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Des cendres sur
la Montagne par
Daniel Poza Lazaro
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Tombeau pour la Vème République Sans doute eût-il été indécent de célébrer cela un jour de grand soleil ou de forte chaleur. Aussi, le ciel, terne et livide, a-t-il pris soin de s’envelopper dans un linceul grisâtre ; le vent dont les rafales tourbillonnent à loisir s’est engagé de même à frapper tous les visages, qu’ils soient célèbres ou anonymes, d’une violence égale ; glaciale et plus insidieuse encore, la température, profitant du spectacle, se plait à transpercer les tissus doublés et redoublés de la foule attentive et statique. Mornes à souhait, tous les ingrédients propices au sombre déroulement d’une matinée de décembre semblent avoir répondu à l’appel, eux aussi ; c’est chose heureuse, car nul autre climat n’aurait pu convenir au « peuple des ombres ».... De part et d’autre de la rue, l’autre peuple, bien vivant, celui de Paris, massé, compact et compassé, contre les balustrades, a vu le long cortège des voitures officielles s’immobiliser au milieu de la chaussée et le chef de l’Etat, que les six motards de la gendarmerie n’ont cessé d’encadrer tout au long du parcours, descendre de la première. Nulle acclamation n’est venue perturber l’extraction présidentielle, et sur le trottoir, les membres de la maréchaussée, en faction tout les trois mètres, semblent observer la scène avec recueillement, mêlant leur impassibilité à celle des gardes républicains, parfaitement alignés, parfaitement irréprochables dans l’attente des consignes. A l’arrivée de la délégation souveraine, la musique militaire fait résonner ses cuivres et clôt enfin le silence pesant qui prévalait à l’entour. Il est midi seize. Dans l’assistance, coryphée mutique et pourtant bien présent, des femmes se sont coiffées d’un chapeau, et nombre de celles qui en sont dépourvues, se sont couvertes le chef d’un foulard ou d’une étole, autant pour se protéger du froid que pour se montrer à la hauteur de l’événement... Parmi la foule des pleureuses atones qui se sont présentées ce matin, certaines se trouvaient déjà là, la veille, quand, vers neuf heures du soir, la procession partit du Mémorial de la Déportation, à la lueur des torches, pour traverser la Seine et rallier la place du Panthéon afin de conduire le cercueil au seuil de sa dernière demeure. Contemplez bien cette assemblée, elle qui n’est plus de la prime jeunesse ; elle se souvient pourtant de l’époque où elle le fut, vingt ans plus tôt ; et si ce souvenir se double à bon droit d’une certaine fierté, il n’incite guère aux vivats de la liesse. Altière incarnation de la volonté générale, le président se
garde de
sourire ; ses traits sont tirés, ses rides innombrables creusent
son visage blafard, comme les plaines de Champagne à la morte saison
quand la charrue à grand coup de soc labourent de ses sillons la terre
d’où naîtront bientôt les grands champs de blé ; il a revêtu la
capote militaire et porte le képi, comme avant. Après avoir serré la
main de quelques responsables protocolaires, comme le veut l’usage, le
chef de l’exécutif gravit à pied la faible distance le menant au
parvis ; dans son sillage, lui tenant compagnie, il est possible
de reconnaître le chef du gouvernement, le ministre des Armées ainsi
que le ministre des Affaires culturelles, celui-ci a épinglé sa
médaille sur son pardessus, à hauteur de poitrine. En parcourant de la
sorte les derniers mètres les conduisant à la Montagne, ils découvrent
enfin l’imposant décorum élaboré pour l’occasion : sous le
majestueux portique de l’ancienne église Sainte-Geneviève -elle dont le
style néoclassique et les allures de temple grec prédisposaient à sa
reconversion laïque et républicaine- entre ses piliers corinthiens, sur
ses dernières marches aussi, une centaine de Compagnons de la
Libération font bloc, barrant l’entrée, ainsi que le feraient,
stoïques, les derniers résistants d’un sanctuaire assiégé quelques
minutes avant l’assaut final. Ils sont venus, mains nues, à l’exception
de ceux qui, sur plusieurs rangées portent l’étendard bien haut ;
