La Faute et Voltaire,
la Faute et Rousseau

ou comment sauver Dieu du Déluge
par Daniel Poza-Lazaro

Dieu que la Ville est calme ce matin...

On pourrait croire qu’elle sommeille, elle ne dort plus pourtant ; elle se réveille, lentement, doucement, passablement engourdie.
Toutes les paroisses de la grande Cité savent bien que la journée sera longue, mais qu’elle sera belle aussi pour peu que la fête soit réussie, et qu’il ne dépend que d’elles qu’elle le soit.
Car c’est jour de fête à Lisbonne en ce tout premier jour de novembre 1755, comme dans les plaines fertiles de l’Alentejo ou sur les hauteurs calcaires de l’Algarve, comme à Leiria, Coimbra, Evora ou Beja, comme à Faro, Porto, Sines ou Guimaraes, comme à Recife et Pernambouco, Goa ou Macao, comme partout ailleurs dans le royaume de Lusitanie et dans l’empire du Portugal : c’est jour de Toussaint, la fête de tous les saints, ces intercesseurs exemplaires, ces martyrs irréductibles, ces modèles de miséricorde, qu’il convient d’honorer et de suivre avec le plus grand respect.
Ferveur et solennité, la Ville saura se montrer à la hauteur de l’événement.
Qui, en effet, peut douter un seul instant d’une communauté possédant en sa circonscription plus de quarante paroisses, près d’une soixantaine de couvents et pas moins de 121 oratoires dont la plupart ont été édifiés en ex-voto pour se garantir des possibles fléaux et remercier ces parangons de la vraie Foi qui résident quelque part dans les cieux ?

Car Lisbonne aime ses saints, il ne faut point en douter. Il suffit, pour s’en convaincre, de compter le nombre ahurissant de reliquaires dont la Ville s’honore et se vante; ces écrins d’or, d’ivoire et de soie, carrés, rectangulaires ou cruciformes, tous finement ciselés que chaque paroisse conserve jalousement en son sein et à l’intérieur desquels reposent quelques boucles virginales, un ossement, une rognure d’ongle, une partie de crâne ou un infime morceau de clou, de corde, d’épine et de tissu susceptible d’avoir touché l’enveloppe charnelle du Bienheureux. Et parmi ces figures bienveillantes dont les images pieuses et naïves agrémentent les places et les faubourgs, il en est une que le peuple préfère entre toutes : celle de Saint Antoine de Padoue, saint parmi les saints, puissant thaumaturge, expert en bonheur conjugal et en objet retrouvé, qui, comme son nom ne l’indique guère, naquit à Lisbonne six siècles auparavant sous le nom de Fernando de Bulhoes -et que l’on priera davantage, d’une dévotion plus ardente encore, d’ici quelques heures...
Oui, Lisbonne aime ses saints, mais Lisbonne goûte également les fêtes et les cérémonies : les courses de toreaux, bien évidemment, quand les bêtes cornues courbent leurs échines ensanglantées dans le vacarme assourdissant de la foule en liesse ; et ces longues processions que le Saint Office de l’Inquisition offrent à la plèbe enchantée chaque fois qu’il s’agit de purifier l’Eglise par le feu en expurgeant le sol catholique de ses sorcières, de ses juifs et de ses hérétiques, actes de foi sublimes dont le nom portugais est en passe de s’imposer partout en Europe, Auto da fé...

Pour l’heure, le soleil hésite encore à faire poindre ses rayons ; il est vrai que les automnes sont souvent pluvieux à Lisbonne, mais aujourd’hui le ciel est d’un bleu vif, la température clémente, présages favorables dont il faut se réjouir.
Au port, toutefois, le mouvement est déjà perceptible ; sur le parvis des quais lustrés, les portefaix dégoulinant de sueur et d’eau ont commencé leur incessant manège : levées et dépôts, couffins et fardeaux, balles et caisses sur le dos, les reins brisés sous le poids de la manoeuvre ; bien campées derrière leurs étals des marchandes édentées, suffisamment girondes et vulgaires pour inspirer confiance, apostrophent le chaland : la pêche a été belle, la pêche a été bonne, admirez ces poissons comme ils sont frais, approchez, voyez vous-mêmes messire, soles, dorades et cabillauds -les gabarres viennent à peine de les décharger- et le tout pour quelques malheureux réaux, une misère vous dis-je, hâtez-vous d’en profiter, il n’y en aura peut-être pas pour tout le monde...
A l’entour, les vents océaniques diffusent le parfum des sardines grillées qui se mêlent curieusement à la rosée des embruns. A l’arrière, solidement arrimés, des trois mâts et des soixante quatorze canons, les vergues dévoilées, se laissent bercés par la houle marine ; auprès d’eux, les rameurs des embarcations rompues au déchargement des richesses tropicales paraissent minuscules.
Au loin, mer de paille, le Tage dédaigneux, qui se préserve encore de la moindre agitation, resplendit d’impassibilité ; et depuis les collines de l’Alfama, imposant belvédère, présence protectrice, le château Saint-Georges semble veiller sur la Ville.
Celle-ci émerge enfin... La paresse n’est plus de mise.

Aujourd’hui, néanmoins, la « Cité aux sept collines » (surnom flatteur qu’elle partage avec la ville de Rome) se met en branle plus lentement que de coutume.
En cet instant, d’ordinaire, les boutiquiers ont déjà tous débâclé leurs portes et ouvert leurs échoppes, les passages se font plus difficiles dans les ruelles encombrées de la capitale, les carrosses s’exposent aux embouteillages et aux emboutissements, les chaises à porteur remplies de dignitaires emperruqués revêtus de rubans en sautoir et de chasubles d’or rivalisent d’ingéniosité pour se faufiler sans coup férir ; on badine allégrement sur le pas de la porte, on se chamaille aussi, on s’invective, on se menace, on se bouscule même (quand la surveillance débonnaire de la maréchaussée le permet) : on s’octroie péniblement une parcelle de territoire gagnée de haute lutte...
Ceux-là se précipitent à un rendez-vous dont ils espèrent l’issue favorable, ceux-là errent sans motif n’attendant rien de l’heure à venir, ceux-là se rencontrent par hasard qui ne se sont vus depuis longtemps... Autour d’eux, des chiens sans collier viennent flairer, la truffe en éveil, les détritus que les seaux déversent des fenêtres dans l’espoir d’y trouver un début de pitance ; dans les venelles, les rigoles charrient de partout des liquides aux fragrances douteuses ; entre hennissements et ruades, les sabots déferrés martèlent le pavé ; comme les cailloux du Petit Poucet, le crottin qui jonche le sol indique la voie à suivre à l’adresse de ceux qui semblent avoir perdu la leur ; dans les rues, l’accident guette à chaque pignon et s’exerce impitoyablement sur les plus maladroits : aussi, est-il toujours recommandé de garder un œil sur l’immeuble sous lequel on passe au risque de croiser quelques tuiles ou poutrelles tombées du ciel, capables de vous fracasser le crâne sans autre forme de procès...
Les embarras de Lisbonne, s’ils ne valent pas ceux de Paris, ne sont pas des moindres !  

Ce sont au bas mot 200 000 âmes que la capitale portugaise accueille chaque jour en son giron, 200 000 âmes pieuses ou mécréantes, innocentes ou perverses, désabusées ou frénétiques, 200 000 âmes qui se répandent, selon l’humeur, à travers les veines et les artères de la ville : ici, des soldats émérites venus quérir leur solde auprès des autorités compétentes, des mendiants aguerris et roublards exhibant leur infirmité dans l’espoir de susciter l’aumône des confréries, des godelureaux de bonne famille troussant l’épigramme à la taverne depuis que deux yeux noirs, au sortir d’une église, leur ont retourné l’esprit et transpercé le coeur, des médecins accourus au chevet d’un patient livide dont la dernière saignée ne semble pas avoir eu l’effet escompté ; là, des ministres affairés et fébriles se rendant au Conseil dans l’attente impatiente des dernières nouvelles du Nouveau Monde, des forgerons en fusion battant le fer en cadence dans leur atelier, des bretteurs en effusion le croisant dans leur salle d’armes, des clercs et des notaires acharnés cloîtrés dans leur office et quelques moines, clercs aussi, plus décharnés encore, achevant le leur... Et combien d’autres vaquant à leur occupation, valets et vagabonds, artisans et fonctionnaires, courant on ne sait où, trop nombreux pour les dénombrer tous, mais qui, chacun, par l’ambition de leur projet et les finalités de leur entreprise, mériterait notre attention ?

Aujourd’hui cependant, la Ville s’est délestée d’une partie de son exubérance habituelle, car c’est jour de fête et de recueillement, jour de Toussaint.
Les rues n’ont pas été désertées pour autant, et l’on distingue au dehors le trot des montures et les apostrophes stridentes des porteurs d’eau qui passent de maison en maison, leurs tonneaux à l’épaule. A l’intérieur des habitations lisboétes, certains se préparent pour se rendre à la messe de dix heures ; d’autres, plus matinaux sont déjà sur place et communient : d’autres encore, parmi les grandes familles aristocratiques, possédant leur chapelle privée, assisteront à la cérémonie sans sortir de chez eux. Dans la pénombre des lieux de culte, délicatement placées sur les autels, bougies et lampes à huile brûlent de concert. Calices, ciboires, et ostensoirs se tiennent à portée de main ; rassurante prédisposition de la liturgie... Dans les églises aussi bien que dans les couvents, dans les chœurs aussi bien que dans les nefs, alors que résonnent à l’unisson, les chants de louanges que les créatures adressent à leur Créateur, sondées au plus profond des cœurs, il est d’autres incantations, plus personnelles, plus intimes -que l’on taira à son voisin comme à ses proches- qu’il n’est possible de formuler que dans le silence de la prière et qui ne doivent être entendues que d’Un Seul et Unique : promesses propitiatoires et prophylactiques, implorations dramatiques, demandes de faveur et vœux de réussite, engagements majeurs en contrepartie d’un exaucement rapide : amoncellement de requêtes et de suppliques jugées prioritaires par leurs auteurs et censées monter directement au ciel... Qu'espèrent-ils donc obtenir de la Providence, tous ces croyants, qu'ils ne possèdent déjà? La santé, la l'amour, l'argent? La Gloire, peut-être?

Mais tous, autant qu’ils sont, qu’ils soient à demeure, au dehors ou à l’église, qu’ils habitent les hauteurs, les pentes ou les contrebas, ne sentent-ils pas flotter dans les airs une atmosphère étrange, étrangement lourde, comme indéfinissable ?
Et ce brouillard rougeâtre qui, parfois, à l’aube ou au crépuscule, accompagne les mouvements du soleil depuis les derniers jours d’octobre, ne s’en inquiètent-ils pas ?
N’ont-ils vraiment rien remarqué ? Ni l’infime vibration des meubles sur le plancher, ni la légère oscillation de l’eau dans les carafes ?
Sont-ils à ce point accaparés par leurs affaires, qu’ils ne se soient pas aperçus de la grande nervosité qui saisit les bêtes dans les chenils et les écuries depuis ce matin ? Et de la soudaine disparition des animaux sauvages, ne s’en sont-ils pas rendus compte ?
Visiblement non...
Et le roi dans son palais, que fait-il ? Et à quoi pense-t-il ?

Le roi ne fait rien, le roi ne pense à rien ; le roi s'est absenté de Lisbonne... Il a passé la nuit à Belém avec sa famille et une partie de sa Cour : José Ier a cédé aux instances de sa fille qui souhaite se reposer et passer quelques jours à la campagne, loin des miasmes de la Ville.
Il l’ignore encore, mais grand bien lui en a pris... 

Pour tous ceux qui voudront l’imiter par la suite, il est déjà trop tard.

 ***

A en croire le témoignage des survivants, la catastrophe aurait débuté un peu avant dix heures du matin. Une décharge tellurique prodigieuse, comme si la Terre hurlait de douleur à son écartèlement...
Les habitants auraient alors ressenti la violence de la première secousse, puis une seconde, le sol se dérobant sous leurs pieds ; ils l’auraient vu par endroit se fendre et s’ouvrir, accompagné de craquements formidables ; des fissures, devenues failles en l’espace de quelques secondes, se seraient transformées en crevasses larges de cinq mètres d’où se seraient échappées des vapeurs sulfureuses et des giclées de sable.
On dit que la deuxième secousse par sa proximité aggrava le sentiment de confusion générale, mais que la troisième fut bien plus terrible encore, que celle-ci provoqua une effroyable panique à mesure que s’effondraient les premiers édifices : ponts, fabriques et moulins, chaumières et ministères, tous ces bâtiments superbes ou dérisoires, faits de marbres et de bois, d’un poids identique sur les deux plateaux du malheur, pareillement méconnaissables sous les effets de l’arasement.

On dit aussi que, malgré sa virulence, le vacarme des effondrements ne parvint pas à couvrir les hurlements inhumains des rescapés en détresse courant en tous sens, à perdre haleine ; le père à la recherche du fils, le fils à la recherche du père, la mère prenant sa fille dans ses bras et quittant la maison dont les murs risquent de s’écrouler, la fille se désolant d’avoir abandonné, le temps d’une course, sa vieille mère près de l’âtre et se précipitant chez elle... Tumulte indescriptible, cris de terreur, confusion et entrelacement des prénoms échangés, affaissement des toits, chute des cheminées, éventrement des salons, éboulement des façades, lézardes meurtrières, bris et débris, éclats de verre, monceaux de chairs, lambeaux sanglants, nuages de cendre et de poussière, exhalaisons étouffantes, amas en tout lieu ; matières de la dévastation...

 Bientôt, les émanations du gaz sulfurique rendirent le ciel tout noir. Beaucoup, présents sur les lieux du sinistre, crurent alors advenue l’heure du jugement dernier.
Où se cacher désormais dans cette ville infernale qui flamboie et s’asphyxie à mesure que les incendies se déclarent quartier après quartier ?
Sur les quais, dirent certains, qui semblaient avoir été moins touchés par le cataclysme.
On s’y rend, on s’y mêle, on s’y presse, apeuré et transi, comme une horde sans maître...
Mais ce matin, en un nouveau spectacle, la Nature insatiable semble vouloir montrer aux hommes ébahis l’étendue de sa puissance ; trembler ne lui suffit pas, elle peut bien davantage. Soudain, irréversiblement, la mer se retire ; sur quelques mètres au début, sur quelques dizaines par la suite ; elle laisse apparaître, comme dans un mauvais rêve, les épaves innombrables qui jonchent d’ordinaire les fonds sablonneux à l’abri des regards et des tentations : coques retournées, cales vaseuses, pleines et perdues, proues arrachées des navires dont les figures féminines aux longues chevelures semblent dormir paisiblement sur le ventre, ancres noires tachetant la clarté de l’arène, ballots laissés à l’appétit des poissons, caisses en voie de putréfaction dont les chaînes et les serrures protégent toujours les cargaisons importées « do Brazil » ; contemplations funestes, comme s’il fallait ajouter aux désastres du jour les naufrages du passé....

