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n° 12 - La montagne

Blanches solitudes

par Claude Bureau



Les voyages en chemin de fer sont propices aux digestions paisibles. Nous avions été particulièrement bien traités. Ces soins roboratifs sont devenus incontournables. Ils permettent d'attirer l'attention des grands moyens d'information qui ne savent plus où donner de la tête ni hiérarchiser toutes les actualités qui les assaillent quotidiennement. Le dossier de presse, tout aussi copieux que le déjeuner qui nous avait été servi, et que nous avions reçu après les embrassades d'adieux, reposait bien calé sur mes genoux. Dans la tranquillité du compartiment, un rapide examen m'avait permis de conclure que mes notes prises distraitement pendant l'assommante conférence, simplement troublée par le tintement des cuillères dans les tasses à café et les frôlements des nappes que l'on dessert, ainsi que son enregistrement magnétique mémorisé sur ma petite machine, si sensible au moindre son, ne me seraient d'aucune utilité dans la rédaction de l'article auquel j'étais astreint à mon retour à Paris. Quelques copier-coller bien sélectionnés mis à ma sauce et un choix judicieux parmi les nombreuses photographies, toutes libres de droits de reproduction, annexées dans le dossier, y pourvoiraient en temps voulu sans trop avoir à me creuser la tête.

Je pouvais donc me laisser couler dans l'apaisante torpeur que produisait le mélange tiède des délectables crus autrichiens et des venaisons tyroliennes qui nous avaient été avec abondance proposés. Le rythme régulier des boggies sur les rails chantonnait sa berceuse. J'aurais pu, comme mes autres collègues, m'embarquer pour l'aéroport et m'engouffrer dans un avion puant le kérosène; j'avais choisi, comme trajet de retour de ce voyage de presse, le train en solitaire et un itinéraire pittoresque capable de donner toute sa saveur au thème abordé au cours de cette interminable et savante conférence.

Malgré la difficulté que représentait la complication du parcours, la sémillante attachée de presse avait accédé sans barguigner à ma demande un peu incongrue. Elle m'avait glissé dans la main, dans le vacarme des chaises bousculées à la fin du repas, mon viatique : un "InteRail Pass" de la taille d'une carte de crédit. Il me permettrait d'accomplir sans souci le périple du retour et de franchir sans embarras les frontières que cela impliquait. Bien qu'aux alentours de Schaffhouse, le tarabiscot des limites entre l'Allemagne et la Suisse emberlificote la souveraineté territoriale de l'une et de l'autre.

Muni de ce passeport ferroviaire, je grimpai donc du quai de la gare d'Innsbruck dans un magnifique "sleeping" de fabrication russe, très vintage, attelé à la fin du convoi. Avec les autres rares passagers du train, il irait remonter la vallée de l'Inn vers Ötzal et Landeck pour franchir le col de l'Alberg par un très long tunnel ferroviaire, puis, en laissant sur sa gauche dans l'aval le grand-duché de Liechtenstein, atteindre Feldkirch, Derbin et Bregenz à l'embouchure du Rhin dans le lac de Constance, ensuite de là, rebrousser chemin vers Saint-Gall et suivre la rive sud du Bodensee jusqu'à Constance où le Rhin renaît, poursuivre jusqu'aux chutes de Schaffhouse, après la ville, en abandonnant provisoirement, vers le sud, le territoire helvète pour l'allemand, franchir par un pont métallique le Rhin et arriver à Zürich, puis, en obliquant de nouveau vers l'ouest, suivre l'Aare jusqu'à Bienne et, après Neuchâtel par le Val de Travers, m'emmener à Pontarlier et, enfin, à Dijon où je prendrais, après avoir abandonné la moelleuse banquette de mon "single" façon soviétique, le TGV pour Paris.

J'en étais certain, cette pérégrination transnationale dans le piémont nord de l'Arc alpin, au rythme paisible et régulier de l'automotrice, favoriserait des méditations fertiles sur le sujet qui était enclos dans le dossier qui dodelinait sur mes genoux.

