I
Vous auriez peine « à me persuader, dit Pierre
Gilles, qu’il existe dans le nouveau monde des peuples mieux
gouvernés que dans celui qui nous est connu. […]
- Il vous faudrait avoir été en Utopie avec moi, avoir
vu de vos yeux leurs coutumes et leurs institutions, ainsi que j’ai
pu le faire, moi qui ai vécu plus de cinq ans dans leur pays,
que jamais je n’aurais voulu quitter si ce n’avait été
pour faire connaître cet univers nouveau. Vous confesseriez
alors n’avoir jamais vu nulle part un peuple gouverné
par de meilleures lois. […]
- Eh bien, cher Raphaël, […], décrivez-nous cette
île, nous vous en prions instamment. Ne cherchez pas à
faire court. Donnez-nous un tableau complet des cultures, des fleuves,
des villes, des hommes, des mœurs, des institutions et des lois,
enfin de tout ce qu’à votre avis nous désirons
connaître. Et sachez que nous désirons connaître
tout ce que nous ignorons.
- Il n’est rien que je fasse plus volontiers, car tout cela
m’est présent à l’esprit. Mais il nous faudra
du loisir » (1).
Le tableau, dressé par Raphaël Hythlodée, tapissera
la totalité du second livre de l’Utopie. A travers la
diversité des données topographiques et anthropologiques
qui le composent, il permettra de distinguer l’île de
toute autre terre en la rendant du même coup repérable.
L’affirmation « qu’il n’existe
nulle part un peuple plus excellent ni un Etat plus heureux »
(2) complète cette individualisation
à l’aide d’un autre système de coordonnées.
En effet, elle positionne la civilisation des Utopiens le long d’une
échelle de perfection qui englobe toutes les cités connues.
Aussi, l’expression « Nulle part » qui définit
habituellement l’« utopie », ne signifie pas uniquement,
du moins dans le cas d’Utopia, qu’elle n’existe
pas sur terre mais également qu’on ne peut lui trouver
de territoire équivalent dans l’ancien Monde. Utopia
est donc une civilisation unique située sur une seule terre.
L’étonnant dans la composition de ce tableau est que
les deux manières de situer l’île n’aient
pas le même degré de précision : ses coordonnées
« politiques » sont claires puisqu’Utopia, pour
Raphaël Hythlodée, se situe à l’échelon
supérieur de la hiérarchie des cités existantes.
Par contre, ses coordonnées géographiques, dans la mesure
où aucune latitude et longitude ne sont rapportées,
ne peuvent lui donner l’aspect d’un point sur une carte.
Comment expliquer ce décalage dans la localisation de l’île
?
Au fil de notre enquête, nous avions affirmé que le silence
du compagnon de Vespucci sur la position absolue de l’île
n’était sans doute pas étranger aux anciennes
pratiques des marins, à leur manière de dresser des
cartes. Les indications données dans le texte sont les mêmes
que celles qui étaient consignées sur les portulans,
c’est-à-dire les directions nécessaires pour se
diriger vers les lieux recherchés et la topographie des côtes.
Il est en effet bien mentionné dans l’ouvrage de Thomas
More que l’île Utopia est dans la zone tempérée
de l’hémisphère sud près d’une terre
assez étendue pour être un continent, c’est-à-dire
l’Amérique du sud actuelle. Ainsi comprenions-nous l’absence
de coordonnées exactes dans la série des données
géographiques de l’île.
Les choses sont pourtant un peu plus complexes. Vespucci, comme Colomb,
savait calculer sa position sur la terre, même si avec le recul
nous savons que les calculs de la latitude étaient bien meilleurs
que ceux de la longitude. Le personnage d’Hythlodée,
même si on ne peut lui attribuer les mêmes connaissances
que Vespucci, devait connaître l’art de la navigation
; il raconta même, à propos des peuples rencontrés,
« avoir gagné un grand prestige auprès
d’eux en leur expliquant l’usage de l’aiguille aimantée
» (3). Il aurait donc pu,
selon la cohérence induite par les éléments de
la fable, faire les mêmes calculs que les grands navigateurs
ou même seulement indiquer la latitude atteinte au moment où
son périple s’est séparé de celui de Vespucci.
Or, il n’en est rien. Alors, si les données géographiques
d’Utopia sont bien celles d’un portulan, on ne peut que
se questionner sur le choix d’un tel mode de localisation alors
que d’autres étaient disponibles dans la fable.
