Dieu que la
Ville est
calme ce matin...
On pourrait
croire
qu’elle sommeille, elle ne dort plus pourtant ; elle se réveille, lentement, doucement, passablement engourdie.
Toutes les paroisses de
la grande Cité savent bien que la journée sera longue, mais qu’elle
sera belle
aussi pour peu que la fête soit réussie, et qu’il ne dépend que d’elles
qu’elle
le soit.
Car c’est jour de fête à
Lisbonne en ce tout premier jour de novembre 1755, comme dans les
plaines
fertiles de l’Alentejo ou sur les hauteurs calcaires de l’Algarve,
comme à
Leiria, Coimbra, Evora ou Beja, comme à Faro, Porto, Sines ou
Guimaraes, comme
à Recife et Pernambouco, Goa ou Macao, comme partout ailleurs dans le
royaume
de Lusitanie et dans l’empire du Portugal : c’est jour de Toussaint, la
fête de
tous les saints, ces intercesseurs exemplaires, ces martyrs
irréductibles, ces modèles
de miséricorde, qu’il convient d’honorer et de suivre avec le plus
grand
respect.
Ferveur et solennité, la
Ville saura se montrer à la hauteur de l’événement.
Qui, en effet, peut
douter un seul instant d’une communauté possédant en sa circonscription
plus de
quarante paroisses, près d’une soixantaine de couvents et pas moins de
121 oratoires
dont la plupart ont été édifiés en ex-voto pour se garantir des
possibles
fléaux et remercier ces parangons de la vraie Foi qui résident quelque
part
dans les cieux ?
Car
Lisbonne aime ses
saints, il ne faut point en douter. Il suffit, pour s’en convaincre, de
compter
le nombre ahurissant de reliquaires dont la Ville s’honore et se
vante;
ces écrins d’or, d’ivoire et de soie, carrés, rectangulaires ou
cruciformes,
tous finement ciselés que chaque paroisse conserve jalousement en son
sein et à
l’intérieur desquels reposent quelques boucles virginales, un ossement,
une
rognure d’ongle, une partie de crâne ou un infime morceau de clou, de
corde,
d’épine et de tissu susceptible d’avoir touché l’enveloppe charnelle du
Bienheureux. Et parmi ces figures bienveillantes dont les images
pieuses et
naïves agrémentent les places et les faubourgs, il en est une que le
peuple
préfère entre toutes : celle de Saint Antoine de Padoue, saint
parmi les
saints, puissant thaumaturge, expert en bonheur conjugal et en objet
retrouvé,
qui, comme son nom ne l’indique guère, naquit à Lisbonne six siècles
auparavant
sous le nom de Fernando de Bulhoes -et que l’on priera davantage, d’une
dévotion plus ardente encore, d’ici quelques heures...
Oui, Lisbonne aime ses
saints, mais Lisbonne goûte également les fêtes et les
cérémonies : les
courses de toreaux, bien évidemment, quand les bêtes cornues courbent
leurs
échines ensanglantées dans le vacarme assourdissant de la foule en
liesse ;
et ces longues processions que le Saint Office de l’Inquisition offrent
à la
plèbe enchantée chaque fois qu’il s’agit de purifier l’Eglise par le
feu en
expurgeant le sol catholique de ses sorcières, de ses juifs et de ses
hérétiques, actes de foi sublimes dont le nom portugais est en passe de
s’imposer partout en Europe, Auto da fé...
Pour
l’heure, le soleil
hésite encore à faire poindre ses rayons ; il est vrai que les
automnes
sont souvent pluvieux à Lisbonne, mais aujourd’hui le ciel est d’un
bleu vif,
la température clémente, présages favorables dont il faut se réjouir.
Au port, toutefois, le
mouvement est déjà perceptible ; sur le parvis des quais lustrés,
les
portefaix dégoulinant de sueur et d’eau ont commencé leur incessant
manège :
levées et dépôts, couffins et fardeaux, balles et caisses sur le dos,
les reins
brisés sous le poids de la manoeuvre ; bien campées derrière leurs
étals des
marchandes édentées, suffisamment girondes et vulgaires pour inspirer
confiance,
apostrophent le chaland : la pêche a été belle, la pêche a été
bonne, admirez
ces poissons comme ils sont frais, approchez, voyez vous-mêmes messire,
soles,
dorades et cabillauds -les gabarres viennent à peine de les décharger-
et le tout
pour quelques malheureux réaux, une misère vous dis-je, hâtez-vous d’en
profiter, il n’y en aura peut-être pas pour tout le monde...
A l’entour, les vents
océaniques diffusent le parfum des sardines grillées qui se mêlent
curieusement
à la rosée des embruns. A l’arrière, solidement arrimés, des trois mâts
et des
soixante quatorze canons, les vergues dévoilées, se laissent bercés par
la
houle marine ; auprès d’eux, les rameurs des embarcations rompues
au
déchargement des richesses tropicales paraissent minuscules.
Au loin, mer de paille, le
Tage dédaigneux, qui se préserve encore de la moindre agitation,
resplendit
d’impassibilité ; et depuis les collines de l’Alfama, imposant
belvédère, présence
protectrice, le château Saint-Georges semble veiller sur la
Ville.
Celle-ci émerge enfin...
La paresse n’est plus de mise.
Aujourd’hui,
néanmoins,
la « Cité aux sept collines » (surnom flatteur qu’elle
partage avec
la ville de Rome) se met en branle plus lentement que de coutume.
En cet instant,
d’ordinaire, les boutiquiers ont déjà tous débâclé leurs portes et
ouvert leurs
échoppes, les passages se font plus difficiles dans les ruelles
encombrées de
la capitale, les carrosses s’exposent aux embouteillages et aux
emboutissements, les chaises à porteur remplies de dignitaires
emperruqués
revêtus de rubans en sautoir et de chasubles d’or rivalisent
d’ingéniosité pour
se faufiler sans coup férir ; on badine allégrement sur le pas de
la
porte, on se chamaille aussi, on s’invective, on se menace, on se
bouscule même
(quand la surveillance débonnaire de la maréchaussée le permet) :
on
s’octroie péniblement une parcelle de territoire gagnée de haute
lutte...
Ceux-là se précipitent à
un rendez-vous dont ils espèrent l’issue favorable, ceux-là errent sans
motif
n’attendant rien de l’heure à venir, ceux-là se rencontrent par hasard
qui ne
se sont vus depuis longtemps... Autour d’eux, des chiens sans collier
viennent
flairer, la truffe en éveil, les détritus que les seaux déversent des
fenêtres
dans l’espoir d’y trouver un début de pitance ; dans les venelles,
les
rigoles charrient de partout des liquides aux fragrances
douteuses ; entre
hennissements et ruades, les sabots déferrés martèlent le pavé ;
comme les
cailloux du Petit Poucet, le crottin qui jonche le sol indique la voie
à suivre
à l’adresse de ceux qui semblent avoir perdu la leur ; dans les
rues,
l’accident guette à chaque pignon et s’exerce impitoyablement sur les
plus
maladroits : aussi, est-il toujours recommandé de garder un œil
sur
l’immeuble sous lequel on passe au risque de croiser quelques tuiles ou
poutrelles
tombées du ciel, capables de vous fracasser le crâne sans autre forme
de procès...
Les embarras de
Lisbonne, s’ils ne valent pas ceux de Paris, ne sont pas des
moindres !
Ce sont au
bas mot 200 000
âmes que la capitale portugaise accueille chaque jour en son giron,
200 000
âmes pieuses ou mécréantes, innocentes ou perverses, désabusées ou
frénétiques,
200 000 âmes qui se répandent, selon l’humeur, à travers les
veines et les
artères de la ville : ici, des soldats émérites venus quérir leur
solde
auprès des autorités compétentes, des mendiants aguerris et roublards
exhibant
leur infirmité dans l’espoir de susciter l’aumône des confréries, des
godelureaux
de bonne famille troussant l’épigramme à la taverne depuis que deux
yeux noirs,
au sortir d’une église, leur ont retourné l’esprit et transpercé le
coeur, des médecins
accourus au chevet d’un patient livide dont la dernière saignée ne
semble pas
avoir eu l’effet escompté ; là, des ministres affairés et fébriles
se
rendant au Conseil dans l’attente impatiente des dernières nouvelles du
Nouveau
Monde, des forgerons en fusion battant le fer en cadence dans leur
atelier, des
bretteurs en effusion le croisant dans leur salle d’armes, des clercs
et des notaires
acharnés cloîtrés dans leur office et quelques moines, clercs aussi,
plus décharnés
encore, achevant le leur... Et combien d’autres vaquant à leur
occupation,
valets et vagabonds, artisans et fonctionnaires, courant on ne sait où,
trop
nombreux pour les dénombrer tous, mais qui, chacun, par l’ambition de
leur
projet et les finalités de leur entreprise, mériterait notre
attention ?
Aujourd’hui
cependant,
la Ville s’est délestée d’une partie de son exubérance habituelle, car
c’est
jour de fête et de recueillement, jour de Toussaint.
Les rues n’ont pas été
désertées pour autant, et l’on distingue au dehors le trot des montures
et les
apostrophes stridentes des porteurs d’eau qui passent de maison en
maison,
leurs tonneaux à l’épaule. A l’intérieur des habitations lisboétes,
certains se
préparent pour se rendre à la messe de dix heures ; d’autres, plus
matinaux sont déjà sur place et communient : d’autres encore,
parmi les grandes familles aristocratiques, possédant leur chapelle
privée, assisteront à la cérémonie sans sortir de chez eux. Dans la
pénombre
des lieux de culte, délicatement placées sur les autels, bougies et
lampes à
huile brûlent de concert. Calices, ciboires, et ostensoirs se tiennent
à portée
de main ; rassurante prédisposition de la liturgie... Dans les
églises aussi bien que dans les couvents, dans
les
chœurs aussi bien que dans les nefs, alors que résonnent à l’unisson,
les chants
de louanges que les créatures adressent à leur Créateur, sondées au
plus
profond des cœurs, il est d’autres incantations, plus personnelles,
plus
intimes -que l’on taira à son voisin comme à ses proches- qu’il
n’est possible de formuler que dans le
silence de la prière et qui ne doivent être entendues que d’Un Seul et
Unique : promesses propitiatoires et prophylactiques, implorations
dramatiques, demandes de faveur et vœux de réussite, engagements
majeurs en
contrepartie d’un exaucement rapide : amoncellement de requêtes et
de
suppliques jugées prioritaires par leurs auteurs et censées monter
directement
au ciel... Qu'espèrent-ils donc obtenir de la Providence, tous ces
croyants, qu'ils ne possèdent déjà? La santé, la l'amour, l'argent? La
Gloire, peut-être?
Mais tous,
autant qu’ils
sont, qu’ils soient à demeure, au dehors ou à l’église, qu’ils habitent
les
hauteurs, les pentes ou les contrebas, ne sentent-ils pas flotter dans
les airs
une atmosphère étrange, étrangement lourde, comme indéfinissable ?
Et ce brouillard
rougeâtre qui, parfois, à l’aube ou au crépuscule, accompagne les
mouvements du
soleil depuis les derniers jours d’octobre, ne s’en inquiètent-ils
pas ?
N’ont-ils vraiment rien
remarqué ? Ni l’infime vibration des meubles sur le plancher, ni
la
légère oscillation de l’eau dans les carafes ?
Sont-ils à ce point
accaparés par leurs affaires, qu’ils ne se soient pas aperçus de la
grande
nervosité qui saisit les bêtes dans les chenils et les écuries depuis
ce matin ?
Et de la soudaine disparition des animaux sauvages, ne s’en sont-ils
pas rendus
compte ?
Visiblement non...
Et le roi dans son
palais, que fait-il ? Et à quoi pense-t-il ?
Le roi ne
fait rien, le
roi ne pense à rien ; le roi s'est absenté de Lisbonne... Il a
passé la
nuit à Belém avec sa famille et une partie de sa Cour : José Ier a
cédé
aux instances de sa fille qui souhaite se reposer et passer quelques
jours à la
campagne, loin des miasmes de la Ville.
Il l’ignore encore, mais
grand bien lui en a pris...
Pour tous
ceux qui
voudront l’imiter par la suite, il est déjà trop tard.
***
A
en croire le témoignage des survivants, la catastrophe aurait débuté un
peu
avant dix heures du matin. Une décharge tellurique
prodigieuse, comme si la Terre hurlait de douleur à son écartèlement...
Les habitants auraient
alors ressenti la violence de la première secousse, puis une seconde,
le sol se
dérobant sous leurs pieds ; ils l’auraient vu par endroit se
fendre et
s’ouvrir, accompagné de craquements formidables ; des fissures,
devenues
failles en l’espace de quelques secondes, se seraient transformées en
crevasses
larges de cinq mètres d’où se seraient échappées des vapeurs
sulfureuses et des
giclées de sable.
On dit que la deuxième secousse
par sa proximité aggrava le sentiment de confusion générale, mais que
la
troisième fut bien plus terrible encore, que celle-ci provoqua une
effroyable
panique à mesure que s’effondraient les premiers édifices : ponts,
fabriques et moulins, chaumières et ministères, tous ces bâtiments
superbes ou
dérisoires, faits de marbres et de bois, d’un poids identique sur les
deux
plateaux du malheur, pareillement méconnaissables sous les effets de
l’arasement.
On dit
aussi que, malgré
sa virulence, le vacarme des effondrements ne parvint pas à couvrir les
hurlements inhumains des rescapés en détresse courant en tous sens, à
perdre
haleine ; le père à la recherche du fils, le fils à la recherche
du père, la
mère prenant sa fille dans ses bras et quittant la maison dont les murs
risquent de s’écrouler, la fille se désolant d’avoir abandonné, le
temps d’une
course, sa vieille mère près de l’âtre et se précipitant chez elle...
Tumulte
indescriptible, cris de terreur, confusion et entrelacement des prénoms
échangés, affaissement des toits, chute des cheminées, éventrement des
salons,
éboulement des façades, lézardes meurtrières, bris et débris, éclats de
verre,
monceaux de chairs, lambeaux sanglants, nuages de cendre et de
poussière,
exhalaisons étouffantes, amas en tout lieu ; matières de la
dévastation...
Bientôt,
les émanations
du gaz sulfurique rendirent le ciel tout noir. Beaucoup, présents sur
les lieux
du sinistre, crurent alors advenue l’heure du jugement dernier.
Où se cacher désormais
dans cette ville infernale qui flamboie et s’asphyxie à mesure que les
incendies se déclarent quartier après quartier ?
Sur les quais, dirent
certains, qui semblaient avoir été moins touchés par le cataclysme.
On s’y rend, on s’y
mêle, on s’y presse, apeuré et transi, comme une horde sans maître...
Mais ce matin, en un
nouveau spectacle, la Nature insatiable semble vouloir montrer aux
hommes
ébahis l’étendue de sa puissance ; trembler ne lui suffit pas,
elle peut
bien davantage. Soudain, irréversiblement, la mer se retire ; sur
quelques
mètres au début, sur quelques dizaines par la suite ; elle laisse
apparaître, comme dans un mauvais rêve, les épaves innombrables qui
jonchent
d’ordinaire les fonds sablonneux à l’abri des regards et des
tentations :
coques retournées, cales vaseuses, pleines et perdues, proues arrachées
des
navires dont les figures féminines aux longues chevelures semblent
dormir
paisiblement sur le ventre, ancres noires tachetant la clarté de
l’arène,
ballots laissés à l’appétit des poissons, caisses en voie de
putréfaction dont
les chaînes et les serrures protégent toujours les cargaisons importées
« do
Brazil » ; contemplations funestes, comme s’il fallait
ajouter
aux désastres du jour les naufrages du passé....
Il suffit,
semble en avoir
décidé l’Océan, les hommes en ont assez vu, recouvrons tout cela, non
d’un
voile pudique -comme le prétend l’expression consacrée- mais d’une lame
monstrueuse à jamais mémorable ! Reflux et flux, plus fulgurant
encore,
colère dévastatrice des éléments, moins d’une heure après le
tremblement de
terre, alors que ses répliques continuent d’affoler la population, un
terrible
raz de marée vient submerger le port et le centre de la ville avec des
vagues
de vingt pieds de haut !