Je m'interrogeais cependant sur le bien fondé du choix de l'attachée de presse de m'avoir couché sur la liste des invités à ce voyage. Parmi les nombreux et cosmopolites auditeurs de cette conférence, je devais bien être le seul chroniqueur judiciaire. Bien entendu, le sujet se prêtait à ce choix; la victime, en quelque sorte, méritait bien cette enquête judiciaire post-mortem. Hélas pour la résolution de l'énigme, tous les témoins directs avaient disparu depuis longtemps. Il ne restait d'exploitable dans toute cette sinistre affaire que les indices accumulés au cours d'une expertise médico-légale diligentée avec beaucoup de compétences, de circonspection, de ténacité et de tous les moyens à la pointe des technologies mises à la disposition de la police scientifique.

Comme dans les séries télévisées étasuniennes, imitées et mises à la sauce locale par toutes les industries télévisées du monde, les experts dûment mandatés avaient exposé à l'assistance silencieuse et probablement dans sa grande majorité incompétente en ces matières, une foultitude de preuves scientifiquement établies et vérifiées. Nul pollen, insecte, acarien, métal, plante, minéral, graine, bryophyte, bactérie, diatomée, virus, fibre, sphaigne, parasite intestinal, bol alimentaire, ADN mitochondrial et ainsi de suite n'avaient échappés à leurs investigations. Même l'imagerie à résonance magnétique nucléaire ou la tomodensitométrie aux rayons X avaient été mises à contribution. Pas un poil ni un ongle n'avaient pu se soustraire à un examen microscopique électronique minutieux.

L'homme, car il s'agissait d'un homme, âgé d'environ quarante-cinq ans – c'était maintenant établi avec certitude – avait été atteint dans le dos par un tir descendant et tendu à trente ou quarante mètres de portée. Le projectile avait transpercé l'omoplate gauche, tranché l'artère sous-clavière gauche en causant une importante hémorragie interne et un gros hématome. La blessure fatale avait entraîné une mort certaine et assez rapide.

Pourtant, le cadavre retrouvé était indemne de tout larcin. Il n'avait été dépouillé ni de ses vêtements ni de ses effets personnels ni de ses armes ni du plus précieux des objets qu'il transportait. Aucune trace de violence post-mortem n'avait été décelée. Fait plus troublant encore, son couteau était maculé de sang provenant d'au moins quatre autres individus différents. S'agissait-il d'une rixe qui avait mal tourné ? Aucune hypothèse de ce type n'était exclue.

Avait-il, malgré la gravité de sa blessure, réussi à se soustraire à l'étreinte de ses agresseurs, eux aussi blessés par sa lame ? Avait-il réussi à trouver un abri précaire pour désespérer leur poursuite et pour agoniser silencieusement en se laissant ensevelir dans son dernier sommeil sous la neige qui tombait abondamment ? Pourquoi avait-il cherché son salut et son refuge en de si hautes altitudes si peu hospitalières, vers ce col improbable en ces blanches solitudes ?

J'étais plongé dans ces interrogations qui me laissèrent perplexe, quand le train traversa sans marquer l'arrêt la petite gare d'Ötzal. Je restais songeur car ma dernière question, bien involontairement, me renvoyait vers ma première découverte de la montagne. Elle datait de ma petite enfance. La séduction des hauteurs entremêlée à la répulsion pour leurs déserts immaculés plongeait au plus profond de ces souvenirs diffus qui, soudainement, comme une bouffée de compassion pour la victime, surgirent de ma mémoire.

Le porche de l'immeuble que fermait une lourde double porte métallique percée de châssis en verre cathédrale; l'escalier en quart tournant dont la rampe supportée par des barreaux verticaux permettait en y passant la tête, geste interdit et vertement réprimandé, de regarder dans le vide la voisine monter avec son cabas sentant le poireau frais; le spectacle, toujours passionnant, d'observer, au travers de l'appui en fer forgé de la fenêtre, le rez-de-chaussée de l'autre côté de la rue d'où montait en gamme vers l'aigu la scie circulaire de la menuiserie Laffont et où, dans la blanchisserie contiguë et dans des vapeurs permanentes, de jolies dames au corsage largement décolleté repassaient et pliaient de grands draps blancs; le petit square où trônaient deux lions en bronze qui crachaient leur jet dans un petit bassin bleu où l'on pouvait patauger à loisir; le dispensaire, caché derrière la nouvelle poste, dont la façade blanche était encore frappée d'une gigantesque croix rouge, avec son long et étroit vestibule où s'asseyaient les jeunes femmes supportant leur bambin sur leurs genoux dans les odeurs tenaces d'eau de javel, de camphre et d'éther avant que les infirmières, enveloppées par une longue blouse blanche ornée sur la poitrine d'une petite croix rouge, ne pèsent, toisent et piquent avec de longues seringues tous les enfants qui leur étaient apportés en offrande au milieu des cris, des pleurs et des paroles d'apaisement des jeunes mères inquiètes; les plats et larges trottoirs pavés par de grandes dalles rectangulaires en mignonnette qui dessinaient des marelles cubistes pour sauts de géant afin de distraire mes premiers pas sur les bords de grandes avenues plantées de jeunes platanes dont la base des troncs croissait à l'abri de savantes broderies en ciment qui ponctuaient ma marche hésitante vers l'avaloir sombre du métropolitain…

