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Qu'une modeste proéminence herbue soit appelée Mont de Vénus dit assez ce que ce vocable "mont" (et non "montagne", qui désigne seulement le fait géologique) porte de charge symbolique et sacrée. Mircea Eliade nous dit que la montagne – universellement – représente le centre, le lieu où tout commence ; ce n'est pas un hasard si la nouvelle création – dans la Bible – a son départ sur le mont Ararat, le seul lieu épargné par le Déluge. Symbole de mort et de renaissance, le mont est une victoire sur la mort – le Mont des oliviers par exemple –, un élan, un surgissement vital et surnaturel (au sens propre : au dessus de la Nature). Je montrerai donc dans le vaste paysage de la Peinture quelques montagnes qui se dressent dans un élan mystique ou qui sont associées à une puissance sacrée. Ensuite, je montrerai comment le Mont devient chez certains peintres une image mentale prégnante comme dans le film culte Rencontres du troisième type où le héros se voit imposer le lieu de rendez-vous avec les extraterrestres par une vision d'une montagne archétypale. Enfin la Montagne à l'âge romantique, sous l'influence de la théorie du sublime et de la sécularisation (perte du sacré) prend sens de ruine, d'usure ; elle n'est plus un élan vers le haut, mais un reste d'érosion.
Le Baptême du Christ Les tableaux de Joachim Patinir – originaire de Flandre, ce "plat pays" – sont délectables par leurs paysages de montagnes. Mais ce sont toujours des décors de sujets religieux. Aucun hasard si une montagne se dresse derrière le Christ se faisant baptiser par Saint Jean-Baptiste. Patinir est né à Dinant dont les rochers surplombant la Meuse l'ont constamment inspirés, en 1485 – il est mort à Anvers en 1524. Il est contemporain de Jérôme Bosch, et Dürer le rencontre à Anvers en 1521. On connaît de lui une vingtaine de tableaux avec certitude ; oublié, souvent déprécié ou traité de "naïf" (il plaçait souvent un petit personnage dans ces paysages en train de déféquer, d'où ce surnom de "chieur" dans les textes anciens), il invente pourtant un nouveau rapport de l'homme au paysage, un nouveau changement d'échelle où la nature devient englobante ; il n'a qu'un tort, celui d'être difficile à faire rentrer dans des cases chères aux historiens d'art. Mircea Eliade nous dit que la montagne – lieu de la mort et de la renaissance – est par conséquent lieu de passage par excellence ; le fleuve l'est par définition. Le Baptême du Christ rassemble donc les symboles propres à imager l'idée de baptême qui est une renaissance et un passage. Patinir a également peint un Passage du Styx par les morts – sans doute son tableau le plus magnifiquement métaphysique, ce qui suffirait à éliminer l'attribut de naïf ou l'accusation de faire du procédé. La grandeur de ce peintre vient de ce mélange insaisissable de naturalisme et de symbolisme : la nature comme son nom l'indique est déjà là, compacte et prosaïque, impénétrable et sourde comme ces rochers – et en même temps recèle du sens. Cette montagne derrière le Christ en plus de l'idée de passage a la fonction de puissance du Christ investi par saint Jean-Baptiste du rôle de médiateur entre le ciel et la terre (la montagne est aussi le lieu de la médiation, de l'échange entre deux mondes : placer des frontières sur des montagnes est une bizarrerie, c'est un lieu de passage et de communication). Les Pèlerins
d'Emmaüs Les Pèlerins d'Emmaüs de Titien (au Louvre) met en scène l'épisode de l'Evangile où le Christ ressuscité se fait reconnaître des disciples en réitérant les gestes rituels de la Cène. Une montagne vient appuyer l'idée de pouvoir sur la mort que possède Jésus.
Pietà d'Avignon Même dans la mort, Jésus montre sa puissance en se cambrant puissamment comme une croupe montagneuse dans la Pietà d'Avignon (au Louvre). Il est la montagne elle-même. Le Couronnement de la Vierge Dans Le Couronnement de la Vierge d'Enguerrand Quarton (à Villeneuve-lès-Avignon) figure une montagne (est-ce un hasard si elle se nomme Sainte Victoire ?) à la verticale du Christ – fait rarissime dans la peinture occidentale – parfaitement semblable au Père et à sa droite selon la plus stricte théologie. La Mise au tombeau d'Altdorfer possède une montagne. J'arrête là cet inventaire qui serait vite fastidieux.