Et pourtant, beaucoup
s’obstinent à penser que le salut viendra des eaux, et qu’il faut pour
fuir au
plus vite cet endroit maléfique, s’en remettre au Tage. Ce sont alors
de
nouvelles scènes hallucinantes qui se donnent à voir : la course
aux
chaloupes s’exerce sans pitié, le peuple le cède à la populace et la
foule à la
tourbe : malheur aux plus faibles, malheur aux vaincus ; on
s’y
précipite en foulant les morts aux pieds, on s’y jette, on s’y
accroche, on
joue des coudes, des poings et des pieds en défendant sa place au
dépend
d’autrui, on protège un proche à l’encontre de l’inconnu ; des
dizaines et
des dizaines de corps compressés dans des embarcations bien trop
petites pour
endurer pareille contenance ; et souvent, pour rendre compte des
folies
humaines et des lois de la physique, de terribles chavirages...
***
Les témoins
du carnage
ont prétendu qu’il leur était impossible de décrire avec de simples
mots le
degré d’anéantissement dans lequel la catastrophe avait laissé la
ville. Des
ruines, des cadavres, des cadavres sous les ruines, d’autres dans le
fleuve,
par centaines, par milliers, par dizaine de milliers...
Et pourtant, les mêmes
affirment que, par un instinct de conservation propre aux hommes soumis
aux
pires extrémités, la vie reprit ses droits promptement, les secours ne
tardant
pas à s’organiser.
A la fureur désordonnée
de la Nature, se substitua rapidement la violence ordonnée de la
Politique.
« Enterrez les
morts, nourrissez les vivants... » tels furent les mots
d’ordre que Sesbatiao
José de Carvalho e Melo, futur marquis de Pombal et ministre le plus
influent
de José Ier, décréta sur le champ.
« Enterrer les
morts... », La mesure pragmatique s’impose pour des raisons
évidentes
d’hygiène, il convient avant toute chose d’éviter la contagion
épidémique ; et pour y parvenir, il s’agit de parer au plus pressé
en
regroupant les cadavres. Bien vite, cependant, les Autorités prennent
conscience de l’énormité de la tâche, les inhumations succèdent aux
inhumations
(souvent collectives dans de grandes fosses communes), et malgré tout,
cela ne
semble suffire. Aussi, Pombal écrit-il au Cardinal Patriarche afin que
l’on
dispense certains défunts des bienfaits de l’enterrement en immergeant
de
nombreux corps au large des bouches du Tage...
Face à l’urgence et en dépit des normes ecclésiales qui
insistent sur la
nécessité d’une sépulture chrétienne, le prélat donne son accord à
condition
qu’un rituel religieux soit organisé au préalable, c’est ainsi que l’on
pratique pour les marins qui, en pleine mer, meurent à bord des
bateaux...
« Nourrir les
vivants... » Certes, et faire en sorte, de surcroît, que ces
derniers ne
le fassent pas d’eux-mêmes par la force et dans la plus totale
anarchie. Comme
souvent, à l’occasion de telles calamités, des scènes de pillages et de
vandalisme se sont ajoutées au tableau de la désolation. A la recherche
de
vivres pour certains, à la recherche d’objets précieux (devenus
soudainement
des proies faciles) pour d’autres, des bandes de scélérats et de
malandrins
visitent sans ménagement un nombre considérable de bâtiments pour y
vider les
armoires, les coffres, et, suprême sacrilège, les tabernacles... Pombal
ne peut
tolérer qu’une telle situation se prolonge. L’Etat, et l’Etat seul,
doit
exercer le monopole de la violence légitime. En guise de rappel, le
marquis
fait ériger plusieurs échafauds aux carrefours névralgiques de la
ville, mais la
menace ne semble pas dissuader les pillards de suspendre leurs
crimes ;
pour les y inciter de façon radicale, 34 d’entre eux seront pendus
hauts et
courts dans les jours qui suivent, et leurs corps longuement exposés en
place
publique...
Pombal
multiplie les
décrets et les ordonnances. Ainsi, pour éviter la pénurie alimentaire
et les
tensions qui en découlent, les poissons vendus sur les quais doivent
être
exempts de tout droit et taxe. Oui, le retour à l’ordre exige un retour
au
calme ; et pour ce faire, les troupes royales appelées en renfort
pour
déblayer les gravas clôturent également les abords de la cité afin
d’empêcher
les survivants de s’enfuir et d’encombrer ainsi les routes avec leurs
chariots
de fortune. Car nul ne sera de trop pour aider au troisième défi qui
s’impose
au gouvernement : l’extinction des incendies qui ravagent ce qu’il
reste
de Lisbonne. Les cierges et les cheminées les ont allumés dans leur
chute, les
torches des pillards jetées au terme de leurs visites les ont
amplifiés, ce
maudit vent du nord-est qui continue à souffler facilite leur
propagation.
Dans certaines parties
de la ville, les flammes sont si hautes qu’on les distingue depuis
Santarem, à
trente kilomètres de là !
Il faudra six jours et
six nuits pour venir à bout du brasier...
Le bilan est d’une
ampleur incommensurable.
Par où commencer ?
Aucun
quartier qui ne
soit sorti indemne du désastre, certains moins touchés que d’autres
cependant
du fait de leur situation, le Bairro Alto par exemple ; certains
totalement détruits au premier rang desquels la Baixa, la ville basse,
incluant
le Terreiro do Paço (la Place du palais royal) et le Rossio. Sur les
20 000 maisons construites à Lisboa, 3000 sont encore habitables
après le
séisme. Les couvents ? Endommagés à 90% Les hôpitaux ?
Endommagés de
même. Les églises ? La plupart des victimes sont mortes à
l’intérieur.
L’Opéra ? Un pur chef d’œuvre de cendres et de décombres. Les 70
000
volumes de la Bibliothèque royale ? Partis en volute. Les tableaux
de
Corrège, du Titien et de Rubens ? En fumée. Les mémoires conservés
dans
les archives de la maison de Bragance ? Disparus à jamais. Les
pierreries
et les bois tropicaux entreposés dans la Casa da India ? Bel et
bien carbonisés.
Le palais de la Ribeira ? Plus de palais de la Ribeira. Les
boutiques de
la Rua Nova ? Plus de boutiques de la Rua Nova.
Et le reste à
l’avenant... Une trentaine de demeures palatiales perdues à jamais et
tout leur
patrimoine avec (tentures et tapisseries, porcelaines et joaillerie,
vaisselle
et argenterie, objets du culte, mobilier rare), des navires coulés et
des
compagnies étrangères pleurant les marchandises englouties (on estime à
huit
millions de livres tournois la perte respective des négociants anglais
et
hambourgeois).
Pour les
victimes, la
comptabilité macabre offre d’impressionnantes fluctuations, les
chiffres
divergent, les rumeurs les plus folles circulent et s’emballent :
50 000 ? 70 000 ? Jusqu’à 90 000 morts pour
les
estimations les plus hautes. Pombal avance 8000 décès pour minorer
l’événement.
Les historiens retiennent désormais une fourchette basse, entre 10 et
12 000,
mais les contemporains de l’événement garderont à l’esprit les
estimations les
plus élevées.
Et pendant que Lisbonne
enterre ses innocents et commence à dégager ses ruines, il est un
troisième
bilan qui s’amorce déjà au-delà des considérations matérielles et
humaines ; un bilan plus délicat encore car se tenant sur ce
terrain
meuble et toujours malaisé que l’on nomme la morale.
Parmi les
prédicateurs
qui s’adressèrent aux populations désemparées dès les lendemains de la
tragédie,
nombreux furent ceux qui la présentèrent comme une punition divine, un
châtiment mérité à l’endroit d’une cité vicieuse et corrompue, et qui
sollicitèrent
pour adoucir le courroux du Très-haut force processions et moult pénitences. Aussi, vit-on devant ces églises
souvent dédiées à Notre-Dame (qu’elle fût de « la
Nécessité », des
« Martyrs », de « la Grâce », de « la
Merci » ou
des « Lumières »), des regroupements d’hommes et de femmes
agenouillés, certains les bras chargés de crucifix, d’autres se
frappant la
poitrine, répétant inlassablement, comme une litanie :
« Misericordia
meu Deus ! Misericordia meu Deus ! » et d’autant plus
inquiets
que la ville eut à subir 500 secousses jusqu’à la fin de l’année.
Le plus
virulent de ces
polémistes, le Père Gabriel Malagrida, jésuite italien et ancien
confesseur du
Joao V, refusa non seulement d’attribuer une cause naturelle au
désastre, mais
condamna en outre l’idée même d’une reconstruction. Pombal fit pression
sur les
autorités ecclésiastiques pour éloigner le vieil homme et le reléguer à
Setubal...
Au-delà du contexte
historique et des rapports de force tendus qui opposaient le ministre à
la
Compagnie de Jésus, cet affrontement en dit long sur les réactions et
les interprétations
suscitées par un tel événement.
Quelle vision du monde
après le désastre de Lisbonne ?
Une telle question ne
pouvait que susciter des remous.
Un tel débat ne pouvait
que s’ouvrir...
II
En Europe et en dehors
du continent, l’onde de choc fut massive.
Même si les
instruments
de mesure faisaient défaut à l’époque et que la sismographie n’était
encore
qu’une science balbutiante, on estime à 8,5, 8,7, la magnitude du
tremblement de
terre sur l’échelle de Richter. Son épicentre a longtemps fait débat ;
quoique discuté, on le situe généralement dans l’Océan atlantique, non
loin du
détroit de Gibraltar, à moins de 200 kilomètres du Cap de
Saint-Vincent, aux frontières
de la plaque européenne et de la plaque africaine.
De fait, à
l’instar de
Lisbonne et du Sud du Portugal (l’Algarve), le Maroc eut à subir de
graves
dommages et d’importantes destructions furent observées à Fès, Mekhnès
et
Marrakech ; le nombre des victimes, fort mal connu, pouvant
s’élever, là
aussi, à plusieurs milliers.
Les secousses furent ressenties
sur tout le vieux continent, jusqu’en Finlande dit-on ; le lac
Léman,
d’ordinaire si placide, s’agita quelque peu, et dans ses
« Mémoires »
Casanova, alors emprisonné aux « Plombs » de Venise, se
souvient d’avoir
vu ce jour-là la poutre principale de sa cellule tourner à droite, puis
à
gauche, insuffisamment cependant pour s’effondrer... L’espace océanique
fut
touché dans son ensemble : des vagues géantes heurtèrent les
rivages
d’Albion, Madère et les Açores furent meurtries de même ; et de
l’autre
côté de l’Atlantique, aux Antilles, des tsunamis vinrent frapper des
îles comme
la Martinique et la Barbade.
En
dépit de la relative
lenteur des moyens de communication, la nouvelle de la catastrophe se
répandit
assez vite à Londres, à Paris, à Vienne et dans les autres capitales
européennes : ainsi, l’agronome Duhamel du Monceau put-il le 20
décembre
donner lecture devant l’Académie des sciences de Paris d’un courrier
envoyé un
mois auparavant. Cette diligence médiatique fut principalement le fait
des
négociants et des diplomates : marchands allemands et surtout
britanniques
(car depuis 1703 et le Traité de Methuen l’Angleterre jouit de
privilèges
relatifs à l’exportation de certains produits de luxe), nonce
apostolique, consul
de la République de Gênes ou ambassadeur de France, tous ces témoins
oculaires
se chargèrent dans leurs correspondances et leurs dépêches de brosser
un
tableau édifiant -avec force détails, mais non sans quelques variantes-
de la
présente situation.
Nombre de
ses sources furent
abondamment reprises dans ces périodiques culturels et souvent
francophones
dénommés « gazettes » au premier rang desquels figuraient Le
Courrier d’Avignon, La Gazette d’Amsterdam ou Le
Journal Etranger,
ce mensuel de 200 pages dirigé par Fréron et connu pour la valeur de
ses
correspondants distingués.
Entre lyrisme et
consternation, ces comptes-rendus et ces récits circonstanciés non
dépourvus
d’emphase et prompts à la citation latine (le vers de l’Enéide « Hic locus ubi Troja fuit... / Ce
lieu où Troie s’élevait... connut à cet égard un vif succès)
parvinrent à
marquer les consciences par un subtil mélange de considérations
générales et
anecdotiques : la mort déplorable du
« jeune Racine », le petit-fils du dramaturge, et celle non
moins
tragique de l’ambassadeur d’Espagne, le comte de Perelada, écrasé par
l’écusson
de pierre qui surmontait la porte de son hôtel alors qu’il tentait de
s’échapper dans la rue, fournissent à ce sujet deux exemples
remarquables.
Instruits au même
rythme, bouleversés en de semblables proportions, les Etats d’Europe
manifestèrent leur émotion en apportant une
aide matérielle de premier plan à la ville sinistrée. A ce petit jeu,
l’Espagne
de Fernando VI et l’Angleterre de Georges II se montrèrent les plus
généreuses,
les marchands de Hambourg consentirent à un don de 100 000
thalers, et de
toute part royaumes et républiques fournirent vivres et argent. Là
encore, les
contemporains recoururent à un haut fait de l’Antiquité (le tremblement
de
terre de l’île de Rhodes en 227 avant J.C et le secours apporté par les
autres
cités méditerranéennes) pour exalter, à titre comparatif, la
magnanimité de
leur geste.
Ces réactions perçues à
l’échelle continentale illustrent admirablement un des faits culturels
majeurs
du XVIIIème siècle : à savoir, la lente (mais inexorable)
émergence d’une
opinion publique. Mais plus encore que la diffusion rapide de
l’information,
plus encore que l’aide offerte, ce sont les productions artistiques et
les
débats intellectuels suscités par le drame qui confirment avec force
cette
évolution majeure de la sphère socio-politique.
Donnée
incontestable, la
catastrophe de Lisbonne fut une source particulièrement féconde pour
les
artistes et les penseurs.
Dans le domaine théâtral,
deux pièces verront le jour dans les années qui suivent, une en Prusse,
une
autre en France, une tragédie en cinq actes platement intitulée « Le
tremblement de terre de Lisbonne », écrite par l’avocat
Jean-Henri
Marchand sous le pseudonyme de maître André, « perruquier ».
L’intrigue s’inspire d’un épisode singulier (mais probablement fictif)
du
désastre : la mort de comte de Ribeira et de sa bien-aimée, le
jour même
de leur mariage, emportés dans le bateau qu’ils avaient pris pour
refuge...
Dans celui des arts
graphiques, Philippe le Bas, premier graveur du cabinet du roi,
publiera à
Paris en 1756 un Recueil des plus belles ruines de Lisbonne
où se
lit déjà ce goût certain pour les pierres désoeuvrées ; goût que
viendra
bientôt renforcer l’identification du
site de Pompéi et qui préfigure déjà les tableaux d’un Hubert Robert ou
l’esthétique anglaise des romans gothiques.
Ce sont toutefois, et de
loin, les versificateurs et autres rimailleurs qui se montreront les
plus
inspirés et les plus prolixes. Rédigés en portugais, en espagnol, en
anglais,
en allemand, en danois ou en suédois, leurs poèmes, sous forme d’odes
et
d’épîtres, abondent dans les premiers mois du drame. Dans le cas
français, anonymes
ou signés, volontiers épiques et descriptifs ou plus communément
religieux et
moralisateurs, œuvres de littérateurs ne reculant ni devant la pompe,
ni devant
l’emphase, ils sont abondamment recensés et commentés dans Le
Mercure de
France, Le Journal de Trévoux ou Le Journal des Savants.
L’Année littéraire résumera cette appétence
créative d’une formule heureuse : « Les convulsions de
Cybèle en
donnent à Calliope... »
Ce déversement
d’alexandrins et d’octosyllabes ne doit pas nous surprendre, l’époque a
l’habitude de versifier en toute occasion, au moindre événement public
jugé
digne d’intérêt, qu’il s’agisse d’une naissance princière ou une
bataille
décisive. C’est là l’occasion pour les auteurs de se faire remarquer et
de
s’offrir ainsi ce qui importera tant au « neveu de
Rameau » :
les grâces et la table ouverte d’un protecteur. Que les Muses aient
cherché dans
leur traitement pathétique à déclencher les fureurs lacrymales ne doit
pas non
plus nous étonner , ce siècle-là a plutôt la larme facile et
commence à
trouver le « frisson terrible » terriblement agréable.