Il suffit, semble en avoir décidé l’Océan, les hommes en ont assez vu, recouvrons tout cela, non d’un voile pudique -comme le prétend l’expression consacrée- mais d’une lame monstrueuse à jamais mémorable ! Reflux et flux, plus fulgurant encore, colère dévastatrice des éléments, moins d’une heure après le tremblement de terre, alors que ses répliques continuent d’affoler la population, un terrible raz de marée vient submerger le port et le centre de la ville avec des vagues de vingt pieds de haut !
Et pourtant, beaucoup s’obstinent à penser que le salut viendra des eaux, et qu’il faut pour fuir au plus vite cet endroit maléfique, s’en remettre au Tage. Ce sont alors de nouvelles scènes hallucinantes qui se donnent à voir : la course aux chaloupes s’exerce sans pitié, le peuple le cède à la populace et la foule à la tourbe : malheur aux plus faibles, malheur aux vaincus ; on s’y précipite en foulant les morts aux pieds, on s’y jette, on s’y accroche, on joue des coudes, des poings et des pieds en défendant sa place au dépend d’autrui, on protège un proche à l’encontre de l’inconnu ; des dizaines et des dizaines de corps compressés dans des embarcations bien trop petites pour endurer pareille contenance ; et souvent, pour rendre compte des folies humaines et des lois de la physique, de terribles chavirages...

***

Les témoins du carnage ont prétendu qu’il leur était impossible de décrire avec de simples mots le degré d’anéantissement dans lequel la catastrophe avait laissé la ville. Des ruines, des cadavres, des cadavres sous les ruines, d’autres dans le fleuve, par centaines, par milliers, par dizaine de milliers...
Et pourtant, les mêmes affirment que, par un instinct de conservation propre aux hommes soumis aux pires extrémités, la vie reprit ses droits promptement, les secours ne tardant pas à s’organiser.
A la fureur désordonnée de la Nature, se substitua rapidement la violence ordonnée de la Politique.
« Enterrez les morts, nourrissez les vivants... » tels furent les mots d’ordre que Sesbatiao José de Carvalho e Melo, futur marquis de Pombal et ministre le plus influent de José Ier, décréta sur le champ.
« Enterrer les morts... », La mesure pragmatique s’impose pour des raisons évidentes d’hygiène, il convient avant toute chose d’éviter la contagion épidémique ; et pour y parvenir, il s’agit de parer au plus pressé en regroupant les cadavres. Bien vite, cependant, les Autorités prennent conscience de l’énormité de la tâche, les inhumations succèdent aux inhumations (souvent collectives dans de grandes fosses communes), et malgré tout, cela ne semble suffire. Aussi, Pombal écrit-il au Cardinal Patriarche afin que l’on dispense certains défunts des bienfaits de l’enterrement en immergeant de nombreux corps au large des bouches du Tage...   Face à l’urgence et en dépit des normes ecclésiales qui insistent sur la nécessité d’une sépulture chrétienne, le prélat donne son accord à condition qu’un rituel religieux soit organisé au préalable, c’est ainsi que l’on pratique pour les marins qui, en pleine mer, meurent à bord des bateaux...
« Nourrir les vivants... » Certes, et faire en sorte, de surcroît, que ces derniers ne le fassent pas d’eux-mêmes par la force et dans la plus totale anarchie. Comme souvent, à l’occasion de telles calamités, des scènes de pillages et de vandalisme se sont ajoutées au tableau de la désolation. A la recherche de vivres pour certains, à la recherche d’objets précieux (devenus soudainement des proies faciles) pour d’autres, des bandes de scélérats et de malandrins visitent sans ménagement un nombre considérable de bâtiments pour y vider les armoires, les coffres, et, suprême sacrilège, les tabernacles... Pombal ne peut tolérer qu’une telle situation se prolonge. L’Etat, et l’Etat seul, doit exercer le monopole de la violence légitime. En guise de rappel, le marquis fait ériger plusieurs échafauds aux carrefours névralgiques de la ville, mais la menace ne semble pas dissuader les pillards de suspendre leurs crimes ; pour les y inciter de façon radicale, 34 d’entre eux seront pendus hauts et courts dans les jours qui suivent, et leurs corps longuement exposés en place publique...

Pombal multiplie les décrets et les ordonnances. Ainsi, pour éviter la pénurie alimentaire et les tensions qui en découlent, les poissons vendus sur les quais doivent être exempts de tout droit et taxe. Oui, le retour à l’ordre exige un retour au calme ; et pour ce faire, les troupes royales appelées en renfort pour déblayer les gravas clôturent également les abords de la cité afin d’empêcher les survivants de s’enfuir et d’encombrer ainsi les routes avec leurs chariots de fortune. Car nul ne sera de trop pour aider au troisième défi qui s’impose au gouvernement : l’extinction des incendies qui ravagent ce qu’il reste de Lisbonne. Les cierges et les cheminées les ont allumés dans leur chute, les torches des pillards jetées au terme de leurs visites les ont amplifiés, ce maudit vent du nord-est qui continue à souffler facilite leur propagation.
Dans certaines parties de la ville, les flammes sont si hautes qu’on les distingue depuis Santarem, à trente kilomètres de là !
Il faudra six jours et six nuits pour venir à bout du brasier...
Le bilan est d’une ampleur incommensurable.
Par où commencer ?

Aucun quartier qui ne soit sorti indemne du désastre, certains moins touchés que d’autres cependant du fait de leur situation, le Bairro Alto par exemple ; certains totalement détruits au premier rang desquels la Baixa, la ville basse, incluant le Terreiro do Paço (la Place du palais royal) et le Rossio. Sur les 20 000 maisons construites à Lisboa, 3000 sont encore habitables après le séisme. Les couvents ? Endommagés à 90% Les hôpitaux ? Endommagés de même. Les églises ? La plupart des victimes sont mortes à l’intérieur. L’Opéra ? Un pur chef d’œuvre de cendres et de décombres. Les 70 000 volumes de la Bibliothèque royale ? Partis en volute. Les tableaux de Corrège, du Titien et de Rubens ? En fumée. Les mémoires conservés dans les archives de la maison de Bragance ? Disparus à jamais. Les pierreries et les bois tropicaux entreposés dans la Casa da India ? Bel et bien carbonisés. Le palais de la Ribeira ? Plus de palais de la Ribeira. Les boutiques de la Rua Nova ? Plus de boutiques de la Rua Nova.
Et le reste à l’avenant... Une trentaine de demeures palatiales perdues à jamais et tout leur patrimoine avec (tentures et tapisseries, porcelaines et joaillerie, vaisselle et argenterie, objets du culte, mobilier rare), des navires coulés et des compagnies étrangères pleurant les marchandises englouties (on estime à huit millions de livres tournois la perte respective des négociants anglais et hambourgeois).

Pour les victimes, la comptabilité macabre offre d’impressionnantes fluctuations, les chiffres divergent, les rumeurs les plus folles circulent et s’emballent : 50 000 ? 70 000 ? Jusqu’à 90 000 morts pour les estimations les plus hautes. Pombal avance 8000 décès pour minorer l’événement. Les historiens retiennent désormais une fourchette basse, entre 10 et 12 000, mais les contemporains de l’événement garderont à l’esprit les estimations les plus élevées.
Et pendant que Lisbonne enterre ses innocents et commence à dégager ses ruines, il est un troisième bilan qui s’amorce déjà au-delà des considérations matérielles et humaines ; un bilan plus délicat encore car se tenant sur ce terrain meuble et toujours malaisé que l’on nomme la morale.

Parmi les prédicateurs qui s’adressèrent aux populations désemparées dès les lendemains de la tragédie, nombreux furent ceux qui la présentèrent comme une punition divine, un châtiment mérité à l’endroit d’une cité vicieuse et corrompue, et qui sollicitèrent pour adoucir le courroux du Très-haut force processions et moult pénitences. Aussi, vit-on devant ces églises souvent dédiées à Notre-Dame (qu’elle fût de « la Nécessité », des « Martyrs », de « la Grâce », de « la Merci » ou des « Lumières »), des regroupements d’hommes et de femmes agenouillés, certains les bras chargés de crucifix, d’autres se frappant la poitrine, répétant inlassablement, comme une litanie : « Misericordia meu Deus ! Misericordia meu Deus ! » et d’autant plus inquiets que la ville eut à subir 500 secousses jusqu’à la fin de l’année.

Le plus virulent de ces polémistes, le Père Gabriel Malagrida, jésuite italien et ancien confesseur du Joao V, refusa non seulement d’attribuer une cause naturelle au désastre, mais condamna en outre l’idée même d’une reconstruction. Pombal fit pression sur les autorités ecclésiastiques pour éloigner le vieil homme et le reléguer à Setubal...
Au-delà du contexte historique et des rapports de force tendus qui opposaient le ministre à la Compagnie de Jésus, cet affrontement en dit long sur les réactions et les interprétations suscitées par un tel événement.
Quelle vision du monde après le désastre de Lisbonne ?
Une telle question ne pouvait que susciter des remous.
Un tel débat ne pouvait que s’ouvrir...

 
II
 

En Europe et en dehors du continent, l’onde de choc fut massive.

Même si les instruments de mesure faisaient défaut à l’époque et que la sismographie n’était encore qu’une science balbutiante, on estime à 8,5, 8,7, la magnitude du tremblement de terre sur l’échelle de Richter. Son épicentre a longtemps fait débat ; quoique discuté, on le situe généralement dans l’Océan atlantique, non loin du détroit de Gibraltar, à moins de 200 kilomètres du Cap de Saint-Vincent, aux frontières de la plaque européenne et de la plaque africaine.

De fait, à l’instar de Lisbonne et du Sud du Portugal (l’Algarve), le Maroc eut à subir de graves dommages et d’importantes destructions furent observées à Fès, Mekhnès et Marrakech ; le nombre des victimes, fort mal connu, pouvant s’élever, là aussi, à plusieurs milliers.
Les secousses furent ressenties sur tout le vieux continent, jusqu’en Finlande dit-on ; le lac Léman, d’ordinaire si placide, s’agita quelque peu, et dans ses « Mémoires » Casanova, alors emprisonné aux « Plombs » de Venise, se souvient d’avoir vu ce jour-là la poutre principale de sa cellule tourner à droite, puis à gauche, insuffisamment cependant pour s’effondrer... L’espace océanique fut touché dans son ensemble : des vagues géantes heurtèrent les rivages d’Albion, Madère et les Açores furent meurtries de même ; et de l’autre côté de l’Atlantique, aux Antilles, des tsunamis vinrent frapper des îles comme la Martinique et la Barbade.

 En dépit de la relative lenteur des moyens de communication, la nouvelle de la catastrophe se répandit assez vite à Londres, à Paris, à Vienne et dans les autres capitales européennes : ainsi, l’agronome Duhamel du Monceau put-il le 20 décembre donner lecture devant l’Académie des sciences de Paris d’un courrier envoyé un mois auparavant. Cette diligence médiatique fut principalement le fait des négociants et des diplomates : marchands allemands et surtout britanniques (car depuis 1703 et le Traité de Methuen l’Angleterre jouit de privilèges relatifs à l’exportation de certains produits de luxe), nonce apostolique, consul de la République de Gênes ou ambassadeur de France, tous ces témoins oculaires se chargèrent dans leurs correspondances et leurs dépêches de brosser un tableau édifiant -avec force détails, mais non sans quelques variantes- de la présente situation.

Nombre de ses sources furent abondamment reprises dans ces périodiques culturels et souvent francophones dénommés « gazettes » au premier rang desquels figuraient Le Courrier d’Avignon, La Gazette d’Amsterdam ou Le Journal Etranger, ce mensuel de 200 pages dirigé par Fréron et connu pour la valeur de ses correspondants distingués.
Entre lyrisme et consternation, ces comptes-rendus et ces récits circonstanciés non dépourvus d’emphase et prompts à la citation latine (le vers de l’Enéide  « Hic locus ubi Troja fuit... / Ce lieu où Troie s’élevait... connut à cet égard un vif succès) parvinrent à marquer les consciences par un subtil mélange de considérations générales et anecdotiques : la mort déplorable du « jeune Racine », le petit-fils du dramaturge, et celle non moins tragique de l’ambassadeur d’Espagne, le comte de Perelada, écrasé par l’écusson de pierre qui surmontait la porte de son hôtel alors qu’il tentait de s’échapper dans la rue, fournissent à ce sujet deux exemples remarquables.
Instruits au même rythme, bouleversés en de semblables proportions, les Etats d’Europe manifestèrent leur émotion en apportant une aide matérielle de premier plan à la ville sinistrée. A ce petit jeu, l’Espagne de Fernando VI et l’Angleterre de Georges II se montrèrent les plus généreuses, les marchands de Hambourg consentirent à un don de 100 000 thalers, et de toute part royaumes et républiques fournirent vivres et argent. Là encore, les contemporains recoururent à un haut fait de l’Antiquité (le tremblement de terre de l’île de Rhodes en 227 avant J.C et le secours apporté par les autres cités méditerranéennes) pour exalter, à titre comparatif, la magnanimité de leur geste.
Ces réactions perçues à l’échelle continentale illustrent admirablement un des faits culturels majeurs du XVIIIème siècle : à savoir, la lente (mais inexorable) émergence d’une opinion publique. Mais plus encore que la diffusion rapide de l’information, plus encore que l’aide offerte, ce sont les productions artistiques et les débats intellectuels suscités par le drame qui confirment avec force cette évolution majeure de la sphère socio-politique.

 Donnée incontestable, la catastrophe de Lisbonne fut une source particulièrement féconde pour les artistes et les penseurs.
Dans le domaine théâtral, deux pièces verront le jour dans les années qui suivent, une en Prusse, une autre en France, une tragédie en cinq actes platement intitulée « Le tremblement de terre de Lisbonne », écrite par l’avocat Jean-Henri Marchand sous le pseudonyme de maître André, « perruquier ». L’intrigue s’inspire d’un épisode singulier (mais probablement fictif) du désastre : la mort de comte de Ribeira et de sa bien-aimée, le jour même de leur mariage, emportés dans le bateau qu’ils avaient pris pour refuge...
Dans celui des arts graphiques, Philippe le Bas, premier graveur du cabinet du roi, publiera à Paris en 1756 un Recueil des plus belles ruines de Lisbonne  où se lit déjà ce goût certain pour les pierres désoeuvrées ; goût que viendra bientôt renforcer l’identification du site de Pompéi et qui préfigure déjà les tableaux d’un Hubert Robert ou l’esthétique anglaise des romans gothiques.
Ce sont toutefois, et de loin, les versificateurs et autres rimailleurs qui se montreront les plus inspirés et les plus prolixes. Rédigés en portugais, en espagnol, en anglais, en allemand, en danois ou en suédois, leurs poèmes, sous forme d’odes et d’épîtres, abondent dans les premiers mois du drame. Dans le cas français, anonymes ou signés, volontiers épiques et descriptifs ou plus communément religieux et moralisateurs, œuvres de littérateurs ne reculant ni devant la pompe, ni devant l’emphase, ils sont abondamment recensés et commentés dans Le Mercure de France, Le Journal de Trévoux ou Le Journal des Savants.
L’Année littéraire résumera cette appétence créative d’une formule heureuse : « Les convulsions de Cybèle en donnent  à Calliope... »
Ce déversement d’alexandrins et d’octosyllabes ne doit pas nous surprendre, l’époque a l’habitude de versifier en toute occasion, au moindre événement public jugé digne d’intérêt, qu’il s’agisse d’une naissance princière ou une bataille décisive. C’est là l’occasion pour les auteurs de se faire remarquer et de s’offrir ainsi ce qui importera tant au « neveu de Rameau » : les grâces et la table ouverte d’un protecteur. Que les Muses aient cherché dans leur traitement pathétique à déclencher les fureurs lacrymales ne doit pas non plus nous étonner , ce siècle-là a plutôt la larme facile et commence à trouver le « frisson terrible » terriblement agréable.

