Le mystère du football

par Florent Jobard

Père de famille qui aimes jouer avec ton fils au square de ton quartier ; supporter maquillé aux couleurs de ton équipe ; hurleur exalté du 2 juillet 2000 devant ton petit écran ; à toi aussi qui soupires comme le gardien italien et qui t’interroges sur celui-là qui partage ta vie ; à vous tous amateurs du ballon rond, ainsi qu’à vous autres, détracteurs ignorants, je vais dire la vérité du football.

I - La doxa

A la question : « Pourquoi le football est-il si populaire ? », voici pêle-mêle les réponses recueillies auprès de gens appréciant le football à des degrés très divers : « Tout le monde peut y jouer », « Il suffit d’une boîte de conserve et de quatre blousons pour faire les buts », « On y a tous joué enfant », « C’est un sport sans contrainte particulière », « L’inscription en club n’est pas chère du tout », « On n’a pas besoin de matériel », « On peut y jouer n’importe où », « Qu’on soit nombreux ou pas n’a pas d’importance, on peut même y jouer seul en jonglant », « C’est dans notre culture de jouer au football », « Ses règles sont simples », « Ses règles sont peu nombreuses », etc.

Sans pour autant réfuter en bloc les arguments de mes interviewés, je pense néanmoins qu’ils font preuve d’une erreur d’appréciation qui tend à confondre accessibilité et popularité. A première vue pourtant, les arguments se tiennent. En effet, sans pelouse, pas de plaquage, et sans plaquage, pas de rugby ; sans raquette, sans filet, pas de tennis ; sans panier, comme son nom l’indique, pas de basket ; sans demi-cercle tracé au sol devant la cage du gardien, pas de handball, etc. Toutefois, l’implication accessibilité-popularité n’est ni suffisante, ni nécessaire. Non suffisante, car si tel était le cas, le football, sport accessible par excellence, serait apprécié d’une manière à peu près égale en tout point du globe. Or nous savons qu’il n’en est rien, pour preuve les Etats-Unis, pays pourtant organisateur d’une récente Coupe du Monde. Mais elle n’est pas non plus nécessaire. Dans ce même pays, les deux sports les plus populaires en terme d’audience que sont le base-ball et le football américain, sont d’un accès pour le moins difficile, à tous points de vue : praticabilité, règles du jeu.

La question reste ouverte. D’ailleurs, mes interviewés, à qui j’avance que le football n’y est pas populaire, rétorquent, comme si l’argument de la simplicité était soudainement reconnu obsolète, que « Les Américains avaient déjà d’autres sports », que « Ce n’est pas dans leur culture », que « Ce n’est pas leur Histoire ». Soit. Mais alors, quelle est-elle cette culture, cette Histoire, apparemment si singulière, qui fait barrage à l’implantation du football ? Avant de nous lancer dans cette vertigineuse entreprise, revenons à notre question initiale : si l’accessibilité d’un sport ne suffit pas à le rendre populaire, et n’en est pas non plus une condition nécessaire, quelles sont les causes du succès du football sur une bonne partie du globe ? Qu’a-t-il donc ce sport que les autres n’ont pas ?

II - Foot-ball

Commençons par nous pencher sur un événement douloureux mais lourd de sens de son Histoire récente. Lors de la finale de la Coupe du Monde 2006, Zidane envoie un coup de tête dans la poitrine d’un Italien. Pourquoi ? Parce qu’il n’a pas supporté les incessantes provocations de son adversaire ? Oui. On dit l’homme sanguin. Parce que c’est un sport de petites frappes ? Probablement. Témoin le comportement de l’équipe de France lors de la dernière Coupe du Monde. Mais ce n’est pas tout. S’il a commis l’irréparable, c’est aussi parce qu’il était frustré. Frustré de développer un si beau jeu sans parvenir à mener au score, car n’en déplaise aux Italiens, et je le dis sans parti pris, les Bleus méritaient de gagner. Tout sportif de haut niveau pourrait-il être l’auteur d’un tel geste ? Eh bien non. Pourquoi ? Parce que le football a ceci de tout à fait singulier, que la victoire ne sourit pas toujours au meilleur.