Toutefois,
l’uniformité
des modes de réception et de réaction ne doit pas nous cacher sous un
unanimisme de façade la dimension puissamment polémique de l’événement.
Le thème
(il est question ici de la Providence) est diablement porteur et le
terreau sur
lequel il s’enracine doublement propice. En effet, le milieu du
XVIIIème fut
également (et peut-être surtout) le lieu d’un affrontement idéologique
particulièrement sévère entre deux camps diamétralement opposés, et les
espaces publics qui leur furent offerts en partage ne firent
qu’accroître par
leur diversité la violence et
l’intensité de leurs combats.
Le XVIIIème siècle est
fréquemment appelé le « siècle des Lumières ». Ce courant de
pensée
qui ne se résume pas au seul royaume de France (on parle de
« Enlightenment »
en Angleterre et de « Aufklärung » dans les Etats
germaniques) est un
mouvement intellectuel croyant fermement aux progrès de l’humanité par
l’extension de l’éducation et la diffusion de la culture. Ces penseurs
érudits
et ces savants écrivains, que l’on regroupe à l’époque sous le nom de
« Philosophes », non sans une pointe d’inquiétude et de
mépris dans
la bouche de leurs adversaires, critiquent ouvertement tous les abus et
les
dysfonctionnements qui entravent, à leurs yeux, la mise en action de
leurs
idéaux. Leurs récriminations portent sur de nombreux points dont
plusieurs
essentiels : les pouvoirs excessifs du monarque absolu, les
inégalités
sociales et le bien fondé des privilèges les induisant, le fanatisme,
les
superstitions et le pouvoir de l’Eglise. Contre eux s’insurge le parti
dit des
« Dévots », courant conservateur et catholique, au premier
rang
desquels figurent les Jésuites et la Sorbonne, qui s’alarme et se
scandalise
des innovations pernicieuses sans cesse défendues dans les ouvrages
« philosophiques ».
L’époque est donc à la
dispute, les sources de conflit ne manquent pas, les duels littéraires
font
flores et même la musique se révèle incapable d’adoucir les mœurs... En
effet,
ne vient-on pas récemment de s’écharper à Paris, à la
découverte de l’opéra bouffe de Giovanni
Battista Pergolèse, La Serva Padrona, représentation qui vit
s’affronter
partisans de l’opéra français et zélateurs de l’opéra transalpin, dans
ce que
l’histoire retiendra sous le nom de « querelle des
Bouffons » ?
Il est vrai que le
combat s’est intensifié au milieu du siècle. Plus sûrs d’eux et mieux
organisés, les Philosophes multiplient les ouvrages ambitieux et
subversifs
malgré les risques encore réels d’embastillement. Montesquieu a déjà
proposé
son Esprit des Lois (1748), Rousseau a exposé son Discours
sur les
Arts et les Sciences (1750), Diderot et D’Alembert ont initié
depuis peu
leur projet « encyclopédique » (1751) et Voltaire poursuit
son œuvre
prolifique commencée trois décennies auparavant (Micromigas,
1752). La censure
veille, mais Malesherbes à sa tête tergiverse, non sans
ambiguïtés ; la
marquise de Pompadour, maîtresse officielle du roi, se montre
bienveillante à
l’égard des idées nouvelles, et Louis XV n’est décidemment pas Louis
XIV...
Malgré les divergences
d’opinion et les différences de tempérament, les écrivains des Lumières
font
souvent preuve de solidarité ; ils échangent et correspondent
entre eux,
et certains, du fait de leur notoriété, s’entretiennent même avec les
« despotes
éclairés » des royaumes lointains
(Voltaire et Frédéric II de Prusse). Ils
tentent d’instituer ce qu’ils nomment avec le plus grand sérieux et le
plus fol
espoir une « République des lettres », une construction
collective et
cosmopolite d’esprits indépendants et égaux capable d’instruire les
sujets
raisonnables : Bonheur, Justice et Liberté ; tout un
programme...
Or, force est de
reconnaître que dans la communication des savoirs et des opinions cette
République des lettres se voit favorisée par l’émergence et
l’intensification
de nouvelles formes de sociabilité. En effet, à la rédaction des livres
et aux
échanges épistolaires s’ajoutent les discussions pertinentes des salons
tenus
par des femmes de qualité et d’influence comme Mme du Deffant ou Mme
Dupin. Désormais,
les cours et les antichambres royales ne sont plus les seuls lieux de
mondanité
où l’on parle... On s’exprime également à l’intérieur des loges
maçonniques
récemment fondées, on débat de même dans les Académies dont le réseau
se
densifie en Europe ; certaines d’entre elles se font remarquer en
organisant des concours aux sujets potentiellement
« sensibles » (les
sources de l’inégalité parmi les hommes) que les journaux commenteront
avec un
malin plaisir, journaux que l’on lira sans doute à la table d’un café,
comme
celui de la Régence sous les arcades du Palais Royal, tout en buvant
son
chocolat entre deux parties d’échecs âprement disputées...
Dans ce contexte
spécifique, il est bien évident que le « terramoto » de
Lisbonne ne
pouvait laisser indifférents les publicistes et autres lettrés, quelle
que fût
leur tendance. Non, monsieur, la guerre des idées ne se fait pas en
« dentelles »,
et il n’est ni prudent, ni recommandé de laisser l’ennemi tirer le
premier. La politesse,
elle aussi, a ses propres limites...
Qui donc réagira le plus
vite et décochera les premières flèches ?
A ce jeu-là, comme
souvent, François-Marie Arouet fut l’un des plus rapides,
François-Marie
Arouet, plus connu sous le nom de Voltaire...
***
Grâce à son
abondante correspondance (on a conservé, chiffre vertigineux,
23 000 de
ses lettres), il est relativement aisé de suivre le cheminement
intellectuel
qui conduisit Voltaire à la publication de son Poème sur le désastre de
Lisbonne.
Moins d’un
mois après le séisme, l’auteur (qui vit alors en Suisse, près de
Genève),
évoque la catastrophe dans plusieurs lettres envoyées à ses amis Elie
Bertrand
et Pierre Pictet. Dans ces premiers courriers, il compatit à « l’horrible
événement », pleure les « cent mille âmes ensevelies
sous les
ruines » : « Il ne reste plus une maison dans
Lisbonne,
écrit-il, le Portugal n’est plus, tout est abîme... »
Cependant,
dans ses propos, Voltaire ne se limite pas à la seule empathie, il se
montre
également acerbe et critique à l’encontre des tenants de
« l’Optimisme
philosophique » représentés par le poète anglais Alexander Pope.
Comme il
le signifiera plus tard à l’adresse du pasteur Jacob Vernet en des
termes
nettement moins châtiés : « (...) de cette affaire la
Providence
en a dans le cul. »
Dès le mois
de décembre, des bruits courent dans la cité de Calvin que M. de
Voltaire est
en train de rédiger une pièce à ce sujet. La rumeur est en partie
fondée,
Voltaire écrit bien, non point un drame en cinq actes, mais un long
poème qu’il
nomme lui-même « sermon » avec ironie. Le 19 du mois, il
soumet ses
vers au jugement de son ami Fériol, comte d’Argental ; il en
informe
d’autres proches dans la plus grande discrétion : « il
est des
mystères qui ne sont faits que pour les initiés, vous êtes du nombre,
mais ce
nombre est bien petit » (lettre à Claude Thériot du 2 janvier
1756).
Ce même Thériot, une fois l’œuvre connue, en loue la beauté mais
conseille au
philosophe, étant donné son contenu, de « la tenir encore dans
son portefeuille. »
Certains, plus inquiets, l’engageront même à la brûler purement et
simplement.
Mais l’ouvrage importe à son auteur, et la diffusion à Paris de vers
médiocres,
traitant du même thème et prétendument de sa main, l’incite à se
découvrir. Il
consent néanmoins à quelques concessions, édulcore le propos en
ajoutant à la
fin une vingtaine d’alexandrins qui sauve in extremis la notion
d’espérance
(dans le but explicite « d’apaiser les cerbères »).
Le poème sur
le désastre de Lisbonne (long de 234 alexandrins) qui s’ajoute à celui
sur la
religion naturelle circule à Paris dans les premiers mois de l’année,
l’ensemble finira publié à Genève en mai 1756 dans un in-octavo de 51
pages,
augmenté d’importantes notes et commentaires philosophiques.
Habitué aux
joutes verbales, champion des bons mots sachant faire mouche, que la
cible soit
un dévot, un prélat, un monarque ou même un autre philosophe,Voltaire n’est pas homme à
refuser le combat. Dans le cas présent, sa relative prudence
est moins due au statut de ses adversaires qu’à la portée de son sujet,
car ce
n’est rien moins que de la personne de Dieu dont il est question
ici ! En
effet, le tremblement de terre de Lisbonne a eu pour conséquence
intellectuelle
de réactiver l’un des débats les plus anciens et les embarrassants de
la
tradition philosophique : la nature divine et le problème du mal.
Mal commis
ou mal subi,
mal moral ou mal physique, pêché, souffrance et mort, par la
multiplicité de
ses formes et la diversité de ses expériences, la question du mal est
l’une des
plus problématiques qui soient.
Le mal perpétré par un
être humain sur un autre, même s’il afflige et révolte les esprits
vertueux -et
ce, malgré leurs divergences quant aux solutions proposées-, ne pose pas en soi un problème insoluble. On
peut certes, comme certains à la suite de Platon, penser que nul ne
fait le mal
volontairement (cf. Le Gorgias), il n’en demeure pas moins vrai que la
méchanceté est un fait manifeste et avéré. Que le mal soit constitutif
de l’âme
humaine, qu’il soit le fruit de l’ignorance, de la peur ou du
désespoir, que
l’on soit croyant ou non, que l’on use du pêché originel ou pas, la
figure du
mal, pour peu que l’on accorde quelque crédit à la liberté humaine, est
une
notion appréhendable et compréhensible.
La difficulté s’accroît
singulièrement quand au mal commis chez les humains se substitue le mal
subi et
provoqué par une cause extérieure, une catastrophe naturelle par
exemple.
Qu’une cheminée s’écrase sur le lit d’un criminel, il sera toujours
loisible
d’y déceler la marque patente d’une justice divine, mais sur un
berceau ?
Qu’en déduire ? Que répondre au « scandale du
mal » ?
Comment le justifier ?
Le problème, déjà soulevé
chez les Grecs où il est question de l’harmonie du Cosmos, devient
nettement
plus sensible dans la pensée judéo-chrétienne, car celle-ci, du fait de
son
monothéisme, octroie au Créateur des attributs mirobolants
(omnipotence,
omniscience, éternité...). Elle doit, dès lors, surmonter un obstacle
majeur en
se devant de concilier les trois assertions suivantes : Dieu est
tout-puissant, sa bonté est infinie, le mal existe. Reformulé
différemment, le
problème se pose ainsi : si Dieu veut supprimer les maux et qu’il
ne le
peut, il n’est pas tout-puissant ; si Dieu peut les supprimer,
mais qu’il
ne le veut, sa bonté n’est pas infinie ; s’il le peut et le veut,
pourquoi
le mal existe-t-il ?
Tout
au long des
siècles, philosophes et théologiens ont tenté d’apporter leurs
réponses. Ainsi,
chez Lactance (De ira dei), « Dieu peut tout ce qu’il
veut, et il
n’est en lui nulle faiblesse ni jalousie, il peut donc supprimer les
maux, mais
ne le veut pas. » De fait, si on supprime les maux, on supprime
également la sagesse (ou la vertu) dont la raison d’être consiste
précisément à
supporter et surmonter l’amertume des maux. « Si l’on n'a sous
les yeux
que des biens, à quoi servent réflexion, discernement, connaissance et
raison
dès lors que partout où l’on tend la main, tout est adapté et approprié
à votre
nature ? » Les hommes ont reçu l’aptitude à connaître,
cette
aptitude a pour fonction de distinguer les biens des maux, et ce
travail de
distinction éprouve la sagesse humaine et doit permettre ou non
d’atteindre la
vie éternelle. Si Dieu a permis que les maux existent, c’est uniquement
pour
que le bien éclatât lui aussi.
Chez Saint Thomas
d’Aquin (Summa theologica), le mal est perçu comme une
privation, un
écart entre la chose telle qu’elle devrait être (son essence) et ce
qu’elle est
réellement. Le mal n’existe pas réellement, dire que Socrate est
aveugle ne
fait pas de la cécité un être, ni une substance, mais la privation d’un
bien
que la créature est en droit d’attendre. En outre, ce que l’être humain
déplore, lui qui n’a qu’un point de vue limité et partiel sur
l’univers, est un
fait nécessaire du point de vue du tout. L’univers pour être le
meilleur
possible doit en effet comporter des degrés de bonté, multiples et
inégaux : la présence du mal contribue à la perfection ontologique
du
monde.
A l’époque de Voltaire,
la pensée justificatrice prédominante demeure celle de Leibniz.
Philosophe,
juriste et mathématicien de renom (on lui doit le calcul
infinitésimal),
diplomate occasionnel et conseiller des Grands, écrivant indifféremment
en
latin, en allemand ou en français, Gottfried Wilhem Leibniz (1646-1716)
demeure
l’une des figures majeures de la philosophie classique aux côtés de
Descartes
et de Spinoza. Son œuvre métaphysique construit un système au centre
duquel
figure la notion de « monade », la substance d’énergie
primordiale,
une et indivisible. L’univers est constitué d’une infinité de monades
distinctes et hiérarchisées qui coexistent par le biais d’une harmonie
préétablie.
Désireux de dédouaner
Dieu de l’origine du mal, Leibniz a rédigé en 1710 un Essai de
Théodicée et forgé pour l’occasion le néologisme figurant dans le
titre en associant les termes grecs de « Theos » (Dieu) et de
« Diké » (Jugement). Comme le fait remarquer Claire Grignon,
Leibniz
reprend l’entreprise thomiste pour la porter plus en avant : « Il
ne s’agit plus seulement de parvenir à montrer que la présence du mal
dans le
monde contribue à sa perfection ontologique, il s’agit de prouver que
cet
univers, tel qu’il est effectivement créé, doit être meilleur que tout
autre
univers possible ou imaginable ».
La source du mal n’a pas
sa place dans la volonté de Dieu, mais dans son entendement. Ce dernier
lui
représente tous les possibles, et parmi eux, Dieu doit choisir la
combinaison
qui inclut le maximum de choses compatibles entre elles. L’existence du
mal
doit donc être comprise à partir du « principe du meilleur ».
La
« volonté antécédente » de Dieu considère chaque bien à part,
en tant
que bien, mais sa « volonté conséquente » est le résultat du
conflit
de toutes les vérités antécédentes. Par sa volonté conséquente, Dieu
veut le
meilleur, et ce meilleur peut comprendre une part de mal.
La défense providentielle
telle que l’envisage Leibniz dans sa Théodicée
a eu un impact certain sur les
milieux intellectuels européens, on en perçoit l’esquisse ou l’écho
dans des
œuvres poétiques plus abordables qui ont facilité sa diffusion. On la retrouve déjà quelques décennies
auparavant, simplifiée et sur un mode humoristique, chez le plus
illustre
fabuliste français, Jean de la Fontaine.
Dans un de ses poèmes intitulé Le
Gland et la Citrouille,
l’auteur des Fables met en
scène un paysan raisonneur du nom de Garo, qui a
grands coups d’affirmations péremptoires conteste le bien fondé des
options divines
en matière agricole. Pourquoi diable faut-il se baisser ainsi pour
ramasser les
citrouilles alors qu’il aurait suffit de les faire pousser dans les
arbres afin
de les récolter sans effort ? Garo, fatigué d’avoir si puissamment
réfléchi s’en va chercher le sommeil sous un chêne, et recevant alors
sur le
nez un gland tombé de l’arbre comprend aussitôt la vanité de son
propos. Plaise
au Seigneur qu’il se fût agi d’un gland et non pas d’une citrouille, la
douleur
aurait été tout autre ! Réflexion faite, Dieu a bien fait les
choses...