ils attendent, immobiles, la promiscuité pour seul abri, le poitrail
lourdement décoré pour unique protection... Non loin des grilles, légèrement sur la droite de l’édifice en regardant depuis la rue Soufflot, gît le catafalque. Cénotaphe obscur et massif, borne témoin d’un haut temps révolu, mégalithe renversé venu d’un autre monde, comme abandonné par une civilisation plus avancée que la nôtre, désireuse d’offrir à notre sagacité les mystères de sa grande sagesse. Plus prosaïquement, le cube noir et rectangulaire, d’une dizaine de mètres de long, est surmonté à son extrémité d’un autre cube, nettement plus petit, dont les flancs ont été ajourés pour laisser paraître le cercueil emmailloté des trois couleurs. Hautement noué à l’une des colonnes du temple, un autre drapeau, gigantesque celui-là, ploie et se déploie, battu ou gonflé au gré du vent, semblable aux voiles des trois mâts quand ces navires aventureux s’en vont braver les tempêtes ; volumineux, le drap tricolore a été tendu et agencé de sorte que le rouge du tissu vienne s’échouer et recouvrir en partie le puissant monolithe. Faisant face à la sépulture emblématique où reposent les cendres supposées du grand homme, le petit comité s’incline devant la dépouille mortuaire que le chef de l’Etat salue d’une geste martial, signe de respect et de reconnaissance que les vivants adressent aux défunts. Il est temps désormais d’aller rejoindre la tribune officielle qui cache pour la circonstance le fronton de la Faculté de Droit. Soutenue par de puissants pylônes, la structure est recouverte d’un velum de velours grenat. L’estrade est bondée. Seuls demeurent au premier rang quelques sièges laissés vides que les membres prééminents du pouvoir exécutif se devront d’occuper. Derrière ont pris place les représentants des grands corps constitués, corps exclusivement masculins, corps hiératiques, figures marmoréennes, comme pétrifiés par l’attente et le froid. En costume et cravate, ils portent sur leurs épaules de lourds manteaux et le poids plus écrasants encore des responsabilités. La prolongation réfrigérante de la station verticale fatigue leur organisme, mais nul ne viendra s’en plaindre, perinde ac cadaver, comme toujours... Il n’est pas dans leur habitude de se coucher, ni de bonne heure ni devant l’ennemi... Ministres et secrétaires d’Etat, députés, sénateurs et autres élus de la Nation, directeurs, commissaires et préfets, serviteurs patentés de l’Etat de droit, forêt resserré de vieux chênes s’abritant sous les auvents et l’égide tutélaire du plus grand de tous ; à quoi pensent-ils donc en ces minutes interminables ? Aux proches disparus ? Aux lointains idéaux ? A leur réélection ? A ces quelques journées de gloire, si rares et si précieuses, qui parsèment et justifient l’existence ? Aux longs soirs de solitude, de rancœur et de défaite qui ponctuent d’amertume, inéluctablement ou presque, toute carrière politique ? Pour l’heure, ils restent encore debout, happés par la bourrasque, le temps du discours. Le ministre des Affaires culturelles n’a pas rejoint l’assistance, c’est à lui que revient l’honneur de prononcer l’allocution... Cette mission qu’il a acceptée sans la moindre réserve, n’est pas des plus simples ; il en a connu de plus dangereuses, de plus délicates aussi, rarement de plus prestigieuses. Il est seul désormais sur l’esplanade, seul et si peu solitaire. Ses collègues dans les gradins, ses compagnons sous le portique, statufiés pour de bon, ont pris leur pause de commandeur dont ils ne se départiront plus. Le peuple, en contrebas, s’apprête à écouter religieusement la voix qui jaillira dans quelques secondes des hauts parleurs répartis tout autour de la place ; posées sur des trépieds, les caméras de l’ORTF ont commencé à filmer la séquence ; il sait que la cérémonie est retransmise à la radio et que toutes ces captations audiovisuelles seront diffusées sur les ondes nationales et internationales. Le silence est pour l’heure sidéral. La foule le regarde s’avancer vers le modeste podium. Lui ne semble rien voir. Ses yeux cherchent à éviter à la fois la vision frontale du catafalque et celle, plongeante, de