presque à chaque case). Hergé était sans doute au courant des recherches des Russes qui ont très tôt commencé à cogiter sur les problèmes du vol dans l’espace. Un grand théoricien, Tsiolkovski, a publié à Moscou Rêve de la Terre et du Ciel en 1895. En 1883, déjà il avait posé les principes permettant à une fusée de se déplacer dans le vide (grâce au troisième principe de Newton sur l’action et la réaction). En 1903, il écrit Exploration de l’espace de l’Univers par un appareil à réaction où il recommande l’usage de combustible liquide ; il suggère de contrôler le vol de la fusée hors de l’atmosphère par des gouvernails fixés dans l’échappement (les déflecteurs de veine de la fusée de Tournesol) et insiste sur la position couchée des membres de l’équipage pendant l’accélération [I page 58]. Il prévoit enfin un sas destiné à permettre la sortie des hommes dans l’espace attachés à des filins. Tsiolkovski a rendu le vol habité dans l’espace possible bien avant le premier Spoutnik de 1957 et Hergé a bâti son scénario sur les spéculations de ce génial russe directement ou non.

Hergé et l’aventure

Toute la trajectoire d’Hergé écrivain tend vers le vide et l’absence de contenu. Parti du récit d’aventures (le reporter Tintin parcourt le monde et l’actualité, en combattant des bandits sans scrupules, il aboutit dans L’Alph Art à la disparition de la narration et du héros (Tintin disparaît dans le blanc du papier). Objectif Lune et On a marché sur la Lune constituent une étape décisive dans ce processus d’effacement. Ce sont les quinzième et seizième albums si on exclut Tintin au pays des Soviets. Ils partent sur la Lune… et reviennent comme ils sont partis. L’astre mort n’est qu’un décor vide [II page 24] ; la vraie histoire se déroule dans la fusée et elle est sans contenu. De même, dans Tintin au Tibet, le Yéti représente l’impossibilité du fantastique chez Hergé, il est comme nous et ne renvoie qu’à des problèmes de sentiments. La dernière tentative d’incursion dans le fantastique se trouve dans Vol 714 pour Sydney, mais les extra terrestres sont désespérément absents, éclipsés par l’envahissant et abominable Rastapopoulos, bien réel, lui. Dans la saga lunaire Tintin agit encore mais dans un espace étroit, celui de la fusée. L’épisode du glacier lunaire annonce peut-être la hantise du blanc qui est la figure de la dépression pour l’auteur de Tintin : Tintin au Tibet a été écrit dans un de ces moments de sentiment de vide qui le visitaient souvent. Sa lutte contre la dépression nerveuse a pris la forme d’un discours de plus en plus absurde et tautologique dont les Dupondt nous régalent particulièrement sur la Lune : « Et comment sait-on qu’il n’y a personne puisque personne n’y est jamais venu ? » Logique imparable… Plus loin : « impossible que ce soit UN d’entre nous : il y a DEUX traces parallèles ! » Et enfin : « il y a DEUX traces et nous sommes seuls » [II page 31]. Chef-d’œuvre d’absurdité, de nonsense donné par les jumeaux eux-mêmes absurdes : ils ne portent pas le même nom et n’ont jamais conscience d’être deux. La rechute de la réaction capillaire à la pilule néfaste (Tintin au pays de l’or noir) nous offre aussi de grands moments, comme la tête des Dupondt avec des touffes de cheveux vertes dans leur scaphandre.

A ce propos, on peut remarquer la débauche de couleurs vives qui accompagnent cette virée sur l’astre décoloré : depuis les bleus de travail jusqu’aux scaphandres orange en passant par les damiers rouges et blancs de la fusée et les cheveux des policiers passant par toutes les couleurs de l’arc en ciel (et dans l’ordre), l’épopée lunaire est très colorée ! C’est le petit grain de folie de l’auteur dans une histoire crédible scientifiquement et pauvre du point de vue narratif : la seule information sensationnelle accordée à la centrale de Sbrodj par la fusée commençant son aventure est : « les deux Dupondt sont à bord ! »… Nous revenons sur Terre où la pesanteur nous rappelle immédiatement à l’ordre [II page 62].

Note

1. Avertissement aux lecteurs : les ayants droits d'Hergé veillant avec un soin jaloux à la rémunération de toutes reproductions de ses images, vous n'en verrez ici aucune. Afin de bénéficier de toutes les subtilités de la présente étude, nous conseillons donc aux lecteurs d'extraire de leur bibliothèque les deux albums dont il est question pour mieux suivre le déroulement du propos. (Note de l'éditeur).



mis en ligne le 17 mars 2010