De façon plus sérieuse
et plus dramatique, Leibniz a également trouvé des partisans et des
relais outre-Rhin
et outre-Manche en la personne respective du philosophe Christian Wolff
et du
poète Alexander Pope. L’œuvre de ce dernier, son Essai sur l’homme rédigé en 1732 (et
rapidement traduit en français) connut un vif retentissement sur le
continent.
C’est dans ce long poème composé de quatre épîtres que se trouve la
formule
lapidaire et programmatique : « Whatever is, is right.
»
L’Univers est une grande chaîne, tout
est à sa place, tous les êtres sont pourvus de faculté qui leur sont
propres et
qui contribuent à former les liens : tout ce qui est, est bien...
Conscient
de combattre
un courant de pensée dominant, le « providentialisme »,
Voltaire
choisit lui aussi le support poétique afin de porter une attaque qui se
veut
vive et tranchante. Ainsi, use-t-il d’un procédé rhétorique des plus
efficaces
en plaçant son morceau de bravoure dès les premiers vers de son œuvre.
Prenant
l’adversaire à parti et le lecteur à témoin, l’interpellation n’en est
que plus
vigoureuse. Ecoutons-le :
Ô malheureux
mortels ! ô terre déplorable !
Ô de tous les mortels
assemblage effroyable !
D’inutiles douleurs
éternel entretien !
Philosophes trompés qui
criez « tout est bien » ;
Accourez, contemplez ces
ruines affreuses,
Ces débris, ces lambeaux,
ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants
l’un sur l’autre entassés,
Sous ces marbres rompus
ces membres dispersés ;
Cent mille infortunés
que la terre dévore,
Qui, sanglants déchirés,
et palpitants encore,
Enterrés sous leurs
toits, terminent sans secours
Dans l’horreur des
tourments leurs lamentables jours !
Aux cris demi-formés de
leurs voix expirantes,
Direz-vous :
« C’est l’effet des éternelles lois
Qui d’un Dieu libre et
bon nécessitent les choix ? »
Direz-vous, en voyant
cet amas de victimes :
« Dieu s’est vengé,
leur mort est le prix de leurs crimes? »
Quel crime, quelle faute
ont commis ces enfants
Sur le sein maternel
écrasés et sanglants ?
Lisbonne, qui n’est
plus, eut-elle plus de vices
Que Londres, que Paris, plongés dans les délices ?
Lisbonne est abîmée, et l’on danse à Paris.
Pitié,
indignation et
empathie, la stratégie de Voltaire consiste à prendre le lecteur par le
sentiment. Cette démarche sentimentale est centrale, et son usage est
double.
Elle sert, en premier
lieu, à déconsidérer l’adversaire en lui reprochant de ne pas avoir de
cœur.
Voltaire recourt alors à l’image antique du « suave, mari
magno »
forgée par Lucrèce dans son De Natura Rerum ; loin du
danger, il
est toujours facile de raisonner :
De
vos frères mourants
contemplant les naufrages,
Vous recherchez en paix
les causes des orages :
Mais du sort ennemi
quand vous sentez les coups,
Devenus plus humains,
vous pleurez comme nous.
Mais
elle sert aussi à
se prémunir des critiques qui pourraient advenir du camp adverse. Voltaire le sait bien, de la plainte à la
révolte, la frontière est parfois ténue ; et tout emportement
contre la
Providence, comme le prétendent les Dévots, ne peut être motivée que
par l’un
des pêchés les plus impardonnables qui soient, l’orgueil ; ce dont
Voltaire se défend :
Compagnons
de nos maux,
permettez-nous les plaintes ( ...)
Demandez aux mourants
dans ce séjour d’effroi
Si c’est l’orgueil qui
crie « o ciel, secourez-moi ! »
Et
plus loin :
Quand
l’homme ose gémir
d’un flambeau si terrible,
Il n’est point
orgueilleux, il est sensible.
Le
recours à l’affect
est donc l’entrée choisie par Voltaire pour porter sa critique contre
les
tenants de l’Optimisme philosophique. Intellectualisme insensible et
inaudible
en cas de malheur (« Cruels à mes douleurs, n’ajoutez pas
l’outrage ! » ), l’Optimisme
est incapable
d’être une consolation :
Les
tristes habitants de
ces bords désolés
Dans l’horreur des
tourments seront-ils consolés
Si quelqu’un leur
disait : « Tombez, mourrez tranquilles,
Pour le bonheur du monde
on détruit vos asiles ;
D’autres mains vont
bâtir vos palais embrasés,
D’autres peuples
naîtront dans vos murs écrasés,
Le Nord va s’enrichir de
vos pertes fatales ;
Tous vos maux sont un
bien dans les lois générales ;
Dieu vous voit du même
œil que les vils vermisseaux
Dont vous serez la proie
au fond de vos tombeaux ? »
Ou
pareillement,
quelques vers après :
Ce
malheur, dites-vous, est le bien d’un
autre être.
De mon corps tout
sanglant mille insectes vont naître ;
Quand la mort met le
comble aux maux que j’ai soufferts,
Le beau soulagement
d’être mangé des vers !
C’est
une construction (subtile
indéniablement, mais abstraite) que l’expérience conteste et réduit au
néant.
C’est un raisonnement logique et rationnel mais déraisonnable en ce
sens
qu’elle choque la raison, une démonstration « a priori » qui ne se
peut démontrer dans les faits.
Vous
criez « Tout est bien » d’une
voix lamentable,
L’univers vous dément et votre propre cœur
Cent fois de votre esprit a réfuté l’erreur.
Et
« Tout est bien, dîtes-vous, et
tout est nécessaire. »
Quoi ! l’univers entier, sans ce gouffre infernal,
Sans engloutir Lisbonne, eût-il été plus mal ?
A
l’absence de preuve
effective, Voltaire ajoute un second reproche, plus important encore,
mais qui
tient une place presque secondaire dans l’économie générale du
poème ;
malgré ce que prétendent Leibniz et ses zélateurs, l’Optimisme est bel
et bien
une limitation à l’attribut divin d’omnipotence :
Borneriez-vous
ainsi la
suprême puissance ?
Lui défendriez-vous d’exercer
sa clémence ?
(...) Dieu tient en main la chaîne, et
n’est pas enchaîné.
Au
terme de son
réquisitoire, Voltaire parvient même à renverser l’accusation initiale
d’orgueil :
O
rêves de
savants ! ô chimères profondes !
(...) Et je ne vois en
vous que l’effort impuissant
D’un fier infortuné qui
feint d’être content.
Voltaire
rejette donc la
justification du mal par le meilleur des mondes possibles. Cela ne
suffit pas
cependant, un rejet n’est pas une explication, et nous voilà revenus à
la case
départ, à la question initiale, ce que Voltaire nomme lui-même le
« nœud
fatal » :
Pourquoi
donc
souffrons-nous sous un maître équitable ?
Il
reconnaît sans peine
la difficulté d’une question qui obsède les peuples depuis la nuit des
temps.
C’est précisément cette question qui distingue les êtres animés -et
tout
particulièrement l’homme- du reste de la création. Le vase ne viendra
pas se
plaindre auprès du potier de sa fragile constitution en cas de
chute ;
l’homme, si. Et sa plainte n’est nullement illégitime. Le cycle de la
vie est
un cycle de douleur. Voltaire le rappelle en une série d’images
saisissantes :
Le
vautour acharné sur
sa timide proie
De ses membres sanglants
se repaît avec joie ;
Tout semble bien pour
lui : mais bientôt à son tour
Un aigle au bec
tranchant dévora le vautour ;
L’homme d’un plomb
mortel atteint cette aigle altière :
Et l’homme aux champs de
Mars couché sur la poussière,
Sanglant, percé de
coups, sur un tas de mourants,
Sert d’aliment affreux
aux oiseaux dévorants.
Il
faut donc regarder la
situation en face :
Eléments,
animaux,
hommes, tout est en guerre
Il le faut avouer, le
mal est sur la terre.
Son principe secret ne
nous est point connu.
Face
à cet inconnu,
Voltaire cherche une solution. Le principe du mal pourrait être un
dieu, comme
le furent Typhon dans la religion égyptienne ou Arimane dans la
religion perse,
mais le philosophe ne souscrit plus à ces divinités du passé, quelque
peu
surannées. Lui reste alors quatre possibilités qu’il passe en revue
successivement : ou bien Dieu est une divinité punitive qui châtie
une
race coupable, ou bien c’est un Dieu indifférent qui laisse faire sa
création
en se gardant de la moindre intervention, ou bien la matière se rebelle
contre
son maître et porte en elle des défauts nécessaires, ou bien cette vie
terrestre n’est qu’une courte et terrible épreuve dont la seule
finalité est de
conduire à un monde meilleur... Aucune de ces hypothèses ne trouve
grâce à ses
yeux :
Quelque
parti qu’on
prenne, on doit frémir, sans doute.
Il n’est rien qu’on
connaisse, et rien qu’on ne redoute.
La nature est muette, on
l’interroge en vain (...)
Reconnaître
son
ignorance est autant un aveu d’impuissance qu’une marque de lucidité.
Voltaire
s’y emploie
sans perdre de son humour (Je suis comme un docteur ;
hélas ! je ne sais rien.)
Mais
admettre que rien n’est sûr ne signifie pas que tout se vaille. Le
scepticisme
de Voltaire n’est pas un relativisme. Il pratique ce que les adeptes de
l’école
pyrrhonienne nomme « l’épochè », la suspension
(provisoire ?) du
jugement et se range sous la bannière d’un des grands esprits de son
siècle,
fort méconnu de nos jours, Pierre Bayle.
Bayle (1647-1706),
réformé français contraint de s’exiler et de trouver refuge aux
Provinces-Unies
du fait de ses écrits, a traité de la question de la Providence -et
c’est
précisément pour combattre ses positions que Leibniz a rédigé sa
Théodicée.
Dans son Dictionnaire
historique et critique, à l’article « Manichéens »,
Bayle
évoque la question du mal et sa possible cause. A tout prendre, à ses
yeux,
l’idée d’un double principe (un principe bon et un principe mauvais)
telle que
la secte de Mani la déploie pour expliquer l’origine du monde rend
mieux compte
de notre expérience du mal que l’hypothèse chrétienne du principe
unique ;
il ne demeure pas moins vrai que la question est et demeure indécidable
d’un
point de vue rationnel.
Voltaire fait sienne
cette impossibilité de conclure, ce qui équivaut pour lui à rejeter les
systèmes explicatifs et totalisants :
Je
rejette Platon,
j’abandonne Epicure
L’homme
est un être
borné, c’est un fait :
L’homme,
étranger à soi,
de l’homme est ignorant
L’homme
n’est pas
grand-chose, certes :
Un
faible composé de
nerfs et d’ossements
(...) Ce mélange de
sang, de liqueur et de poudre
Mais
c’est précisément
de cette finitude et de cette petitesse que l’être humain tire toute sa
dignité, dans cette volonté désillusionnée de faire face, dans ce désir
de
connaître et d’appréhender le monde :
Que
suis-je, où suis-je,
où vais-je, et d’où suis-je tiré ?
Atomes tourmentés sur
cet amas de boue,
Que la mort engloutit,
et dont le sort se joue,
Mais atomes pensants,
atomes dont les yeux,
Guidés par la pensée,
ont mesuré les cieux ;
Au sein de l’infini nous
élançons notre être,
Sans pouvoir un moment
nous voir et nous connaître.
Ce
scepticisme teinté
d’humanisme, pour vertueux qu’il soit, manque sans doute d’attrait et
demeure
un peu sec. Voltaire en est bien conscient ; aussi le
tempère-t-il, le
nuance-t-il d’une note d’espoir. Car l’espérance est humaine,
consubstantiellement
humaine, antérieure à toute Révélation. « L’espoir d’être
après la
mort est fondé sur l’amour de l’être pendant la vie ; il est fondé
sur la
possibilité que ce qui pense pensera » précise-t-il dans
ses
notes.
Aussi, par le biais de
cette donnée anthropologique, Voltaire atténue-t-il les sombres
descriptions de
la condition mortelle et conclut de façon paradoxale sur une possible ouverture :
Un
calife d’autrefois, à
son heure dernière
Au Dieu qu’il adorait
dit pour toute prière :
« Je t’apporte, ô
seul roi, seul être illimité,
Tout ce que tu n’as pas
dans ton immensité,
Les défauts, les
regrets, les maux et l’ignorance. »
Mais il pouvait encore
ajouter l’espérance.
***
En dépit de
sa chute, le
texte, on s’en doute, fut assez mal reçu chez les Dévots. Ainsi, le 1er avril, le Journal
encyclopédique reproduisant, non sans scrupule à l’adresse de ses
lecteurs,
certains extraits du poème, crut bon de lui adjoindre une réponse
demeurée
anonyme dont l’idée principale -et passablement convenue- se résume
dans les
deux vers suivants :
Est-ce
à toi de vouloir
juger l’être suprême ?
(...) L’esclave a-t-il
le droit d’interroger son maître ?
D’une
façon plus
générale, et quelle que soit leur
obédience, les discours des hommes d’église tenus à l’occasion du
désastre
demeurent d’une assez grande homogénéité, à défaut d’être originaux.
Dieu est
bien à l’origine de l’événement, son acte n’est pas gratuit, ses
raisons sont
de bonnes raisons, l’idée d’une punition n’est pas discutable ;
seules ses
causes peuvent variées selon les points de vue. Outre les prédicateurs
lusitaniens qui, comme nous l’avons vu précédemment, insistèrent sur la
dépravation morale de leurs compatriotes, et certains jansénistes
français
dénonçant l’emprise des Jésuites au Portugal, les textes les plus
sévères
émanèrent des nations protestantes, calvinistes ou puritaines, qui
trouvèrent
là l’occasion rêvée de pourfendre à nouveau tous ces maudits
« papistes »
et leur détestable manie d’adorer les images et les saints. En
Angleterre, on
vit même refleurir les « earthquake sermons » ;
l’un des
plus virulents fut l’œuvre de John Wesley, le futur fondateur de
l’Eglise
méthodiste, pour qui la peur de Dieu, la foi et les prières offraient
aux
croyants les seules et véritables garanties de salut.
Cependant, le texte de
Voltaire ne fut guère plus apprécié chez les matérialistes. Occupant
une
position intermédiaire, sinon centrale, tancé de part et d’autre,
Voltaire est
critiqué sur sa droite pour avoir douté des voies de la Providence,
mais il est
de même fustigé sur sa gauche pour n’avoir pas encore abandonné l’idée
d’un
plan divin déterminé.
Le reproche
est présent
dans la Correspondance littéraire de Grimm et de Diderot (Juillet
1756)
sans qu’il soit possible de savoir qui des deux est l’auteur du passage.
S’il est possible de
rétorquer aux partisans du "Tout
est bien" : « qu’en savez-vous ? »,
il est permis de même d’user de la sorte à l’encontre de Voltaire quand
celui-ci affirme que le malheur et la destruction d’un certain nombre
d’individus est un mal dans l’univers. Voltaire n’en sait rien. Il
commet
l’erreur classique de confondre le mal et le malheur, le bien et le
bonheur. Le
malheur est un mal dans la situation particulière de tel individu, il
est
impossible de le savoir dans l’ordre de l’univers :
« Le
bonheur et le
malheur tiennent à l’enchaînement des événements physiques et des
circonstances
morales (...) Le bien et le mal, au contraire, tiennent aux lois
générales qui
modifient et gouvernent cet univers, lois générales dont nous ignorons
la
puissance qui les a établies (...) Rien ne pouvant nous détacher de
notre
bonheur, nous croyons que tout l’univers doit y concourir, et nous
crions au
mal physique et moral dès que les circonstances s’opposent à notre
bien-être
particulier, ou que les événements y sont contraires »
Ce texte
écrit dans un
esprit empreint d’agnosticisme renvoie donc dos à dos Leibniz qui
envisage le
mal du point de vue de Dieu et Voltaire qui l’envisage du point de vue
de
l’homme, points de vue fallacieux puisqu’il s’agit d’appréhender le mal
du
point de vue de la Nature.