la rue Soufflot, qu’il devine cependant au croisement du boulevard Saint-Michel, non loin des grilles du Luxembourg et de ses jardins désertés. Son pas est lent, lourd, mais déterminé. Sur un léger socle blanc en guise d’estrade, l’attendent un pupitre d’un mètre de haut en forme d’écritoire et trois longues tiges incurvées, terminées chacune par un micro d’argent, fleurs transies dépourvues de pétales attirées par quelque chaleur humaine. Le modeste attirail est presque dérisoire, placé ainsi au pied du cénotaphe ; le tribun s’en félicite pourtant, c’est une règle d’or qu’il convient de respecter, un question d’harmonie et d’équilibre monumental : il faut toujours un soupçon de dépouillement pour que le faste ne tourne pas à la pompe, ou pire encore au ridicule. L’orateur ne semble pas trahir d’inquiétude à l’heure de s’adresser au monde ; il sait pourtant, sa modestie dut-elle en souffrir, que son discours constitue le point d’orgue de la cérémonie. Certes, par la suite, le protocole réservera dans son déroulement d’autres événements marquants fort symboliques et grandement solennels : le président s’inclinera de nouveau devant la dépouille, des troupes issues des trois armes défileront devant lui en gants blancs, bérets bleus et brodequins noirs ; la revue achevée, six soldats du 24ème bataillon d’infanterie s’empareront du cercueil qu’ils porteront à l’épaule et franchiront l’entrée monumentale de la nécropole jusqu’au centre de la nef au son de la Marche funèbre de François-Joseph Gossec, le long d’une haie d’honneur constituée par soixante-dix cavaliers de la Garde républicaine, sabre au clair ; sur le tapis rouge installé pour la circonstance, le président et sa délégation ministérielle se recueilleront et s’entretiendront brièvement avec les membres de la famille en tenue de deuil, avant que le cercueil, surmonté du coussinet sur lequel ont été déposées toutes les décorations posthumes, ne soit descendu dans la crypte, dans un reposoir provisoire, le temps de lui donner une sépulture perpétuelle. Oui, toutes ces images ne manqueront pas d’émouvoir, mais pour que le rituel prenne toute sa valeur et sa pleine signification, il se doit d’être consacré -même sous la menace conjuguée de la toux et des frimas- par la singularité d’une voix, par la vigueur d’un souffle, par l’amplitude d’un récit. Une vingtaine de minutes tout au plus lui a-t-on notifié, cela suffit ; cela suffit pour ne pas lasser l’auditoire, cela suffira largement pour raconter la geste commune. Il faudra pour cela toucher les cœurs et frapper les esprits, il faudra pour cela croire à la force du Verbe, comme d’autres en leur temps on crut à la force motrice. Mais qui dans cette assistance pétrifiée n’oserait ne plus y croire ? Qui désormais se sentirait le droit d’abjurer cette saine folie quand, deux décennies auparavant, la plupart s’y résolurent à l’écoute plus ou moins perceptible d’un message venu d’Outre-Manche, à l’appel plus radical encore de leur conscience ? Il est vrai, l’oraison funèbre est un genre bien particulier que de glorieux prédécesseurs ont porté aux sommets escarpés de la langue française : «Ô nuit désastreuse, ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, Madame est morte ! » Coupons court à toute comparaison abusive ; ce n’est pas de la mort d’un Grand dont il est question ici, mais d’une grande mort, nuance... D’un homme, de milliers d’autres et de leur sacrifice, d’un cercueil vide où repose moins qu’un corps, quelques cendres ; mais bien plus qu’un corps, une idée, un idéal. De fait, si des ombres planent aujourd’hui au-dessus de l’esplanade du Panthéon, ce ne seront pas celles des instances littéraires du Grand Siècle, mais la longue théorie des âmes suppliciées qui au terme du discours se verront le droit, elles aussi, de pénétrer dans le sanctuaire. Il n’empêche, l’oraison est un exercice de style qui implique un certain nombre de figures imposées. La sincérité seule n’y pourvoira pas. Nul orateur ne l’ignore, et le ministre le sait mieux que quiconque, un grand discours est le fruit miraculeux de la passion et de la rhétorique, dès lors que la seconde