 Toutefois, l’uniformité des modes de réception et de réaction ne doit pas nous cacher sous un unanimisme de façade la dimension puissamment polémique de l’événement. Le thème (il est question ici de la Providence) est diablement porteur et le terreau sur lequel il s’enracine doublement propice. En effet, le milieu du XVIIIème fut également (et peut-être surtout) le lieu d’un affrontement idéologique particulièrement sévère entre deux camps diamétralement opposés, et les espaces publics qui leur furent offerts en partage ne firent qu’accroître par leur diversité  la violence et l’intensité de leurs combats.
Le XVIIIème siècle est fréquemment appelé le « siècle des Lumières ». Ce courant de pensée qui ne se résume pas au seul royaume de France (on parle de « Enlightenment » en Angleterre et de « Aufklärung » dans les Etats germaniques) est un mouvement intellectuel croyant fermement aux progrès de l’humanité par l’extension de l’éducation et la diffusion de la culture. Ces penseurs érudits et ces savants écrivains, que l’on regroupe à l’époque sous le nom de « Philosophes », non sans une pointe d’inquiétude et de mépris dans la bouche de leurs adversaires, critiquent ouvertement tous les abus et les dysfonctionnements qui entravent, à leurs yeux, la mise en action de leurs idéaux. Leurs récriminations portent sur de nombreux points dont plusieurs essentiels : les pouvoirs excessifs du monarque absolu, les inégalités sociales et le bien fondé des privilèges les induisant, le fanatisme, les superstitions et le pouvoir de l’Eglise. Contre eux s’insurge le parti dit des « Dévots », courant conservateur et catholique, au premier rang desquels figurent les Jésuites et la Sorbonne, qui s’alarme et se scandalise des innovations pernicieuses sans cesse défendues dans les ouvrages « philosophiques ».
L’époque est donc à la dispute, les sources de conflit ne manquent pas, les duels littéraires font flores et même la musique se révèle incapable d’adoucir les mœurs... En effet, ne vient-on pas récemment de s’écharper à Paris, à la découverte de l’opéra bouffe de Giovanni Battista Pergolèse, La Serva Padrona, représentation qui vit s’affronter partisans de l’opéra français et zélateurs de l’opéra transalpin, dans ce que l’histoire retiendra sous le nom de « querelle des Bouffons » ?
Il est vrai que le combat s’est intensifié au milieu du siècle. Plus sûrs d’eux et mieux organisés, les Philosophes multiplient les ouvrages ambitieux et subversifs malgré les risques encore réels d’embastillement. Montesquieu a déjà proposé son Esprit des Lois (1748), Rousseau a exposé son Discours sur les Arts et les Sciences (1750), Diderot et D’Alembert ont initié depuis peu leur projet « encyclopédique » (1751) et Voltaire poursuit son œuvre prolifique commencée trois décennies auparavant  (Micromigas, 1752). La censure veille, mais Malesherbes à sa tête tergiverse, non sans ambiguïtés ; la marquise de Pompadour, maîtresse officielle du roi, se montre bienveillante à l’égard des idées nouvelles, et Louis XV n’est décidemment pas Louis XIV...
Malgré les divergences d’opinion et les différences de tempérament, les écrivains des Lumières font souvent preuve de solidarité ; ils échangent et correspondent entre eux, et certains, du fait de leur notoriété, s’entretiennent même avec les « despotes éclairés » des  royaumes lointains (Voltaire et Frédéric II de Prusse). Ils tentent d’instituer ce qu’ils nomment avec le plus grand sérieux et le plus fol espoir une « République des lettres », une construction collective et cosmopolite d’esprits indépendants et égaux capable d’instruire les sujets raisonnables : Bonheur, Justice et Liberté ; tout un programme...
Or, force est de reconnaître que dans la communication des savoirs et des opinions cette République des lettres se voit favorisée par l’émergence et l’intensification de nouvelles formes de sociabilité. En effet, à la rédaction des livres et aux échanges épistolaires s’ajoutent les discussions pertinentes des salons tenus par des femmes de qualité et d’influence comme Mme du Deffant ou Mme Dupin. Désormais, les cours et les antichambres royales ne sont plus les seuls lieux de mondanité où l’on parle... On s’exprime également à l’intérieur des loges maçonniques récemment fondées, on débat de même dans les Académies dont le réseau se densifie en Europe ; certaines d’entre elles se font remarquer en organisant des concours aux sujets potentiellement « sensibles » (les sources de l’inégalité parmi les hommes) que les journaux commenteront avec un malin plaisir, journaux que l’on lira sans doute à la table d’un café, comme celui de la Régence sous les arcades du Palais Royal, tout en buvant son chocolat entre deux parties d’échecs âprement disputées...

Dans ce contexte spécifique, il est bien évident que le « terramoto » de Lisbonne ne pouvait laisser indifférents les publicistes et autres lettrés, quelle que fût leur tendance. Non, monsieur, la guerre des idées ne se fait pas en « dentelles », et il n’est ni prudent, ni recommandé de laisser l’ennemi tirer le premier. La politesse, elle aussi, a ses propres limites...
Qui donc réagira le plus vite et décochera les premières flèches ?
A ce jeu-là, comme souvent, François-Marie Arouet fut l’un des plus rapides, François-Marie Arouet, plus connu sous le nom de Voltaire...

 ***

Grâce à son abondante correspondance (on a conservé, chiffre vertigineux, 23 000 de ses lettres), il est relativement aisé de suivre le cheminement intellectuel qui conduisit Voltaire à la publication de son Poème sur le désastre de Lisbonne.
Moins d’un mois après le séisme, l’auteur (qui vit alors en Suisse, près de Genève), évoque la catastrophe dans plusieurs lettres envoyées à ses amis Elie Bertrand et Pierre Pictet. Dans ces premiers courriers, il compatit à « l’horrible événement », pleure les « cent mille âmes ensevelies sous les ruines » : « Il ne reste plus une maison dans Lisbonne, écrit-il, le Portugal n’est plus, tout est abîme... » Cependant, dans ses propos, Voltaire ne se limite pas à la seule empathie, il se montre également acerbe et critique à l’encontre des tenants de « l’Optimisme philosophique » représentés par le poète anglais Alexander Pope. Comme il le signifiera plus tard à l’adresse du pasteur Jacob Vernet en des termes nettement moins châtiés : « (...) de cette affaire la Providence en a dans le cul. »

Dès le mois de décembre, des bruits courent dans la cité de Calvin que M. de Voltaire est en train de rédiger une pièce à ce sujet. La rumeur est en partie fondée, Voltaire écrit bien, non point un drame en cinq actes, mais un long poème qu’il nomme lui-même « sermon » avec ironie. Le 19 du mois, il soumet ses vers au jugement de son ami Fériol, comte d’Argental ; il en informe d’autres proches dans la plus grande discrétion : « il est des mystères qui ne sont faits que pour les initiés, vous êtes du nombre, mais ce nombre est bien petit » (lettre à Claude Thériot du 2 janvier 1756). Ce même Thériot, une fois l’œuvre connue, en loue la beauté mais conseille au philosophe, étant donné son contenu, de « la tenir encore dans son portefeuille. » Certains, plus inquiets, l’engageront même à la brûler purement et simplement. Mais l’ouvrage importe à son auteur, et la diffusion à Paris de vers médiocres, traitant du même thème et prétendument de sa main, l’incite à se découvrir. Il consent néanmoins à quelques concessions, édulcore le propos en ajoutant à la fin une vingtaine d’alexandrins qui sauve in extremis la notion d’espérance (dans le but explicite « d’apaiser les cerbères »).
Le poème sur le désastre de Lisbonne (long de 234 alexandrins) qui s’ajoute à celui sur la religion naturelle circule à Paris dans les premiers mois de l’année, l’ensemble finira publié à Genève en mai 1756 dans un in-octavo de 51 pages, augmenté d’importantes notes et commentaires philosophiques.

 Habitué aux joutes verbales, champion des bons mots sachant faire mouche, que la cible soit un dévot, un prélat, un monarque ou même un autre philosophe,Voltaire n’est pas homme à refuser le combat. Dans le cas présent, sa relative prudence est moins due au statut de ses adversaires qu’à la portée de son sujet, car ce n’est rien moins que de la personne de Dieu dont il est question ici ! En effet, le tremblement de terre de Lisbonne a eu pour conséquence intellectuelle de réactiver l’un des débats les plus anciens et les embarrassants de la tradition philosophique : la nature divine et le problème du mal.

Mal commis ou mal subi, mal moral ou mal physique, pêché, souffrance et mort, par la multiplicité de ses formes et la diversité de ses expériences, la question du mal est l’une des plus problématiques qui soient.
Le mal perpétré par un être humain sur un autre, même s’il afflige et révolte les esprits vertueux -et ce, malgré leurs divergences quant aux solutions proposées-, ne pose pas en soi un problème insoluble. On peut certes, comme certains à la suite de Platon, penser que nul ne fait le mal volontairement (cf. Le Gorgias), il n’en demeure pas moins vrai que la méchanceté est un fait manifeste et avéré. Que le mal soit constitutif de l’âme humaine, qu’il soit le fruit de l’ignorance, de la peur ou du désespoir, que l’on soit croyant ou non, que l’on use du pêché originel ou pas, la figure du mal, pour peu que l’on accorde quelque crédit à la liberté humaine, est une notion appréhendable et compréhensible.
La difficulté s’accroît singulièrement quand au mal commis chez les humains se substitue le mal subi et provoqué par une cause extérieure, une catastrophe naturelle par exemple. Qu’une cheminée s’écrase sur le lit d’un criminel, il sera toujours loisible d’y déceler la marque patente d’une justice divine, mais sur un berceau ? Qu’en déduire ? Que répondre au « scandale du mal » ? Comment le justifier ?
Le problème, déjà soulevé chez les Grecs où il est question de l’harmonie du Cosmos, devient nettement plus sensible dans la pensée judéo-chrétienne, car celle-ci, du fait de son monothéisme, octroie au Créateur des attributs mirobolants (omnipotence, omniscience, éternité...). Elle doit, dès lors, surmonter un obstacle majeur en se devant de concilier les trois assertions suivantes : Dieu est tout-puissant, sa bonté est infinie, le mal existe. Reformulé différemment, le problème se pose ainsi : si Dieu veut supprimer les maux et qu’il ne le peut, il n’est pas tout-puissant ; si Dieu peut les supprimer, mais qu’il ne le veut, sa bonté n’est pas infinie ; s’il le peut et le veut, pourquoi le mal existe-t-il ?

 Tout au long des siècles, philosophes et théologiens ont tenté d’apporter leurs réponses. Ainsi, chez Lactance (De ira dei), « Dieu peut tout ce qu’il veut, et il n’est en lui nulle faiblesse ni jalousie, il peut donc supprimer les maux, mais ne le veut pas. » De fait, si on supprime les maux, on supprime également la sagesse (ou la vertu) dont la raison d’être consiste précisément à supporter et surmonter l’amertume des maux. « Si l’on n'a sous les yeux que des biens, à quoi servent réflexion, discernement, connaissance et raison dès lors que partout où l’on tend la main, tout est adapté et approprié à votre nature ? » Les hommes ont reçu l’aptitude à connaître, cette aptitude a pour fonction de distinguer les biens des maux, et ce travail de distinction éprouve la sagesse humaine et doit permettre ou non d’atteindre la vie éternelle. Si Dieu a permis que les maux existent, c’est uniquement pour que le bien éclatât lui aussi.
Chez Saint Thomas d’Aquin (Summa theologica), le mal est perçu comme une privation, un écart entre la chose telle qu’elle devrait être (son essence) et ce qu’elle est réellement. Le mal n’existe pas réellement, dire que Socrate est aveugle ne fait pas de la cécité un être, ni une substance, mais la privation d’un bien que la créature est en droit d’attendre. En outre, ce que l’être humain déplore, lui qui n’a qu’un point de vue limité et partiel sur l’univers, est un fait nécessaire du point de vue du tout. L’univers pour être le meilleur possible doit en effet comporter des degrés de bonté, multiples et inégaux : la présence du mal contribue à la perfection ontologique du monde.
A l’époque de Voltaire, la pensée justificatrice prédominante demeure celle de Leibniz. Philosophe, juriste et mathématicien de renom (on lui doit le calcul infinitésimal), diplomate occasionnel et conseiller des Grands, écrivant indifféremment en latin, en allemand ou en français, Gottfried Wilhem Leibniz (1646-1716) demeure l’une des figures majeures de la philosophie classique aux côtés de Descartes et de Spinoza. Son œuvre métaphysique construit un système au centre duquel figure la notion de « monade », la substance d’énergie primordiale, une et indivisible. L’univers est constitué d’une infinité de monades distinctes et hiérarchisées qui coexistent par le biais d’une harmonie préétablie.
Désireux de dédouaner Dieu de l’origine du mal, Leibniz a rédigé en 1710 un Essai de Théodicée et forgé pour l’occasion le néologisme figurant dans le titre en associant les termes grecs de « Theos » (Dieu) et de « Diké » (Jugement). Comme le fait remarquer Claire Grignon, Leibniz reprend l’entreprise thomiste pour la porter plus en avant : « Il ne s’agit plus seulement de parvenir à montrer que la présence du mal dans le monde contribue à sa perfection ontologique, il s’agit de prouver que cet univers, tel qu’il est effectivement créé, doit être meilleur que tout autre univers possible ou imaginable ».
La source du mal n’a pas sa place dans la volonté de Dieu, mais dans son entendement. Ce dernier lui représente tous les possibles, et parmi eux, Dieu doit choisir la combinaison qui inclut le maximum de choses compatibles entre elles. L’existence du mal doit donc être comprise à partir du « principe du meilleur ». La « volonté antécédente » de Dieu considère chaque bien à part, en tant que bien, mais sa « volonté conséquente » est le résultat du conflit de toutes les vérités antécédentes. Par sa volonté conséquente, Dieu veut le meilleur, et ce meilleur peut comprendre une part de mal.
La défense providentielle telle que l’envisage Leibniz dans sa Théodicée a eu un impact certain sur les milieux intellectuels européens, on en perçoit l’esquisse ou l’écho dans des œuvres poétiques plus abordables qui ont facilité sa diffusion. On la retrouve déjà quelques décennies auparavant, simplifiée et sur un mode humoristique, chez le plus illustre fabuliste français, Jean de la Fontaine. Dans un de ses poèmes intitulé Le Gland et la Citrouille, l’auteur des Fables met en scène un paysan raisonneur du nom de Garo, qui a grands coups d’affirmations péremptoires conteste le bien fondé des options divines en matière agricole. Pourquoi diable faut-il se baisser ainsi pour ramasser les citrouilles alors qu’il aurait suffit de les faire pousser dans les arbres afin de les récolter sans effort ? Garo, fatigué d’avoir si puissamment réfléchi s’en va chercher le sommeil sous un chêne, et recevant alors sur le nez un gland tombé de l’arbre comprend aussitôt la vanité de son propos. Plaise au Seigneur qu’il se fût agi d’un gland et non pas d’une citrouille, la douleur aurait été tout autre ! Réflexion faite, Dieu a bien fait les choses...
De façon plus sérieuse et plus dramatique, Leibniz a également trouvé des partisans et des relais outre-Rhin et outre-Manche en la personne respective du philosophe Christian Wolff et du poète Alexander Pope. L’œuvre de ce dernier, son Essai sur  l’homme rédigé en 1732 (et rapidement traduit en français) connut un vif retentissement sur le continent. C’est dans ce long poème composé de quatre épîtres que se trouve la formule lapidaire et programmatique : « Whatever is, is right. »  L’Univers est une grande chaîne, tout est à sa place, tous les êtres sont pourvus de faculté qui leur sont propres et qui contribuent à former les liens : tout ce qui est, est bien...