Toutefois, la réponse la
plus directe et la plus étayée que Voltaire eut à souffrir ne fut ni
l’œuvre
d’un dévot, ni celle d’un matérialiste ; mais fut délivrée au
contraire
par l’un des esprits les plus novateurs et les plus inclassables du
courant
« progressiste », Jean Jacques Rousseau...
Voltaire !
Rousseau ? Combat de géants en
perspective...
Méfions-nous des effets trompeurs de
la
perspective, l’affaire est plus compliquée qu’il n’y paraît de prime
abord. Gardons-nous, de même, du recul excessif
que
nous offre notre position actuelle afin de ne pas tomber dans les
pièges de
l’anachronisme ; et de la sorte seulement le rapport de force qui
nous
intéresse nous apparaîtra tel qu’il prévalait alors, c'est-à-dire
passablement
déséquilibré.
De fait, le Jean Jacques
Rousseau de 1756 n’est pas celui que nous connaissons aujourd’hui, du
moins pas
encore. A cette date, Rousseau a 44 ans (rappelons que Voltaire en a 18
de
plus). Son entrée dans le monde des lettres, quoique remarquable, est
encore
assez récente. Il n’a toujours pas écrit « Le Contrat
social », « L’Emile » ou « La
Nouvelle Héloïse » qui
sont, dans son esprit, plus ou moins à l’état d’esquisse ou de
projet ; « Les
Confessions » ou « Les Rêveries... » sont
encore bien
loin. Jean Jacques, en revanche, s’est fait connaître par la rédaction
de deux
discours aux positions résolument iconoclastes : un premier « discours
sur les Arts et les Sciences » (1750) couronné par
l’Académie de
Dijon dans lequel, renversant le postulat de départ, il affirme que les
créations artistiques et scientifiques ont davantage corrompu les
sociétés
humaines qu’elles ne les ont instruites ; un second sur « L’origine
et les fondements de l’inégalité parmi les hommes » (1755),
plus
radical encore, où Rousseau (recourant à la fiction de l’homme à l’état
de
nature) décrit les mécanismes qui, à partir de l’institution de la
propriété,
ont entraîné la mise en place des classes sociales, la multiplication
des
guerres et la réduction du plus grand nombre à l’état de servitude.
Sa notoriété est sans
commune mesure avec celle de Voltaire. Il sait pertinemment en prenant
la plume
qu’il s’adresse au plus grand nom de la République des lettres,
celui-là même
qu’Adam Smith présente dans un journal anglais comme « le
génie le
plus universel que la France ait jamais produit ». Connu pour
ses
écrits historiques et ses contes philosophiques, Voltaire est surtout
célébré
par ses pairs comme un immense dramaturge, le « Corneille «
ou le
« Racine » du XVIIIème siècle, dont certaines pièces, « Zaïre »,
« Mahomet » ou « L’orphelin de Chine » ont
obtenu de brillants succès.
Les deux hommes se
connaissent à défaut de s’apprécier. Leurs routes se sont croisées une
première
fois alors que Voltaire cherchait un « nègre » pour les
arrangements
de ses Fêtes de Ramire » et qu’il se vit recommander un
certain
« Rousseau, de Genève », jeune musicien et musicologue en
devenir. Il
semble qu’ils se soient entrevus et entretenus cinq ans plus tard, au
hasard
d’un salon parisien à l’occasion d’une rencontre fort anodine que
Rousseau
passera sous silence dans ses Confessions et que Voltaire évoquera distraitement et
tardivement dans sa correspondance en se trompant d’une douzaine
d’années sur
la date... De seconde rencontre, point.
Mais les deux hommes se
connaissent cependant, car ils se lisent ; et se lisant, ce
faisant, ils
s’écrivent...
Le premier
échange est
encore tout récent, il date de 1755 et concerne le « Discours
sur
l’origine et les fondements de l’inégalité ».
Rousseau a envoyé son
essai à Voltaire, et ce dernier lui a
répondu
dans un courrier en date du 30 août pour exprimer avec force (et force
ironie)
tout le mal qu’il pense de l’ouvrage. Certaines formules assassines
sont
demeurées célèbres : « J’ai reçu, Monsieur, votre
nouveau livre
contre le genre humain (...) On n’a jamais employé tant d’esprit à
vouloir nous
rendre bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit
votre
ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j’en ai perdu
l’habitude, je sens malheureusement qu’il m’est impossible de la
reprendre. »
Partisan convaincu des
progrès de l’âme humaine et de ses prolongements artistiques,
scientifiques ou
économiques, Voltaire a été heurté par la valorisation excessive de la
Nature
et par la critique virulente du luxe auxquelles Rousseau se livre. A
ses yeux,
arts et science ne méritent pas une telle opprobre : « Avouez
que (...) la tragédie du Cid ne causa pas les guerres de la Fronde. Les
grands
crimes n’ont été commis que par de célèbres ignorants. Ce qui fait et
ce qui
fera toujours de ce monde une vallée de larmes c’est l’insatiable
cupidité et
l’indomptable orgueil des hommes ».
Rousseau réagira dix
jours plus tard dans une lettre de remerciement où, nullement dupe de
l’ironie
voltairienne, il maintiendra ses positions sur les progrès de l’esprit
et des
connaissances : « C’est le fer qu’il faut laisser dans
la
plaie, de peur que le blessé n’expire en l’arrachant »
Fin du premier round...
La
seconde manche, comme
on le sait désormais, portera sur le tremblement de terre de
Lisbonne ;
mais pour ce match retour, les rôles seront inversés : l’œuvre
sera de
Voltaire, et les commentaires (peu flatteurs) de Rousseau.
Dès le début de l’année
1756, Jean Jacques a eu vent par Mme de Chenonceaux de l’existence du
poème. Il
cherche, sans y parvenir, à se procurer l’un des exemplaires qui
circulent
officieusement à Paris. Il n’en recevra un que six mois plus tard (un
exemplaire de l’édition genevoise cette fois-ci). Convaincu que nul de
ses
proches n’est en mesure de le lui envoyer, il en déduit avec justesse
que
l’expéditeur n’est autre que Voltaire. De sa lecture attentive naîtra
une
lettre en date du 18 août, relativement longue (une vingtaine de pages
dans une
édition de poche actuelle), dans laquelle l’auteur genevois alternera
critiques, compliments et... critiques.
Sans doute faut-il pour
saisir au plus juste le propos de Jean-Jacques évoquer un instant
l’état
d’esprit qui l’animait alors. Depuis le 9 avril de l’année 1756,
Rousseau s’est
installé à l’Ermitage, une agréable demeure louée pour trois fois rien
à Mme
d’Epinay en lisière de la forêt de Montmorency. L’information dépasse
le cadre
de la simple anecdote. A quatre lieux seulement de la Capitale, mais si
loin à
ses yeux des mondanités parisiennes et de leurs querelles claniques,
Rousseau,
accompagné de Thérèse Levasseur et des parents de celle-ci, jouit selon
ses
propres mots « d’une charmante retraite ». Dans cette doulce
solitude, il parcourt sans relâche sentiers, taillis et bosquets en de
longues
promenades méditatives « à la recherche d’une philosophie pour
moi... » Son âme est plus troublée qu’il n’y parait. Les
arguments des
Philosophes athées ou sceptiques au sujet de Dieu l’ont ébranlé à
défaut de le
convaincre. Il a déjà, deux ans plus tôt, amorcer un retour vers la
religion de
sa patrie, mais recevoir la communion dans un temple protestant ne le
dispense
nullement de poursuivre ses réflexions et d’emprunter une voie qui lui
soit
propre. Cette voie a pour nom la « religion naturelle » qui,
pour
reprendre un titre de Fénelon, du spectacle de la nature et de la
connaissance
de l’homme tire la démonstration de l’existence de Dieu : une
croyance non
dogmatique, que l’on pourrait qualifier de « sensible »,
fragile de
fait, mais qu’une rêverie sur l’inconcevable mécanique des corps
célestes ou
qu’un lever de soleil sur la campagne à l’heure où se dissipe la vapeur
recouvrant la terre peuvent légitimer mieux que de longues spéculations. Aussi la lecture du « poème sur le
désastre de Lisbonne » vient-elle à point nommé pour le sortir
de son
introspection torpide et lui permettre d’esquisser ce qu’il est convenu
d’appeler une profession de foi.
Une
fois passés les
remerciements et les compliments d’usage (« J’y ai trouvé le
plaisir
avec l’instruction et reconnu la main du maître »),
Rousseau fait
rapidement état de ses réserves à l’encontre du poème, et ce malgré
l’estime et
l’admiration qu’il conserve à son auteur (« C’est pour
rendre mon
admiration plus digne de vos ouvrages, que je m’efforce de n’y pas tout
admirer »). Rousseau a aimé le poème de Voltaire sur la
religion
naturelle, mais il n’en dira pas un mot ; il a, en revanche, fort
peu
goûté celui sur Lisbonne et s’efforce d’en avancer les raisons.
A ses yeux, le poète a
manifestement exagéré le drame portugais et dépeint le tableau de la
condition
humaine en usant de couleurs trop sombres. Il retourne donc, de la
sorte,
contre Voltaire les critiques que celui-ci formulait à l’égard de ses
adversaires. La vision du monde qu’il offre dans ses vers est encore
plus
déprimante que le providentialisme qu’il dénonce (« Vous
amplifiez
tellement le tableau de nos misères que vous en aggravez le sentiment
(...)
Homme, prend patience me disent Pope et Leibniz (...) Que me dit
maintenant
votre poème ? Souffre à jamais, malheureux. »)
Rousseau ajoute
rapidement un second reproche, plus fondamental encore : le poème
de
Lisbonne exonère trop facilement les êtres humains de leur part de
responsabilité. Le malheur entre dans l’histoire avec la propriété,
cette
idée-force du Second discours est rappelée vigoureusement
dans les lignes qui suivent : « Convenez, par exemple,
que la
nature n’avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept
étages, et
que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus
également, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre,
et
peut-être nul (...) Combien de malheureux ont péri dans ce
désastre, pour
vouloir prendre, l’un ses habits, l’autre ses papiers, l’autre son
argent ? » Voltaire avait regretté dans un passage
que le
séisme ne se fût pas produit dans un désert, Rousseau lui répond qu’il
s’en
produit parfois, mais que leurs conséquences sont moins dramatiques car
les
animaux et les sauvages vivent de façon éparse et qu’ils n’ont pas à
redouter
la chute des toits et l’embrasement des maisons. Au reste, ces séismes
désertiques n’intéressent et n’émeuvent personne car : « ils
ne
font aucun mal aux Messieurs des villes, les seuls hommes dont nous
tenons compte . »
Mais Rousseau va encore
plus loin : non seulement les hommes ont leur part de
responsabilité dans
le désastre, mais rien n’autorise à penser que cette mort brutale soit
plus
cruelle que les décès ordinaires. Qui osera prétendre que les victimes
de
Lisbonne ont subi un trépas pire que celui qui les aurait attendu
autrement ? Personne... car : « est-il fin plus
triste que
celle d’un mourant qu’on accable de soins inutiles, qu’un notaire et
des
héritiers ne laissent pas de respirer, que les médecins assassinent
dans son
lit à leur aise, et à qui des prêtres barbares font avec art savourer
la
mort ? »
Nulle approche nihiliste
toutefois dans ses propos ; en effet, cette hiérarchisation
provocante des
modalités du trépas se double d’un rehaussement de la valeur
existentielle. A
Voltaire qui se demande quel est le sens de l’humaine condition,
Rousseau lui
répond : vivre, vivre tout simplement, ce qu’il nomme lui-même
« le
doux plaisir d’exister » (« Si ce n’est pas toujours
un mal de
mourir, c’en est fort rarement un de vivre. »)
Aussi Jean-Jacques
a-t-il fort peu apprécié ces deux vers de Voltaire où celui-ci affirme,
à la
suite d’Erasme, que nul individu, s’il en avait le choix, ne
souhaiterait
renaître et revivre sa propre existence. Après avoir ironisé sur
la prétention
voltairienne (« Qui dois-je croire que vous avez consulté
pour
cela ? »), Rousseau le prend au mot et passe en revue
les
différents corps de la société à la recherche de ceux qui refuseraient
semblable renaissance. A bien chercher, il n’en voit que deux... « Des
riches peut-être, rassasiés de faux plaisirs, mais ignorant les
véritables,
toujours ennuyés de la vie, et toujours tremblants de la perdre ;
peut-être des gens de lettres, de tous les ordres d’homme le plus
sédentaire,
le plus malsain, le plus réfléchissant, et par conséquent le plus
malheureux. », mais pour ce qui est des
autres, bourgeois, artisans et paysans, non,
trois fois non... (« J’ose poser en fait qu’il n’y a
peut-être pas
dans le haut Valais un seul montagnard mécontent de sa vie presque
automate, et
qui n’accepterait volontiers, au lieu même du Paradis, le marché de
ressusciter
sans cesse, pour végéter ainsi perpétuellement. »)
Ainsi
donc, l’événement
de Lisbonne semble moins scandaleux qu’il n’y parait et la condition
humaine bien
moins affreuse qu’on ne le prétend. Posant cela, Rousseau se rend bien
compte
du fossé qui le sépare de son interlocuteur. Aussi, délaissant les
considérations morales qui ponctuent le poème, se recentre-t-il
quelques pages
sur les assertions scientifiques qui émaillent les notes et
commentaires censés
l’éclairer. Voltaire y affirme qu’il est faux de prétendre que si on
ôtait un
atome au monde, le monde ne pourrait subsister, qu’il faut distinguer
les
événements qui ont des effets de ceux qui n’en ont point, que nul être
n’est
d’une figure proprement mathématique, et que les corps célestes font
leur
révolution dans l’espace non résistant.
Rousseau n’est guère
plus convaincu par l’approche scientifique, aucun de ces arguments ne
trouve
grâce à ses yeux pour être hissé au rang de preuve. L’argumentaire
n’invalide
pas le système leibnizo-popien, il permet au mieux un léger correctif...
Rousseau reconnaît
volontiers que la vision du cadavre nourrissant les vers ne console pas
de la
mort, mais s’il est nécessaire à la conservation du genre humain qu’il
y ait
circulation de substance entre les hommes, les animaux et les végétaux,
alors
il est raisonnable de penser que le mal particulier d’un individu
contribue au
bien général. De plus, si l’existence du mal particulier ne prête pas à
débat,
il est nettement plus contestable de prétendre à un mal général dans
l’ordre de
la nature. De fait, Rousseau en arrive à la conclusion suivante : « au
lieu de "tout est bien", il vaudrait peut-être mieux dire "le tout est
bien" ou "tout est bien pour le tout" »
Cette reformulation du
point de vue optimiste s’accompagne d’une grande prudence. Dans ce
débat, aucun
homme n’est en mesure de donner des preuves directes (ni pour, ni
contre), car
il faudrait pour ce faire une connaissance parfaite du monde et des
buts de son
auteur, ce qui est proprement surhumain.
Les principes de
l’Optimisme ne sont pas tirés des propriétés de la matière ou de la
mécanique
de l’Univers mais des perfections de Dieu, d’où cette formule heureuse
et frappante
sous la plume de Rousseau : « On ne prouve pas
l’existence de
Dieu par le système de Pope, mais le système de Pope par l’existence de
Dieu. »
Jean-Jacques admet
volontiers que les questions de la providence et du mal ont été depuis
longtemps traitées de façon impropre ; la faute en revient de
concert
(mais pour des motifs différents) aux Dévots et aux Philosophes. Les
premiers,
parce qu’ils font intervenir Dieu à tout bout de champs, à l’occasion
d’événements purement naturels ; les seconds, au contraire, parce
que leur
indignation se montre souvent sélective et intéressée (« Je
les vois
s’en prendre au Ciel (...) quand ils ont mal aux dents, quand ils sont
pauvres
ou qu’on les vole. »)
Pour se faire mieux
comprendre, Rousseau illustre son propos en prenant comme exemples le
brigand
Cartouche et le dictateur César, personnages historiques fort éloignés,
mais
qui ont en commun d’avoir commis des actes répréhensibles. S’ils
étaient morts
en bas âge, les Philosophes auraient demandé « quelle faute
ont-ils commis ? »,
mais ils ont vécu, et les mêmes de demander alors « pourquoi les
avoir
laissés vivre ? » A l’inverse, chez les Dévots, la mort
prématurée
est justifiée par la volonté divine de punir leur père, et leur
existence
criminelle par la volonté divine de châtier le peuple. « Ainsi,
quelque parti qu’ait pris la nature, la providence a toujours raison
chez les
Dévots et toujours tort chez les Philosophes »
Rousseau ne conçoit pas
une providence singulière et ponctuelle (une providence qui toucherait
certaines
personnes de temps en temps) : « Il est à croire que
les
événements particuliers ne sont rien ici-bas aux yeux du maître de
l’univers
(...), il se contente de conserver les genres et les espèces, et de
présider au
tout sans s’inquiéter de la manière dont chaque individu passe sa
courte vie.