est en état de sublimer la première pour lui permettre de s’épanouir pleinement. La rhétorique n’est pas un art, une technique assurément, et un bienfait chaque fois qu’elle est arrachée des mains du sophiste, pour être mise au service des plus justes causes ; comme maintenant, quand le témoin doit témoigner pour l’autre témoin, le martyr. Il faut croire pour cela à la contrainte créatrice, il faut croire à l’utilité du plan, -exorde, développement et péroraison-, rechercher d’entrée la captatio benevolontiae, recourir à l’enchevêtrement des remarques personnelles et des considérations générales, à l’alternance des platitudes factuelles et des envolées lyriques, à l’usage raisonné du chuchotement et de la grandiloquence, savoir concilier l’émotion et la précision, savoir placer à bon escient quelques noms illustres ou anodins, noms de lieux, noms de batailles, noms propres hors du commun : Lyon, Caluire, Strasbourg, Londres l’Afrique et la Creuse… Carnot, Jaurès, Leclerc et les soldats de l’An II ; et surtout, penser à moduler l’intensité de son propos afin de l’accroître sensiblement, palier par palier, jusqu’au climax final. Aussi a-t-il été convenu qu’une minute avant le terme du discours se déclenchera le roulement sourd et lancinant des tambours, rumeur funeste et progressive en charge d’accompagner les dernières salves de l’orateur, transition adéquate aux premières mesures du Chant des Partisans qu’un chœur militaire entonnera en sourdine. Dès lors, l’exposé se composera sans accroc. Il suffira de puiser dans sa mémoire pour qu’abondent images, souvenirs et impressions, il faudra glorifier l’homme et son action, faire parler ses proches -en les citant, si besoin est- pour qu’affleurent les contours de sa personnalité, retracer son parcours à grands traits jusqu’au calvaire, ne rien cacher de ses doutes, ni de sa grandeur ; plus subtil, il faudra rendre hommage à tous par le biais d’un seul, à tous ceux qui embrassèrent la cause comme le vassal embrasse le suzerain et se sait dès lors investit d’une mission, même si ces vassaux-là, pauvres chevaliers clandestins, ne reçurent comme fief que la promesse de la terre dont ils avaient été dépossédés. De quoi s’agira-t-il au juste ? D’évoquer l’humaine
condition, à
nouveau, encore et toujours ; ce que le ministre ne cessa de faire
dans sa jeunesse quand, dans une vie antérieure, il fut romancier.
Parler de la fraternité combattante et des haines viscérales, parler du
don de soi et de la négation des autres, parler aux nouvelles
générations de ce que les anciennes firent de pire et de meilleur. Tout
cela est écrit sur les feuilles qu’il tient entre ses mains. Voilà,
nous y sommes… Le ministre dépose le manuscrit sur le pupitre et
s’empare des lunettes qu’il gardera tout au long du discours, il se
touche subrepticement le cuir chevelu pour vérifier l’aplatissement de
ses mèches et leur résistance au vent. Une voix grave et cérémonieuse
vient de l’annoncer publiquement : « Monsieur le
ministre d’Etat, chargé des affaires culturelles… » C’est curieux, il ne sent plus le froid qui l’accablait une minute encore, une chaleur diffuse semble se répandre dans son corps qui le protège soudain des éléments extérieurs ; non, cette chaleur-là ne lui est pas inconnue, cette chaleur-là ne lui est pas étrangère ; il l’a expérimenté plusieurs fois déjà au cours de son existence, sur les plateaux désolés de la sierra de Teruel accablés de soleil « cuando nada pueden bombas donde sobra corazon » ou sur les hauteurs de Corrèze, au beau milieu d’un cimetière de campagne, entouré de femmes en noir quand, le temps du conflit, il se faisait appeler par ses hommes « colonel Berger » au sein de la brigade Alsace-Lorraine. Foyers inextinguibles... Il est fin prêt. Un dernier regard sur ses notes. Un autre en direction de la tribune officielle. Un raclement de gorge pour s’éclaircir la voix... « Monsieur, le président de la République, Voici donc plus de vingt ans que Jean Moulin partit, par un temps de décembre sans doute semblable à celui-ci… » Écoutez maintenant…
mis en ligne le 14 novembre
2011
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