Conscient de combattre un courant de pensée dominant, le « providentialisme », Voltaire choisit lui aussi le support poétique afin de porter une attaque qui se veut vive et tranchante. Ainsi, use-t-il d’un procédé rhétorique des plus efficaces en plaçant son morceau de bravoure dès les premiers vers de son œuvre. Prenant l’adversaire à parti et le lecteur à témoin, l’interpellation n’en est que plus vigoureuse. Ecoutons-le :

Ô malheureux mortels ! ô terre déplorable !
Ô de tous les mortels assemblage effroyable !
D’inutiles douleurs éternel entretien !
Philosophes trompés qui criez « tout est bien » ;
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés ;
Cent mille infortunés que la terre dévore,
Qui, sanglants déchirés, et palpitants encore,
Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours
Dans l’horreur des tourments leurs lamentables jours !
Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes,
Direz-vous : « C’est l’effet des éternelles lois
Qui d’un Dieu libre et bon nécessitent les choix ? »
Direz-vous, en voyant cet amas de victimes :
« Dieu s’est vengé, leur mort est le prix de leurs crimes
? »
Quel crime, quelle faute ont commis ces enfants
Sur le sein maternel écrasés et sanglants ?
Lisbonne, qui n’est plus, eut-elle plus de vices
Que Londres, que Paris, plongés dans les délices ?
Lisbonne est abîmée, et l’on danse à Paris.

 Pitié, indignation et empathie, la stratégie de Voltaire consiste à prendre le lecteur par le sentiment. Cette démarche sentimentale est centrale, et son usage est double.
Elle sert, en premier lieu, à déconsidérer l’adversaire en lui reprochant de ne pas avoir de cœur. Voltaire recourt alors à l’image antique du « suave, mari magno » forgée par Lucrèce dans son De Natura Rerum ; loin du danger, il est toujours facile de raisonner :

 De vos frères mourants contemplant les naufrages,
Vous recherchez en paix les causes des orages :
Mais du sort ennemi quand vous sentez les coups,
Devenus plus humains, vous pleurez comme nous.

 Mais elle sert aussi à se prémunir des critiques qui pourraient advenir du camp adverse.  Voltaire le sait bien, de la plainte à la révolte, la frontière est parfois ténue ; et tout emportement contre la Providence, comme le prétendent les Dévots, ne peut être motivée que par l’un des pêchés les plus impardonnables qui soient, l’orgueil ; ce dont Voltaire se défend :

 Compagnons de nos maux, permettez-nous les plaintes ( ...)
Demandez aux mourants dans ce séjour d’effroi
Si c’est l’orgueil qui crie « o ciel, secourez-moi ! »

 Et plus loin :

 Quand l’homme ose gémir d’un flambeau si terrible,
Il n’est point orgueilleux, il est sensible.

 Le recours à l’affect est donc l’entrée choisie par Voltaire pour porter sa critique contre les tenants de l’Optimisme philosophique. Intellectualisme insensible et inaudible en cas de malheur (« Cruels à mes douleurs, n’ajoutez pas l’outrage ! » ), l’Optimisme est incapable d’être une consolation :

 Les tristes habitants de ces bords désolés
Dans l’horreur des tourments seront-ils consolés
Si quelqu’un leur disait : « Tombez, mourrez tranquilles,
Pour le bonheur du monde on détruit vos asiles ;
D’autres mains vont bâtir vos palais embrasés,
D’autres peuples naîtront dans vos murs écrasés,
Le Nord va s’enrichir de vos pertes fatales ;
Tous vos maux sont un bien dans les lois générales ;
Dieu vous voit du même œil que les vils vermisseaux
Dont vous serez la proie au fond de vos tombeaux ? »

 Ou pareillement, quelques vers après :

 Ce malheur,  dites-vous, est le bien d’un autre être.
De mon corps tout sanglant mille insectes vont naître ;
Quand la mort met le comble aux maux que j’ai soufferts,
Le beau soulagement d’être mangé des vers !

 C’est une construction (subtile indéniablement, mais abstraite) que l’expérience conteste et réduit au néant. C’est un raisonnement logique et rationnel mais déraisonnable en ce sens qu’elle choque la raison, une démonstration « a priori » qui ne se peut démontrer dans les faits.

 Vous criez « Tout est bien »  d’une voix lamentable,
L’univers vous dément et votre propre cœur
Cent fois de votre esprit a réfuté l’erreur.

 Et

« Tout est bien, dîtes-vous, et tout est nécessaire. »
Quoi ! l’univers entier, sans ce gouffre infernal,
Sans engloutir Lisbonne, eût-il été plus mal ?

 A l’absence de preuve effective, Voltaire ajoute un second reproche, plus important encore, mais qui tient une place presque secondaire dans l’économie générale du poème ; malgré ce que prétendent Leibniz et ses zélateurs, l’Optimisme est bel et bien une limitation à l’attribut divin d’omnipotence :

 Borneriez-vous ainsi la suprême puissance ?
Lui défendriez-vous d’exercer sa clémence ?
(...) Dieu tient  en main la chaîne, et n’est pas enchaîné.

 Au terme de son réquisitoire, Voltaire parvient même à renverser l’accusation initiale d’orgueil :

 O rêves de savants ! ô chimères profondes !
(...) Et je ne vois en vous que l’effort impuissant
D’un fier infortuné qui feint d’être content.

 Voltaire rejette donc la justification du mal par le meilleur des mondes possibles. Cela ne suffit pas cependant, un rejet n’est pas une explication, et nous voilà revenus à la case départ, à la question initiale, ce que Voltaire nomme lui-même le « nœud fatal » :

 Pourquoi donc souffrons-nous sous un maître équitable ?

 Il reconnaît sans peine la difficulté d’une question qui obsède les peuples depuis la nuit des temps. C’est précisément cette question qui distingue les êtres animés -et tout particulièrement l’homme- du reste de la création. Le vase ne viendra pas se plaindre auprès du potier de sa fragile constitution en cas de chute ; l’homme, si. Et sa plainte n’est nullement illégitime. Le cycle de la vie est un cycle de douleur. Voltaire le rappelle en une série d’images saisissantes :

 Le vautour acharné sur sa timide proie
De ses membres sanglants se repaît avec joie ;
Tout semble bien pour lui : mais bientôt à son tour
Un aigle au bec tranchant dévora le vautour ;
L’homme d’un plomb mortel atteint cette aigle altière :
Et l’homme aux champs de Mars couché sur la poussière,
Sanglant, percé de coups, sur un tas de mourants,
Sert d’aliment affreux aux oiseaux dévorants.

 Il faut donc regarder la situation en face :

 Eléments, animaux, hommes, tout est en guerre
Il le faut avouer, le mal est sur la terre.
Son principe secret ne nous est point connu.

 Face à cet inconnu, Voltaire cherche une solution. Le principe du mal pourrait être un dieu, comme le furent Typhon dans la religion égyptienne ou Arimane dans la religion perse, mais le philosophe ne souscrit plus à ces divinités du passé, quelque peu surannées. Lui reste alors quatre possibilités qu’il passe en revue successivement : ou bien Dieu est une divinité punitive qui châtie une race coupable, ou bien c’est un Dieu indifférent qui laisse faire sa création en se gardant de la moindre intervention, ou bien la matière se rebelle contre son maître et porte en elle des défauts nécessaires, ou bien cette vie terrestre n’est qu’une courte et terrible épreuve dont la seule finalité est de conduire à un monde meilleur... Aucune de ces hypothèses ne trouve grâce à ses yeux :

 Quelque parti qu’on prenne, on doit frémir, sans doute.
Il n’est rien qu’on connaisse, et rien qu’on ne redoute.
La nature est muette, on l’interroge en vain (...)

 Reconnaître son ignorance est autant un aveu d’impuissance qu’une marque de lucidité.

Voltaire s’y emploie sans perdre de son humour  (Je suis comme un docteur ; hélas !  je ne sais rien.) Mais admettre que rien n’est sûr ne signifie pas que tout se vaille. Le scepticisme de Voltaire n’est pas un relativisme. Il pratique ce que les adeptes de l’école pyrrhonienne nomme « l’épochè », la suspension (provisoire ?) du jugement et se range sous la bannière d’un des grands esprits de son siècle, fort méconnu de nos jours, Pierre Bayle.
Bayle (1647-1706), réformé français contraint de s’exiler et de trouver refuge aux Provinces-Unies du fait de ses écrits, a traité de la question de la Providence -et c’est précisément pour combattre ses positions que Leibniz a rédigé sa Théodicée.
Dans son Dictionnaire historique et critique, à l’article « Manichéens », Bayle évoque la question du mal et sa possible cause. A tout prendre, à ses yeux, l’idée d’un double principe (un principe bon et un principe mauvais) telle que la secte de Mani la déploie pour expliquer l’origine du monde rend mieux compte de notre expérience du mal que l’hypothèse chrétienne du principe unique ; il ne demeure pas moins vrai que la question est et demeure indécidable d’un point de vue rationnel.
Voltaire fait sienne cette impossibilité de conclure, ce qui équivaut pour lui à rejeter les systèmes explicatifs et totalisants :

 Je rejette Platon, j’abandonne Epicure

 L’homme est un être borné, c’est un fait :

 L’homme, étranger à soi, de l’homme est ignorant

 L’homme n’est pas grand-chose, certes :

 Un faible composé de nerfs et d’ossements
(...) Ce mélange de sang, de liqueur et de poudre

 Mais c’est précisément de cette finitude et de cette petitesse que l’être humain tire toute sa dignité, dans cette volonté désillusionnée de faire face, dans ce désir de connaître et d’appréhender le monde :

 Que suis-je, où suis-je, où vais-je, et d’où suis-je tiré ?
Atomes tourmentés sur cet amas de boue,
Que la mort engloutit, et dont le sort se joue,
Mais atomes pensants, atomes dont les yeux,
Guidés par la pensée, ont mesuré les cieux ;
Au sein de l’infini nous élançons notre être,
Sans pouvoir un moment nous voir et nous connaître.

 Ce scepticisme teinté d’humanisme, pour vertueux qu’il soit, manque sans doute d’attrait et demeure un peu sec. Voltaire en est bien conscient ; aussi le tempère-t-il, le nuance-t-il d’une note d’espoir. Car l’espérance est humaine, consubstantiellement humaine, antérieure à toute Révélation. « L’espoir d’être après la mort est fondé sur l’amour de l’être pendant la vie ; il est fondé sur la possibilité que ce qui pense pensera » précise-t-il dans ses notes.
Aussi, par le biais de cette donnée anthropologique, Voltaire atténue-t-il les sombres descriptions de la condition mortelle et conclut de façon paradoxale sur une possible  ouverture :

 Un calife d’autrefois, à son heure dernière
Au Dieu qu’il adorait dit pour toute prière :
« Je t’apporte, ô seul roi, seul être illimité,
Tout ce que tu n’as pas dans ton immensité,
Les défauts, les regrets, les maux et l’ignorance.
»
Mais il pouvait encore ajouter l’espérance.

 ***

En dépit de sa chute, le texte, on s’en doute, fut assez mal reçu chez les Dévots.  Ainsi, le 1er avril, le Journal encyclopédique reproduisant, non sans scrupule à l’adresse de ses lecteurs, certains extraits du poème, crut bon de lui adjoindre une réponse demeurée anonyme dont l’idée principale -et passablement convenue- se résume dans les deux vers suivants :

 Est-ce à toi de vouloir juger l’être suprême ?
(...) L’esclave a-t-il le droit d’interroger son maître ?

 D’une façon plus générale, et quelle que soit leur obédience, les discours des hommes d’église tenus à l’occasion du désastre demeurent d’une assez grande homogénéité, à défaut d’être originaux. Dieu est bien à l’origine de l’événement, son acte n’est pas gratuit, ses raisons sont de bonnes raisons, l’idée d’une punition n’est pas discutable ; seules ses causes peuvent variées selon les points de vue. Outre les prédicateurs lusitaniens qui, comme nous l’avons vu précédemment, insistèrent sur la dépravation morale de leurs compatriotes, et certains jansénistes français dénonçant l’emprise des Jésuites au Portugal, les textes les plus sévères émanèrent des nations protestantes, calvinistes ou puritaines, qui trouvèrent là l’occasion rêvée de pourfendre à nouveau tous ces maudits « papistes » et leur détestable manie d’adorer les images et les saints. En Angleterre, on vit même refleurir les « earthquake sermons » ; l’un des plus virulents fut l’œuvre de John Wesley, le futur fondateur de l’Eglise méthodiste, pour qui la peur de Dieu, la foi et les prières offraient aux croyants les seules et véritables garanties de salut.
Cependant, le texte de Voltaire ne fut guère plus apprécié chez les matérialistes. Occupant une position intermédiaire, sinon centrale, tancé de part et d’autre, Voltaire est critiqué sur sa droite pour avoir douté des voies de la Providence, mais il est de même fustigé sur sa gauche pour n’avoir pas encore abandonné l’idée d’un plan divin déterminé.

Le reproche est présent dans la Correspondance littéraire de Grimm et de Diderot (Juillet 1756) sans qu’il soit possible de savoir qui des deux est l’auteur du passage.
S’il est possible de rétorquer aux partisans du "Tout est bien" : « qu’en savez-vous ? », il est permis de même d’user de la sorte à l’encontre de Voltaire quand celui-ci affirme que le malheur et la destruction d’un certain nombre d’individus est un mal dans l’univers. Voltaire n’en sait rien. Il commet l’erreur classique de confondre le mal et le malheur, le bien et le bonheur. Le malheur est un mal dans la situation particulière de tel individu, il est impossible de le savoir dans l’ordre de l’univers :

« Le bonheur et le malheur tiennent à l’enchaînement des événements physiques et des circonstances morales (...) Le bien et le mal, au contraire, tiennent aux lois générales qui modifient et gouvernent cet univers, lois générales dont nous ignorons la puissance qui les a établies (...) Rien ne pouvant nous détacher de notre bonheur, nous croyons que tout l’univers doit y concourir, et nous crions au mal physique et moral dès que les circonstances s’opposent à notre bien-être particulier, ou que les événements y sont contraires »

Ce texte écrit dans un esprit empreint d’agnosticisme renvoie donc dos à dos Leibniz qui envisage le mal du point de vue de Dieu et Voltaire qui l’envisage du point de vue de l’homme, points de vue fallacieux puisqu’il s’agit d’appréhender le mal du point de vue de la Nature.
Toutefois, la réponse la plus directe et la plus étayée que Voltaire eut à souffrir ne fut ni l’œuvre d’un dévot, ni celle d’un matérialiste ; mais fut délivrée au contraire par l’un des esprits les plus novateurs et les plus inclassables du courant « progressiste », Jean Jacques Rousseau...

