Monts #1
On l’aurait vu sortir des confins (tout à droite) là où
la rangée de pics rocheux et anguleux semblait ne plus finir au-delà de
l’horizon, passer dessous même, comme si la crête, invisible à son
extrémité la plus haute, perdue pour nous dans l’ascension du bloc noir
(à gauche), devait nous être retirée malgré un ciel photogénique dégagé
(en haut à
gauche), malgré la faune archaïque et menaçante qui court, vivote
toujours dans les photogrammes anciens, qui en rongent la surface comme
une lèpre − si on s’inquiète de voir l’image disparaître en lambeaux −,
qui pigmentent et épaississent sa surface − si on aime voir remonter le
bain chimique dans lequel vivent les bactéries cristallines qui font le
grain du passé (toute la partie supérieure).
On l’aurait vu marcher sur la crête que les derniers rochers (tout à
droite, à l’est pour ceux qui font toujours coïncider la position de
leur corps et celle de la terre, comme si leur planète trouvaient leur
axe dans celui de leur corps) emportaient plus bas vers on ne sait où,
portant fièrement leur hauteur dans un espace si étroit que bientôt on
ne verrait plus rien : seules ces plaines de roches, bandes minérales
aux arêtes tantôt vives, tantôt arrondies, érodées par les
interminables et rugueuses caresses de l’eau (courante), de l’air
(haletant) ; seule cette nudité de la terre qui se dévoile aux
extrémités du monde (au premier plan, en bas), qui en marque la fin et
l’indéfectible support, la marche même, le signe à franchir disant que
l’on approchait enfin de ce lieu, celui où on l’avait vu sortir des
confins (tout à droite…
Monts #2
Avant de revenir, mais il serait trop tard, avant de revenir,
il aurait erré sur les toiles de neige étalée (point par point sur la
surface lisse où j’ai glissé devant toi), cherchant parmi ces
particules invisibles si finement adossées entre elles, tempête après
tempête, les méandres d’un graphe humain. De sa main. Il aurait tenté
de savoir si reviendraient les lignes
tracer des courbes humaines, de plus loin que ces plis de glace (où je
suis occupant, engloutie, le triangle légèrement à gauche de l’image)
groupés en amas compactés ; si cet encombrement gelé dévoilant le noir
de sa roche n’avait pas coulé dans le bain abimé de l’image, voilant
tout jamais l’issue de son acharnement ; si la pente qu’on devine,
avant d’y arriver, mais il serait trop tard, ne s’élançait pas vers ce
ciel habité, qu’on ne sait plus de neige ou d’azur, où elle aurait
disparu.
Il aurait cherché tout cela du regard, dans le souvenir d’avoir été là,
avant de revenir mais il serait trop tard, paralysé au seuil du col
inconnaissable où il vacillait, à fixer ce passage abrupt de la
surface au pli, de la peau tachetée aux vertèbres brisées ; à caresser
ce rocher parsemé de touches légères de poudre blanche, le voir
quasiment exploser dans une fulgurante orbe de poussière noire,
qu’avant de revenir, mais il se serait trop tard, il aurait ramené par
ce photogramme étoilant le ciel de constellations d’argent pulvérisé.
Il aurait alors senti dans le surplomb de ce regard, nostalgique déjà,
qu’elle l’appelait de partout sur ce sommet où il l’avait laissé, avant
de revenir, mais il serait trop tard…
Monts #3
Nulle part,
je ne vois de métal ici. Je ne vois qu’un affrontement formulé sous les
couleurs les plus brutes et les plus franches, formulé comme l’on
dirait d’une formule de chimie, l’équation nécessaire pour produire tel
résultat, tel corps composite mais stable, nécessairement composite et
justement pour cela, stable : un corps pris, surpris, front rapproché
jusqu’à l’obscénité ridicule, où on ne reconnaît plus ce que l’on voit,
où le désir se perd faute de pouvoir rebondir, aller et venir entre les
formes fascinantes et fascinées qui sont son seul domaine, couture
dentelée, ajustant (venant du bas) fumeroles de gaz noir s’élevant
brusquement solidifiées, roc immobilisé dans sa course entêté vers le
sommet (en plein centre), et (venant du haut) poignards torsadés
(ironie de cette image de lame qui monte comme un mirage réel dans une
partie du territoire humain, événement géologique que la science
naissante, née, déjà à cette époque, rétablira sous la vérité d’autres
regards, époque géologique, pliocène, pléistocène,
époque différente de celle dont l’existence de ce point de vue fait foi
: comment avoir cette homogénéité dans l’instant répété sinon sur un
photogramme ? Il s’agit bien de photographie ici, nous savons donc
quand nous sommes, même si ce temps s’étale dans une durée indéfinie,
ici. Ce n’est pas le quand de l’instant, c’est le quand de la durée, le
quand du tu t’en vas pour longtemps ? du temps qui s’étire. Qui s’étire
tellement qu’il devient soudain capable de créer de l’irréversible : le
