L'ascencion du
Mont Ventoux

par François Pétrarque


"... La langueur du jour, l’air léger, la vigueur de l’âme, la puissance et l’agilité des corps, et autres choses du même genre, venaient en aide aux grimpeurs. Seule la nature des lieux nous faisait obstacle.

Sur les pentes du mont, nous rencontrâmes un vieux berger, parvenu à la fin de son existence, qui s’efforça par tous les arguments possibles, de nous faire renoncer à l’ascension. Lui-même, disait-il, plus de cinquante ans auparavant, cédant au même élan d’enthousiasme juvénile, était monté jusqu’au sommet ; il n’en avait rien rapporté que regret et fatigue, un corps et des vêtements lacérés par les roches et les ronces. Il n’avait jamais entendu dire que quiconque d’autre, avant ou après cette époque, eût osé la même chose. Mais il avait beau dire, l’âme des jeunes gens est sourde aux avertissements : ses injonctions ne faisaient qu’augmenter notre désir de passer outre. Le vieillard, comprenant l’inutilité de ses efforts, s’avança donc un peu dans les rochers et nous indiqua du doigt un sentier abrupt, multipliant toujours les mises en garde : il les redoublait que nous lui tournions déjà le dos. Nous lui avons confié tout ce qui, vêtement ou bagage, pouvait nous gêner, ne gardant que le strict nécessaire. Et nous voici partis, plein d’entrain. Mais, comme il arrive souvent, à l’effort violent succède bien vite l’épuisement. Nous faisons donc halte sur un rocher, n’ayant que peu progressé. Puis nous nous remettons en route, mais pus lentement : moi surtout, qui abordais désormais cette expédition en montagne d’un pas plus mesuré.

Alors que mon frère suivait le raccourci de la crête pour gagner en altitude, je restais, moins énergique, en contrebas : il avait beau m’appeler et m’inciter à prendre au plus court, je lui répondais que j’espérais arriver plus facilement par l’autre côté : peu importait si le chemin s’en trouvait plus long, pourvu qu’il ne fût pas trop escarpé. Telle est l’excuse que je donnais à ma paresse : les autres approchaient déjà de la cime que j’errais encore dans la vallée, sans qu’aucune voie plus facile ne s’offrit à moi ; je n’avais fait qu’allonger ma route, et augmenter en vain ma peine. Recru de fatigue, et maudissant ces détours à n’en plus finir, je me décidai enfin à prendre pour de bon le chemin du sommet. Mon frère m’y attendait : tandis qu’il avait pu reprendre des forces en s’allongeant à son aise, j’arrivé épuisé et hors d’haleine.

...

Il y a un sommet, le plus élevé de tous, que les montagnards appellent, je ne sais pourquoi, " le Fiston ". A moins que ce ne soit par antiphrase, car je pense qu’il s’agit d’autre chose. En tout cas, il ressemble plutôt au " père " de toutes les montagnes voisines. Tout en haut se trouve un petit espace plat. Nous y reprîmes quelques forces. Puisque tu sais maintenant quelles angoisses m’avaient assailli pendant la montée, écoute aussi, mon père, et consacre une heure de ton temps, je t’en prie, au récit de ce que j’ai fait en un jour. Tout d’abord étourdi par la légèreté insolite de l’air et la vue grandiose, je suis resté comme stupide. Je me retourne : les nuages étaient à mes pieds ! A en juger par le panorama que m’offrait un mont de réputation secondaire, je commençais à trouver de la vraisemblance à ce que j’avais entendu et lu de l’Athos et de l’Olympe. Je tourne ensuite mes regards vers l’Italie où se portent tout naturellement mes pensées : et voici les Alpes elles-mêmes, toutes de glace et de neige, que l’ennemi farouche de Rome traversa en perçant (si l’on en croit la légende) la roche avec du vinaigre. Elles semblent toutes proches de moi, alors qu’une énorme distance m’en sépare.

J’ai soupiré, je l’avoue, après cet air d’Italie, qui m’apparaissait en esprit plutôt que par les yeux ; je sentis monter en moi l’envie incoercible de revoir amis et patrie... "

mis en ligne le 14 novembre 2011

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