Monts

par Grégory Hosteins

Monts #1

On l’aurait vu sortir des confins (tout à droite) là où la rangée de pics rocheux et anguleux semblait ne plus finir au-delà de l’horizon, passer dessous même, comme si la crête, invisible à son extrémité la plus haute, perdue pour nous dans l’ascension du bloc noir (à gauche), devait nous être retirée malgré un ciel photogénique dégagé (en haut àVue du Mont-Blanc gauche), malgré la faune archaïque et menaçante qui court, vivote toujours dans les photogrammes anciens, qui en rongent la surface comme une lèpre − si on s’inquiète de voir l’image disparaître en lambeaux −, qui pigmentent et épaississent sa surface − si on aime voir remonter le bain chimique dans lequel vivent les bactéries cristallines qui font le grain du passé (toute la partie supérieure).
On l’aurait vu marcher sur la crête que les derniers rochers (tout à droite, à l’est pour ceux qui font toujours coïncider la position de leur corps et celle de la terre, comme si leur planète trouvaient leur axe dans celui de leur corps) emportaient plus bas vers on ne sait où, portant fièrement leur hauteur dans un espace si étroit que bientôt on ne verrait plus rien : seules ces plaines de roches, bandes minérales aux arêtes tantôt vives, tantôt arrondies, érodées par les interminables et rugueuses caresses de l’eau (courante), de l’air (haletant) ; seule cette nudité de la terre qui se dévoile aux extrémités du monde (au premier plan, en bas), qui en marque la fin et l’indéfectible support, la marche même, le signe à franchir disant que l’on approchait enfin de ce lieu, celui où on l’avait vu sortir des confins (tout à droite… 

Monts #2

Avant de revenir, mais il serait trop tard, avant de revenir, il aurait erré sur les toiles de neige étalée (point par point sur la surface lisse où j’ai glissé devant toi), cherchant parmi ces particules invisibles si finement adossées entre elles, tempête après tempête, les méandres d’un graphe humain. De sa main. Il aurait tenté de savoir si reviendraient les ligneSommet du Mont-Blancs tracer des courbes humaines, de plus loin que ces plis de glace (où je suis occupant, engloutie, le triangle légèrement à gauche de l’image) groupés en amas compactés ; si cet encombrement gelé dévoilant le noir de sa roche n’avait pas coulé dans le bain abimé de l’image, voilant tout jamais l’issue de son acharnement ; si la pente qu’on devine, avant d’y arriver, mais il serait trop tard, ne s’élançait pas vers ce ciel habité, qu’on ne sait plus de neige ou d’azur, où elle aurait disparu.
Il aurait cherché tout cela du regard, dans le souvenir d’avoir été là, avant de revenir mais il serait trop tard, paralysé au seuil du col inconnaissable où il vacillait,  à fixer ce passage abrupt de la surface au pli, de la peau tachetée aux vertèbres brisées ; à caresser ce rocher parsemé de touches légères de poudre blanche, le voir quasiment exploser dans une fulgurante orbe de poussière noire, qu’avant de revenir, mais il se serait trop tard, il aurait ramené par ce photogramme étoilant le ciel de constellations d’argent pulvérisé.
Il aurait alors senti dans le surplomb de ce regard, nostalgique déjà, qu’elle l’appelait de partout sur ce sommet où il l’avait laissé, avant de revenir, mais il serait trop tard…