Le 7 juillet 2008, Federer perdait en finale de Wimbledon après un match particulièrement disputé. Coup de boule à son adversaire ? Non, Roger laissa couler quelques larmes et toute la presse helvétique avec lui. Cette dernière cria-t-elle au scandale, que la victoire était volée ? Non, elle exprima des regrets, tout au plus. Nadal avait mérité la victoire et deviendrait sans conteste numéro 1 mondial.
Le 31 octobre 1999, l’équipe de France de rugby affrontait les Néo-zélandais de Lomu, largement favoris. Je me souviens qu’à la mi-temps, considérant le jeu développé par les Bleus, je m’étais fait la réflexion que la victoire était possible, et même probable. Comme chacun sait, il en fut ainsi. L’événement fut d’abord célébré comme un exploit. Bien vite, pourtant, la surprise céda le pas à l’analyse : le style français, ce n’était pas nouveau, avait gêné celui des All Blacks. Bref, la victoire des Bleus, aussi remarquable fut-elle, n’était pas illogique.

Idem pour celle de Noah contre Lendl en 1983. Il ne serait venu à l’esprit de personne de crier au hold-up. Elle était méritée, et le résultat sans appel. D’ailleurs, quelques jours plus tard, le Français réitérait l’exploit en battant Wilander en finale.

Rien de tout cela en football.

Si chaque année, un petit Poucet de troisième division réalise un coup d’éclat en Coupe de France ; si chaque week-end, dans tous les championnats d’Europe, les clubs les plus prestigieux se font battre, malgré une domination patente – pour les uns, une dizaine de corners, huit tirs cadrés, détournés par un pied, un genou, une épaule, l’extrême bout du gant du gardien, et la barre transversale qui s’y met, et à peine deux minutes plus tard un poteau rentrant pour les autres, leur seule action de toute la partie –, c’est qu’un match de football, et Zidane ne le savait que trop, ne tient qu’à un fil et peut basculer pour un rien. Qui pourrait oublier cette frappe tragique de Kostadinov dans les toutes dernières secondes du match, qui priva les Bleus de la Coupe du Monde 94 aux Etats-Unis ?

Si au tennis, comme au rugby, la victoire est lente et laborieuse, et ponctue l’accumulation d’un certain nombre de points marqués, le football, lui, est ingrat, injuste, et les renversements soudains, comme en témoigne cette expression maintes et maintes fois entendue de la bouche de ses commentateurs, mais nulle part ailleurs dans le monde du sport : « Marquer contre le cours du jeu ». Il suffit d’une passe mal ajustée d’un arrière à son gardien, d’une maladresse de ce dernier, d’un tir détourné par un tibia imbécile, et c’en est fait ! Ce que traduit très justement cette maxime paternelle : « Nul n’est à l’abri de prendre un but à la con. »

Quel est alors ce « rien » qui peut modifier du tout au tout la physionomie d’un match, long de quatre-vingt-dix minutes ? Viennent immédiatement à l’esprit les décisions malheureuses de l’arbitre. Combien de penalties, de contrôles de la main non sifflés ? Combien de cartons illégitimes, de buts injustement refusés ? Et toutes ces fautes imaginaires, simulées dans la surface ou ailleurs… Non, décidément, il n’est pas de métier plus difficile que le sien. Même le ralenti ne permet pas toujours de trancher. Et je n’ai pas encore parlé de la règle du hors-jeu. Aux dires d’un interviewé, son acolyte de hand-ball ne serait pas en reste, dont le métier fut qualifié d’« impossible ». Justement, la comparaison est intéressante, car entraînent-elles, ses fautes d’arbitrage, de telles tragédies ? Non. Alors pourquoi est-ce le cas en football ? La raison en est simple : la rareté des buts, qui donne à chacun d’eux une importance capitale. La règle du but en or dit assez cette rareté, et son appellation de « mort subite » l'intensité dramatique de ce sport.