Voltaire ! Rousseau ?  Combat de géants en perspective...
 Méfions-nous des effets trompeurs de la perspective, l’affaire est plus compliquée qu’il n’y paraît de prime abord. Gardons-nous, de même, du recul excessif que nous offre notre position actuelle afin de ne pas tomber dans les pièges de l’anachronisme ; et de la sorte seulement le rapport de force qui nous intéresse nous apparaîtra tel qu’il prévalait alors, c'est-à-dire passablement déséquilibré.
De fait, le Jean Jacques Rousseau de 1756 n’est pas celui que nous connaissons aujourd’hui, du moins pas encore. A cette date, Rousseau a 44 ans (rappelons que Voltaire en a 18 de plus). Son entrée dans le monde des lettres, quoique remarquable, est encore assez récente. Il n’a toujours pas écrit « Le Contrat social », « L’Emile » ou « La Nouvelle Héloïse » qui sont, dans son esprit, plus ou moins à l’état d’esquisse ou de projet ; « Les Confessions » ou « Les Rêveries... » sont encore bien loin. Jean Jacques, en revanche, s’est fait connaître par la rédaction de deux discours aux positions résolument iconoclastes : un premier « discours sur  les Arts et les Sciences » (1750) couronné par l’Académie de Dijon dans lequel, renversant le postulat de départ, il affirme que les créations artistiques et scientifiques ont davantage corrompu les sociétés humaines qu’elles ne les ont instruites ; un second sur « L’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes » (1755), plus radical encore, où Rousseau (recourant à la fiction de l’homme à l’état de nature) décrit les mécanismes qui, à partir de l’institution de la propriété, ont entraîné la mise en place des classes sociales, la multiplication des guerres et la réduction du plus grand nombre à l’état de servitude.
Sa notoriété est sans commune mesure avec celle de Voltaire. Il sait pertinemment en prenant la plume qu’il s’adresse au plus grand nom de la République des lettres, celui-là même qu’Adam Smith présente dans un journal anglais comme « le génie le plus universel que la France ait jamais produit ». Connu pour ses écrits historiques et ses contes philosophiques, Voltaire est surtout célébré par ses pairs comme un immense dramaturge, le « Corneille «  ou le « Racine » du XVIIIème siècle, dont certaines pièces, « Zaïre », « Mahomet » ou « L’orphelin de Chine » ont obtenu de brillants succès.
Les deux hommes se connaissent à défaut de s’apprécier. Leurs routes se sont croisées une première fois alors que Voltaire cherchait un « nègre » pour les arrangements de ses Fêtes de Ramire » et qu’il se vit recommander un certain « Rousseau, de Genève », jeune musicien et musicologue en devenir. Il semble qu’ils se soient entrevus et entretenus cinq ans plus tard, au hasard d’un salon parisien à l’occasion d’une rencontre fort anodine que Rousseau passera sous silence dans ses Confessions et que Voltaire évoquera distraitement et tardivement dans sa correspondance en se trompant d’une douzaine d’années sur la date... De seconde rencontre, point.
Mais les deux hommes se connaissent cependant, car ils se lisent ; et se lisant, ce faisant, ils s’écrivent...

Le premier échange est encore tout récent, il date de 1755 et concerne le « Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité ».
Rousseau a envoyé son essai à Voltaire,  et ce dernier lui a répondu dans un courrier en date du 30 août pour exprimer avec force (et force ironie) tout le mal qu’il pense de l’ouvrage. Certaines formules assassines sont demeurées célèbres : « J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain (...) On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la reprendre. »
Partisan convaincu des progrès de l’âme humaine et de ses prolongements artistiques, scientifiques ou économiques, Voltaire a été heurté par la valorisation excessive de la Nature et par la critique virulente du luxe auxquelles Rousseau se livre. A ses yeux, arts et science ne méritent pas une telle opprobre : « Avouez que (...) la tragédie du Cid ne causa pas les guerres de la Fronde. Les grands crimes n’ont été commis que par de célèbres ignorants. Ce qui fait et ce qui fera toujours de ce monde une vallée de larmes c’est l’insatiable cupidité et l’indomptable orgueil des hommes ».
Rousseau réagira dix jours plus tard dans une lettre de remerciement où, nullement dupe de l’ironie voltairienne, il maintiendra ses positions sur les progrès de l’esprit et des connaissances : « C’est le fer qu’il faut laisser dans la plaie, de peur que le blessé n’expire en l’arrachant » 
Fin du premier round...

 La seconde manche, comme on le sait désormais, portera sur le tremblement de terre de Lisbonne ; mais pour ce match retour, les rôles seront inversés : l’œuvre sera de Voltaire, et les commentaires (peu flatteurs) de Rousseau.
Dès le début de l’année 1756, Jean Jacques a eu vent par Mme de Chenonceaux de l’existence du poème. Il cherche, sans y parvenir, à se procurer l’un des exemplaires qui circulent officieusement à Paris. Il n’en recevra un que six mois plus tard (un exemplaire de l’édition genevoise cette fois-ci). Convaincu que nul de ses proches n’est en mesure de le lui envoyer, il en déduit avec justesse que l’expéditeur n’est autre que Voltaire. De sa lecture attentive naîtra une lettre en date du 18 août, relativement longue (une vingtaine de pages dans une édition de poche actuelle), dans laquelle l’auteur genevois alternera critiques, compliments et... critiques.
Sans doute faut-il pour saisir au plus juste le propos de Jean-Jacques évoquer un instant l’état d’esprit qui l’animait alors. Depuis le 9 avril de l’année 1756, Rousseau s’est installé à l’Ermitage, une agréable demeure louée pour trois fois rien à Mme d’Epinay en lisière de la forêt de Montmorency. L’information dépasse le cadre de la simple anecdote. A quatre lieux seulement de la Capitale, mais si loin à ses yeux des mondanités parisiennes et de leurs querelles claniques, Rousseau, accompagné de Thérèse Levasseur et des parents de celle-ci, jouit selon ses propres mots « d’une charmante retraite ». Dans cette doulce solitude, il parcourt sans relâche sentiers, taillis et bosquets en de longues promenades méditatives « à la recherche d’une philosophie pour moi... » Son âme est plus troublée qu’il n’y parait. Les arguments des Philosophes athées ou sceptiques au sujet de Dieu l’ont ébranlé à défaut de le convaincre. Il a déjà, deux ans plus tôt, amorcer un retour vers la religion de sa patrie, mais recevoir la communion dans un temple protestant ne le dispense nullement de poursuivre ses réflexions et d’emprunter une voie qui lui soit propre. Cette voie a pour nom la « religion naturelle » qui, pour reprendre un titre de Fénelon, du spectacle de la nature et de la connaissance de l’homme tire la démonstration de l’existence de Dieu : une croyance non dogmatique, que l’on pourrait qualifier de « sensible », fragile de fait, mais qu’une rêverie sur l’inconcevable mécanique des corps célestes ou qu’un lever de soleil sur la campagne à l’heure où se dissipe la vapeur recouvrant la terre peuvent légitimer mieux que de longues spéculations. Aussi la lecture du « poème sur le désastre de Lisbonne » vient-elle à point nommé pour le sortir de son introspection torpide et lui permettre d’esquisser ce qu’il est convenu d’appeler une profession de foi.

 Une fois passés les remerciements et les compliments d’usage (« J’y ai trouvé le plaisir avec l’instruction et reconnu la main du maître »), Rousseau fait rapidement état de ses réserves à l’encontre du poème, et ce malgré l’estime et l’admiration qu’il conserve à son auteur (« C’est pour rendre mon admiration plus digne de vos ouvrages, que je m’efforce de n’y pas tout admirer »). Rousseau a aimé le poème de Voltaire sur la religion naturelle, mais il n’en dira pas un mot ; il a, en revanche, fort peu goûté celui sur Lisbonne et s’efforce d’en avancer les raisons.
A ses yeux, le poète a manifestement exagéré le drame portugais et dépeint le tableau de la condition humaine en usant de couleurs trop sombres. Il retourne donc, de la sorte, contre Voltaire les critiques que celui-ci formulait à l’égard de ses adversaires. La vision du monde qu’il offre dans ses vers est encore plus déprimante que le providentialisme qu’il dénonce (« Vous amplifiez tellement le tableau de nos misères que vous en aggravez le sentiment (...) Homme, prend patience me disent Pope et Leibniz (...) Que me dit maintenant votre poème ? Souffre à jamais, malheureux. »)
Rousseau ajoute rapidement un second reproche, plus fondamental encore : le poème de Lisbonne exonère trop facilement les êtres humains de leur part de responsabilité. Le malheur entre dans l’histoire avec la propriété, cette idée-force du Second discours est rappelée vigoureusement dans les lignes qui suivent : « Convenez, par exemple, que la nature n’avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul (...) Combien de malheureux ont péri dans ce désastre, pour vouloir prendre, l’un ses habits, l’autre ses papiers, l’autre son argent ? » Voltaire avait regretté dans un passage que le séisme ne se fût pas produit dans un désert, Rousseau lui répond qu’il s’en produit parfois, mais que leurs conséquences sont moins dramatiques car les animaux et les sauvages vivent de façon éparse et qu’ils n’ont pas à redouter la chute des toits et l’embrasement des maisons. Au reste, ces séismes désertiques n’intéressent et n’émeuvent personne car : « ils ne font aucun mal aux Messieurs des villes, les seuls hommes dont nous tenons compte . »
Mais Rousseau va encore plus loin : non seulement les hommes ont leur part de responsabilité dans le désastre, mais rien n’autorise à penser que cette mort brutale soit plus cruelle que les décès ordinaires. Qui osera prétendre que les victimes de Lisbonne ont subi un trépas pire que celui qui les aurait attendu autrement ? Personne... car : « est-il fin plus triste que celle d’un mourant qu’on accable de soins inutiles, qu’un notaire et des héritiers ne laissent pas de respirer, que les médecins assassinent dans son lit à leur aise, et à qui des prêtres barbares font avec art savourer la mort ? »
Nulle approche nihiliste toutefois dans ses propos ; en effet, cette hiérarchisation provocante des modalités du trépas se double d’un rehaussement de la valeur existentielle. A Voltaire qui se demande quel est le sens de l’humaine condition, Rousseau lui répond : vivre, vivre tout simplement, ce qu’il nomme lui-même « le doux plaisir d’exister » (« Si ce n’est pas toujours un mal de mourir, c’en est fort rarement un de vivre. »)
Aussi Jean-Jacques a-t-il fort peu apprécié ces deux vers de Voltaire où celui-ci affirme, à la suite d’Erasme, que nul individu, s’il en avait le choix, ne souhaiterait renaître et revivre sa propre existence.  Après avoir ironisé sur la prétention voltairienne (« Qui dois-je croire que vous avez consulté pour cela ? »), Rousseau le prend au mot et passe en revue les différents corps de la société à la recherche de ceux qui refuseraient semblable renaissance. A bien chercher, il n’en voit que deux... « Des riches peut-être, rassasiés de faux plaisirs, mais ignorant les véritables, toujours ennuyés de la vie, et toujours tremblants de la perdre ; peut-être des gens de lettres, de tous les ordres d’homme le plus sédentaire, le plus malsain, le plus réfléchissant, et par conséquent le plus malheureux. », mais pour ce qui est des autres, bourgeois, artisans et paysans, non, trois fois non... (« J’ose poser en fait qu’il n’y a peut-être pas dans le haut Valais un seul montagnard mécontent de sa vie presque automate, et qui n’accepterait volontiers, au lieu même du Paradis, le marché de ressusciter sans cesse, pour végéter ainsi perpétuellement. »)

 Ainsi donc, l’événement de Lisbonne semble moins scandaleux qu’il n’y parait et la condition humaine bien moins affreuse qu’on ne le prétend. Posant cela, Rousseau se rend bien compte du fossé qui le sépare de son interlocuteur. Aussi, délaissant les considérations morales qui ponctuent le poème, se recentre-t-il quelques pages sur les assertions scientifiques qui émaillent les notes et commentaires censés l’éclairer. Voltaire y affirme qu’il est faux de prétendre que si on ôtait un atome au monde, le monde ne pourrait subsister, qu’il faut distinguer les événements qui ont des effets de ceux qui n’en ont point, que nul être n’est d’une figure proprement mathématique, et que les corps célestes font leur révolution dans l’espace non résistant.
Rousseau n’est guère plus convaincu par l’approche scientifique, aucun de ces arguments ne trouve grâce à ses yeux pour être hissé au rang de preuve. L’argumentaire n’invalide pas le système leibnizo-popien, il permet au mieux un léger correctif...
Rousseau reconnaît volontiers que la vision du cadavre nourrissant les vers ne console pas de la mort, mais s’il est nécessaire à la conservation du genre humain qu’il y ait circulation de substance entre les hommes, les animaux et les végétaux, alors il est raisonnable de penser que le mal particulier d’un individu contribue au bien général. De plus, si l’existence du mal particulier ne prête pas à débat, il est nettement plus contestable de prétendre à un mal général dans l’ordre de la nature. De fait, Rousseau en arrive à la conclusion suivante : « au lieu de "tout est bien", il vaudrait peut-être mieux dire "le tout est bien" ou "tout est bien pour le tout" »
Cette reformulation du point de vue optimiste s’accompagne d’une grande prudence. Dans ce débat, aucun homme n’est en mesure de donner des preuves directes (ni pour, ni contre), car il faudrait pour ce faire une connaissance parfaite du monde et des buts de son auteur, ce qui est proprement surhumain.
Les principes de l’Optimisme ne sont pas tirés des propriétés de la matière ou de la mécanique de l’Univers mais des perfections de Dieu, d’où cette formule heureuse et frappante sous la plume de Rousseau : « On ne prouve pas l’existence de Dieu par le système de Pope, mais le système de Pope par l’existence de Dieu. »
Jean-Jacques admet volontiers que les questions de la providence et du mal ont été depuis longtemps traitées de façon impropre ; la faute en revient de concert (mais pour des motifs différents) aux Dévots et aux Philosophes. Les premiers, parce qu’ils font intervenir Dieu à tout bout de champs, à l’occasion d’événements purement naturels ; les seconds, au contraire, parce que leur indignation se montre souvent sélective et intéressée (« Je les vois s’en prendre au Ciel (...) quand ils ont mal aux dents, quand ils sont pauvres ou qu’on les vole. »)
Pour se faire mieux comprendre, Rousseau illustre son propos en prenant comme exemples le brigand Cartouche et le dictateur César, personnages historiques fort éloignés, mais qui ont en commun d’avoir commis des actes répréhensibles. S’ils étaient morts en bas âge, les Philosophes auraient demandé « quelle faute ont-ils commis ? », mais ils ont vécu, et les mêmes de demander alors « pourquoi les avoir laissés vivre ? » A l’inverse, chez les Dévots, la mort prématurée est justifiée par la volonté divine de punir leur père, et leur existence criminelle par la volonté divine de châtier le peuple. « Ainsi, quelque parti qu’ait pris la nature, la providence a toujours raison chez les Dévots et toujours tort chez les Philosophes »
Rousseau ne conçoit pas une providence singulière et ponctuelle (une providence qui toucherait certaines personnes de temps en temps) : « Il est à croire que les événements particuliers ne sont rien ici-bas aux yeux du maître de l’univers (...), il se contente de conserver les genres et les espèces, et de présider au tout sans s’inquiéter de la manière dont chaque individu passe sa courte vie. Un roi sage qui veut que chacun vive heureux dans ses états a-t-il besoin de s’informer si les cabarets y sont bons ? »
Sa vision de la providence est bien différente, elle revient à croire que chaque être est disposé le mieux qu’il est possible par rapport au tout et le mieux qu’il est possible par rapport à lui-même ; cette règle s’inscrivant dans la durée nécessite la croyance dans l’immortalité de l’âme.
Au terme de la réflexion, Rousseau condense sa pensée en une série de syllogismes vertigineux : « Si Dieu existe, il est parfait ; s’il est parfait, il est sage, puissant et juste ; s’il est sage et puissant, tout est bien ; s’il est juste et puissant, mon âme est immortelle ; si mon âme est immortelle, trente ans de vie ne sont rien pour moi, et sont peut-être nécessaires au maintien de l’univers. Si l’on m’accorde la première proposition, jamais on n’ébranlera les autres ; si on la nie, à quoi bon discuter sur ses conséquences ? »