La recherche doit donc continuer et pour cela, il faut remanier quelque
peu nos affirmations initiales. Il ne suffit plus de se demander pourquoi
parmi tant de données géographiques, More reste silencieux
sur l’une d’entre elles, il faut s’interroger plus
radicalement encore : les données manquantes appartiennent-elles
vraiment à la géographie ? Est-ce bien sur la terre
que son inscription fait défaut ou bien dans un autre espace
? L’absence de coordonnées exactes est-elle une lacune
ou bien le tableau d’Hythlodée peut-il tout à
fait être complet sans ces paramètres ?
* * *
II
Donner la longitude et la latitude d’un lieu, déterminer
le climat qui règne sur certaines zones, indiquer les fleuves
qui parcourent une région, l’implantation des villes
ou la manière dont les terres se découpent en territoires
ne relevaient pas à la Renaissance du même savoir. Ce
que nous disposerions aujourd’hui au sein de la géographie
était distribué tout autrement à l’époque
où fût publiée l’Utopie.
La terre et sa description relevaient en effet d’une science,
déjà fort ancienne, la Cosmographie, «
c’est à dire la description du monde »,
qui comprenait « deux parties : l’une est
la Geographie, c’est à dire description du globe de la
terre & mer, & l’intelligence de l’estendue d’icelles
& ceste cy est tres necessaire à un Prince & à
un chef d’armee. L’autre partie est l’Astrologie
ou Astronomie, qui parle, enseigne, & nous descrit les cieux,
& la loy qu’y tiennent les astres »
(4). La géographie était donc
adossée à l’astronomie et non à l’histoire
comme elle l’est actuellement. Et bien que partageant toutes
deux le même domaine empirique, dénommé le monde,
le cosmos ou l’éther suivant les auteurs, les deux disciplines
n’avaient pourtant pas le même statut. L’astronomie
était perçue par de nombreux savants de l’époque
comme la cosmographie proprement dite, si bien que, suivant les traités,
le nom de « cosmographie » désignait, tantôt
la science dans sa totalité, astronomie et géographie
incluse, tantôt seulement une de ses parties, l’astronomie.
Ce glissement de sens n’était pas le signe d’une
confusion ou d’une indétermination mais se fondait dans
la nature même du cosmos, lequel était «
le Ciel Total, & tout ce qui par le circuit d’iceluy est
contenu & compris : duquel les deux principales parties sont la
région céleste, & élémentaire »
(5). Il peut paraître étrange,
pour les yeux d’aujourd’hui, de voir ainsi le monde s’apparenter
au ciel et non au vide de l’univers. Il faut se rappeler que
pendant de longs siècles, jusqu’à l’astronomie
du XVIIe siècle, il apparaissait comme «
un tout fini et bien ordonné, dans lequel la structure spatiale
incarnait une hiérarchie de valeur et de perfection, monde
dans lequel « au-dessus » de la Terre lourde et opaque,
centre de la région sublunaire du changement et de la corruption,
s’« élevaient » les sphères célestes
des astres impondérables, incorruptibles et lumineux »
(6).
La
région céleste
Gemma Frizon, Les principes d’Astronomie & Cosmographie
avec l’usage du globe, 1556, feuillet 4
Les astres n’étaient donc pas comme aujourd’hui
des corps comparables à la terre ; visibles et situés
dans les cieux, ils possédaient de fait une affinité
avec la substance principale du monde, c’est-à-dire cette
matière incorporelle et parfaite qui définit le ciel.
De même, l’astronomie avait un pouvoir de compréhension
supérieur à celui de la géographie. Les lignes
que nous voyons tracées sur les globes terrestres, telles que
l’équateur, les tropiques, les méridiens et les
parallèles, appartenaient et décrivaient en premier
lieu les cieux, c’est-à-dire la structure même
du cosmos. Ce n’est donc qu’après avoir observé
le ciel, les étoiles et cartographier la voûte céleste
que « pour tirer quelque fruict de cela à
l’intelligence de la description de la terre, attendu que tout
ce partement du ciel doit avoir lieu semblablement sur le globe de
la terre, il nous faut imaginer que les mesmes cercles ont lieu sur
icelle, pour entendre quel endroict de la terre correspond à
chascune desdictes zones » (8).