glacier qui s’écoule sur la roche, se moulant dans les plis de sa
surface, créant l’ironie du poignard qui fend les chairs à son image,
qui y introduit sa forme, son espace à lui, espace meurtrier le plus
souvent s’il tombe à l’endroit (nécropole soudain fondée et ouvert dans
le corps humain), à l’endroit de la pompe infatigable, du cœur qui se
rompt, en arrêtant de battre, réparti en durées étales sans plus aucun
battement, alors que le glacier rongeant tout de même la roche sans ici
la briser, menace de se rompre aussi dans l’écoulement. Sa matière
blanchie par la lumière, accentuée par celle capable d’impressionner le
photogramme, lumière écrivant, lumière signe (je sais que nous sommes,
à l’âge de la photographie, non pas en raison du contraste noir et
blanc, non pas en raison de la précision reportée du paysage − les
dessins et les peintures rivalisent sans souci avec la photographie sur
ce point − mais du fait du temps de transport de l’image arrêtée de la
prise de vue vers une autre surface : la vitesse de la photographie
différant du temps de report de l’image pour le peintre, toujours
aveugle quelques instants entre le paysage et la toile, l’œil vague,
flottant quelque part, voyageur incertain de la vue sur le lointain
vers celle vue de près sur la toile, l’œil du peintre essayant de
percer la toile pour y crever sans rupture le lointain qui est là, qui
l’emplit, qui lui donne sa place lui peignant dans ce paysage, paysage
redoublé dans l’image de paysage en train de se peindre. Le paysage
pris sur le motif peint la proximité d’où le paysage, qui est le
lointain, se regarde. La photographie voit d’un seul regard, regard
ajusté à l’image dans la transparence et le renversement calculé de
filtres emboîtés : pas de va-et-vient entre les deux images, ou si peu,
seulement pour commander l’image de se former, comme aux mariages,
images stupides mais nécessaires, il faut le croire. Le glacier sans se
rompre ménage dans sa coulée des événements innombrables de roche noire
qui affleurent à sa surface, la grêlant de stries, de rides, de
hachures grisâtres tout du long. Comme s’il s’effaçait, s’affaissait
dans la pierre à mesure qu’il la rongeait, comme s’il révélait à
nouveau cette pierre qu’il avait recouvert, la même et différente,
pourtant, altéré des marques typiques de la morsure des glaciers.
Nulle part, je ne vois de métal ici, on y grave à l’eau gelée.
Monts #4
Le fleuve gelant du temps, crevasse soudain ouverte, plongée radicale
dans la terre : événement. Le temps libre de s’écouler dans son lit
déjà fait, depuis longtemps, temps en aval, ne ménage pas la
possibilité de deux instants identiques, le temps y va trop vite, tempo
accéléré, pas de retour, pas d’élasticité, temps déjà ébroué, découpé,
déversée dans une mer infinie de gouttelettes instants : chacune, point
de réflexion éphémère, un jour de grand vent, d’un troupeau transhumant
de buffles africains, battant le lit presque vide de ce qui est moins
qu’un fleuve et pourtant chaque goutte d’eau soulevée par leurs pas de
tonnerre, jetant une lumière nouvelle, sur les plis veloutés de leur
robe noire, ombrée sur les flancs des côtes saillantes du corps de
l’animal, troupe de squelettes ambulants parcourant la savane par grand
vent qui les précède et les appelle, gouttelettes jaillissant du lit de
la rivière qui avant de retomber, prennent une image, les dernières
avant d’être détruites, de troupes animales, de sociétés en mouvement
partant vers les chances amoindries de leur survie, de leur durée,
laissant quelques uns d’entre eux, dans les eaux peu profondes de ce
qui n’est pas un fleuve, à peine une rivière, seulement le lit où
dorment aux aguets deux ou trois mâchoires de crocodiles, prélevant
leur part de subsistance sur les troupeaux de buffles dévalant le
glacier, sautant au-dessus du précipice des Bossons, résonnant encore
du tumulte de leur passage assourdissant, renfermant au fond de sa
gueule les cadavres gelés des bovidés malheureux, imprudents ou
bousculés, qui ont rejoint les hommes abandonnés dans la crevasse,
après avoir oubliés de s’encorder, compagnons provisoires d’une scène
archaïque reconstituée, art premier bientôt dispersé dans les mâchoires
refermées du glacier en mouvement des Bossons.
Le temps en amont avale souvenir après souvenir qu’il recrache
concassés ou percés, sortant d’une bouche que le photogramme ne
pourrait voir, pris de nausée.
Note :
Les images : Monts #1, Monts #2, Monts #3 et Monts #4, présentées ici sont issues de la banque de données : gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France. Toutes quatre sont des vues du massif du Mont-Blanc et du glacier des Bossons.
mis en ligne le 14 novembre 2011
|