Rousseau cherche alors  à rallier Voltaire à son point de vue ; comme lui, il n’est pas athée, il n’y a rien dans son œuvre qui puisse le présager ; malgré leur divergence, les deux hommes appartiennent donc au même camp (« J’aime bien mieux un chrétien de votre façon que celle de la Sorbonne. »). Ils savent pareillement que le théisme et son contraire ne peuvent se démontrer par les lumières de la Raison (« les objections, de part et d’autre, sont toujours insolubles, parce qu’elles roulent sur des choses dont les hommes n’ont aucune véritable idée. »)
En dépit de cette limitation anthropologique, Rousseau croit fermement en Dieu « tout aussi fortement que je crois aucune autre vérité » ; la volonté n’y est visiblement pas pour grand-chose : « croire et ne pas croire sont les choses du monde qui dépendent le moins de moi » ; le tempérament sans doute un peu plus ; l’état de doute est un état trop violent pour sa personne reconnaît-il lui-même...
Cette « preuve de sentiment » mue par une invincible disposition de l’âme, certains ne se priveront pas de la nommer « préjugé » ; Rousseau le sait, l’accepte et ne s’en offusque guère, il ne tient pas d’ailleurs à l’ériger en modèle, cela est parfaitement inutile. Une preuve de sentiment ne deviendra jamais une démonstration pour un athée ; il n’est d’ailleurs pas si grave que chaque parti campe sur ses positions. Toute contrainte serait dangereuse (« il y a de l’inhumanité à troubler les esprits paisibles et à désoler les hommes à pure perte quand ce qu’on veut leur apprendre n’est ni certain, ni utile. »)
Dès lors, en glissant de la métaphysique à la politique, Rousseau se sait sur un terrain nettement plus consensuel. En dénonçant les périls du fanatisme ou les prétentions de certains monarques à imposer leur vue au nom du « cujus regio, ejus religio » (« les rois de ce monde ont-ils donc quelque inspection dans l’autre ? »), il est conscient de rejoindre les combats voltairiens les plus anciens et les plus constants. La cause est entendue : mieux vaut des mœurs irréprochables que des cultes bizarres, et mieux vaut des incrédules vertueux que des croyants indignes !
De la sorte, s’ébauche par petites touches l’idée d’une religion civile que Rousseau définit ainsi : « Je voudrais qu’on eût dans chaque Etat un code moral, ou une espèce de profession de foi civile, qui contînt positivement les maximes sociales que chacun serait tenu d’admettre, et négativement les maximes fanatiques qu’on serait tenu de rejeter, non comme impies, mais comme séditieuses. Ainsi toute religion qui pourrait s’accorder avec le code serait admise, toute religion qui ne s’y accorderait pas serait proscrite, et chacun serait libre de n’en avoir point d’autre que le code même. »
Et qui pourrait se montrer digne d’une telle charge sinon Voltaire en personne ! (« Je vous exhorte à méditer ce projet ...»)  La rédaction serait ambitieuse puisqu’il ne s’agirait rien moins que de proposer « un catéchisme du citoyen » La tâche est ardue, Rousseau le reconnaît bien volontiers, il invite cependant Voltaire à y consacrer ses vieux jours « afin d’achever, par un bienfait au genre humain,  la plus brillante carrière que jamais homme de lettres ait jamais parcourue »
Fort joli compliment... Et fort bien tourné... Elégante façon de conclure une lettre en posant un voile pudique sur les antagonismes précédents ? Manière opportune de rappeler que ce qui unit est, au final, bien plus important que ce qui sépare ?
C’est mal connaître Rousseau et sa désarmante sincérité, sa tendance à l’apitoiement et son orgueil démesuré...
In cauda venenum ? dit le proverbe latin (Dans la queue, le poison). Il y a de cela, indéniablement. Alors que depuis plusieurs pages, le ton est à la (ré)conciliation, Rousseau ne peut s’empêcher de revenir à la charge dans l’avant dernier paragraphe de sa lettre en ramenant le débat sur des considérations éminemment personnelles. Citons le passage dans son intégralité, et ouvrons bien grand les oreilles, les plus fines seront troublées d’entendre à 25 ans d’intervalle certaines des intonations du Figaro de Beaumarchais quand celui-ci s’en prend (ou)vertement au comte Almaviva :

« Je ne puis m’empêcher de remarquer à ce propos une opposition bien singulière entre vous et moi dans le sujet de cette lettre. Rassasié de gloire et désabusé des vaines grandeurs, vous vivez libre au sein de l’abondance ; bien sûr de l’immortalité, vous philosophez paisiblement sur la nature de l’âme ; et si le corps ou le cœur souffre, vous avez Tronchin comme médecin et pour ami. Vous ne trouvez pourtant que mal sur la terre. Et moi, homme obscur, pauvre, seul, tourmenté d’un mal sans remède, je médite avec plaisir dans ma retraite, et trouve que tout est bien. D’où viennent ces contradictions apparentes ? Vous l’avez vous-même expliqué : vous jouissez, mais j’espère, et l’espérance embellit tout. »

« Une opposition bien singulière entre vous et moi ... » et plurielle serait-on tenté d’ajouter tant les différences sont frappantes : distinction de prestige, de richesse, de santé et de caractère, l’écart allant même se glisser jusque dans la toponymie : Rousseau séjourne à l’Ermitage quand Voltaire réside aux Délices - chacun ayant trouvé refuge sur les terres de l’autre.
Certes, dans le dernier paragraphe, Rousseau reviendra aux flatteries obséquieuses (« Pardonnez-moi,  grand homme (...) celui de mes contemporains dont j’honore le plus les talents. »), mais, laissant de côté toute velléité de compromis, il conclura sur le rappel de ses convictions : la déception ressentie à la lecture du poème de Lisbonne et son indéfectible profession de foi :

« Non, j’ai trop souffert en cette vie pour n’en attendre pas une autre. Toutes les subtilités de la métaphysique pourront bien aigrir mes douleurs, mais elles n’ébranleront point en moi  la foi de l’immortalité de l’âme, et d’une Providence bienfaisante. Je la sens, je la crois, je la veux, je l’espère, je la défendrai jusqu’à mon dernier soupir, et ce sera, de toutes les disputes que j’ai soutenues, la seule où mon intérêt ne sera pas oublié. »

 ***

Le mélange incertain d’admiration et de réprobation qui anime Rousseau à l’égard de son glorieux collègue se lit également dans les modalités d’envoi de la lettre, modalités que les exégètes de l’œuvre rousseauiste se sont chargés de retracer. Indirecte, sa transmission se fera par l’intermédiaire du docteur Tronchin, à charge pour ce dernier de décider s’il est opportun ou non de la faire suivre. Il se peut que les critiques contenues dans le courrier ne soient pas justifiées, il se peut aussi que M. de Voltaire en prenne ombrage ; dans ces deux cas écrit Rousseau : « Renvoyez-la sans la montrer... »
Après lecture, Tronchin transmettra la missive à son destinataire tout en prévenant Jean-Jacques de ne guère se faire d’illusion sur son possible effet.
La réponse de Voltaire ne tardera guère, dans le courant du mois de septembre, sous la forme d’un billet. Le ton y est obligeant (« Mon cher Philosophe ... votre lettre est très belle... ») et comme souvent fort désinvolte (« Toutes ces discussions philosophiques ne sont que des amusements ») ; le contenu remarquablement superficiel. Voltaire est dans l’impossibilité de répondre pour l’heure, il garde sa nièce qui est alitée, lui-même est assez mal en point (« j’attendrai que je me porte mieux pour oser penser avec vous »), ce qui ne l’empêche pas d’inviter Rousseau à venir passer quelques jours chez lui (« Venez donc nous voir "sans cérémonie" ... Personne n’est plus disposé à vous aimer tendrement »)

 A rester ainsi sur notre faim, la frustration est réelle ; la déception est encore plus grande quand on sait que Voltaire n’écrira plus jamais de sa vie à Rousseau ! Rousseau s’acquittera de la tâche une dernière fois dans un célèbre courrier en date du 17 juin 1760 dont le contenu fort explicite soldera le différend.
Lisbonne est-elle la cause de ce divorce ? Non pas la cause, mais le prétexte...
Bien que de nature privée à l’origine, Rousseau fit quelques copies de sa longue lettre pour la montrer à ses proches. A sa stupéfaction, le texte se retrouvera publié trois ans plus tard à Berlin sans son autorisation. Suspectant Grimm d’être à l’origine de la fuite, il se sentira dans l’obligation d’écrire à Voltaire par correction afin de le convaincre de sa bonne foi dans cette malheureuse affaire. Ce ne sont pourtant pas ses justifications que la postérité conservera en mémoire, mais les propos qu’il tiendra au terme de l’envoi,  au sujet d’une toute autre querelle, autrement plus sensible à ses yeux : la question du théâtre à Genève ! Suspectant Voltaire d’avoir tenu la plume de d’Alembert à l’article « Genève » de l’Encyclopédie, et l’accusant de vouloir corrompre la cité de Calvin en introduisant la pratique théâtrale en son sein, il livrera le fin fond de sa pensée d’un tonitruant : « Je ne vous aime, Monsieur ... Je vous hais, enfin... »
On a connu séparation moins brutale... mais la rudesse du propos n’a-t-elle pas au moins le mérite de la clarté ? Au nom de quoi les passions intellectuelles seraient-elles moins violentes que les autres ? Il faut donc se faire une raison, jamais nous ne connaîtrons la réponse de Voltaire aux remarques de Rousseau sur la providence ; la chose est cruelle, mais c’est ainsi.

 Que faire désormais ?
Se résoudre à conclure, le combat ayant cessé faute de combattants ?
Imaginer soi-même au prix d’un effort conséquent de réflexion ce qu’aurait pu être la réplique argumentée de Voltaire ? L’entreprise  semble dépasser l’entendement...
Plus concrètement peut-être, se rendre au Quartier Latin, au sommet de la montagne Sainte-Geneviève, et une fois franchies les grilles du Panthéon, après avoir traversé la grande nef, longé le pendule de Foucault et contourné sur sa gauche l’immense monument « à la Convention nationale », prendre l’étroit escalier en colimaçon qui conduit à la crypte ; là, au sous-sol, dans une salle à colonne qui tient du vestibule et du péristyle, s’avancer quelques mètres et laisser derrière soi l’urne canope exposée en corniche qui contient depuis 1920 le cœur de Léon Gambetta ; parvenu alors au centre de la pièce,  tourner la tête à gauche pour découvrir la statue de Voltaire, un manuscrit dans une main, une plume dans l’autre, et derrière la ronde bosse, le catafalque : un tombeau de marbre rosé et noir où s’inscrit sur la paroi frontale la citation suivante : « Aux mânes de Voltaire, l’Assemblée Nationale a décrété le 30 mai 1791qu’il avoit mérité les honneurs dus aux grands hommes... » Et puis attendre... Attendre que les esprits s’échauffent ?
La statue semble sourire d’un sourire gêné, son regard est fuyant qui regarde ostensiblement ailleurs, comme si elle refusait de voir ce qui s’offre au spectateur à dix mètres à peine, en face, symétriquement, dans l’alcôve opposée : un autre catafalque... L’ouvrage est des plus dépouillés, la pierre ressemble à s’y méprendre à du bois, aucune statue pour l’accompagner, nul orbe ornant le dessus, nulle inscription dédicatoire et commémorative, mais un mot, un seul nom écrit en lettres grossières et pourtant capitales :

ROUSSEAU...

Et sous le patronyme, un étrange bas-relief, une fenêtre ou une porte dont l’un des deux battants s’entrouvre pour laisser apparaître une main porteuse d’un flambeau. C’est sobre et austère, et c’est romain à souhait, à la limite du spartiate...
On comprend mieux désormais le pourquoi du rictus statufié ; François-Marie contraint de cohabiter ad aeternam avec Jean-Jacques ! Pourtant, dans l’enchaînement des procédures mortem et post-mortem, Rousseau a toujours respecté les préséances qui reviennent au droit d’aînesse : il eut ainsi l’extrême élégance de mourir trente quatre jours après Voltaire et d’attendre trois ans après l’entrée de son rival pour intégrer à son tour l’imposant sanctuaire de Germain Soufflot.
Ainsi, d’humeur taquine, les représentants de la Nation française ont-ils fait fi de leur détestation mutuelle en disposant les deux sépultures de la sorte. Sans doute, la République a-t-elle voulu célébrer ces deux hérauts de la geste révolutionnaire, les contraignant à la concession perpétuelle d’une proximité physique. Se pourrait-il donc que l’échange se poursuive par delà les siècles dans le silence apparent de la crypte ? Suffirait-il de venir tôt le matin, ou tard le soir, ou de se laisser même enfermer dans la salle devenue déserte peu après la fermeture pour entendre la polémique reprendre de plus bel ?
L’expérience a semble-t-il été déjà menée, sans succès, malheureusement...
Non, il faut se rendre à l’évidence, comme d’autres se rendent à Canossa, la situation paraît bien compromise. Demeure une dernière solution, une voie à emprunter avec modestie : reprendre patiemment la lecture des œuvres de Voltaire et de Rousseau en espérant que la fortune (ou la providence ?) nous conduise sur une piste.

Prenons les Confessions de Jean-Jacques pour commencer, l’auteur prétend y narrer son existence dans les moindres détails et formule l’ambition de son projet dès les premières lignes avec « l’humilité » qu’on lui connaît désormais (« Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura pas d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de sa nature ; et cet homme ce sera moi.»)
Ouvrons l’ouvrage au hasard, au livre IX par exemple et lisons quelques lignes...
Miracle ! L’auteur du Contrat social nous offre sa version des faits et nous permet de reprendre espoir. Telle est sa vision des événements de l’été 1756 :

« Je n’étais pas remis de mon attaque, quand je reçus un exemplaire du poème sur les ruines de Lisbonne que je supposai m’être envoyé par l’auteur. Cela me mit dans l’obligation de lui écrire, et de lui parler de sa pièce. Je le fis par une lettre qui a été imprimée longtemps après, sans mon aveu, comme il sera dit après.