À cette époque de l'immédiat après-guerre, la plaine alluviale de Boulogne-Billancourt n'était pas encore entièrement urbanisée. Un bizarre mélange de titanesques usines, d'ateliers grands et petits, de remises, d'entrepôts, de garages à voitures, de blanchisseries fumantes, de studios cinématographiques, de maisons de maître entourées de leur parc, de bicoques, de pavillons de banlieue en meulière, d'immeubles de rapport isolés sur de vagues terrains, des pâtés de cités-jardins et des architectures d'avant-garde inachevées se côtoyaient en de surprenantes intelligences avec les ruines de bombardements récents, encore mal déblayées, le long d'un réseau de rues rectilignes tracées par André Morizet, premier édile de la commune pendant les années trente. Ce protecteur des architectes modernes, disciples de la charte d'Athènes, avait décidé que sa ville serait le lieu d'expérience et d'application d'un urbanisme social où le soleil, l'hygiène, l'automobile, la verdure, le cinématographe et les activités de plein-air feraient un durable et heureux ménage pour le plus grand bonheur de ses administrés.

Son souci laïque et républicain des corps souffrants de ses banlieusards n'ignorait pourtant pas le soin à apporter aux esprits de ses électeurs. Aussi, son magister avait-il encouragé, en outre des bâtiments civiques, sanitaires et cinématographiques indispensables à son projet urbain, la construction d'une église proche du grandiose hôtel de ville dessiné par Tony Garnier et érigé face à la poste. Grâce à ses amitiés dans la franc-maçonnerie, le diocèse avait accepté d'élever à la place d'une modeste chapelle, rue de l'ancienne mairie, une nouvelle bâtisse digne du renom architectural de la cité. Un certain Charles Boudery, architecte et pâle imitateur des frères Auguste et Gustave Perret, avait été choisi afin qu'il fît sortir de terre, tout en brique rouge et ossature apparente de béton armé blanc, l'édifice surmonté de son campanile et consacré à Sainte-Thérèse de l'enfant Jésus. De belles verrières verticales protégées par des croix de Saint-André en ciment blanc laissaient passer un jour généreux dans la nef quelque peu janséniste. Très curieusement, les portes piétonnes qui menaient au modeste parvis étaient surmontées d'oculus en forme de croix grecques. Les briques, rouge vif, aux joints impeccables, alignés et tirés au cordeau lui conféraient une propreté certes rigide mais sanitairement utile à la prophylaxie du mal. Ma petitesse, obligée de tordre son cou pour suivre la pointe du clocher taquiner les nuages, augmentait sa respectueuse grandeur que quotidiennement je longeais en allant au square caresser mes deux lions de bronze. Les sonnailles des cloches, là-haut dans l'azur, me semblaient commander le défilé de ses blancs moutons que je tentais d'attraper.