Un roi sage qui veut que chacun vive heureux dans ses états a-t-il
besoin de
s’informer si les cabarets y sont bons ? »
Sa vision de la
providence est bien différente, elle revient à croire que chaque être
est
disposé le mieux qu’il est possible par rapport au tout et le mieux
qu’il est
possible par rapport à lui-même ; cette règle s’inscrivant dans la
durée
nécessite la croyance dans l’immortalité de l’âme.
Au terme de la
réflexion, Rousseau condense sa pensée en une série de syllogismes
vertigineux : « Si Dieu existe, il est parfait ;
s’il est
parfait, il est sage, puissant et juste ; s’il est sage et
puissant, tout
est bien ; s’il est juste et puissant, mon âme est
immortelle ; si
mon âme est immortelle, trente ans de vie ne sont rien pour moi, et
sont
peut-être nécessaires au maintien de l’univers. Si l’on m’accorde la
première
proposition, jamais on n’ébranlera les autres ; si on la nie, à
quoi bon
discuter sur ses conséquences ? »
Rousseau
cherche
alors à rallier Voltaire à son point de
vue ; comme lui, il n’est pas athée, il n’y a rien dans son œuvre
qui
puisse le présager ; malgré leur divergence, les deux hommes
appartiennent
donc au même camp (« J’aime bien mieux un chrétien de votre
façon
que celle de la Sorbonne. »). Ils savent pareillement que
le
théisme et son contraire ne peuvent se démontrer par les lumières de la
Raison (« les
objections, de part et d’autre, sont toujours insolubles, parce
qu’elles
roulent sur des choses dont les hommes n’ont aucune véritable
idée. »)
En dépit de cette
limitation anthropologique, Rousseau croit fermement en Dieu « tout
aussi fortement que je crois aucune autre vérité » ;
la
volonté n’y est visiblement pas pour grand-chose : « croire
et
ne pas croire sont les choses du monde qui dépendent le moins de
moi » ; le tempérament sans doute un peu plus ;
l’état
de doute est un état trop violent pour sa personne reconnaît-il
lui-même...
Cette « preuve de
sentiment » mue par une invincible disposition de l’âme, certains
ne se
priveront pas de la nommer « préjugé » ; Rousseau le
sait, l’accepte
et ne s’en offusque guère, il ne tient pas d’ailleurs à l’ériger en
modèle,
cela est parfaitement inutile. Une preuve de sentiment ne deviendra
jamais une
démonstration pour un athée ; il n’est d’ailleurs pas si grave que
chaque
parti campe sur ses positions. Toute contrainte serait dangereuse (« il
y a de l’inhumanité à troubler les esprits paisibles et à désoler les
hommes à
pure perte quand ce qu’on veut leur apprendre n’est ni certain, ni
utile. »)
Dès lors, en glissant de
la métaphysique à la politique, Rousseau se sait sur un terrain
nettement plus
consensuel. En dénonçant les périls du fanatisme ou les prétentions de
certains
monarques à imposer leur vue au nom du « cujus regio, ejus
religio » (« les
rois de ce monde ont-ils donc quelque inspection dans
l’autre ? »),
il est conscient de rejoindre les combats voltairiens les plus anciens
et les
plus constants. La cause est entendue : mieux vaut des mœurs
irréprochables que des cultes bizarres, et mieux vaut des incrédules
vertueux
que des croyants indignes !
De la sorte, s’ébauche
par petites touches l’idée d’une religion civile que Rousseau définit
ainsi : « Je
voudrais qu’on eût dans chaque Etat un code moral, ou une espèce de
profession
de foi civile, qui contînt positivement les maximes sociales que chacun
serait
tenu d’admettre, et négativement les maximes fanatiques qu’on serait
tenu de
rejeter, non comme impies, mais comme séditieuses. Ainsi toute religion
qui
pourrait s’accorder avec le code serait admise, toute religion qui ne
s’y
accorderait pas serait proscrite, et chacun serait libre de n’en avoir
point
d’autre que le code même. »
Et qui pourrait se
montrer digne d’une telle charge sinon Voltaire en personne ! (« Je
vous exhorte à méditer ce projet ...») La rédaction
serait
ambitieuse puisqu’il ne s’agirait rien moins que de proposer « un
catéchisme du citoyen » La tâche est ardue, Rousseau le reconnaît
bien
volontiers, il invite cependant Voltaire à y consacrer ses vieux jours « afin
d’achever, par un bienfait au genre humain,
la plus brillante carrière que jamais homme de lettres ait
jamais
parcourue »
Fort joli compliment...
Et fort bien tourné... Elégante façon de conclure une lettre en posant
un voile
pudique sur les antagonismes précédents ? Manière opportune de
rappeler
que ce qui unit est, au final, bien plus important que ce qui
sépare ?
C’est mal connaître
Rousseau et sa désarmante sincérité, sa tendance à l’apitoiement et son
orgueil
démesuré...
In cauda venenum ? dit le proverbe latin
(Dans la queue, le poison). Il y a de cela, indéniablement. Alors
que
depuis plusieurs pages, le ton est à la (ré)conciliation, Rousseau ne
peut
s’empêcher de revenir à la charge dans l’avant dernier paragraphe de sa
lettre
en ramenant le débat sur des considérations éminemment personnelles.
Citons le
passage dans son intégralité, et ouvrons bien grand les oreilles, les
plus
fines seront troublées d’entendre à 25 ans d’intervalle certaines des
intonations du Figaro de Beaumarchais quand celui-ci s’en prend
(ou)vertement
au comte Almaviva :
« Je
ne puis
m’empêcher de remarquer à ce propos une opposition bien singulière
entre vous
et moi dans le sujet de cette lettre. Rassasié de gloire et désabusé
des vaines
grandeurs, vous vivez libre au sein de l’abondance ; bien sûr de
l’immortalité,
vous philosophez paisiblement sur la nature de l’âme ; et si le
corps ou
le cœur souffre, vous avez Tronchin
comme médecin et pour ami. Vous ne trouvez pourtant que mal sur la
terre. Et
moi, homme obscur, pauvre, seul, tourmenté d’un mal sans remède, je
médite avec
plaisir dans ma retraite, et trouve que tout est bien. D’où viennent
ces
contradictions apparentes ? Vous l’avez vous-même expliqué :
vous
jouissez, mais j’espère, et l’espérance embellit tout. »
« Une
opposition
bien singulière entre vous et moi ... » et plurielle
serait-on
tenté d’ajouter tant les différences sont frappantes : distinction
de
prestige, de richesse, de santé et de caractère, l’écart allant même se
glisser
jusque dans la toponymie : Rousseau séjourne à l’Ermitage
quand
Voltaire réside aux Délices - chacun ayant trouvé refuge sur
les terres
de l’autre.
Certes, dans le dernier
paragraphe, Rousseau reviendra aux flatteries obséquieuses (« Pardonnez-moi, grand homme (...) celui de mes contemporains
dont j’honore le plus les talents. »), mais, laissant de
côté
toute velléité de compromis, il conclura sur le rappel de ses
convictions : la déception ressentie à la lecture du poème de
Lisbonne et
son indéfectible profession de foi :
« Non,
j’ai trop
souffert en cette vie pour n’en attendre pas une autre. Toutes les
subtilités
de la métaphysique pourront bien aigrir mes douleurs, mais elles
n’ébranleront
point en moi la foi de l’immortalité de
l’âme, et d’une Providence bienfaisante. Je la sens, je la crois, je la
veux,
je l’espère, je la défendrai jusqu’à mon dernier soupir, et ce sera, de
toutes
les disputes que j’ai soutenues, la seule où mon intérêt ne sera pas
oublié. »
***
Le
mélange incertain
d’admiration et de réprobation qui anime Rousseau à l’égard de son
glorieux
collègue se lit également dans les modalités d’envoi de la lettre,
modalités que les exégètes de l’œuvre rousseauiste se sont chargés de
retracer.
Indirecte, sa transmission se fera par l’intermédiaire du docteur
Tronchin, à
charge pour ce dernier de décider s’il est opportun ou non de la faire
suivre.
Il se peut que les critiques contenues dans le courrier ne soient pas
justifiées, il se peut aussi que M. de Voltaire en prenne
ombrage ; dans
ces deux cas écrit Rousseau : « Renvoyez-la sans
la
montrer... »
Après lecture, Tronchin
transmettra la missive à son destinataire tout en prévenant
Jean-Jacques de ne
guère se faire d’illusion sur son possible effet.
La réponse de Voltaire
ne tardera guère, dans le courant du mois de septembre, sous la forme
d’un
billet. Le ton y est obligeant (« Mon cher Philosophe ...
votre
lettre est très belle... ») et comme souvent fort
désinvolte (« Toutes
ces discussions philosophiques ne sont que des amusements ») ;
le contenu remarquablement superficiel. Voltaire est dans
l’impossibilité de
répondre pour l’heure, il garde sa nièce qui est alitée, lui-même est
assez mal
en point (« j’attendrai que je me porte mieux pour oser
penser avec
vous »), ce qui ne l’empêche pas d’inviter Rousseau à
venir passer
quelques jours chez lui (« Venez donc nous voir "sans
cérémonie" ...
Personne n’est plus disposé à vous aimer tendrement »)
A
rester ainsi sur notre
faim, la frustration est réelle ; la déception est encore plus
grande
quand on sait que Voltaire n’écrira plus jamais de sa vie à
Rousseau !
Rousseau s’acquittera de la tâche une dernière fois dans un célèbre
courrier en
date du 17 juin 1760 dont le contenu fort explicite soldera le
différend.
Lisbonne est-elle la
cause de ce divorce ? Non pas la cause, mais le prétexte...
Bien que de nature
privée à l’origine, Rousseau fit quelques copies de sa longue lettre
pour la
montrer à ses proches. A sa stupéfaction, le texte se retrouvera publié
trois
ans plus tard à Berlin sans son autorisation. Suspectant Grimm d’être à
l’origine de la fuite, il se sentira dans l’obligation d’écrire à
Voltaire par
correction afin de le convaincre de sa bonne foi dans cette malheureuse
affaire. Ce ne sont pourtant pas ses justifications que la postérité
conservera
en mémoire, mais les propos qu’il tiendra au terme de l’envoi, au sujet d’une toute autre querelle,
autrement plus sensible à ses yeux : la question du théâtre à
Genève ! Suspectant Voltaire d’avoir tenu la plume de d’Alembert à
l’article « Genève » de l’Encyclopédie, et l’accusant
de
vouloir corrompre la cité de Calvin en introduisant la pratique
théâtrale en
son sein, il livrera le fin fond de sa pensée d’un tonitruant : « Je
ne vous aime, Monsieur ... Je vous hais, enfin... »
On a connu séparation
moins brutale... mais la rudesse du propos n’a-t-elle pas au moins le
mérite de
la clarté ? Au nom de quoi les passions intellectuelles
seraient-elles
moins violentes que les autres ? Il faut donc se faire une raison,
jamais
nous ne connaîtrons la réponse de Voltaire aux remarques de Rousseau
sur la
providence ; la chose est cruelle, mais c’est ainsi.
Que
faire
désormais ?
Se résoudre à conclure,
le combat ayant cessé faute de combattants ?
Imaginer soi-même au
prix d’un effort conséquent de réflexion ce qu’aurait pu être la
réplique argumentée
de Voltaire ? L’entreprise semble
dépasser
l’entendement...
Plus concrètement
peut-être, se rendre au Quartier Latin, au sommet de la montagne
Sainte-Geneviève, et une fois franchies les grilles du Panthéon, après
avoir
traversé la grande nef, longé le pendule de Foucault et contourné sur
sa gauche
l’immense monument « à la Convention nationale »,
prendre
l’étroit escalier en colimaçon qui conduit à la crypte ; là, au
sous-sol,
dans une salle à colonne qui tient du vestibule et du péristyle,
s’avancer
quelques mètres et laisser derrière soi l’urne canope exposée en
corniche qui
contient depuis 1920 le cœur de Léon Gambetta ; parvenu alors au
centre de
la pièce, tourner la tête à gauche pour
découvrir la statue de Voltaire, un manuscrit dans une main, une plume
dans
l’autre, et derrière la ronde bosse, le catafalque : un tombeau de
marbre
rosé et noir où s’inscrit sur la paroi frontale la citation
suivante :
« Aux mânes de Voltaire, l’Assemblée Nationale a décrété le 30 mai
1791qu’il avoit mérité les honneurs dus aux grands hommes... » Et
puis
attendre... Attendre que les esprits s’échauffent ?
La statue semble sourire
d’un sourire gêné, son regard est fuyant qui regarde ostensiblement
ailleurs,
comme si elle refusait de voir ce qui s’offre au spectateur à dix
mètres à
peine, en face, symétriquement, dans l’alcôve opposée : un autre
catafalque... L’ouvrage est des plus dépouillés, la pierre ressemble à
s’y
méprendre à du bois, aucune statue pour l’accompagner, nul orbe ornant
le
dessus, nulle inscription dédicatoire et commémorative, mais un mot, un
seul
nom écrit en lettres grossières et pourtant capitales :
ROUSSEAU...
Et sous le
patronyme, un
étrange bas-relief, une fenêtre ou une porte dont l’un des deux
battants
s’entrouvre pour laisser apparaître une main porteuse d’un flambeau.
C’est sobre
et austère, et c’est romain à souhait, à la limite du spartiate...
On comprend mieux
désormais le pourquoi du rictus statufié ; François-Marie
contraint de
cohabiter ad aeternam avec Jean-Jacques ! Pourtant, dans
l’enchaînement des procédures mortem et post-mortem,
Rousseau a
toujours respecté les préséances qui reviennent au droit
d’aînesse : il eut
ainsi l’extrême élégance de mourir trente quatre jours après Voltaire
et
d’attendre trois ans après l’entrée de son rival pour intégrer à son
tour
l’imposant sanctuaire de Germain Soufflot.
Ainsi, d’humeur taquine,
les représentants de la Nation française ont-ils fait fi de leur
détestation
mutuelle en disposant les deux sépultures de la sorte. Sans doute, la
République a-t-elle voulu célébrer ces deux hérauts de la geste
révolutionnaire, les contraignant à la concession perpétuelle d’une
proximité
physique. Se pourrait-il donc que l’échange se poursuive par delà les
siècles
dans le silence apparent de la crypte ? Suffirait-il de venir tôt
le
matin, ou tard le soir, ou de se laisser même enfermer dans la salle
devenue
déserte peu après la fermeture pour entendre la polémique reprendre de
plus
bel ?
L’expérience a
semble-t-il été déjà menée, sans succès, malheureusement...
Non, il faut se rendre à
l’évidence, comme d’autres se rendent à Canossa, la situation paraît
bien
compromise. Demeure une dernière solution, une voie à emprunter avec
modestie : reprendre patiemment la lecture des œuvres de Voltaire
et de Rousseau
en espérant que la fortune (ou la providence ?) nous conduise sur
une
piste.
Prenons les
Confessions de Jean-Jacques pour commencer,
l’auteur prétend y narrer son existence dans les moindres détails et
formule
l’ambition de son projet dès les premières lignes avec
« l’humilité »
qu’on lui connaît désormais (« Je forme une entreprise
qui
n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura pas d’imitateur. Je
veux
montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de sa
nature ; et
cet homme ce sera moi.»)