À quoi cette rareté est-elle due ? Au football, il est un fait trivial que pour gagner un match, il faut marquer un but, et que pour marquer un but, il faut un joueur qui shoote. Or, avec quelle partie du corps shoote-t-il, ce joueur ? Avec son pied. Cela semble idiot de le dire, mais à ce point de la démonstration, ce rappel devenait nécessaire. La raquette de tennis est, dit-on, le prolongement de la main, cette main qui mit l’Homme au pinacle de la Création. Le pied, lui, n’est le prolongement de rien, si ce n’est de la jambe, dont on ne sait généralement se servir que pour marcher ou se tenir debout. De surcroît, il est aussi bombé que le tamis d’une raquette est plan. En un mot, mettre la balle au fond d’une cage, large pourtant de plus de sept mètres, est pour le moins difficile. Combien de ballons frappés par cette partie du corps parfaitement impropre à cette tâche, finissent à dix mètres au-dessus ou à côté de la cage. Combien de joueurs, même réputés, « dévissent », envoyant le ballon directement sur le juge de touche, pourtant situé à l’extrémité de la ligne de but ? Et combien, non moins réputés, seuls à cinq petits mètres de la cage vide, ne parviennent à le glisser, ce foutu ballon, au fond des filets ? Pas plus tard qu’hier, un zapping découvrait une scène ahurissante : un arrière passe la balle à son gardien ; on ne sait par quelle maladresse, la balle lui file entre les jambes ; un attaquant adverse se faufile derrière lui et la lui chipe ; il se retrouve absolument seul à moins de trois mètres de la cage ; la balle étant sur son mauvais pied, il décide de la pousser de l’extérieur de son autre pied ; la balle prend alors une direction impromptue et rebondit piteusement sur le montant gauche, avant d’être dégagée en touche par un défenseur. Un gamin de six ans l’aurait mise au fond. On me dira que cette difficulté est le propre de tout sport de haute technicité, que la réussite d’un joueur frappant la balle avec un club de golf ou une batte de base-ball est tout aussi aléatoire. Certes, mais les conséquences ne sont pas aussi dramatiques : pour les uns, dix-huit trous, plusieurs essais ; pour les autres, bien souvent, à peine deux ou trois occasions. A-t-on déjà vu un match d’un autre sport se solder par un zéro-zéro ?

La singularité du football tiendrait donc en un seul mot : l’incertitude. Celle de la victoire ; celle des décisions arbitrales ; celle, enfin, sans laquelle ces premières n’atteindraient pas un tel degré d’intensité, du geste. Foot-ball, tout simplement.

III- Fortuna

Nous aurions donc d’un côté l’extrême popularité du football, et de l’autre le concept d’incertitude, manifestement spécifique de ce sport. Quel rapport entre les deux ?

Il est tout d’abord évident que sans incertitude, il ne peut y avoir de plaisir véritable. Enchaîner des passes au pied ou jongler en procurent, tandis qu’on n’a jamais vu personne se lancer à lui-même une balle de la main. Et le plaisir d’un tel jeu à deux reste assez limité. Tout simplement parce que lancer une balle est trivial et que la réceptionner sans la faire tomber ne l’est guère beaucoup moins.

Il est clair également que c’est cette incertitude qui est à l’origine de la tension extrême du spectateur, qui le fait exulter ou s’effondrer au moindre but ; que c’est elle, encore, qui alimente les sempiternels débats au lendemain d’un match : « Y avait pas faute », « La faute était en dehors de la surface », « On dominait », « On méritait de gagner », etc.

L’irrationnel fascine. Oui, l’Homme s’enthousiasme pour les jeux de hasard, comme en témoigne l’offre croissante de la Française des jeux. Il aime le frisson des hippodromes, l’émotion que suscite une partie de poker, guère comparable à celle procurée par une partie de bridge, plus intériorisée, plus cérébrale à l’image de ce jeu. Si le joueur de poker ou de PMU peut perdre son âme, ce n’est pas en raison de son appartenance à tel ou tel groupe social, qui différerait radicalement de celui du joueur de bridge, c’est parce que ces jeux ne laissent pas du tout la même place à l’inconnu. « Coup de poker », a-t-on dit de la décision de Roger Lemaire de faire entrer Wiltord puis Trézéguet à quelques minutes de la fin du France-Italie 2000. Et c’est la même différence d’excitation entre un enfant jouant à la Bataille et un autre jouant aux Dames, car ce dernier sait que la victoire dépend exclusivement de lui, de sa capacité à se concentrer. Pas de hasard. Pas d’éclat.