La paroisse avait conservé de l'ancien enclos divers dépendances qui lui permettaient d'accueillir, en plus du patronage du jeudi, une école primaire et, chose assez rare, une petite école maternelle. Une bénédiction pour mes parents qui louaient un petit studio dans l'immeuble mitoyen de la cure en briques rouges. De la fenêtre de la cuisine, ma mère surveillerait discrètement son aîné s'ébattre dans la cour de récréation. Passé la lourde porte cochère de l'immeuble, après un rapide coup d'œil concupiscent dans le porche de la blanchisserie, je serais chaque matin, en trois pas, à pied d'œuvre. Je passais ainsi des infirmières blanches à croix rouge aux bonnes sœurs noires à croix noire. Leur uniforme était impressionnant. En voiles noirs de la tête aux chevilles, ne se distinguait de leur personne que l'ovale du visage dont le rose aux joues tranchait sur la blancheur du camail qui cachait les cheveux, les oreilles et le cou, et que protégeait un plastron immaculé, repassé et amidonné de frais. Le moindre geste de leurs mains nues agitait le drapé de leur scapulaire et faisait s'entrechoquer les grosses perles noires du chapelet qui leur ceignait la taille. J'aimais bien ce bruit quand il me sortait de ma rêverie et quand le crucifix qui pendait heurtait le tableau noir sur lequel l'une d'elles, à la craie blanche, traçait d'un dessin sûr et sans repentir l'éléphant, la girafe, mes deux lions de bronze, le cheval, le mouton, l'âne, le bœuf et bien d'autres animaux dont j'ignorais l'existence et le nom. Elle les rassemblait près d'une énorme péniche, bien plus grande que celles dont j'admirais le long sillage sur la Seine depuis le pont de Saint-Cloud, qui portait, comme l'escargot sa maison sur son dos. J'observais bouche bée, la tête appuyée sur mes deux poings, les coudes sur le pupitre, s'agiter tout cet apparat en noir et blanc : la sœur et ses voiles, son visage et ses mains, le tableau et la craie, et les nuages qui en se blanchissant se noircissaient d'orages diluviens.

Ces bonnes sœurs avaient aussi d'autres craies dans leur manche. Une des salles de classe, aux hautes fenêtres à petits bois, pouvait s'occulter par de lourds rideaux de velours noir. Elle devenait sous la houlette du bedeau, qui se muait pour l'occasion en opérateur, une salle de cinéma qui prolongeait le noir et blanc des leçons. J'y fis un bref et unique séjour. Dans l'obscurité totale, j'étais bien sagement assis avec les tout-petits au premier rang devant une toile dont les dimensions excédaient celles du tableau noir de mon troupeau. S'était établi, peu à peu, un silence quasi religieux que vint seulement troubler le cliquetis et le ronronnement du projecteur. S'éleva alors devant moi une fantasmagorie animée de formes bizarres et inquiétantes où je ne distinguais rien. De grandes nappes blanches se déployaient en zigzaguant et en ébauchant de longues lignes noires. Des groupes de petits points lugubres se déplaçaient en grossissant de la gauche à la droite de la toile, et, de haut en bas, puis, de gauche à droite. Je commençais à m'ennuyer sur mon petit banc. Quand, tout à coup, vers le sommet blanc de la toile, je reconnus un gros pied tout noir qui s'avançait vers moi. Je poussai un hurlement de terreur. Le cliquetis cessa tout aussi soudainement et la toile replongea dans son obscurité. Une des sœurs me prit dans ses bras, sortit de la classe et, sous la lumière du ciel, tenta de m'apaiser. Tenace dans sa vocation, par ses douces paroles elle réussit à me calmer. Elle m'installa de nouveau devant la toile mais au fond de la classe, debout sur une table, en m'enserrant la taille de ses deux mains fermes. Le cliquetis et le ronronnement reprirent mais le pied était toujours là et me regardait de son talon menaçant. À ce moment-là, même sous le ciel dégagé de ses nuages, rien n'y fit. Je hurlais, je pleurais, je m'étouffais dans mes larmes et je pissais dans ma culotte bouffante. Tout le dévouement sacerdotal des autres sœurs m'entourant en renfort n'y pouvait guère. Il fallut que ma mère, appelée à la rescousse par la mère supérieure qui ne savait plus à quel saint se vouer, vint me délivrer de ce cauchemar auquel on ne m'exposerait plus.

Bien des années plus tard, un soir de quinze août, inoccupé dans la vacuité d'un été parisien, je somnolais dans la clarté phosphorescente de mon téléviseur. La chaîne franco-allemande programmait pour cette soirée de très faible audience, à l'occasion du centième anniversaire de Leni Riefensthal, un substantiel dossier sur la sulfureuse cinéaste dont la longévité active et insolente défiait la fragilité des régimes politiques et dont le siècle accompli n'avait guère entamé l'acuité du regard. À cette heure tardive, elle paradait tout en majesté et quelques décennies plutôt, la lentille de son appareil photographique aux aguets, au milieu d'une cohorte de Noubas de Kau dans les collines soudanaises.

