Les Élus

par Alejo Carpentier
(extraits)


..."C’était un tumulte terrifiant de bonds, d’envols, de rampements, de galops, de bousculades en direction de l’Énorme-Canot. Avant l’aube le ciel devint tout blanc de volées de hérons. