Le paysage philosophe

par Claude Bureau

à Claude Raimbourg

En Savoie, dans la descente du col du Grand Cucheron, après avoir traversé Saint-Alban et Saint-Georges, au milieu de la forêt qui précède l'arrivée à Aiguebelle, au bord de la route qui le contourne, il est un énorme rocher moussu, roulé là par les derniers soubresauts de la chaîne des Hurtières. Sur ce socle hiératique, parmi les quelques sapins tordus qui le colonisent, un pieux savoyard a dressé un sylvestre oratoire et gravé dans le granit cette devise vengeresse : "Nietzsche est mort, signé Dieu", comme si l'anéantissement du philosophe eût effacé le blasphème de la mémoire des hommes ! Sur les premiers contreforts de l'arène modelée par l'Arc, en sanctifiant ce rocher, comme abandonné ici par quelque distrait Sisyphe, ce rude apostolat pose involontairement au passant, qui le lit et s'interroge, l'essentielle question : quelle est la part de Dieu, quelle est la part des hommes ? La réponse est toujours là, toute proche, lovée plus en amont dans un coude de la rivière, pour qui sait regarder et déchiffrer un paysage.

Montgellafray s'accroche sur l'adret de la vallée du Bugeon qui, jusqu'à l'Arc, dégringole du col de la Madeleine. Ce hameau est précédé, telle une avant-garde, d'une minuscule chapelle au clocheton galbé de tavaillons en mélèze. Ses murs se dressent en promontoire sur les pâtures pentues qui cernent Notre-Dame du Cruet. On y vient encore d'alentour en procession votive à chaque fête annuelle.

A ses pieds, La Chambre et Saint-Étienne de Cuines s'étalent en panorama cartographique. L'été, dans le calme d'une fin d'après-midi avant que le soleil ne disparaisse derrière les plus hauts sommets, les illustrations tendrement naïves des livres de nos enfances sont à portée des yeux. En réduction, presque à être touchées s'offrent les miniatures de nos rêves buissonniers : le damier des champs et des prés avec les couleurs d'assolement de cultures économes; la route nationale qui file au fond, dans les brumes de chaleur, vers l'Italie avec la ligne de chemin de fer qui la suit et qui se marient et se démarient aux caprices des virages; la gare, son horloge, son dépôt et l'éternel wagon oublié là devant son butoir sans savoir pourquoi; les ateliers qui bruissent légèrement et tintent leurs enclumes; la mairie, l'école et l'église avec leurs alignements d'arbres taillés ronds ou carrés; le ruban argenté de l'Arc qui peinarde dans son lit sous le pont; les maisons avec tous les rouges possibles des géraniums qui croulent des balcons et devant chacune d'elles, étroit et enclos, le potager fleuri qui s'enivre de lumière; puis, plus loin, au delà de Cuines, les premiers lacets de la route qui grimpe au travers des sapinières sombres vers les déserts minéraux du col du Glandon.

Il aurait fallu que tous les maîtres et les maîtresses d'école y amenassent les élèves de la République pour qu'à paysage ouvert ils leur fissent ici leçon de géographie. Sur le retour, à Montgellafray, sous les ormes de la place devant le four communal et son auvent propre et hospitalier, elle aurait été ensuite utilement suivie d'une leçon de civisme sur la part des libres désirs et sur la part des solidarités nécessaires à la vie. En ces lieux, où le paysage expose encore si bien l'harmonie existante entre nature et culture, se découvre sa fragilité - malgré les efforts opiniâtres accumulés année après année, génération après génération - devant la colère soudaine des éléments ou la folie des hommes, eussent-ils, les un et les autres, été créés par Dieu.

Pourtant à proximité, plus en aval, coincées par un étrécissement des rives, rugissent les forges provinciales d'Épierre sous leurs vapeurs carbonées, fluorées, délétères. Pourtant plus loin, beaucoup plus loin, rivières et marais, prés et labours, châtaigneraies et boqueteaux, la butte arasée ou la cuvette comblée ont disparu sous la mégalopole. Certes, le rocher et son oratoire dans leur écrin agreste sont pittoresques, le confluent de Saint-Étienne de Cuines l'est aussi plus ingénument mais les capricieuses extravagances de nos métropoles le sont-elles encore ? Alors que leurs tentaculaires excroissances érodent à leur tour les plaines, les lacs, les plages et les collines; alors que leur dévorante vitesse peut aboutir à réconcilier, au delà de ce rocher, le philosophe et le vicaire savoyard en une définitive et désespérée épitaphe : "L'homme est mort, signé l'homme".


mis en ligne le 14 novembre 2011 

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