La touffeur de cette nuit tenait éveillée une fourmilière qui avait élu domicile dans le sable sous les tomettes du salon. Le documentaire télévisé continuait son ronronnement lénifiant parmi les Soudanais. Ces nègres magnifiques, aux corps athlétiques et sculpturaux, avaient paré, de la tête aux pieds, leur puissante anatomie aux muscles saillants de splendides grimages composés de savants motifs, tous plus originaux les uns que les autres et tracés soigneusement sur leur peau brune par leurs doigts trempés dans des argiles colorées. Pendant ce temps, dans une encoignure de la pièce et dans le dièdre formé par les plinthes, les fourmis s'étaient agglutinées en formant un essaim qui gagnait par discrètes reptations le papier peint. Sur sa masse sombre et grouillante qui se déplaçait imperceptiblement, je voyais luire les ailes des ouvrières qui, pour l'unique fois de l'année, s'étaient transmutées en mâles entreprenants. Ils attendaient que s'ouvrît le bal en une sacrée et vibrante conscription. Tandis que sur le petit écran, les jeunes hommes prenaient des poses viriles qui magnifiaient leur puissante musculature et leur sublime maquillage corporel. Ils s'abandonnaient ainsi, volontiers complices, dans l'œil prédateur de la sexagénaire qui semblait toute petite, blanche et blonde décolorée, dans ce vivant musée de l'homme. Soudain, sans qu'aucun bruit ne le signalât, l'essaim s'était dispersé dans les airs : la reine de la parade venait de s'envoler. Devant les corps des Noubas, des petits points noirs passaient en virevoltant. Presque aussitôt, l'essaim se reforma sur la prise de courant du téléviseur d'où jaillissaient quelques brefs crépitements. La nouba nuptiale était close. La reine des fourmis avait sans nul doute regagné, sous sa tomette favorite, la galerie en sous-sol qui la protégeait, sans se soucier de tous ces mâles qui se traînaient lamentablement, ailes pendantes, en agonisant sur le carrelage pendant que les Noubas entamaient un tournoi de corps à corps brutaux et sanglants.

La chaîne poursuivait son programme, vaille que vaille. Il remontait le temps et offrait maintenant, au regard du téléspectateur tardif et fatigué, un florilège de films muets où la très jeune, très brune, très fine, très svelte, très souple et belle Leni Riefensthal s'était faite, dans les années folles, une notoriété d'actrice sportive et émancipée. Malheureusement, je n'arrivais pas à déchiffrer les cartons calligraphiés en Fraktur - ce caractère néo-gothique où mes pauvres rudiments en langue allemande se perdait - qui tenaient lieu de dialogues. Il s'agissait d'une série de films de montagne où l'intrigue, en fait, n'avait guère d'importance. Seuls comptaient le décor où elle se déroulait et l'actrice qui la sublimait. J'allais de nouveau m'assoupir quand je sentis des fourmis me grimper depuis la pointe des orteils jusqu'aux genoux. Elles devinrent frissons tremblotants quand elles atteignirent mes bras. Puis, quand elles envahirent mon cuir chevelu, je grelottais de tout mon corps malgré la chaleur écrasante. Ces images, j'en étais certain, je les avais déjà vues ! Ce pied qui se dérobait au-dessus de la crevasse, c'était le pied alpin de ma terreur enfantine. Je ne tentais même plus de lire les cartons, je restais fasciné, paralysé et captivé par les séquences qui se succédèrent.

Sous un ciel sans nuage, d'un beau gris profond qui tenait lieu d'azur et à la lumière radieuse d'un soleil matinal, la trop belle Leni, cheveux au vent, en duo avec un compagnon faire-valoir, falot et gominé, se lançait avec un bel enthousiasme dans une large pente immaculée et vierge de toute trace humaine. En un pas de deux, rythmé parfaitement par les mouvements de la caméra, le couple enchaînait virages sur virages. Les uns faisaient jaillir en gerbe la poudreuse, les autres frôlaient des précipices qui se laissaient deviner vertigineux. Une cabane, plantée là, adossée à sa congère était enfouie sous sa toiture tout enneigée. Elle leur servit de tremplin pour un saut impressionnant et majestueux. Puis, ils se croisèrent et se décroisèrent en laissant des traces sentimentales et grises sur la neige qui se couvraient d'arabesques délicates et sensuelles. Quand l'un s'arrêtait sur une butte et que l'autre le rattrapait, aussitôt ils s'élançaient tous deux en basculant dans l'aval. L'émotion nostalgique nouait ma gorge sèche. J'étais au bord des larmes et j'aurais voulu que ce ballet si suave et si langoureux jamais ne se terminât.