Le Baptême du Christ En passant, un dernier tableau, encore un Baptême du Christ où figure une montagne chérie de Bassano au point qu'il la peint partout où il peut ; c'est notre premier cas d'obsession de la montagne. Il s'agit du Monte grappa qui domine la ville natale de notre peintre : Bassano del Grappa. C'est un mont impressionnant appartenant au massif des Dolomites, au nord-ouest de Venise dans la province de Vicence. Son altitude est de 1775 mètres, ce qui n'est guère élevé mais la ville de Bassano est à 300 mètres d'altitude (d'où le caractère imposant du Monte Grappa). J'en viens maintenant à la dimension récurrente, parfois obsessionnelle de la montagne. Les Chinois sont depuis toujours fous de montagnes. Ce sont des artistes chinois qui, dès le quatrième siècle (et sans doute avant), font de la peinture "de montagnes et d'eau" la porte d'accès au grand art. "Le saint, portant en lui la voie, répond aux êtres et aux choses, et le sage apprécie leurs images, en purifiant son coeur. Quant aux montagnes et aux rivières, ces tangibles, leur charme est spirituel." Ce texte pourrait être signé par Patinir, mais son auteur est un nommé Zong Bing (375-443). La notion de "montagnes et d'eau" qui définit la peinture de paysage est déjà présente. Le Mont n'est pas un décor ou un outil symbolique, il est la Vie elle-même dans son jaillissement primordial et sa puissance. Cette conception est soutenue par la vénération pour la montagne des Chinois depuis des temps immémoriaux. Les monts sont sacrés et servent de jalons à l'arpentage de l'Empire du milieu. Les plus remarquables sont situés aux quatre points cardinaux (il faut se rappeler que le nombre quatre signifie le monde pour les mystiques du Moyen-Age). Le Mont Hua Le mont Hua est un des cinq monts sacrés ; il est situé à l'ouest de la Chine, dans la province de Shaanxi. Dans la même province on trouve un autre mont sacré, au nord, le Hengshan ; le mont Songshan dans le Henan au centre ; le Taishan à l'est au Shandong ; et le Hengshan du Hunan au sud. Wang Lu, un médecin renommé, par ailleurs boiteux et surnommé "le vieil excentrique" escalade péniblement en 1352 les flancs escarpés du mont Hua dans le massif du Huashan. Il exécute à son retour, de mémoire, quarante feuillets d'un album intitulé Album de peinture du huashan. Les Chinois vénèrent ces monts depuis des temps immémoriaux et ils sont devenus un sujet principal de la peinture "de montagnes et d'eau". Su Shi, poète et peintre (960-1127), non content d'escalader les monts sacrés collectionne les pierres considérées comme des montagnes miniatures et objets de méditation à la maison. Il écrit : "En face une chaîne, de côté une cime à distance, tout près, hauteurs, différence du Mont sacré j'ignore la vraie face car mon corps est en lui la gangue de sa cause." Huan Ji, dont un des surnoms – Shitao – signifie "vague pétrifiée", autrement dit "montagne", né en 1642, voit toute sa famille massacrée à la faveur d'un changement de dynastie et doit sa survie au refuge dans la montagne. Devenu ermite par nécessité et peut-être par misanthropie, il peint parmi les plus puissants paysages de montagne de la Chine. Liu Xie (465-521) écrit dans le poème intitulé le Wenxing Diaolong : "Lorsque la pensée créatrice se transporte, dix mille chemins ensemble s'ouvrent à elle. Elle trace et règle ce dont la place est vide, entaille et cisèle ce qui n'a pas de forme. Elle gravit la montagne et le sentiment se comble des monts, elle contemple la mer et l'idée est inondée par les flots." Des siècles d'observation et de pratique ont permis aux peintres d'élaborer un "répertoire" de formes et de traits de pinceau, par analogie poétique, par exemple les traits en rides dits "de fleurs