Un but, et c’est toujours le même étonnement qui se lit dans les yeux du joueur. Un de ces étonnements philosophiques face aux mystères de la vie, qui sont à l’origine de tout sentiment religieux. Comme s’il se demandait : pourquoi maintenant ? Pourquoi ce shoot-ci ? Pourquoi moi ? Aucun joueur, aussi jeune soit-il, ne s’y trompe : un but est un miracle. Du moins est-il vécu comme tel. Regardons pour s’en convaincre l’expression d’un rugbyman ou d’un joueur de tennis lorsqu’il marque un essai ou un point. Le premier se relève, mâchoires à peine desserrées, vaguement félicité par quelques-uns de ses coéquipiers, comme si l’essai n’était rien d’autre que la conclusion d’un travail : « Good job ! » Quant au joueur de tennis, quand la beauté du point le justifie, il serre le poing, accompagnant le geste d’un cri rageur mais toujours contenu, déjà tourné vers la remise en jeu. Un point parmi d’autres… Que fait le footballeur qui marque ? Il exulte en regardant le ciel. L’étymologie d’« occasion », terme à ma connaissance spécifique de ce sport, est à ce propos significative. Ce mot, tout comme « accident », vient de « cadere » qui signifie « tomber », comme s’il recouvrait cette part de chance que tout joueur a de se retrouver près du but, balle au pied. L’occasion tombée du ciel, cadeau des dieux. Témoin de ce substrat religieux, ce commentaire maintes fois entendu du si justement populaire Thierry Roland à la vue de son équipe qui domine l’adversaire, mais qui ne parvient pas à marquer : « Ah, quand ça veut pas rentrer, ça veut pas, y a rien à faire ! » A qui, sinon aux dieux, Monsieur Foot adresserait-il ses reproches et son amertume ?

« Inch’Allah », disent les musulmans face à l’incertitude. Dans un monde régi par les divinités, l’irrationnel trouve toujours une explication : derrière ce qui apparaît comme tel se cache le dessein de l’une d’elles. D’ailleurs, ce n’est sans doute pas uniquement pour des raisons d’ordre public que les jeux de dés furent interdits par le passé. Car que fait un joueur lorsqu’il les lance en soufflant dessus, si ce n’est s’en remettre à Dieu ? Qu’exprime le footballeur lorsqu’il se signe avant d’entrer sur le terrain, si ce n’est le désir de s’attirer les faveurs du ciel ? Chacun retrouve dans le match de football ce que les philosophes désenchantés des Lumières ont éloigné des cœurs : le charme du surnaturel, qui fait d’un match autre chose que l’affrontement de joueurs surentraînés ; un peu de cette chance qui portait autrefois le nom d’une déesse : Fortuna. C’est dans ces tout petits riens imprévisibles, dans tous ces coups du sort que réside la passion du football.

Selon certains auteurs, ces impondérables qui donnent la victoire à l’équipe la moins prestigieuse, offrent aux petits, le temps du match, le spectacle du renversement des hiérarchies, l’image de la revanche sociale, de la révolution. Soit, mais alors à toute petite dose, car tous rêvons des plus belles affiches : un Brésil-Argentine en Coupe du Monde, un Lyon-Marseille en Coupe de France. Non, derrière l’« animal politique » d’Aristote se cache un animal religieux. Or jamais la présence des dieux n’est aussi palpable que sur un terrain de foot. Pour preuve, les remerciements à Jésus de Chang, après sa victoire face à Edberg en finale de Roland-Garros, firent un tollé. Même l’anglophone aguerri qu’est Nelson Montfort, peu préparé à un tel discours, traduisit de travers, le fils de Dieu devenant dans mon souvenir un profane José.