Ouvrons l’ouvrage au
hasard, au livre IX par exemple et lisons quelques lignes...
Miracle ! L’auteur
du Contrat social nous offre sa version des faits et nous
permet de
reprendre espoir. Telle est sa vision des événements de l’été
1756 :
« Je
n’étais pas
remis de mon attaque, quand je reçus un exemplaire du poème sur les
ruines de
Lisbonne que je supposai m’être envoyé par l’auteur. Cela me mit dans
l’obligation de lui écrire, et de lui parler de sa pièce. Je le fis par
une
lettre qui a été imprimée longtemps après, sans mon aveu, comme il sera
dit
après.
Frappé
de voir ce pauvre
homme, accablé, pour ainsi dire, de prospérités et de gloire, déclamer
amèrement contre les misères de cette vie, et trouver toujours que tout
était
mal, je formai l’insensé projet de le faire rentrer en soi-même, et de
lui
prouver que tout était bien. Voltaire, en paraissant toujours croire en
Dieu,
n’a réellement jamais cru qu’au diable, puisque son Dieu prétendu n’est
qu’un
être malfaisant qui, selon lui, ne prend plaisir qu’à nuire.
L’absurdité de
cette doctrine, qui saute aux yeux, est surtout révoltante dans un
homme comblé
de biens de toute espèce, qui, du sein du bonheur, cherche à désespérer
ses
semblables par l’image affreuse et cruelle de toutes les calamités dont
il est
exempt. Autorisé plus que lui à compter et à peser les maux de la vie
humaine,
j’en fis l’équitable examen, et je lui prouvai que de tous ces maux, il
n’y en
avait pas un dont la Providence ne fut disculpée, et qui n’eut sa
source dans
l’abus que l’homme a fait de ses facultés plus que dans la nature
elle-même. Je
le traitai dans cette lettre avec tous les égards, toute la
considération, tout
le ménagement, et je puis dire avec tout le respect possibles.
Cependant, lui
connaissant un amour-propre extrêmement irritable, je ne lui envoyai
pas cette
lettre à lui-même, mais au docteur Tronchin, son médecin et son ami,
avec plein
pouvoir de la donner ou supprimer, selon ce qu’il trouverait de plus
convenable. Tronchin donna la lettre. Voltaire me répondit en peu de
lignes
qu’étant malade et garde-malade lui-même, il remettait à un autre temps
sa
réponse, et ne dit pas un mot sur la question. Tronchin, en m’envoyant
cette
lettre, en joignit une où il marquait le peu d’estime pour celui qui la
lui
avait remise.
Je
n’ai pas publié ni
même montré ces deux lettres, n’aimant point faire parade de ces sortes
de
petits triomphes, mais elles sont en originaux dans mes recueils.
Liasse A.
n°20 et 21. Depuis lors, Voltaire a publié cette réponse qu’il m’avait
promise,
mais qu’il ne m’a pas envoyée. Elle n’est autre que le roman de Candide, dont je ne puis parler, parce que
je ne l’ai pas lu. »
Ainsi donc,
Candide,
cette œuvre emblématique du XVIIIème virevoltant (on connaît l’anecdote
de ce
lord anglais répondant à son fils qui lui demandait s’il devait se
procurer l’Encyclopédie
pour parfaire son éducation « oui, mon fils, et vous vous
assiérez
dessus pour lire Candide ») serait la
réplique tant attendue...
Il importe peu, à la vérité, de
savoir si
Voltaire a rédigé son conte philosophique en ayant son rival seul à
l’esprit.
Il est permis d’en douter cependant, l’orgueil de Jean-Jacques dût-il
en
souffrir, quand on s’amuse à recenser les références parcimonieuses et
hostiles
que Voltaire lui réserve dans sa correspondance après 1760 : un
« fou », un « illuminé », un
« charlatan », un
« traître » à la cause des Lumières...
Si Candide n’est
peut-être pas une reprise du dialogue, il est indéniablement une
poursuite du
débat ; tous les indices concordent : la date de parution
-1759-
guère éloigné dans le temps du début de la querelle, le titre complet
de
l’œuvre (« Candide ou l’Optimisme »), l’un des lieux
principaux choisis par l’auteur dans le déroulement du récit,
Lisbonne...
Dès lors, faisons nôtre
l’injection toute paternelle et britannique, et installons-nous
confortablement, livre en main, afin de suivre à la trace son ingénu
protagoniste ; ses errements nous ramèneront bien vite sur les
rives du
Tage.
En effet, la capitale
portugaise joue un rôle notable dans le cours de l’histoire, cinq des
trente
chapitres s’y déroulent, du chapitre V au chapitre IX. Auparavant, en
une
douzaine de pages rondement menées, Candide a déjà eu le temps d’être
chassé du
château de Thunder-ter-tronckh par le baron du même nom pour avoir
fricoté avec
la fille de ce dernier, l’appétissante Cunégonde, d’avoir intégré
contre son
gré l’armée bulgare pour y être initié, à grands coups de verges, aux
joies de
la boucherie militaire, d’avoir retrouvé enfin en Hollande, après
désertion et
vagabondage, son ancien précepteur Pangloss, tout mendiant et
vérolé ; ce
dernier persistant à penser, malgré l’accumulation des nouvelles
funestes qu’il
se doit d’annoncer (les Bulgares ont pillé le château, brûlé le
domaine,
trucidé le baron, massacré la baronne, éventré la pauvre Cunégonde
après lui
avoir fait subir les derniers outrages), que « tout est pour
le mieux dans
le meilleur des mondes ».
Recueillis et employés
par un négociant protestant (protestant, mais charitable), un
anabaptiste
prénommé Jacques, Candide et Pangloss sont amenés à le suivre pour
affaire à
Lisbonne...
Or, juste avant qu’ils n’aient accosté,
une
soudaine tempête foudroie et brise le navire qui les transportaient.
Nul n’en
réchappe... si ce n’est Candide, Pangloss et un marin fort peu
recommandable
qui a laissé se noyer le malheureux Jacques. Parvenus au rivage, la
ville
qu’ils découvrent est alors victime d’un terrible tremblement de terre.
Chacun
réagit à la catastrophe à sa façon :
« Le
matelot disait
en sifflant et en jurant : « Il y aura quelque
chose à gagner ici –
Quelle peut être la raison suffisante de ce phénomène ? disait
Pangloss. –
Voici le dernier jour du monde ! s’écriait Candide. »
Alors que
le matelot
part se livrer à la rapine, nos deux amis portent assistance aux
survivants et
reçoivent en retour « un aussi bon dîner qu’on le pouvait
dans un
tel désastre ». Malheureusement, Pangloss, visiblement
requinqué
par le repas, se met en tête de convaincre les convives encore en
larmes de la
nécessité du drame : « Car, s’il y a un volcan à
Lisbonne, il
ne pouvait être ailleurs. Car il est impossible que les choses ne
soient pas où
elles sont. Car tout est bien. » Autour de la table, ces
paroles
sifflent aux oreilles d’un homme en noir, un inquisiteur, qui suspecte
là
quelques propos hérétiques (« Monsieur ne croit pas au pêché
originel (...) Monsieur ne croit donc pas à la
liberté ? »)
et les fait arrêter sur-le-champ, malgré les dénégations du philosophe.
Candide et Pangloss sont
envoyés dans les geôles lisboétes. Les Autorités ayant décidé d’un bel
autodafé
pour adoucir le courroux divin, Pangloss est condamné à être pendu et
Candide à
être fessé. Ce dernier, l’arrière-train meurtri et l’âme plus endolorie
encore,
est recueilli par une vieille femme mystérieuse qui lui offre
l’hospitalité.
Encore convalescent, elle le conduit à un étrange rendez-vous. Une
femme voilée
se présente à lui... c’est Cunégonde ! Grands dieux, est-ce
possible ? Oui, certes, toute sa famille a fini massacrée,
elle-même a
bien été éventrée et violée, mais visiblement elle n’en est pas
morte... Un
capitaine bulgare qui la trouvait fort à son goût la fit sienne avant
de s’en
lasser et de la vendre à un Juif. Celui-ci l’a conduite à Lisbonne où
bien vite
sa beauté a tapé dans l’œil du Grand Inquisiteur. Le puissant prélat
s’entretenant avec l’Israélite, les deux hommes sont parvenus à un
compromis : la garde alternée de la jeune femme, trois jour chacun
dans la
semaine... Voilà pour toute l’histoire !
Hélas, les deux tourtereaux n’ont guère le
temps de jouir et
de se réjouir des retrouvailles ; à peine se sont-ils enlacés que
le sieur
Isaac fait son apparition, lui qui ne semble goûter que fort peu la
reformation
du couple. Colérique et jaloux, il tente d’occire Candide qui, dans un
réflexe
salvateur, n’a pas d’autre choix que de
trucider le barbon. Peu après, c’est au tour du prélat de subir le même
sort, et
de la même main... Cunégonde s’exclame et s’affole, elle qui avait
connu son
jeune ami si doux et si inoffensif. Candide en convient, mais que
voulez-vous « ma
belle demoiselle (...) quand on est amoureux, jaloux et fouetté, on ne
se
connaît plus. »
Il est grand temps de
fuir, désormais, avant que les corps ne soient découverts ; les
amants et
la vieille prennent alors la route de Cadix où de nouvelles aventures,
on s’en
doute, ne manqueront pas de les y attendre...
Quoique
sommaire, ce
résumé de l’épisode portugais suffit à rendre compte des intentions
voltairiennes. « La forme, c’est le fond qui remonte à la
surface »,
la formule serait de Gide et s’applique admirablement bien à l’ouvrage
qui nous
occupe. Chapitres courts et rythmés, rebondissements en pagaille, verve
comique, veine sarcastique et humour noir, récit nerveux et débridé
s’interdisant le moindre répit, rien de gratuit dans cette mécanique
corrosive (d’une
« gaieté infernale » selon Madame de Staël), mais le subtil
conditionnement du lectorat, page après page, à la réception du propos.
Ce que Voltaire
affirmait avec éloquence dans son poème en appuyant son discours d’une
charge
pathétique, Voltaire le redit de même, peu ou prou, en changeant de
support et
de registre, ou plus exactement le suggère et l’illustre sans jamais
l’affirmer
de façon explicite en usant de l’ironie et des ressources inépuisables,
proprement fabuleuses, de la fiction narrative.
Que
répète-t-il en
somme ? Que le mal est potentiellement partout, et le malheur
imprévisible. Alternance chaotique de bienfaits et de catastrophes,
succession
décousue d’épisodes incohérents, la vie n’est que vicissitude,
semblable au
mouvement perpétuel du balancier de l’horloge, une fois à droite, une
fois à
gauche, la régularité et la précision de l’oscillation en moins. Au cœur de ce récit qui semble n’avoir ni
queue ni tête, les corps sont constamment ballottés, malmenés souvent,
mutilés
parfois ; de prétendus morts se retrouvent bien vivants et des
biens
portants soudainement occis ; tantôt les gentils sont punis et les
méchants récompensés, et tantôt c’est l’inverse.
Dans ce monde-là, le
règne de l’arbitraire et de l’aléatoire semble prédominer. C’est
Fortuna
déchaînée, la surprise et l’impromptu à chaque fin de page ; on
serait
presque tenter de parler d’une philosophie de l’absurde, si on ne
craignait les
dangers de l’anachronisme... Contre l’a-priorisme, le déterminisme et
les
certitudes de la foi, Voltaire oppose les vérités de
l’expérience ; à
l’angle de vue panoramique propre au providentialisme, il substitue
l’aprêté
du gros plan : tout est question de focale... « Où est le
plan ? » s’interroge
précisément Pangloss au détour du récit,
tout est mis en œuvre pour que le lecteur lui réponde « Quel
plan ? ».
Il n’y a pas de
plan, ou si plan il y a, c’est celui que Voltaire projette dans
l’élaboration
fictive de son implacable récit. Candide est avant tout une entreprise de
démystification,
une invitation à s’accommoder de la condition humaine et du caractère
insoluble
du dilemme théologique du mal, à détourner les yeux du ciel afin de
poser son
regard à même le sol, là où naissent et grandissent les fruits de la
terre que
l’être humain se doit de faire prospérer en combattant ainsi l’angoisse
métaphysique (l’ennui) par le travail.
D’où le conseil final de notre
héros dont la
candeur première a bel et bien disparu en fin de
conte ; conseil empreint de modestie laborieuse et
d’épicurisme :
puisque ces événements nous dépassent, ne feignons plus d’en connaître
l’instigateur et « cultivons notre jardin... »
III
Cinq
années se sont
écoulées, cinq années déjà... Et malgré les efforts des instances
gouvernementales, la cité peine toujours à retrouver son lustre
d'antan. Tout voyageur tenu de parcourir la métropole, même le plus
taciturne, verrait sans mal, ça et là, les stigmates lancinants de
l'ancienne catastrophe. Certains, dans la ville, prétendent qu'il
faudra des décennies encore pour que Lisbonne efface enfin les traces
cruelles de son supplice. A contempler par endroit l'entassement des
gravas, il est à craindre, hélas, qu'ils n'aient raison. Sentiers
ouverts à travers les décombres, colonnes brisées gisant dessus
l'arène, murs piteux à demi effondrés, ruelles obstruées de part en
part... Certes, à la longue, on s'y habituerait presque ; c'est un
décor comme un autre pour les riverains résignés, une esthéthique de la
désolation qui réduit au néant toute velléité d'oubli. Le travail de
déblaiement se poursuit pourtant,
inlassablement, fort inégal selon les quartiers (il en est qui peuvent
attendre, semble-t-il, et d'autres non), mais en dépit de ce travail
quotidien, une impression pénible imprègne le regard du voyageur de
passage: Lisbonne conserve à ce jour des allures de gigantesque
campement.
Les
places et les parvis des couvents, transformés aux premières heures du
drame en hôpitaux de fortune, sont toujours encombrés de tentes. Nombre
d'habitants qui avaient fui le sinistre pour s'établir provisoirement
dans les campagnes environnantes, sont revenus depuis ; précaires et
hâtivement construites, leurs bicoques poussent comme des champignons
au milieu des ruines de leurs anciennes demeures ou sur les terrains
vagues que le séisme a façonnés. Pire encore, les baraquements des
soldats affectés au dégagement du Barrio Alto ont été maintenus,
étendus même; leur prolongation est en passe de transformer le quartier
de Cotovia en une zone interlope, en un lieu semi clandestin où se
livrent parmi les trafics les plus divers les moins recommandables, où
se côtoient dans une promiscuité crasseuse les femmes dites "de petite
vertu" et les voleurs prétendument "de grands chemins" sous le regard
famélique des hordes canines aux côtes efflanquées.
Le
marquis de Pombal fait tout ce qu'il peut pour juguler cet urbanisme
sauvage, multipliant les décrets à cet effet.
Il a dû reculer, cependant, devant les protestations les plus vives et
lever l'interdiction faite aux particuliers de reconstruire, se
reprenant
par la suite en imposant des normes strictes aux pratiques du bâti et
la possibilité de détruire toute réalisation qui ne s'y soumettrait
pas. Ah ,si seulement le roi pouvait donner l'exemple à son bon
peuple...
Las, le monarque et les Grands ont fait preuve dans cette affaire de la
même indiscipline
que leurs prétendus sujets. Ainsi, le souverain s'est-il fait
construire sur la colline d'Ajuda (à mi-chemin entre Belém et le Barrio
Alto) un édifice en bois de deux étages, une sorte de préfabriqué,
lançant une mode que la noblesse s'est empressée de reprendre et
d'amplifier en édifiant des centaines de baraques de plus en plus
hautes et de plus en plus coûteuses, le snobisme suprême consistant à
les
faire venir directement des Pays-Bas. Ces dépenses somptuaires disent
mieux que de longs discours le malaise persistant qui atteint
l'aristocratie de la capitale : on dépense sans compter, on dilapide
sans penser à demain, et l'on s'endette pour le plus grand plaisir des
prêteurs sur gages.
Cette
frénésie ostentatoire inquiète le marquis autant qu'elle l'accable. Lui
a d'autres plans pour la ville, pour sa
ville.