de lotus" ou les traits "en tiges de chanvre emmêlés" ou en coup de hache, etc. Ces dénominations ont donné aux peintres une tradition solide constamment enrichie et dépassée par les artistes qui se sentent d'abord dépositaires du savoir. C'est en grande partie la montagne qui a été l'école, le lieu d'apprentissage de tous ces peintres poètes. La Grande Vague Les Japonais ne sont pas en reste pour ce qui est de la vénération pour la montagne et sa représentation indéfiniment répétée. Le mont Fuji est en quelque sorte le héros national, le Lieu sacré, le nombril du Japon. Il faut dire que sa forme parfaite de cône a de quoi provoquer l'admiration! Hokusaï comme Hiroshige le peint infatigablement. Dans l'estampe de la vague le Fuji est même associé à une montagne liquide ou devient lui-même "vague pétrifiée" (souvenez-vous du surnom de Huang Ji : "Shitao"). Hokusaï produit là une image extraordinaire où le premier plan est constitué par l'élément mouvant et où la forme stable dans le lointain. Je suppose que pour un Japonais aussi cela doit être extraordinaire car l'hommage rendu au Mont par la plupart des habitants du Pays du Soleil levant est un "pélerinage" par voie terrestre. Le Paysage avec Polyphème Nicolas Poussin à la fin de sa vie peint de plus en plus de montagnes et de plus en plus monumentales. Déjà L'Automne des Quatre saisons nous offrait un beau spécimen : une montagne parfaite au flancs idéalement inclinés, dans un beau mouvement d'érection (vous remarquerez que toutes les montagnes citées jusque-là sont à l'opposé de l'idée d'érosion ; le couple érosion-érection signifie clairement le couple mort-vie ou effondrement-puissance vitale). Cette montagne-là au centre du tableau participait à l'idée positive de vitalité de la Nature ainsi que la gigantesque grappe de raisin. Le Paysage avec Polyphème est un peu la montagne parfaite, d'autant plus qu'elle est anthropomorphe ou du moins associée à la présence d'un être surnaturel à forme humaine. La Montagne Sainte Victoire Cézanne, qui se voit comme un héritier de Poussin avec l'ambition de "faire du Poussin sur nature", a peint la montagne Sainte Victoire un nombre incalculable de fois, de tous les côtés. A chaque tableau ou aquarelle ce mont est comme une apparition, une montagne magique, avec le même sentiment de vénération qu'éprouverait un Chinois. Précisément, les photographies représentant Cézanne à la fin de sa vie font penser à un vieux sage chinois. Et la parenté est réelle : même obsession pour la montagne (en l'occurrence la Sainte Victoire), même misanthropie ou goût pour la solitude, même excentricité et attitude provocatrice. Enfin du point de vue pictural, une légèreté (dans ses aquarelles), une utilisation du vide (qui n'a sans doute pas la même signification pour lui que pour un Chinois), la même idée de la montagne comme élan, surgissement, énergie. Cézanne écrit à Joachim Gasquet : "Pour bien peindre un paysage, je dois découvrir d'abord les assises géologiques". La préoccupation pour le monde minéral, présente dans bon nombre de ses paysages, s'accompagne de l'obsession pour la montagne provençale qui semble effectivement pour le promeneur surgir de la plaine aixoise. Ses dernières œuvres consacrées à la Sainte Victoire sont réalisées du même point de vue situé près de son atelier des Lauves. Et de plus en plus la montagne exprime un mouvement lyrique d'élan, de surgissement de la plaine elle-même emportée dans cette montée construite par des touches de couleur verticales. Le Mont Watzmann Et maintenant le dernier volet de cette enquête : la disparition du Sacré. Le Mont Watzmann peint par Gaspard David Friedrich (1774-1840) est un mont des Alpes bavaroises (2713 m) à côté d'un lieu bien connu : Berchtesgaden. Le premier plan : des rochers stériles, des ravins, un arbre mort à droite ; le deuxième plan : un rocher curieusement couronné d'une pierre ronde (un crâne, le symbole de la pensée ?) et un sapin, la seule forme verticale et parfaitement centrale ; en haut, le Watzmann éblouissant de blancheur, majestueux, incorruptible. Nous savons que Friedrich a toujours une vision symbolique et religieuse. Nous pouvons donc raisonnablement penser que le mont immaculé représente Dieu ou la réalité mystique, le sapin vertical la Foi, et le premier plan les errements de l'âme et ses échecs (l'arbre mort à droite). Peut-être pensez-vous que je vais trop vite en besogne, mais l'analyse de la plupart de ses tableaux confirme la volonté symbolique et mystique de ce peintre. Toujours est-il qu'il se dégage de ce tableau une atmosphère sereine, étrangère au sentiment de crainte des romantiques. La montée vers le haut, le temps calme incitent à placer cette oeuvre dans la période préromantique. L'Orage à la Handeck Le sentiment du sublime est bien présent cette fois avec L'orage à la Handeck. L'auteur, un peintre suisse nommé Alexandre Calame, acquit la célébrité au salon officiel de 1839 : médaille d'or de deuxième classe! En 1841, médaille d'or de première classe avec son maître Diday qu'il surpasse d'un seul coup (de maître). La nature ne l'avait pourtant pas aidé : borgne et pied-bot, il dut développer un esprit combatif et opiniâtre, ne serait-ce que pour réaliser ses études préparatoires en montagne. L'œuvre met en scène la rivière Aar, depuis le col du Grimsel, un haut lieu du tourisme alpin depuis le XVIIIe siècle, ce qui explique peut-être qu'il s'agit d'une commande d'une Irlandaise, Miss Osborne. Là nous avons vraiment affaire à la terreur sacrée qui fait naître le sentiment du sublime. Je vous rappelle que l'effroi et la sensation de petitesse face à la Nature fait prendre conscience de la distance infranchissable qui nous en sépare : c'est donc la démesure où l'impossibilité d'un rapport de grandeur qui engendre le sublime (voir la théorie de Schopenhauer et lire l'article de Grégory Hosteins). La montagne est donc toute désignée par ses dimensions monstrueuses et la violence des phénomènes météorologiques dont elle est le théâtre pour endosser ce rôle d'intimidation – un mauvais rôle. Elle qui était associée à la Divinité devient symbole négatif de ruine et de désolation. L'éternité lui échappe. Le sentiment de crainte associé à Dieu (au Mont Sinaï par exemple) l'est maintenant à la Nature. Cependant elle acquiert une dimension esthétique essentielle, superflue dans la pensée religieuse antérieure. Le tableau de Calame présente un temps agité et dangereux (risque de chutes de branches par exemple ou d'être emporté par le courant de l'Aar en voulant la franchir) dont nous sommes protégés par notre position de spectateur ; souvenons-nous ici du Suave, mari magno de Lucrèce qui dit en substance que le plaisir (suave : qu'il est doux de etc.) provient de la contemplation d'un spectacle horrifique à distance. Les immenses sapins ont ceci de touchant que certains sont abattus, vaincus tels des soldats sur le champ de bataille, alors qu'ils sont armés par Dame Nature pour résister (souplesse des branches, résistance des aiguilles au vent et au froid). La sensibilité romantique, le délicieux effroi qui donne accès au sublime, Calame en donne une image exemplaire, qu'un grand compatriote, Jean-Jacques Rousseau, avait formulée dans un passage des Confessions en 1770 : "Jamais pays de plaine, quelque beau qu'il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des montagnes, des chemins raboteux à monter et à descendre, des précipices à mes côtés qui me fassent bien peur."