A la Renaissance, la géographie était donc incluse dans
la cosmographie à condition d’être subordonnée
à l’astronomie. Elle « ne peult bien
ny avec utilité estre entendue, si la cognoissance du ciel
ne precede : car sans icelle lon ne peult scavoir quelle contree de
la terre est plus vers le Levant, le Couchant, Midy, ou Septentrion
: ny pourquoy c’est qu’en un païs, ou climat, fait
plus froid ou plus chauld qu’en un autre : & oultre pourquoy
les iours sont plus courts ou plus longs en un lieu qu’en un
autre, & en certain lieu tousiours egaux à la nuict : &,
qui est plus merveilleux, en certaines saisons, par tout le monde
egaux : ny finablement pourquoy les vents venans d’un costé,
sont plus chaulds, plus froids, plus humides, ou plus secs, que d’un
autre » (9).
Le globe terrestre miniature, en matérialisant la fiction d’une
vue céleste, permettait donc d’inscrire sur la terre
les révolutions que les astres décrivent au-dessus d’elle.
Opération fondamentale puisque sans ces cercles qui divisent
et quadrillent la surface du globe, on ne pouvait localiser les différents
éléments qui se répartissent sur elle. La terre,
pourtant située dans le monde, aurait alors été
privée d’orientation.
Le domaine d’investigation de la géographie se situait
donc dans la région élémentaire du monde, c’est-à-dire
un domaine tout à la fois enveloppé dans les cieux et
délimité par eux. Or, le nom « Terre » se
réfère à deux objets distincts : soit un globe
qui comprend, on l’a vu dans les définitions précédentes,
à la fois la terre et la mer ; soit un élément,
c’est-à-dire uniquement la substance terrestre. De quel
objet la géographie était-elle donc la science, quel
était précisément son domaine, pouvait-il s’élargir
aux autres parties de la région élémentaire se
réduisait-il à la partie terrestre du monde et sous
quelle forme, une sphère, une substance matérielle ?
Poursuivons notre enquête. A la Renaissance, donc, le «
monde est une sphere, ou globe composé des quatre Elemens,
& du Ciel qui en forme ronde les environne, comme l’escaille
d’un œuf est entour le rouge & l’aubin. Les Elemens
ont en iceluy situation convenante à la propriété
naturelle de chacun. Car la Terre, plus solide partie d’iceux,
s’est desmeslee des autres & referree, & est le centre
des autres Elemens qui l’environnent.
L’Eauë moins solide, & plus liquide, est dessus la
Terre, laissant par le vouloir de Dieu certains endroicts descouverts,
pour l’habitation des hommes & autres animaux terrestres.
L’Air plus rare, & plus clair, est au dessus de tous deux,
les environnant de toutes parts, comme l’aubin d’un œuf
autour du noyau. Le Feu plus leger, subtil & agile, est au dessus
de l’Air, l’environnant de tous costez, & le plus
prochain du ciel. Le Ciel ou firmament, est une cloture qui environne
tout de matiere de nous incogneuë, transparente, exquise, incorruptible,
& non subiecte à changement » (10).
Les quatre éléments et les cieux, bien que distincts,
sont juxtaposés les uns aux autres en une série de cercles
concentriques, comme on le voit dans la figure suivante.
La
disposition des quatre éléments
Gemma Frizon, Les principes d’Astronomie & Cosmographie
avec l’usage du globe, 1556, feuillet 5
Par conséquent la géographie pouvait très bien
décrire la terre sans faire référence aux autres
éléments. Mais dans ce cas, elle ne pouvait appartenir
à la cosmographie et ceci pour une raison fondamentale : un
monde se définissait à l’opposé d’un
élément. Ce dernier est en effet une matière
qui ne peut rien contenir d’autre qu’elle-même,
c’est-à-dire d’autres parties homogènes
mais plus petites. Au contraire, un monde a pour principale propriété
de contenir, de renfermer autre chose que ce qui le compose, comme
le ciel total avec les quatre éléments. Or, bien que
des débats divisaient les savants pour savoir si la mer ne
perturbait pas la rondeur de la terre ou si la terre n’était
réellement un globe qu’avec son concours, la terre devait
être appréhendée comme une sphère ou un
disque pour pouvoir envelopper d’autres éléments
qu’elle. A cette condition, la terre pouvait devenir un microcosme
de l’univers et la géographie nommée ou incluse
dans la cosmographie.