Les bonnes sœurs de Sainte-Thérèse de l'enfant Jésus avaient conservé les bobines de ce vieux film dans leur modeste cinémathèque en ignorant qu'elle abritait l'œuvre d'une diablesse. Elles jugeaient sans doute ce film bien innocent eu égard aux horreurs qu'elles avaient côtoyées pendant toutes ces années de privations causées par la guerre. D'autant plus que ce film, où jouait Leni Riefensthal, avait eu, au début des années trente, la bénédiction et les encouragements des instances ecclésiastiques après que le film suivant de l'actrice, "La lumière bleue", produit et réalisé à ses frais dans les Dolomites, eût reçu un prix remarqué à la Mostra de Venise et l'imprimatur du Vatican qui n'avait pas manqué d'en souligner toute l'inspiration mystique. Vingt ans après, les subtilités politiques de la Libération, de l'épuration et de la dénazification n'avaient sans doute pas encore franchi les portes de leur ciel cinématographique. Mais, pourquoi diable cette nuit-là la chaîne franco-allemande avait-elle cru bon de faire accompagner ce film muet d'une bande son choisie par leur illustrateur musical maison et composée de brefs bruits cristallins semblables à ceux des stalactites de glace qui se brisent avec un bruit métallique en tombant des gouttières ?

Le contrôleur heurtait doucement de sa pince la vitre intérieure de mon compartiment. Péniblement, je lui tendis mon "InteRail Pass" qu'il examina avec surprise et circonspection. Satisfait de son inspection, il le composta et il me le rendit en marmonnant quelques mots que je pensais être de l'alémanique. Notre convoi, en effet, longeait la rive pimpante, verdoyante et fleurie du lac de Constance. Machinalement, je rouvris le dossier qui se tenait toujours tranquillement sur mes genoux. Je laissais mes yeux errer sur les feuillets que je compulsais lentement. Mon regard s'arrêta sur un paragraphe que je relis plusieurs fois. Selon un éminent paléo-généticien, les membres de la famille de la victime devaient être originaires des rives de ce lac que mon train suivait. L'expert attestait de leur installation continue pendant plusieurs années sur ses berges hospitalières. Ainsi, la victime s'en retournait-elle au pays entre Arbon et Romanshorn. Elle avait marché pour échapper à ses agresseurs. Elle avait encore beaucoup à marcher pour atteindre son refuge lacustre. J'imaginais alors cet homme, mortellement blessé, qui tentait de passer le col afin de s'engager dans l'autre versant des Alpes Dolomites et rejoindre les siens par le même itinéraire que celui que, par une étrange coïncidence, je venais de parcourir si facilement en chemin de fer.

L'homme avait presque atteint le replat qui marquait insensiblement le col d'où montait de la vallée d'Ötzal une bise froide et coupante. De gros flocons de neige tourbillonnaient en cachant presque le jour. Il était seul. Tout était uniformément blanc sans que la moindre trouée plus claire ne se dégageât. Un silence ouaté l'entourait et étouffait le faible bruit de sa respiration. Ses tempes palpitaient car il lui fallait à chaque pas, l'un après l'autre, extraire de la poudreuse le pied droit, le dégager, lever haut le genou pour lancer le pied devant lui où il s'enfonçait et disparaissait aussitôt. Puis, lever le pied gauche, renouveler tous ces gestes et recommencer ainsi laborieusement un autre pas. Sa barbe, ses sourcils et ses cheveux s'alourdissaient de neige. Ce n'était plus celle moutonneuse, crémeuse et assagie où la belle Leni glissait avec délices mais celle piquante, cinglante, aveuglante, mordante et collante des Dolomites en colère. Elle s'accumulait sous ses chaussures et lui confectionnait une paire de cothurnes pesants et glacés qui entravaient sa progression. Épuisé, il se laissa choir sous l'aplomb d'une vire. Le teint de son visage ne se distinguait plus de tous ses poils devenus concrétions blanches. Il serra contre sa poitrine la petite hache de cuivre comme si son métal allait lui restituer la chaleur avec laquelle il avait été élaboré. La buée de son souffle devenait de plus en plus ténue, presque invisible. La neige tombait avec plus d'intensité. Peu à peu, les flocons s'accumulèrent sur ses genoux, ses épaules et sa tête pour l'ensevelir complètement en ces solitudes blanches où il reposerait, dans le silence et si loin des hommes, pendant quatre mille cinq cents ans.

