Le pied alpin

par Patrick Longueville


Je m’interroge encore aujourd’hui ! Comment ai-je pu me perdre au mont Pourri ? Certes, c’est toujours mieux que pourrir au mont Perdu, mais quand même ! Est-ce mon statut de pire aîné qui m’expédia dans les Alpes ?

Bloqué dans la paroi, le visage balayé par la neige, le nez craquelé par le froid, le tambour de la peur martèle mon cœur. Chef d’orchestre d’un corps malmené, je cherche à reprendre son contrôle. Je me concentre afin que les battements de mon cœur diminuent. Qu’ils retrouvent le rythme de la raison et ne cèdent plus à la panique. Faire le vide dans ma tête. Évacuer mes peurs. Mes bras tremblent. Seuls mes pieds ne se dérobent pas. La peur à la verticale me semble maintenant bien plus inconfortable que la peur à l’horizontale. À l’horizontale, la vie, à la verticale, la contre vie. La corde me serre. Oublie-la ! Détendre et alléger mon corps afin que mes muscles ne se tétanisent pas. Pour ce faire, bien arrimé à ma solitude, doucement, je me désolidarise de la paroi. La fusion pierre chair s’estompe. Je n’aspire qu’à une chose : trouver un endroit où toute la surface de mes semelles puisse reposer. Heureux terriens. Un plancher. Si la chance me sourit, illusoire espoir, j’aspirerais également à y poser mes mains. Bref, le plancher des vaches me manque. Je pourrais, sans fatigue, y séjourner juste le temps d’évaluer objectivement ma situation. Que puis-je contre une loi aussi dure que la loi de la gravité ? Rien ! Que m’écraser. Alors, il faut monter pour remonter la pesanteur. En montagne, on ne rebondit pas. Au mieux dans ma configuration, on pendule pour sortir, au pire, la…

En dépit de la peur toujours présente en moi, lentement, je tripote ma quincaillerie restante. Puis, je me déporte vers la gauche. Pied à pied, j’explore la paroi. Le danger ne doit pas inhiber mes gestes. Mes gestes ne doivent pas sous-estimer le danger. Ténu, le fil invisible de la vie me relie toujours à la pierre. Il guide mes pieds sur les becquets et mes mains sur les gratons. Encore deux heures avant que la nuit tombe. Aucune prise ne saille du rocher. Malgré le froid, je transpire. Les perles de sueur s’échouent dans mes yeux. Elles me brulent, elles sentent le sel, comme si cette eau venait de la mer. Plaqué à la paroi, je continue ma progression latérale. L’extrémité de mes chaussures repose sur un centimètre de granit. Je ne sais plus sur quel pied danser pour les alléger de leur fatigue. Je ne monte, ni ne descends. Comme un funambule, mes pieds se déplacent sur un fil de pierre. Mes bras impuissants ne peuvent enlacer la montagne, mes paumes adhèrent à la paroi. Comme des notes reposant sur une partition, mes pointes de pieds, délicatement malgré le poids des chaussures, poursuivent leur déplacement sur une portée sans clé. Mes orteils ne font pas du porte-à-porte mais du becquet-à-becquet. De la paroi verrouillée, je n’arrive pas à m’extraire. Je m’éloigne du sol. Du la je monte au si puis redescends au la. Si la seule paroi qui se trouve en face de moi, ne s’ouvre pas… Il faut que j’en sorte. Surtout, ne pas lâcher pied.

Ma main gauche rencontre une très fine anfractuosité. Je me déplace afin que ma main droite se retrouve à son contact. Lentement, je sors mon marteau et un piton. Bien qu’inconfortable, ma position demeure plus enviable que celle d’un funambule plantant un clou dans l’air. Des premiers coups de marteau émanent des sons cristallins. Je les entends. Je ne pense plus. Les coups se font plus lourds, le piton s’enfonce. Je transpire. Il fait froid. Maintenant, le son sourd du piton me rassure sur son ancrage. Mécaniquement, j’insère mon mousqueton dans sa tête puis j’y passe la corde. Je souffle.