Grâce à l’avènement des nouvelles technologies, l’Homme tente de restreindre la place du hasard dans le sport. Le tennis vit l’introduction de nombreux radars, limitant quasiment le rôle de l’arbitre au simple décompte des points. Le rugby connut l’introduction de la vidéo, sans remous… A l’inverse, curieusement, combien de débats portant sur celle-ci secouent de manière récurrente depuis maintenant plus de vingt ans les instances du football. Sur quoi ont-ils concrètement débouché ? Sur rien. Michel Platini, au sujet duquel il est intéressant de noter qu’en tant que joueur il y était favorable, avance l’argument avec d’autres dirigeants du football que la vidéo ralentirait le jeu. Chacun peut l’entendre. Toutefois, comme Jean-Michel Larqué le fit dernièrement remarquer, les discussions, voire les échauffourées, dues à des erreurs d’arbitrage n’ont rien à envier à la vidéo en terme de perte de temps. Alors pourquoi ce statu quo ? Parce que ces conservateurs de la FIFA sont parfaitement conscients des ressorts dramatiques de ce sport qui perdrait beaucoup de son âme à devenir plus rationnel, plus juste. « L’erreur fait partie du jeu », ai-je souvent entendu. Jean-François Pradeau, dans son livre Dans les tribunes, éloge du supporter, a parfaitement raison lorsqu’il affirme qu’un arbitre n’est pas un juge comme les autres : il ne rend de comptes à personne, aucun recours n’est possible, ses décisions sont souveraines, absolues. Mais je vais plus loin : non seulement, ses coups de sifflets, tels les voies de Dieu, sont impénétrables, mais ils doivent le rester. Lors de la demi-finale de la Coupe du Monde 1998 opposant la France à la Croatie, Bilic simule avoir pris un coup au visage. Résultat : Laurent Blanc est exclu du terrain par carton rouge. Rien n’empêchait les instances du football de réintégrer ce joueur au match suivant. Mais non. Le but non avoué était de préserver la dramaturgie de ce sport, cette petite voix intérieure que tous les rationalismes ne pourront jamais taire et qui murmure : « Les dieux sont contre nous. »

IV - Le football et les États-Unis

Comme je l’ai rappelé en début d’article, la plupart des gens avancent des arguments socio-économiques pour expliquer la popularité du football. Or nous avons vu qu’elle résiderait plutôt dans ce concept d’incertitude, que je n’ai eu de cesse de développer. Toutefois, je ne peux par honnêteté intellectuelle passer outre le contre-exemple américain. Aussi, je repose la question : comment se fait-il que ce pays soit hermétique aux charmes du football ? Si le concept d’incertitude est bien l’explication ultime de son succès dans d’autres ères géographiques, il devrait l’être de son insuccès dans celle-ci. Or je pense que c’est le cas…

L’incertitude est au cœur de toute religion. Le christianisme n’échappe pas à la règle. Serai-je admis au Paradis ? A cette interrogation et aux angoisses qu’elle fait naître, les catholiques et les puritains du temps de la Réforme répondaient de manières fort différentes. Pour les uns, le salut s’obtient par les œuvres, faites de charité, de pardon, d’amour, d’observance des rites et des dogmes, etc. Libre, chacun « choisit » ou non de plaire à Dieu. Le salut est récompense, rétribution. Pour les autres en revanche, il est don, grâce de Dieu, gratuité. Car le Dieu du puritain, avant même de créer l’Homme et le Monde, a choisi qui serait sauvé, qui serait damné. Dans l’impossibilité d’infléchir la décision divine, il voit dans l’austérité de son mode de vie et sa réussite professionnelle le signe de son appartenance au premier groupe. D’où l’extrême rigueur à ne pas faillir, car toute faiblesse, même passagère, jetterait le doute sur la prétendue élection. Election qui s’étendait à la communauté toute entière, puisque les Etats-Unis apparaissaient à leurs fondateurs comme une nouvelle Jérusalem. Cette divergence concernant les doctrines du salut trahit une opposition plus profonde encore entre les deux confessions : celle du rapport de Dieu au Monde. Avec le judaïsme, la Nature, jadis adorée pour elle-même, fut en quelque sorte coupée de Dieu, et le Monde, désormais distinct de son auteur, offert aux hommes. A cette dévalorisation de la Nature s’est substituée la valorisation de l’Histoire dont chaque événement est un effet de la volonté de Dieu. Yahvé, dieu abstrait, moral, exigeant, dieu de la Loi, des dix commandements, attend de son peuple une transformation intérieure de chacun de ses hommes. A l’inverse des puritains, les catholiques ne perdront jamais le contact avec les éléments cosmiques et les innombrables divinités qui leur sont associées ; monothéistes contrariés, ils ne cesseront de peupler le Ciel de tout un tas de divinités secondaires : anges-gardiens, bonnes fées, saints, Vierge Marie, etc.