Je remis, un à un, en ordre les feuillets que je rassemblai en un paquet parfait que je taquai sur la tablette du compartiment. Je le couchai dans le dossier dont je fermai la couverture en serrant la sangle bien à plat. Puis, je le glissais lentement et précautionneusement dans ma sacoche en une sorte d'hommage posthume et respectueux à cet homme. Ainsi, il avait osé, en solitaire, affronter la rudesse implacable de la montagne pour fuir la férocité sanguinaire des hommes. Ainsi, s'était-il élevé au delà de lui-même, en un ultime et sublime effort dont on ne peut guère éprouver le sentiment si l'on n'a jamais eu, soi-même un jour, l'occasion de relever un tel défi. Ce sentiment si absolu où se mêlent l'angoisse et l'attrait inassouvi de l'inconnu, la perception de sa petitesse et de sa solitude face à l'énormité des éléments; ce sentiment contradictoire dont ma terreur enfantine, perdue et retrouvée, avait mesuré, sans le savoir, l'insigne et la terrible grandeur.

Vaincre ce pas à mettre devant l'autre que l'on puise et l'on épuise au tréfonds de tout son être parce que sa propre vie se joue ici sans fard ni artifice. Éviter que son pied se dérobe sur la glace et vous entraîne vers la mauvaise pente ou vers l'abîme. Refuser cette prise malhabile qui vous interdit l'appui précaire que l'on frôle à peine. Surmonter la peur qui vous tétanise et vous hypnotise vers le vide où étrangement semblerait gésir un paisible repos. Penser, comme une obsession, que rien de ce qui vous entoure : glace, éboulis, neige, crevasse, arête ou roche, ne vous sera secourable mais que seules votre attention soutenue, votre volonté tenace et votre application à accomplir ce petit geste dérisoire vous mèneront à cet autre petit geste tout aussi dérisoire dont leur somme seule vous sera salutaire et vous permettra d'atteindre l'ultime sommet, le col salvateur ou la vire momentanément hospitalière, en vous maintenant toujours vivant, debout et vainqueur de votre angoisse et d'un autre vous-même dont le visage et tout le corps se tordaient d'effroi et de vertige.

La victoire, par cet effort accomplie, ne consiste-t-elle pas en cette transcendance qui semble se nicher dans toutes les figures de la montagne et qu'on semble pouvoir toucher du bout des doigts quand on réussit à grimper à de telles hauteurs ? N'insuffle-t-elle pas, quand le vertige s'estompe, cette sagesse que semble dorénavant posséder celui qui, dans la plénitude de tous ses sens ouverts et apaisés, descend de la montagne et porte sa parole, par cercles de plus en plus larges, vers son peuple assemblé dans la plaine ? Ne procure-t-elle pas à celui qui sait, qui peut, et qui le prouve, en franchir les cols, pleine et entière maîtrise sur tous les êtres qui se meuvent outremont ? Ne donne-t-elle pas au mont, au pech, au pic, au dôme ou au sommet, pour peu qu'ils aient la tête dans les nuages, une puissance tutélaire et symbolique partout révérée ?

Maintenant, le train, en deux contre courbes qui faisaient gémir les boggies sur les rails, franchissait la cluse que dominent les fortifications du château de Joux. Il filait vers la plaine de Pontarlier et abandonnait derrière lui les derniers soubresauts de l'Arc alpin. Je me calai au fond de la banquette avec ma sacoche collée contre la poitrine. Je laissai suspendues mes nombreuses et improbables interrogations, je m'assoupis aussitôt et je sombrai dans la blanche solitude des songes.