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n° 12 - La montagne

Ainsi parlait Zarathoustra

par Fredriech Nietzsche
(extrait)



Prologue de Zarathoustra

I

Quand Zarathoustra eut atteint l’âge de trente ans, il quitta son pays natal et le lac de son pays et alla dans les montagnes. Là, il se délecta de son esprit et de sa solitude et ne s’en fatigua pas, dix ans durant. Mais enfin son cœur se transforma et un matin il se leva aux premières lueurs du soleil, se présenta devant lui et lui parla ainsi :

" Grand astre, que serait ton bonheur si tu n’avais pas ceux que tu éclaires ?

Dix ans durant, tu es monté à hauteur de ma caverne : tu en aurais eu assez un jour, de ta lumière et de ton trajet, sans moi, mon aigle et mon serpent.

Mais, chaque matin, nous t’attendions, te déchargions du superflu et t’en rendions grâces.

Vois ! Je suis las de ma sagesse, comme l’abeille qui a butiné trop de miel, j’ai besoin des mains qui se tendent.

J’aimerais prodiguer et distribuer, jusqu’à ce que les sages parmi les hommes, à nouveau, se réjouissent de leur folie et que les pauvres soient heureux de leur richesse.

Pour cela je dois descendre dans les profondeurs : comme tu le fais le soir, quand t’en vas par-derrière la mer et que tu apportes ta lumière au monde d’en bas, oh ! toi astre riche à profusion.

Tout comme toi, je dois décliner, comme disent les hommes, ceux vers qui je veux descendre.

Bénis-moi donc, ô œil calme, toi qui peux voir un bonheur par trop grand sans être jaloux.

Bénis le calice prêt à déborder, que l’eau s’en écoule dorée et qu’elle porte partout le reflet de ton allégresse.

Vois, ce calice aspire à se vider et Zarathoustra veut redevenir homme "

Ainsi commença le déclin de Zarathoustra.

2

Zarathoustra descendit seul de la montagne et il ne rencontra personne. Mais lorsqu’il parvint aux forêts, il trouva tout à coup devant lui un vieillard qui avait quitté sa sainte cabane pour chercher des racines dans la forêt. Et le vieillard alors dit à Zarathoustra : " Ce voyageur ne m’est pas étranger, il passa ici il y a maintes années, il s’appelait Zarathoustra ; mais il s’est transformé. En ce temps-là, tu portais tes cendres à la montagne : veux-tu porter ton feu dans les villes. Ne crains-tu pas les peines promises aux incendiaires ? 

Oui je reconnais Zarathoustra. Pur est son œil et sa bouche n’est pas marquée par le dégoût. Ne marche-t-il pas comme un danseur ?

Zarathoustra est transformé, Zarathoustra est devenu enfant, Zarathoustra est un homme éveillé : or que veux-tu auprès de ceux qui dorment ?

Tu vécus dans la solitude comme dans la mer et la mer te porta. Malheur, veux-tu accoster ? Malheur, tu veux à nouveau toi-même traîner ton propre corps ? "

Zarathoustra répondit : " J’aime les hommes.

- Pourquoi donc ? dit le saint, suis-je parti dans la forêt et la solitude ? N’étais-ce pas parce que j’aimais par trop les hommes ?

Maintenant j’aime Dieu : les hommes je ne les aime pas.

L’homme pour moi est une chose trop imparfaite. L’amour pour l’homme me tuerait. "

Zarathoustra répondit : " Qu’ai-je parlé d’amour, j’apporte aux hommes un présent !

- Ne leur donne rien, dit le saint, décharge-les plutôt de quelque chose et porte-le avec eux, c’est ce qui leur fera le plus de bien : du moins si cela t’en fait à toi-même aussi !

Et si tu veux leur donner, ne leur donne pas plus qu’une aumône et encore laisse-la-leur mendier !

- Non, répondit Zarathoustra, je ne fais pas d’aumônes, je ne suis pas assez pauvre pour cela "

Le saint rit de Zarathoustra et parla ainsi : " Tâche de leur faire accepter tes trésors ! Ils se méfient des ermites et ne croient pas que nous venions pour donner.

Nos pas rendent à leur gré, un son par trop solitaire à travers les ruelles. Et quand la nuit dans leur lit ils entendent un homme marcher, longtemps avant que le soleil ne se lève, ils se demandent certainement : où veut donc aller le voleur ?

Ne vas auprès des hommes, reste dans la forêt ! Mieux vaut encore aller avec les animaux. Pourquoi ne veux-tu pas être comme moi - un ours parmi les ours, un oiseau parmi les animaux ?

- Et que le saint dans la forêt ? " demanda Zarathoustra.

Le saint répondit : " Je fais des chansons et je les chante et quand je fais des chansons, je ris, je pleure et je grogne : c’est ainsi que je loue Dieu ! En chantant, pleurant, riant et grognant, je loue le dieu qui est mon dieu. Mais toi que nous apportes-tu en présent ?

Lorsque Zarathoustra eut entendu ces mots, il salua le saint et dit : " Qu’aurais-je donc à vous donner ? Mais vite, laissez-moi partir que je prenne rien ! " - Et ainsi, ils se séparèrent, le vieillard et l’homme, en riant tout à fait comme rient deux jeunes garçons.

Mais quand Zarathoustra fut seul, il parla ainsi à son cœur : " Serait-ce donc possible ! Ce vieux saint dans sa forêt, il ne l’a donc pas encore appris que Dieu est mort ! "