Ses plans et ses cartes sont là, posés à plat sur la table de travail,
d'autres à terre par manque de place. Depuis quelque temps déjà, il
caresse le rêve de se faire portraiturer de la sorte, pour la
postérité. Il a réflèchi à la composition de l'oeuvre et l'envisage
comme suit : il serait assis à son bureau, légèrement décalé, en
costume, en culotte, en perruque, en bas de soie et bottines à talons,
en ministre fidéle et dévoué de la maison de Bragance, il ferait face
aux spectateurs en les fixant droit dans les yeux tout en les invitant,
de sa main gauche levée, à regerder ailleurs, à contempler vers le fond
de la toile la vue dégagée du port de Lisbonne et de la ville nouvelle
reconstruite par ses soins ; un ciel immense et nuageux accaparerait la
partie supérieure du tableau et l'on sentirait -en guise de
consécration- par le léger soulevement
des cartes au sol la présence du souffle divin ou du vent de
l'histoire, c'est
selon, les deux idées plaisent pareillement à son goût. Un grand
peintre français venu tout droit de Versailles
ne serait pas de trop pour immortaliser la scène, Van Loo et Vernet
feraient parfaitement l'affaire...
Des
bruits de pas dans l'antichambre l'ont fait sortir de sa rêverie. Il
jette un nouveau coup d'oeil sur ses plans, c'est un petit plaisir
véniel qu'il s'octroie entre deux réunions importantes. Parfois,
souvent même, une pensée indigne l'étreint qu'il peine à réprouver : ce
tremblement de terre fut pour lui une aubaine! Oui, force est de
reconnaître que de cette catastrophe fondatrice
date l'affirmation de son pouvoir alors même que le roi en le lui
déléguant faisait preuve une fois de plus de son inconstance et de sa
pusillanimité. L'événement fit avènement... Sans doute, est-ce la
raison pour laquelle Pombal s'est réservé la direction exclusive de la
reconstruction, qu'il suit étape après étape. Pour l'heure, sa cité
idéale reste encore largement un château de cartes et de cartons.
Pourtant, en l'espace de cinq ans, le marquis et son équipe n'ont pas
chômé. Après avoir établi un inventaire rigoureux des immeubles et des
rues ayant survécu aux dommages par l'envoi d'un questionnaire détaillé
aux curés des paroisses (à charge pour eux de le renseigner sur
l'ampleur des dégâts matériels), le ministre s'est attelé au projet
proprement dit : refonder Lisbonne.
Bien
vite, trois hypothèses se sont affrontées. La première consiste à
déplacer la capitale. L'idée a ses partisans, elle a ses avantages
aussi pour d'évidentes raisons de sécurité, on parle de Belém
eventuellement... Mais comment se convraincre d'abandonner un cadre
aussi somptueux? Dès lors, il serait tentant de reconstruire sur le
site originel, cela éviterait bien des litiges avec les propriétaires
mais ne réglerait en rien les problèmes de vulnérabilité, et puis cela
manquerait singulièrement de grandeur, d'audace et de majesté! Non, la
préférence du marquis est ailleurs... Pombal est un visionnaire (ou du
moins se considère-t-il ainsi), il veut faire de Lisbonne le symbole
d'un Portugal rénové, une cité industrieuse propice à
l'épanouissement d'une classe bourgeoise dynamique, une cité à
l'urbanisme moderne et rationnel, méthodique et exemplaire, en un mot
paradigmatique. S'il est vrai que d'un mal peut naître un mieux, alors
que la cité du Tage en soit la preuve la plus éclatante!
A
la tête d'une équipe que Pombal a lui-même choisie, Manuel de Maia,
ingénieur militaire octogénaire formé à l'école de Vauban, multiplie
les propositions, secondé par ses deux adjoints, les expérimentés
Eugenio dos Santos et Carlos Mardel. Le choix définitif est arrêté en
1758 : une ville nouvelle certes, mais sur le site historique
légèrement déplacé vers la Baixa, avec un plan quadrilatère en forme de
grille (sept rues orientées nord-sud et sept autres orientées
est-ouest, tracées au cordeau et se coupant à angle droit) reliant le
Terreiro do Paço sur les bords du fleuve au Rossio à l'intérieur. Les
artères d'une grande largeur seront composées d'immeubles assez bas
pour se prémunir des nouvelles catastrophes, eux-mêmes seront dotés de
structures parasismiques, les "gaiolas", ces cages en bois articulées
dont l'armature est censée soutenir le toit des maisons. Conçues selon
une perspective unitaire et dans un style néo-classique d'une grande
sobriété, ces constructions se reconnaissent à leur façade sans balcon,
délestées des ornementations en saillie et autres fioritures que le
style rocaille affectionnait tant. Ainsi conçue, saine et aérée, la
ville nouvelle
devra effacer des mémoires le souvenir déplorable des impasses
coupe-gorges et des fondrières d'eaux stagnantes qui caractérisent
encore la cité. Aussi, dans le même état d'esprit a-t-on donné des noms
de corps de métier aux rues nouvelles (rue des Doreurs, rue des
Cordonniers), et l'on commence à voir les orfévres, les bijoutiers et
les horlogers s'installer rue de l'Ouro (rue de l'Or) et rue de la
Prata
(rue de l'argent). D'une façon générale, la bourgeoisie commerçante
semble répondre
favorablement au projet de Pombal, le reste de la ville regarde encore
ce programme ambitieux et standardisé (qui inclut en outre un système
d'égoûts) avec une pointe de suspicion. Qui paiera donc tout ça? se
demande-t-on à mots couverts. Comme souvent, la réponse à ce genre de
question est la même : le Brésil, en grande partie...Trois millions de
cruzados
sont versés chaque année par la colonie dans ce but, des taxes de 4%
sont prélevées sur la valeur de toute marchandise importée pour
accélèrer la reconstruction du bâtiment de la Douane et desautres
édifices publics.
Pombal
se veut confiant, l'opinion finira par se ranger à ses côtés quand elle
aura compris sa logique et les profits qu'elle pourra elle-même en
titer. Il en perçoit déjà les prémices.
Les prêches contre la reconstruction de la ville ont perdu de leur
intensité, les menaces de châtiment divin contre ceux qui y
participeraient ont disparu, les imprécations contre la "Sodome
baroque" (c'est ainsi que certains prédicateurs ont pour coutume de
nommer Lisbonne) se sont estompées avec le temps. Certes, chaque année,
à la date anniversaire du séisme, des processions expiatoires se
déroulent à Belém, mais elles ne font plus une demi lieue de long comme
au début... Le temps joue en faveur du marquis, et si l'opinion ne
vient pas à lui par la persuasion, il peut toujours l'y amener par la
force et la menace, comme aujourd'hui, 21 septembre 1761...
En
jetant un dernier regard sur ses plans, avant de les enrouler
délicatement comme le ferait un bibliothécaire d'un codex précieux,
Pombal perçoit mieux ce qui l'enchante dans ce travail de longue
haleine dont il ne verra probablement jamais le terme. Dans ces courts
moments de contemplation, il peut se considérer à bon droit commme un
bâtisseur, et non plus seulement comme un homme politique, il construit
le monde de demain et ne se contente plus d'expédier les affaires
courantes en paraphant un nombre désespérant de feuillets jour après
jour, tâches routinières et fastidieuses, et pourtant nécessaires à la
bonne marche du pays. Il a sur les mains la craie des architectes et
non plus le sang qui, tôt ou tard, éclabousse celles des hommes d'Etat.
Coteries et clans, alliances courtisanes, intrigues du sérail, fausses
rumeurs et trahisons véritables, arrestation, déportation, exécution...
Dieu que tout cela est petit, vulgaire et méprisable! Pombal
n'est pas dupe cependant, il a perdu depuis longtemps toute candeur, il
sait que de ces basses oeuvres dépendent aussi les grandes : ce sont
les mains sales qui laissent souvent les mains libres... Et les siennes
le sont de plus en plus souvent, sales et libres.
Oui,
ces cinq dernières années sont aussi celles de son triomphe politique,
celles
qui auront vu le combat farouche de ses deux adversaires les plus
dangereux :
la Compagnie de Jésus et la haute noblesse. Non, cette mise au pas et
cette
vindicte ne sont point affaires personnelles (quoique...), il s’agit
avant tout
de faire triompher deux idées qui lui tiennent à cœur et auxquelles il
croit
résolument : le régalisme et le gallicanisme, en d’autres termes
d’imposer
une monarchie moderne et un Etat centralisé soustraits des prétentions
démesurées des Grands et du Saint-Siège ; qu’on se le dise bien et
qu’on
se le répète autant qu’il faudra, le roi n’est pas un « primus
inter
pares », il est « empereur en son royaume ». Le combat
contre
les Jésuites s’est opéré loin de Lisbonne, sur les rivages hostiles et
moites
du Parana, dans la chaleur et l’humidité suffocantes des sylves
équatoriales,
précisément là où les promoteurs d’Ignace de Loyola ont installé leurs
« réductions », ces villages d’Indiens Guarani fraîchement
christianisés que les missionnaires administrent et protègent d’une
rigoureuse
charité mais dont l’autonome étendue gêne et indispose grandement
l’activité
des planteurs et des négociants chargés d’exploiter la colonie du
Paraguay. Un
traité fort opportun entre les deux couronnes ibériques a entraîné le
nécessaire démantèlement de certaines missions et l’inévitable
soulèvement de
ces dernières, réprimées et détruites sans faire montre de la moindre
pitié.
Profitant de leur affaiblissement, Pombal a fini par séquestrer les
collèges
des Jésuites en janvier 1759 avant de les expulser du Portugal le 3
septembre
de la même année.
La
soumission de la haute aristocratie relève davantage de l’accident,
non point d’une
déflagration tellurique et matinale, mais de quelques détonations
nocturnes...
Le roi s’en revenait en carrosse d’un rendez-vous galant avec la jeune
marquise
de Tavora quand il fut atteint de plusieurs coups de fusils devant sa
résidence
d’Ajuda. La tentative de régicide de septembre 1758 fut cachée de
longues
semaines, on parla de maladie pour expliquer la
convalescence du souverain avant de dénoncer l’attentat au grand jour
et la
conjuration de quelques grands seigneurs, complot dans lequel des
hommes
d’Eglise furent également impliqués. L’instruction fut menée en un
mois,
rondement ; à crime exceptionnel, justice d’exception. Le
duc d’Aveiro et le marquis de Tavora (le beau-père de la fautive),
reconnus
comme les principaux instigateurs, furent exécutés avec leurs familiers
et
leurs domestiques, leurs corps brûlés et leurs cendres dispersées dans
la mer.
Désormais, les Grands afficheront avec davantage de discrétion leur
volonté de
partager le pouvoir, et pareillement leur mépris à l’égard de Pombal,
cet aîné
d’une famille de douze enfants issu de la petite noblesse.
Parmi
les ecclésiastiques compromis (ou jugés comme tels), figure le père
Maladriga.
L’homme est âgé, beaucoup disent qu’il a perdu la raison depuis
longtemps, et qu’il ne peut plus guère causer de tort au régime. Est-ce
si
sûr ? Et quand bien même ? Maladriga représente tout ce que
Pombal
réprouve : c’est un italien, un jésuite, un suppôt du Saint-Siège,
le
confesseur de la marquise de Tavora, il a été missionnaire au Brésil et
s’est
permis de critiquer les exactions du pouvoir contre les Indiens, il est
aussi,
et surtout, l’auteur de ce texte indigne, de cet opuscule infâme
sobrement intitulé « Jugement sur la cause véritable du
tremblement de terre qui advint à
Lisbonne le 1er Novembre 1755 », ce pénible sermon
truffé
de citations bibliques dont certaines phrases sont encore ancrées dans
la
mémoire du ministre : « Y aura-t-il, je ne dis un
catholique mais
un hérétique, un Turc ou un Juif, qui puisse dire que ce grand fléau
fut un
effet des causes naturelles et n’a pas été fulminé spécialement par
Dieu pour
nos pêchés ? » Battre sa
coulpe, faire retraite, ne pas toucher aux ruines, tout ce ridicule
pourrait
prêter à rire si Pombal n’y voyait pas des ferments de sédition. Alors
que de
nombreux religieux quittent le pays pour trouver refuge à Rome,
Maladriga est
arrêté et emprisonné. Mais un prêtre ne peut être poursuivi pour un
crime de
lèse-majesté, il devra donc tomber sous le coup de l’hérésie. On y
travaille
avec entrain, on découvre par miracle des écrits dans sa cellule, des
libelles
dans lesquels le clerc semble tenir des propos douteux sur la personne
de Sainte
Anne et la virginité de Marie, on l’accuse de surcroît de pratiques
onanistes ; cela devrait suffire pour le faire condamner comme
faux
prophète et faux dévot...
Il
fut un temps où Lisbonne aurait jubilé à la vue d'une telle cérémonie.
Les temps changent, visiblement... Tout est là pourtant, acteurs,
costumes, décors, tous les éléments d'une mise en scène savamment
orchestrée : la grande estrade, l'autel doublé de noir, les fauteuils
de l'évêque et du grand inquisiteur, les quelques marches conduisant à
la plateforme qu'emprunteront juges, pénitents et bourreaux, la victime
avec sa mitre sur la tête, avec sa tunique blanche, cierge et chapelet
dans les mains, attendant le verdict à genou. Le public est venu lui
aussi, par habitude sans doute. Cette fois, cependant, les
fenêtres offrant les meilleures vues ne s'arracheront pas à prix
d'or. Le coeur n'y est pas, et le choeur non plus. Même l'Inquisition,
reprise en main par le pouvoir temporel, semble faire profil
bas... Et dire qu'il y a peu encore, il s'agissait là de
l'événement le plus grandiose, le plus populaire, le plus couru de la
capitale; et qu'il en fût ainsi deux siècles durant, sans interruption
ou presque. Il arrive parfois que les traditions, comme le commun des
mortels, soient sujettes au trépas... Il est vrai, pour expliquer ce
faible enthousiasme, que le condamné diffère de beaucoup des victimes
habituelles: nulle sorcière commerçant avec le Malin, nul inverti, nul
bigame contrevenant aux lois de la nature ou du mariage, nul juif
faussement converti poursuivant dans le secret du rituel
abhorré, mais un vieux jésuite hagard et quelque peu demeuré, qui ne
semble pas bien comprendre ce qui lui arrive...
Le
feu vient d'être allumé, bientôt le bûcher s'embrasera. Dans un
crépitement funeste, les flammes viendront lécher le corps sans vie de
Gabriel Maladriga, garotté au préalable. Une fumée noire s'élèvera dans
le ciel vers un Dieu qu'indifférent le nectar et l'ambroisie.. Le
malaise est palpable dans toute l'assistance.
La
mer est calme, la terre ne tremble pas, seul le vent tourbillonne; ses
rafales excitent l'incendie, comme si ce dernier, ivre de bois,
désirait se répandre et dévorer l'échafaud de fond en comble.
A quelle
mise à mort assiste-t-on vraiment ?
Ce
que l'on sent est abject, ce que l'on ressent guère plus agréable, ce
que l'on pressent se lit sur tous les visages. En ce 21 septembre de
l'an de grâce 1761, en ce jour d'équinoxe et de basculement, Lisbonne
-qui l'ignore encore, mais le devine déjà- assiste à son ultime autodafé
Dernière
représentation, dernière réplique...
fin
Ce texte a été composé à l'aide des ouvrages suivants:
D.
Couto, Histoire de Lisbonne,
Fayard, 2000
H. Gouhier, Rousseau et Voltaire, portrait dans deux
miroirs, Vrin, 1983
C. Grignon, Le Mal, GF-Flammarion, Corpus, 2000
J.F.
Labourdette, Histoire du Portugal, Fayard, 2000
G.
Makassian, Candide, un débat
philosophique Ellipses 2005
J. P. Poirier, Le tremblement de terre de Lisbonne,
Odile Jacob, 2005
J.J Rousseau, Lettres Philosophiques, Livre de
Poche n°4681
Voltaire, Candide, Classique Larousse, 1970 ;
Folio-Plus, 2003 ; GF-Flammarion, 2007
F. Wacquet, Au temps de la République des lettres
(n°76 HS du Nouvel Observateur, 2010)
mis en ligne le 15 février
2011
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