Monts #3

Nulle part, je ne vois de métal ici. Je ne vois qu’un affrontement formulé sous les couleurs les plus brutes et les plus franches, formulé comme l’on dirait d’une formule de chimie, l’équation nécessaire pour produire tel résultat, tel corps composite mais stable, nécessairement composite et justement pour cela, stable : un corps pris, surpris, front rapproché jusqu’à l’obscénité ridicule, où on ne reconnaît plus ce que l’on voit, où le désir se perd faute de pouvoir rebondir, aller et venir entre les formes fascinantes et fascinées qui sont son seul domaine, couture dentelée, ajustant (venant du bas) fumeroles de gaz noir s’élevant brusquement solidifiées, roc immobilisé dans sa course entêté vers le sommet (en plein centre), et (venant du haut) poignards torsadés (ironie de cette image de lame qui monte comme un mirage réel dans une partie du territoire humain, événement géologique que la science naissante, née, déjà à cette époque, rétablira sous la vérité d’autres regards, époque géologique, pliocène, pléiVue du glacierstocène, époque différente de celle dont l’existence de ce point de vue fait foi : comment avoir cette homogénéité dans l’instant répété sinon sur un photogramme ? Il s’agit bien de photographie ici, nous savons donc quand nous sommes, même si ce temps s’étale dans une durée indéfinie, ici. Ce n’est pas le quand de l’instant, c’est le quand de la durée, le quand du tu t’en vas pour longtemps ? du temps qui s’étire. Qui s’étire tellement qu’il devient soudain capable de créer de l’irréversible : le glacier qui s’écoule sur la roche, se moulant dans les plis de sa surface, créant l’ironie du poignard qui fend les chairs à son image, qui y introduit sa forme, son espace à lui, espace meurtrier le plus souvent s’il tombe à l’endroit (nécropole soudain fondée et ouvert dans le corps humain), à l’endroit de la pompe infatigable, du cœur qui se rompt, en arrêtant de battre, réparti en durées étales sans plus aucun battement, alors que le glacier rongeant tout de même la roche sans ici la briser, menace de se rompre aussi dans l’écoulement. Sa matière blanchie par la lumière, accentuée par celle capable d’impressionner le photogramme, lumière écrivant, lumière signe (je sais que nous sommes, à l’âge de la photographie, non pas en raison du contraste noir et blanc, non pas en raison de la précision reportée du paysage − les dessins et les peintures rivalisent sans souci avec la photographie sur ce point − mais du fait du temps de transport de l’image arrêtée de la prise de vue vers une autre surface : la vitesse de la photographie différant du temps de report de l’image pour le peintre, toujours aveugle quelques instants entre le paysage et la toile, l’œil vague, flottant quelque part, voyageur incertain de la vue sur le lointain vers celle vue de près sur la toile, l’œil du peintre essayant de percer la toile pour y crever sans rupture le lointain qui est là, qui l’emplit, qui lui donne sa place lui peignant dans ce paysage, paysage redoublé dans l’image de paysage en train de se peindre. Le paysage pris sur le motif peint la proximité d’où le paysage, qui est le lointain, se regarde. La photographie voit d’un seul regard, regard ajusté à l’image dans la transparence et le renversement calculé de filtres emboîtés : pas de va-et-vient entre les deux images, ou si peu, seulement pour commander l’image de se former, comme aux mariages, images stupides mais nécessaires, il faut le croire. Le glacier sans se rompre ménage dans sa coulée des événements innombrables de roche noire qui affleurent à sa surface, la grêlant de stries, de rides, de hachures grisâtres tout du long. Comme s’il s’effaçait, s’affaissait dans la pierre à mesure qu’il la rongeait, comme s’il révélait à nouveau cette pierre qu’il avait recouvert, la même et différente, pourtant, altéré des marques typiques de la morsure des glaciers.
Nulle part, je ne vois de métal ici, on y grave à l’eau gelée.

Monts #4

Le fleuve gelant du temps, crevasse soudain ouverte, plongée radicale dans la terre : événement. Le temps libre de s’écouler dans son lit déjà fait, depuis longtemps, temps en aval, ne ménage pas la possibilité de deux instants identiques, le temps y va trop vite, tempo accéléré, pas de retour, pas d’élasticité, temps déjà ébroué, découpé, déversée dans une mer inUn précipice dans le glacier de Bossonsfinie de gouttelettes instants : chacune, point de réflexion éphémère, un jour de grand vent, d’un troupeau transhumant de buffles africains, battant le lit presque vide de ce qui est moins qu’un fleuve et pourtant chaque goutte d’eau soulevée par leurs pas de tonnerre, jetant une lumière nouvelle, sur les plis veloutés de leur robe noire, ombrée sur les flancs des côtes saillantes du corps de l’animal, troupe de squelettes ambulants parcourant la savane par grand vent qui les précède et les appelle, gouttelettes jaillissant du lit de la rivière qui avant de retomber, prennent une image, les dernières avant d’être détruites, de troupes animales, de sociétés en mouvement partant vers les chances amoindries de leur survie, de leur durée, laissant quelques uns d’entre eux, dans les eaux peu profondes de ce qui n’est pas un fleuve, à peine une rivière, seulement le lit où dorment aux aguets deux ou trois mâchoires de crocodiles, prélevant leur part de subsistance sur les troupeaux de buffles dévalant le glacier, sautant au-dessus du précipice des Bossons, résonnant encore du tumulte de leur passage assourdissant, renfermant au fond de sa gueule les cadavres gelés des bovidés malheureux, imprudents ou bousculés, qui ont rejoint les hommes abandonnés dans la crevasse, après avoir oubliés de s’encorder, compagnons provisoires d’une scène archaïque reconstituée, art premier bientôt dispersé dans les mâchoires refermées du glacier en mouvement des Bossons.
Le temps en amont avale souvenir après souvenir qu’il recrache concassés ou percés, sortant d’une bouche que le photogramme ne pourrait voir, pris de nausée.

Note :

Les images : Monts #1, Monts #2, Monts #3 et Monts #4, présentées ici sont issues de la banque de données : gallica.bnf.fr/Bibliothèque nationale de France. Toutes quatre sont des vues du massif du Mont-Blanc et du glacier des Bossons.


mis en ligne le 14 novembre 2011

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