Frappé de voir ce pauvre homme, accablé, pour ainsi dire, de prospérités et de gloire, déclamer amèrement contre les misères de cette vie, et trouver toujours que tout était mal, je formai l’insensé projet de le faire rentrer en soi-même, et de lui prouver que tout était bien. Voltaire, en paraissant toujours croire en Dieu, n’a réellement jamais cru qu’au diable, puisque son Dieu prétendu n’est qu’un être malfaisant qui, selon lui, ne prend plaisir qu’à nuire. L’absurdité de cette doctrine, qui saute aux yeux, est surtout révoltante dans un homme comblé de biens de toute espèce, qui, du sein du bonheur, cherche à désespérer ses semblables par l’image affreuse et cruelle de toutes les calamités dont il est exempt. Autorisé plus que lui à compter et à peser les maux de la vie humaine, j’en fis l’équitable examen, et je lui prouvai que de tous ces maux, il n’y en avait pas un dont la Providence ne fut disculpée, et qui n’eut sa source dans l’abus que l’homme a fait de ses facultés plus que dans la nature elle-même. Je le traitai dans cette lettre avec tous les égards, toute la considération, tout le ménagement, et je puis dire avec tout le respect possibles. Cependant, lui connaissant un amour-propre extrêmement irritable, je ne lui envoyai pas cette lettre à lui-même, mais au docteur Tronchin, son médecin et son ami, avec plein pouvoir de la donner ou supprimer, selon ce qu’il trouverait de plus convenable. Tronchin donna la lettre. Voltaire me répondit en peu de lignes qu’étant malade et garde-malade lui-même, il remettait à un autre temps sa réponse, et ne dit pas un mot sur la question. Tronchin, en m’envoyant cette lettre, en joignit une où il marquait le peu d’estime pour celui qui la lui avait remise.

Je n’ai pas publié ni même montré ces deux lettres, n’aimant point faire parade de ces sortes de petits triomphes, mais elles sont en originaux dans mes recueils. Liasse A. n°20 et 21. Depuis lors, Voltaire a publié cette réponse qu’il m’avait promise, mais qu’il ne m’a pas envoyée. Elle n’est autre que le roman de  Candide, dont je ne puis parler, parce que je ne l’ai pas lu. »

Ainsi donc, Candide, cette œuvre emblématique du XVIIIème virevoltant (on connaît l’anecdote de ce lord anglais répondant à son fils qui lui demandait s’il devait se procurer l’Encyclopédie pour parfaire son éducation « oui, mon fils, et vous vous assiérez dessus pour lire Candide ») serait la réplique tant attendue...
Il importe peu, à la vérité, de savoir si Voltaire a rédigé son conte philosophique en ayant son rival seul à l’esprit. Il est permis d’en douter cependant, l’orgueil de Jean-Jacques dût-il en souffrir, quand on s’amuse à recenser les références parcimonieuses et hostiles que Voltaire lui réserve dans sa correspondance après 1760 : un « fou », un « illuminé », un « charlatan », un « traître » à la cause des Lumières...
Si Candide n’est peut-être pas une reprise du dialogue, il est indéniablement une poursuite du débat ; tous les indices concordent : la date de parution -1759- guère éloigné dans le temps du début de la querelle, le titre complet de l’œuvre (« Candide ou l’Optimisme »), l’un des lieux principaux choisis par l’auteur dans le déroulement du récit, Lisbonne...
Dès lors, faisons nôtre l’injection toute paternelle et britannique, et installons-nous confortablement, livre en main, afin de suivre à la trace son ingénu protagoniste ; ses errements nous ramèneront bien vite sur les rives du Tage.
En effet, la capitale portugaise joue un rôle notable dans le cours de l’histoire, cinq des trente chapitres s’y déroulent, du chapitre V au chapitre IX. Auparavant, en une douzaine de pages rondement menées, Candide a déjà eu le temps d’être chassé du château de Thunder-ter-tronckh par le baron du même nom pour avoir fricoté avec la fille de ce dernier, l’appétissante Cunégonde, d’avoir intégré contre son gré l’armée bulgare pour y être initié, à grands coups de verges, aux joies de la boucherie militaire, d’avoir retrouvé enfin en Hollande, après désertion et vagabondage, son ancien précepteur Pangloss, tout mendiant et vérolé ; ce dernier persistant à penser, malgré l’accumulation des nouvelles funestes qu’il se doit d’annoncer (les Bulgares ont pillé le château, brûlé le domaine, trucidé le baron, massacré la baronne, éventré la pauvre Cunégonde après lui avoir fait subir les derniers outrages), que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ».
Recueillis et employés par un négociant protestant (protestant, mais charitable), un anabaptiste prénommé Jacques, Candide et Pangloss sont amenés à le suivre pour affaire à Lisbonne...
Or,  juste avant qu’ils n’aient accosté, une soudaine tempête foudroie et brise le navire qui les transportaient. Nul n’en réchappe... si ce n’est Candide, Pangloss et un marin fort peu recommandable qui a laissé se noyer le malheureux Jacques. Parvenus au rivage, la ville qu’ils découvrent est alors victime d’un terrible tremblement de terre. Chacun réagit à la catastrophe à sa façon :

« Le matelot disait en sifflant et en jurant : « Il y aura quelque chose à gagner ici – Quelle peut être la raison suffisante de ce phénomène ? disait Pangloss. – Voici le dernier jour du monde ! s’écriait Candide. »

Alors que le matelot part se livrer à la rapine, nos deux amis portent assistance aux survivants et reçoivent en retour « un aussi bon dîner qu’on le pouvait dans un tel désastre ». Malheureusement, Pangloss, visiblement requinqué par le repas, se met en tête de convaincre les convives encore en larmes de la nécessité du drame : « Car, s’il y a un volcan à Lisbonne, il ne pouvait être ailleurs. Car il est impossible que les choses ne soient pas où elles sont. Car tout est bien. » Autour de la table, ces paroles sifflent aux oreilles d’un homme en noir, un inquisiteur, qui suspecte là quelques propos hérétiques (« Monsieur ne croit pas au pêché originel (...) Monsieur ne croit donc pas à la liberté ? ») et les fait arrêter sur-le-champ, malgré les dénégations du philosophe.
Candide et Pangloss sont envoyés dans les geôles lisboétes. Les Autorités ayant décidé d’un bel autodafé pour adoucir le courroux divin, Pangloss est condamné à être pendu et Candide à être fessé. Ce dernier, l’arrière-train meurtri et l’âme plus endolorie encore, est recueilli par une vieille femme mystérieuse qui lui offre l’hospitalité. Encore convalescent, elle le conduit à un étrange rendez-vous. Une femme voilée se présente à lui... c’est Cunégonde ! Grands dieux, est-ce possible ? Oui, certes, toute sa famille a fini massacrée, elle-même a bien été éventrée et violée, mais visiblement elle n’en est pas morte... Un capitaine bulgare qui la trouvait fort à son goût la fit sienne avant de s’en lasser et de la vendre à un Juif. Celui-ci l’a conduite à Lisbonne où bien vite sa beauté a tapé dans l’œil du Grand Inquisiteur. Le puissant prélat s’entretenant avec l’Israélite, les deux hommes sont parvenus à un compromis : la garde alternée de la jeune femme, trois jour chacun dans la semaine... Voilà pour toute l’histoire !
Hélas, les deux  tourtereaux n’ont guère le temps de jouir et de se réjouir des retrouvailles ; à peine se sont-ils enlacés que le sieur Isaac fait son apparition, lui qui ne semble goûter que fort peu la reformation du couple. Colérique et jaloux, il tente d’occire Candide qui, dans un réflexe salvateur,  n’a pas d’autre choix que de trucider le barbon. Peu après, c’est au tour du prélat de subir le même sort, et de la même main... Cunégonde s’exclame et s’affole, elle qui avait connu son jeune ami si doux et si inoffensif. Candide en convient, mais  que voulez-vous « ma belle demoiselle (...) quand on est amoureux, jaloux et fouetté, on ne se connaît plus. »
Il est grand temps de fuir, désormais, avant que les corps ne soient découverts ; les amants et la vieille prennent alors la route de Cadix où de nouvelles aventures, on s’en doute, ne manqueront pas de les y attendre...

 Quoique sommaire, ce résumé de l’épisode portugais suffit à rendre compte des intentions voltairiennes. « La forme, c’est le fond qui remonte à la surface », la formule serait de Gide et s’applique admirablement bien à l’ouvrage qui nous occupe. Chapitres courts et rythmés, rebondissements en pagaille, verve comique, veine sarcastique et humour noir, récit nerveux et débridé s’interdisant le moindre répit, rien de gratuit dans cette mécanique corrosive (d’une « gaieté infernale » selon Madame de Staël), mais le subtil conditionnement du lectorat, page après page, à la réception du propos.
Ce que Voltaire affirmait avec éloquence dans son poème en appuyant son discours d’une charge pathétique, Voltaire le redit de même, peu ou prou, en changeant de support et de registre, ou plus exactement le suggère et l’illustre sans jamais l’affirmer de façon explicite en usant de l’ironie et des ressources inépuisables, proprement fabuleuses, de la fiction narrative.

Que répète-t-il en somme ? Que le mal est potentiellement partout, et le malheur imprévisible. Alternance chaotique de bienfaits et de catastrophes, succession décousue d’épisodes incohérents, la vie n’est que vicissitude, semblable au mouvement perpétuel du balancier de l’horloge, une fois à droite, une fois à gauche, la régularité et la précision de l’oscillation en moins.  Au cœur de ce récit qui semble n’avoir ni queue ni tête, les corps sont constamment ballottés, malmenés souvent, mutilés parfois ; de prétendus morts se retrouvent bien vivants et des biens portants soudainement occis ; tantôt les gentils sont punis et les méchants récompensés, et tantôt c’est l’inverse.
Dans ce monde-là, le règne de l’arbitraire et de l’aléatoire semble prédominer. C’est Fortuna déchaînée, la surprise et l’impromptu à chaque fin de page ; on serait presque tenter de parler d’une philosophie de l’absurde, si on ne craignait les dangers de l’anachronisme... Contre l’a-priorisme, le déterminisme et les certitudes de la foi, Voltaire oppose les vérités de l’expérience ; à l’angle de vue panoramique propre au providentialisme, il substitue l’aprêté du gros plan : tout est question de focale... « Où est le plan ? » s’interroge précisément Pangloss au détour du récit, tout est mis en œuvre pour que le lecteur lui réponde « Quel plan ? ».  Il n’y a pas de plan, ou si plan il y a, c’est celui que Voltaire projette dans l’élaboration fictive de son implacable récit. Candide est avant tout une entreprise de démystification, une invitation à s’accommoder de la condition humaine et du caractère insoluble du dilemme théologique du mal, à détourner les yeux du ciel afin de poser son regard à même le sol, là où naissent et grandissent les fruits de la terre que l’être humain se doit de faire prospérer en combattant ainsi l’angoisse métaphysique (l’ennui) par le travail.
 D’où le conseil final de notre héros dont la candeur première a bel et bien disparu en fin  de conte ; conseil empreint de modestie laborieuse et d’épicurisme : puisque ces événements nous dépassent, ne feignons plus d’en connaître l’instigateur et « cultivons notre jardin... »

 III

Cinq années se sont écoulées, cinq années déjà... Et malgré les efforts des instances gouvernementales, la cité peine toujours à retrouver son lustre d'antan. Tout voyageur tenu de parcourir la métropole, même le plus taciturne, verrait sans mal, ça et là, les stigmates lancinants de l'ancienne catastrophe. Certains, dans la ville, prétendent qu'il faudra des décennies encore pour que Lisbonne efface enfin les traces cruelles de son supplice. A contempler par endroit l'entassement des gravas, il est à  craindre, hélas, qu'ils n'aient raison. Sentiers ouverts à travers les décombres, colonnes brisées gisant dessus l'arène, murs piteux à demi effondrés, ruelles obstruées de part en part... Certes, à la longue, on s'y habituerait presque ; c'est un décor comme un autre pour les riverains résignés, une esthéthique de la désolation qui réduit au néant toute velléité d'oubli. Le travail de déblaiement se poursuit pourtant, inlassablement, fort inégal selon les quartiers (il en est qui peuvent attendre, semble-t-il, et d'autres non), mais en dépit de ce travail quotidien, une impression pénible imprègne le regard du voyageur de passage: Lisbonne conserve à ce jour des allures de gigantesque campement.

Les places et les parvis des couvents, transformés aux premières heures du drame en hôpitaux de fortune, sont toujours encombrés de tentes. Nombre d'habitants qui avaient fui le sinistre pour s'établir provisoirement dans les campagnes environnantes, sont revenus depuis ; précaires et hâtivement construites, leurs bicoques poussent comme des champignons au milieu des ruines de leurs anciennes demeures ou sur les terrains vagues que le séisme a façonnés. Pire encore, les baraquements des soldats affectés au dégagement du Barrio Alto ont été maintenus, étendus même; leur prolongation est en passe de transformer le quartier de Cotovia en une zone interlope, en un lieu semi clandestin où se livrent parmi les trafics les plus divers les moins recommandables, où se côtoient dans une promiscuité crasseuse les femmes dites "de petite vertu" et les voleurs prétendument "de grands chemins" sous le regard famélique des hordes canines aux côtes efflanquées.

Le marquis de Pombal fait tout ce qu'il peut pour juguler cet urbanisme sauvage, multipliant les décrets à cet effet. Il a dû reculer, cependant, devant les protestations les plus vives et lever l'interdiction faite aux particuliers de reconstruire, se reprenant par la suite en imposant des normes strictes aux pratiques du bâti et la possibilité de détruire toute réalisation qui ne s'y soumettrait pas. Ah ,si seulement le roi pouvait donner l'exemple à son bon peuple... Las, le monarque et les Grands ont fait preuve dans cette affaire de la même indiscipline que leurs prétendus sujets. Ainsi, le souverain s'est-il fait construire sur la colline d'Ajuda (à mi-chemin entre Belém et le Barrio Alto) un édifice en bois de deux étages, une sorte de préfabriqué, lançant une mode que la noblesse s'est empressée de reprendre et d'amplifier en édifiant des centaines de baraques de plus en plus hautes et de plus en plus coûteuses, le snobisme suprême consistant à les faire venir directement des Pays-Bas. Ces dépenses somptuaires disent mieux que de longs discours le malaise persistant qui atteint l'aristocratie de la capitale : on dépense sans compter, on dilapide sans penser à demain, et l'on s'endette pour le plus grand plaisir des prêteurs sur gages.