De nouveau fixer à la paroi, maintenant je peux m’élever. Pas encore. Ôter la cordelette qui entoure la corde. Comme un pied, je la coupe, l’index gauche avec. Le sang gicle. Tant pis, je ne veux pas que mes mouvements soient entravés. Je me libère de mon autobloquant. Monter directement du la au si et avec un peu de chance tutoyer le… do. Si la réussite me sourit, de face, je sortirais au do. Plus résolu que jamais, j’aborde les premiers mètres de l’ascension. En appui sur des prises excessivement petites, je me hisse lentement. Un surplomb efface la paroi de la montagne. Dans le topo guide, j’ai lu, qu’une fois franchi, une aire horizontale en forme de nid, m’inviterait à m’y reposer. Une fois franchi ! De la partie gauche du nid se dégage une forte prise en forme de lame. J’absorbe de l’air en grande quantité. La nuit commence à tomber, il faut que je sorte. À pied d’œuvre, ma main droite l’agrippe, ma main gauche la rejoint. Mon corps bascule dans le vide pour se placer dans le prolongement de mes mains. Je me tracte sur mes deux bras, mon menton se hisse à la hauteur de la lame. Je tire violemment sur mon bras gauche afin que mon pied droit, en extension, parvienne à accrocher la lame. Comme un grappin, mon talon se fixe à la pierre. Ici, pas question de perdre pied. Encore moins de mettre pied à terre, elle se trouve huit cents mètres plus bas.

Je pousse sur mon bras droit. Je pivote autour de la face interne de ma cuisse gauche. Tout mon corps, menton compris, participe à m’attacher à cette prise. Je me retrouve face sur la lame le corps rompu. Après cet inélégant ballet en apnée, cramponné à la lame, mes poumons parlent de nouveau. Mon cœur rythme mes inspirations et expirations. Sur cet espace réduit, avant d’esquisser le moindre nouveau geste, j’attends que les battements de mon cœur ralentissent. Je réalise que la moindre impulsion de côté m’entraînerait dans les abîmes. Le sang coule de mon menton. Qu’importe, encore trois mètres et j’accéderai à la vire. Sur les genoux, je parcours cette distance, enfin le plancher des vaches s’offre à moi.

Je découvre mon nid pour la nuit. Des pierres remplacent les brindilles. Les ombres des rochers dessinent des formes toute plus fantasmagoriques les unes que les autres. Leur danse macabre me glace. Le vent s’engouffre dans les orgues granitiques situées en contrebas. De ces dernières, s’élèvent les notes froides d’un requiem. La nuit sera longue. Je m’enveloppe dans une couverture de survie, m’assied sur la corde. Le sommeil me tend ses bras. Il faut absolument que je m’en détourne afin d’éviter les aléas d’une mort possible. Le froid n’épargne pas la montagne. Elle tousse. De ses quintes, se détachent des blocs de pierre qui dans un grondement de colère, s’écrasent huit cent mètres plus bas.

Mes pieds m’aideront à refuser les bras du sommeil. Encore une fois, ils viennent à mon secours. Pendant la journée, après m’avoir porté loin du sol, après s’être déplacés sans jamais se dérober, ils battent la mesure. J’en ai besoin de mes pieds. J’espère que demain, ils ne se lèveront pas du pied gauche. Pour éloigner le noir sommeil et m’accompagner dans ma nuit blanche, mes pieds me jouent leur petite musique. Par leurs cadences, ils me préservent du gel. Leurs tempos m’aident à lutter contre le sommeil. Leurs rythmes me font passer le temps. Ici, tout est histoire de pieds. Cette nuit, en battant la semelle, ils chantent. Portées par le vide, leurs paroles, dernier pied de nez à ma situation, très éloignées des mots lyriques que j’écrirai plus tard, bien au chaud, me susurrent  : même si aujourd’hui, nous nous sommes perdus au mont Pourri, nous te prévenons, nous ne pourrirons pas au mont Perdu.

Je les écouterai.


mis en ligne le 14 novembre 2011

Logo Creative Commons