Après ces rappels succincts, il m’est désormais possible, comme on dit, de boucler la boucle.

Comment en effet, au vu de ce qui précède, le travail, la raison, la responsabilité, la justice, le droit, la sécurité, etc., tous ces concepts qui participent de la maîtrise du Monde et sur lesquels ont été fondés les Etats-Unis, pourraient-ils se concilier avec l’aléatoire, qui ne cesse de s’infiltrer à tous les niveaux d’un match de football ?

Comment les Américains, plaçant au cœur de leurs croyances la transcendance de leur Dieu, pourraient-ils supporter l’exubérance de tous ces joueurs faisant trois fois le signe de croix avant leur entrée sur la pelouse, comme s’ils cherchaient par quelque geste magique à influer sur lui ? ou pire encore justifier le geste de Maradona par « la main de Dieu » ? Le Dieu puritain, interdit de stade et laissé au vestiaire.

Comment pourraient-ils supporter tous ces bras latins qui se lèvent après chaque but en direction du ciel, comme ceux du prêtre lors de la consécration de l’hostie ?

Comment pourraient-ils, après avoir introduit l’arbitrage par assistance vidéo depuis des années dans leur championnat de football américain, accepter l’absolutisme des décisions arbitrales, eux dont la séparation du reste des chrétiens s’est précisément fondée sur le rejet de l’Eglise et du Pape, de toute autorité quelle qu’elle soit ? Rappelons qu’ils établirent un régime démocratique bien avant les Français de la Révolution qui même après s’en être débarrassé réintroduisirent la monarchie quelques décennies plus tard. Rappelons aussi leur méfiance à l’égard de la concentration des pouvoirs.

Comment pourraient-ils accepter toutes les tricheries de nos joueurs qu’un simple Notre-Père suffit à absoudre, eux dont chaque minute sur Terre fut scrutée par leur aïeux avec une vigilance exacerbée ? Une vidéo hallucinante récemment diffusée sur internet montre un défenseur, lors d’une remise en touche, prenant la main de son adversaire direct et se la coller en pleine figure afin d’obtenir un coup franc. « Sport où la triche est la règle », ai-je lu dans un article d’un journaliste américain. Les joueurs de football auraient ainsi conservé cette pratique du « pas vu, pas pris », si criante dans l’Iliade, où l’on voit Ulysse aidé d’un compagnon assassiner froidement et sans aucune espèce de scrupules ses ennemis qui dormaient. Modèle à suivre, semble-t-il, puisque Zeus lui-même, dieu de la justice et roi des hommes et dieux, ne cesse de se camoufler ou de changer de forme afin de pouvoir tromper sa femme Héra en toute impunité.

Comment, efficaces et pragmatiques, ces insatiables conquérants pourraient-ils ne s’en remettre qu’à leurs pieds ?

Comment pourraient-ils décider du sort d’un match par des tirs au but, autrement dit par la toute-puissance du hasard, eux qui l’ont relégué dans les machines à sous ?

Comment pourraient-ils appliquer ce « Do it » qui n’est ni plus ni moins qu’un appel à la confiance en soi et l’esprit d’entreprise, en un mot : à la prise en main de son propre destin, sur un terrain de football où règnent en maître l’incertitude et son corollaire : l’échec ?

Conclusion

Sur la Terre promise des colons puritains, des self-made-men et des stades de base-ball ou de football américain, sports de conquête territoriale.

Sous le ciel enchanté des catholiques superstitieux, le football et son dieu païen de la chance.


mis en ligne le 14 novembre 2011

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