Cette frénésie ostentatoire inquiète le marquis autant qu'elle l'accable. Lui a d'autres plans pour la ville, pour sa ville. Ses plans et ses cartes sont là, posés à plat sur la table de travail, d'autres à terre par manque de place. Depuis quelque temps déjà, il caresse le rêve de se faire portraiturer de la sorte, pour la postérité. Il a réflèchi à la composition de l'oeuvre et l'envisage comme suit : il serait assis à son bureau, légèrement décalé, en costume, en culotte, en perruque, en bas de soie et bottines à talons, en ministre fidéle et dévoué de la maison de Bragance, il ferait face aux spectateurs en les fixant droit dans les yeux tout en les invitant, de sa main gauche levée, à regerder ailleurs, à contempler vers le fond de la toile la vue dégagée du port de Lisbonne et de la ville nouvelle reconstruite par ses soins ; un ciel immense et nuageux accaparerait la partie supérieure du tableau et l'on sentirait -en guise de consécration- par le léger soulevement des cartes au sol la présence du souffle divin ou du vent de l'histoire, c'est selon, les deux idées plaisent pareillement à son goût. Un grand peintre français venu tout droit de Versailles ne serait pas de trop pour immortaliser la scène, Van Loo et Vernet feraient parfaitement l'affaire...

Des bruits de pas dans l'antichambre l'ont fait sortir de sa rêverie. Il jette un nouveau coup d'oeil sur ses plans, c'est un petit plaisir véniel qu'il s'octroie entre deux réunions importantes. Parfois, souvent même, une pensée indigne l'étreint qu'il peine à réprouver : ce tremblement de terre fut pour lui une aubaine! Oui, force est de reconnaître que de cette catastrophe fondatrice date l'affirmation de son pouvoir alors même que le roi en le lui déléguant faisait preuve une fois de plus de son inconstance et de sa pusillanimité. L'événement fit avènement... Sans doute, est-ce la raison pour laquelle Pombal s'est réservé la direction exclusive de la reconstruction, qu'il suit étape après étape. Pour l'heure, sa cité idéale reste encore largement un château de cartes et de cartons. Pourtant, en l'espace de cinq ans, le marquis et son équipe n'ont pas chômé. Après avoir établi un inventaire rigoureux des immeubles et des rues ayant survécu aux dommages par l'envoi d'un questionnaire détaillé aux curés des paroisses (à charge pour eux de le renseigner sur l'ampleur des dégâts matériels), le ministre s'est attelé au projet proprement dit : refonder Lisbonne.

Bien vite, trois hypothèses se sont affrontées. La première consiste à déplacer la capitale. L'idée a ses partisans, elle a ses avantages aussi pour d'évidentes raisons de sécurité, on parle de Belém eventuellement... Mais comment se convraincre d'abandonner un cadre aussi somptueux? Dès lors, il serait tentant de reconstruire sur le site originel, cela éviterait bien des litiges avec les propriétaires mais ne réglerait en rien les problèmes de vulnérabilité, et puis cela manquerait singulièrement de grandeur, d'audace et de majesté! Non, la préférence du marquis est ailleurs... Pombal est un visionnaire (ou du moins se considère-t-il ainsi), il veut faire de Lisbonne le symbole d'un Portugal rénové, une cité industrieuse propice à l'épanouissement d'une classe bourgeoise dynamique, une cité à l'urbanisme moderne et rationnel, méthodique et exemplaire, en un mot paradigmatique. S'il est vrai que d'un mal peut naître un mieux, alors que la cité du Tage en soit la preuve la plus éclatante!

A la tête d'une équipe que Pombal a lui-même choisie, Manuel de Maia, ingénieur militaire octogénaire formé à l'école de Vauban, multiplie les propositions, secondé par ses deux adjoints, les expérimentés Eugenio dos Santos et Carlos Mardel. Le choix définitif est arrêté en 1758 : une ville nouvelle certes, mais sur le site historique légèrement déplacé vers la Baixa, avec un plan quadrilatère en forme de grille (sept rues orientées nord-sud et sept autres orientées est-ouest, tracées au cordeau et se coupant à angle droit) reliant le Terreiro do Paço sur les bords du fleuve au Rossio à l'intérieur. Les artères d'une grande largeur seront composées d'immeubles assez bas pour se prémunir des nouvelles catastrophes, eux-mêmes seront dotés de structures parasismiques, les "gaiolas", ces cages en bois articulées dont l'armature est censée soutenir le toit des maisons. Conçues selon une perspective unitaire et dans un style néo-classique d'une grande sobriété, ces constructions se reconnaissent à leur façade sans balcon, délestées des ornementations en saillie et autres fioritures que le style rocaille affectionnait tant. Ainsi conçue, saine et aérée, la ville nouvelle devra effacer des mémoires le souvenir déplorable des impasses coupe-gorges et des fondrières d'eaux stagnantes qui caractérisent encore la cité. Aussi, dans le même état d'esprit a-t-on donné des noms de corps de métier aux rues nouvelles (rue des Doreurs, rue des Cordonniers), et l'on commence à voir les orfévres, les bijoutiers et les horlogers s'installer rue de l'Ouro (rue de l'Or) et rue de la Prata (rue de l'argent). D'une façon générale, la bourgeoisie commerçante semble répondre favorablement au projet de Pombal, le reste de la ville regarde encore ce programme ambitieux et standardisé (qui inclut en outre un système d'égoûts) avec une pointe de suspicion. Qui paiera donc tout ça? se demande-t-on à mots couverts. Comme souvent, la réponse à ce genre de question est la même : le Brésil, en grande partie...Trois millions de cruzados sont versés chaque année par la colonie dans ce but, des taxes de 4% sont prélevées sur la valeur de toute marchandise importée pour accélèrer la reconstruction du bâtiment de la Douane et desautres édifices publics.

Pombal se veut confiant, l'opinion finira par se ranger à ses côtés quand elle aura compris sa logique et les profits qu'elle pourra elle-même en titer. Il en perçoit déjà les prémices. Les prêches contre la reconstruction de la ville ont perdu de leur intensité, les menaces de châtiment divin contre ceux qui y participeraient ont disparu, les imprécations contre la "Sodome baroque" (c'est ainsi que certains prédicateurs ont pour coutume de nommer Lisbonne) se sont estompées avec le temps. Certes, chaque année, à la date anniversaire du séisme, des processions expiatoires se déroulent à Belém, mais elles ne font plus une demi lieue de long comme au début... Le temps joue en faveur du marquis, et si l'opinion ne vient pas à lui par la persuasion, il peut toujours l'y amener par la force et la menace, comme aujourd'hui, 21 septembre 1761...

En jetant un dernier regard sur ses plans, avant de les enrouler délicatement comme le ferait un bibliothécaire d'un codex précieux, Pombal perçoit mieux ce qui l'enchante dans ce travail de longue haleine dont il ne verra probablement jamais le terme. Dans ces courts moments de contemplation, il peut se considérer à bon droit commme un bâtisseur, et non plus seulement comme un homme politique, il construit le monde de demain et ne se contente plus d'expédier les affaires courantes en paraphant un nombre désespérant de feuillets jour après jour, tâches routinières et fastidieuses, et pourtant nécessaires à la bonne marche du pays. Il a sur les mains la craie des architectes et non plus le sang qui, tôt ou tard, éclabousse celles des hommes d'Etat. Coteries et clans, alliances courtisanes, intrigues du sérail, fausses rumeurs et trahisons véritables, arrestation, déportation, exécution... Dieu que tout cela est petit, vulgaire et méprisable!  Pombal n'est pas dupe cependant, il a perdu depuis longtemps toute candeur, il sait que de ces basses oeuvres dépendent aussi les grandes : ce sont les mains sales qui laissent souvent les mains libres... Et les siennes le sont de plus en plus souvent, sales et libres.

Oui, ces cinq dernières années sont aussi celles de son triomphe politique, celles qui auront vu le combat farouche de ses deux adversaires les plus dangereux : la Compagnie de Jésus et la haute noblesse. Non, cette mise au pas et cette vindicte ne sont point affaires personnelles (quoique...), il s’agit avant tout de faire triompher deux idées qui lui tiennent à cœur et auxquelles il croit résolument : le régalisme et le gallicanisme, en d’autres termes d’imposer une monarchie moderne et un Etat centralisé soustraits des prétentions démesurées des Grands et du Saint-Siège ; qu’on se le dise bien et qu’on se le répète autant qu’il faudra, le roi n’est pas un « primus inter pares », il est « empereur en son royaume ». Le combat contre les Jésuites s’est opéré loin de Lisbonne, sur les rivages hostiles et moites du Parana, dans la chaleur et l’humidité suffocantes des sylves équatoriales, précisément là où les promoteurs d’Ignace de Loyola ont installé leurs « réductions », ces villages d’Indiens Guarani fraîchement christianisés que les missionnaires administrent et protègent d’une rigoureuse charité mais dont l’autonome étendue gêne et indispose grandement l’activité des planteurs et des négociants chargés d’exploiter la colonie du Paraguay. Un traité fort opportun entre les deux couronnes ibériques a entraîné le nécessaire démantèlement de certaines missions et l’inévitable soulèvement de ces dernières, réprimées et détruites sans faire montre de la moindre pitié. Profitant de leur affaiblissement, Pombal a fini par séquestrer les collèges des Jésuites en janvier 1759 avant de les expulser du Portugal le 3 septembre de la même année.

La soumission de la haute aristocratie relève davantage de l’accident, non point d’une déflagration tellurique et matinale, mais de quelques détonations nocturnes... Le roi s’en revenait en carrosse d’un rendez-vous galant avec la jeune marquise de Tavora quand il fut atteint de plusieurs coups de fusils devant sa résidence d’Ajuda. La tentative de régicide de septembre 1758 fut cachée de longues semaines, on parla de maladie pour expliquer la convalescence du souverain avant de dénoncer l’attentat au grand jour et la conjuration de quelques grands seigneurs, complot dans lequel des hommes d’Eglise furent également impliqués. L’instruction fut menée en un mois, rondement ; à crime exceptionnel, justice d’exception. Le duc d’Aveiro et le marquis de Tavora (le beau-père de la fautive), reconnus comme les principaux instigateurs, furent exécutés avec leurs familiers et leurs domestiques, leurs corps brûlés et leurs cendres dispersées dans la mer. Désormais, les Grands afficheront avec davantage de discrétion leur volonté de partager le pouvoir, et pareillement leur mépris à l’égard de Pombal, cet aîné d’une famille de douze enfants issu de la petite noblesse.

Parmi les ecclésiastiques compromis (ou jugés comme tels), figure le père Maladriga. L’homme est âgé, beaucoup disent qu’il a perdu la raison depuis longtemps, et qu’il ne peut plus guère causer de tort au régime. Est-ce si sûr ? Et quand bien même ? Maladriga représente tout ce que Pombal réprouve : c’est un italien, un jésuite, un suppôt du Saint-Siège, le confesseur de la marquise de Tavora, il a été missionnaire au Brésil et s’est permis de critiquer les exactions du pouvoir contre les Indiens, il est aussi, et surtout, l’auteur de ce texte indigne, de cet opuscule infâme sobrement intitulé « Jugement sur la cause véritable du tremblement de terre qui advint à Lisbonne le 1er Novembre 1755 », ce pénible sermon truffé de citations bibliques dont certaines phrases sont encore ancrées dans la mémoire du ministre : « Y aura-t-il, je ne dis un catholique mais un hérétique, un Turc ou un Juif, qui puisse dire que ce grand fléau fut un effet des causes naturelles et n’a pas été fulminé spécialement par Dieu pour nos pêchés ? »  Battre sa coulpe, faire retraite, ne pas toucher aux ruines, tout ce ridicule pourrait prêter à rire si Pombal n’y voyait pas des ferments de sédition. Alors que de nombreux religieux quittent le pays pour trouver refuge à Rome, Maladriga est arrêté et emprisonné. Mais un prêtre ne peut être poursuivi pour un crime de lèse-majesté, il devra donc tomber sous le coup de l’hérésie. On y travaille avec entrain, on découvre par miracle des écrits dans sa cellule, des libelles dans lesquels le clerc semble tenir des propos douteux sur la personne de Sainte Anne et la virginité de Marie, on l’accuse de surcroît de pratiques onanistes ; cela devrait suffire pour le faire condamner comme faux prophète et faux dévot...

Il fut un temps où Lisbonne aurait jubilé à la vue d'une telle cérémonie. Les temps changent, visiblement... Tout est là pourtant, acteurs, costumes, décors, tous les éléments d'une mise en scène  savamment orchestrée : la grande estrade, l'autel doublé de noir, les fauteuils de l'évêque et du grand inquisiteur, les quelques marches conduisant à la plateforme qu'emprunteront juges, pénitents et bourreaux, la victime avec sa mitre sur la tête, avec sa tunique blanche, cierge et chapelet dans les mains, attendant le verdict à genou. Le public est venu lui aussi, par habitude sans doute. Cette fois, cependant, les fenêtres  offrant les meilleures vues ne s'arracheront pas à prix d'or. Le coeur n'y est pas, et le choeur non plus. Même l'Inquisition, reprise en main par le pouvoir temporel, semble faire profil bas...  Et dire qu'il y a peu encore, il s'agissait là de l'événement le plus grandiose, le plus populaire, le plus couru de la capitale; et qu'il en fût ainsi deux siècles durant, sans interruption ou presque. Il arrive parfois que les traditions, comme le commun des mortels, soient sujettes au trépas... Il est vrai, pour expliquer ce faible enthousiasme, que le condamné diffère de beaucoup des victimes habituelles: nulle sorcière commerçant avec le Malin, nul inverti, nul bigame contrevenant aux lois de la nature ou du mariage, nul juif faussement converti poursuivant dans le secret du rituel abhorré, mais un vieux jésuite hagard et quelque peu demeuré, qui ne semble pas bien comprendre ce qui lui arrive...

Le feu vient d'être allumé, bientôt le bûcher s'embrasera. Dans un crépitement funeste, les flammes viendront lécher le corps sans vie de Gabriel Maladriga, garotté au préalable. Une fumée noire s'élèvera dans le ciel vers un Dieu qu'indifférent le nectar et l'ambroisie.. Le malaise est palpable dans toute l'assistance.

La mer est calme, la terre ne tremble pas, seul le vent tourbillonne; ses rafales excitent l'incendie, comme si ce dernier, ivre de bois, désirait se répandre et dévorer l'échafaud de fond en comble.

A quelle mise à mort assiste-t-on vraiment ?

Ce que l'on sent est abject, ce que l'on ressent guère plus agréable, ce que l'on pressent se lit sur tous les visages. En ce 21 septembre de l'an de grâce 1761, en ce jour d'équinoxe et de basculement, Lisbonne -qui l'ignore encore, mais le devine déjà- assiste à son ultime autodafé

Dernière représentation, dernière réplique...

fin

Ce texte a été composé à l'aide des ouvrages suivants:

D. Couto, Histoire de Lisbonne, Fayard, 2000

H. Gouhier, Rousseau et Voltaire, portrait dans deux miroirs, Vrin, 1983

C. Grignon, Le Mal, GF-Flammarion, Corpus, 2000

J.F. Labourdette, Histoire du Portugal, Fayard, 2000

G. Makassian, Candide, un débat philosophique Ellipses 2005

J. P. Poirier, Le tremblement de terre de Lisbonne, Odile Jacob, 2005

J.J Rousseau, Lettres Philosophiques, Livre de Poche n°4681

Voltaire, Candide, Classique Larousse, 1970 ; Folio-Plus, 2003 ; GF-Flammarion, 2007

F. Wacquet, Au temps de la République des lettres  (n°76 HS du Nouvel Observateur, 2010)

mis en ligne le 15 février 2011 

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