Dragon dans une gorge Le message devient explicite et même un peu naïf du caractère épouvantable de la montagne et de son incommensurabilité face à la frêle créature humaine (qui possède néanmoins la conscience opposée à la force brutale) avec un tableau symboliste étrange d'Arnold Böcklin (1827-1901) : le Dragon dans une gorge met en scène un dragon, donc un être imaginaire attaquant des voyageurs au Pont du Diable dans la gorge des Schöllenen. Le site n'est pas pris au hasard : c'est le passage obligé du col du Saint-Gothard ; il fut construit en pierres pour remplacer un modeste pont de bois, en 1595, ce qui constituait un exploit technique incompréhensible pour l'époque : on eut tôt fait de l'attribuer au Diable... Turner, grand amateur de paysages cataclysmiques, franchit ce pont en 1802, cinq ans après les combats épiques que se livrèrent l'armée du général Moreau en 1799 et l'armée russe du général Souvaroff, combats qui touchèrent au sublime dans ce cadre si étranger au traditionnel champ de bataille. C'est je suppose pour le poids de l'Histoire que Böcklin représente dans ce lieu naguère sanglant un dragon, personnification de la malfaisance de la montagne : il surgit d'une grotte, elle-même au fond d'un gouffre insondable, d'où le ciel est exclu, envahi de vapeurs qu'on imagine méphitiques. Une atmosphère de film d'horreur, une absence de repères (même le haut et le bas semblent incertains), un être cauchemardesque, tout le romantisme dans son excès est là, au détail près qu'il est déjà derrière nous en 1870, Füssli a déjà peint ses cauchemars, l'heure est plutôt à la décomposition de la lumière, Monet et Pissarro travaillent tranquillement loin de la terreur de la montagne. Ce n'est pas le moindre intérêt de cette oeuvre d'être décalée, anachronique : on n'a pas représenté de dragon dans la peinture occidentale depuis le XVIe siècle. Elle combine habilement une préoccupation contemporaine, le fantastique "touristique", et des souvenirs historiques : les dragons du temps jadis et l'épopée napoléonienne. Giovanni Segantini (1859-1899) dans son Triptyque de la Nature fait comprendre clairement l'ambivalence des symboles et nous rappelle Mircea Eliade : la montagne est vie et mort, lieu de sépulture et de renaissance, lieu de ce qui est le plus ancien (l'origine) et lieu du souvenir (le rappel de l'origine), monument au sens étymologique (monumentum : qui garde la mémoire) et lieu de la virginité (le surgissement et la pureté). Mais au lieu de faire une fade allégorie, Segantini se comporte en vrai peintre : sa force est dans sa sensibilité visuelle, cette lumière cristalline typique de l'altitude, ces ciels immenses, la vastitude de l'espace accentuée par le format allongé ; sa technique pointilliste et son côté retenu et méticuleux rend encore mieux peut-être par contraste l'émotion que l'on ressent devant pareil spectacle et le contenu sentimental du sujet : il évite ainsi la mièvrerie. Devenir Dans le premier tableau intitulé Devenir, la femme allaitant rappelle la Vierge et surtout les Vierges à l'enfant de Bellini, un autre Giovanni du XVe siècle lui aussi amoureux de paysages montagneux et de la campagne qu'on pourrait qualifier d'inventeur du paysage italien au Quattrocento. La vache mugissant nous rappelle que l'innocence de l'animalité c'est la Nature même. Les pics étincelants nous parlent de pureté et de sérénité. Le triptyque entier exprime du reste le détachement et la ferveur. La Nature Le deuxième tableau intitulé La Nature (être) illustre l'idée de passage dont Eliade nous a rappelé l'importance dans le mythe de la montagne. C'est le lieu de la transhumance, le "changement de terre" que connaissent aussi les morts. Hommes et bêtes se dirigent vers la gauche, ce qui donne à la scène sa note mélancolique, son mode mineur, crépusculaire. Déjà un petit nuage blanc sonne comme une menace.
La Mort La dernière peinture intitulée La
Mort (passer) conclut le "sermon"
de Segantini. La blancheur est omniprésente et nous rappelle
que le blanc est toujours lié à la mort et au malheur
chez Hermann Melville (la baleine blanche, les bateaux blancs, etc.).
La jeune fille du premier tableau – on le suppose du moins –
vient de mourir ; son corps sera conservé par la neige
jusqu'au dégel, c'est la coutume dans tous les pays
d'altitude, et sera enterré au printemps, au moment du
renouveau. Le cheval attend patiemment la dépouille enveloppée
dans un linceul blanc. Le petit nuage est devenu un être
étrange et plutôt pesant ; est-ce un oiseau lové
dans son oeuf ? un objet sphéroïde évoquant la
perfection ? une menace ? le destin ? La question reste ouverte, une
énigme métaphysique dans une peinture apparemment
naturaliste. Avec Segantini la boucle est bouclée, nous retrouvons le mystère de Patinir et de sa lumière froide de métaphysicien, mais le monde est redevenu païen, panthéiste même. Comment va évoluer le mythe de la montagne ? Sera-t-il tué par la déferlante touristique ? Mystère... |