C’est pourquoi on pouvait intituler Cosmographie Universelle
une œuvre en « laquelle suivant les auteurs
plus dignes de foy, sont au vray, descriptes toutes les parties habitables,
& non habitables de la Terre, & de la mer, leurs assiettes
& choses qu’elles produisent : puis la description &
peinture Topographique des regions, la difference de l’air de
chacun pays, d’où advient la diversité tant de
la complexion des hommes que des figures des bestes brutes. Et encore
l’origine, noms ou appellations tant modernes qu’anciennes,
& description de plusieurs villes, citez & Isles, avec leurs
plantz, & portraitz […]. S’y voyent aussi d’avantage,
les origines, accroissements, & changements des Monarchies, Empires,
Royaumes, Estatz, & Republiques : ensemble les mœurs, façons
de vivre, loix, coustumes, & religion de tous les peuples, &
nations du monde » (11),
bien qu’aucune description mathématique ou coordonnée
mathématique ne soit mentionnée. Le traducteur de l’œuvre
s’en explique d’ailleurs avec ses lecteurs en disant :
« si je nomme cette œuvre Cosmographie, ce
n’est [pas] sans raison, prenant la partie pour le tout, [mais]
à cause que la terre est embrassée des autres parties
qui font la perfection du globe du monde » (12).
A la Renaissance, le savoir sur le monde, rassemblé dans une
seule science nommée cosmographie, offrait donc deux possibilités
de description de la terre à la fois divergentes et complémentaires.
Bien que la géographie soit subordonnée à l’astronomie,
chacune avait sa consistance propre, la seconde «
détermine seulement & partist la terre par les cercles
du ciel » et la première «
par montaignes, mers, fleuves & rivières »
(13).
* * *
III
Nous nous étions demandés pourquoi manquaient les coordonnées
précises d’Utopia et ce dans la mesure où le personnage
Raphaël Hythlodée est présenté comme un
compagnon de Vespucci qui était un excellent cosmographe. Ce
problème était le signe d’une confusion à
présent dissipée : les différentes données
apparemment géographiques ne relevaient en fait pas du même
savoir bien qu’elles appartenaient à une même science.
Quand Hythlodée situe Utopia dans la zone tempérée
de l’Hémisphère sud, il fait appel au savoir cosmographique
puisqu’il découpe la terre suivant les divisions de la
voûte céleste. Quand il décrit l’embouchure
du fleuve Anhydre, il se réfère cette fois à
la géographie. Le regard que porte le navigateur sur l’île
inconnue ne passe pas par la contemplation de la voûte céleste,
il décrit et voit Utopia d’un point de vue exclusivement
terrestre. Son tableau est donc un exemple parfait de description
géographique selon les règles de l’époque.
L’absence de coordonnées n’était donc que
l’envers d’un choix positif recoupant la disposition des
sciences de la Renaissance.
D’autres questions doivent maintenant se poser. Pourquoi la
géographie occupe tant de place dans la fable de More alors
que la Cosmographie était la science majeure ? Serait-ce le
signe que la terre utopienne, tout en continuant d’appartenir
au monde, est incapable d’être un microcosme, une figure
similaire et jumelle de l’univers ? Aurait-elle perdu toute
similitude avec le reste du monde terrestre sans pourtant devenir
une figure céleste ? Par ailleurs, la géographie était-elle
plus appropriée que la Cosmographie pour prouver, illustrer
ou fonder la supériorité d’Utopia face aux autres
civilisations ?
D’autres enquêtes devront bientôt suivre. Certaines
interrogeront le rapport que l’utopie entretient avec le ciel
et la terre, d’autres les relations qui, à travers elle,
unissent Terre et Politique.
Notes :
1 MORE THOMAS, L’Utopie, Garnier-Flammarion, Paris,
1966 (Réed. 1987), p 131-133.
2 ibid, p 185.
3 ibid, p 88.
4 GALLARD-TERRAUBE, Bref discours des choses les plus nécessaires
& dignes d’estre entendues dans la cosmographie, 1558,
feuillet 6.
5 GEMMA FRIZON, Les principes d’Astronomie & Cosmographie
avec l’usage du globe, 1556, folio 4
6 KOYRE ALEXANDRE, Du monde clos à l’univers infini,
Gallimard, Coll. Tel, 1973 (1ère édition, John Hopkins
Press, 1957), p 11.
7 GALLARD-TERRAUBE, Bref discours des choses les plus nécessaires
& dignes d’estre entendues dans la cosmographie, 1558,
feuillet 5.
8 ibid, feuillet 14.
9 ibid, feuillet 6.
10 ibid, feuillet 5.
11 MÜNSTER SEBASTIAN, La cosmographie universelle de tout
le monde, p 1.
12 ibid, p 7.
13 PIERRE APIAN, La cosmographie, 1553, folio 2
|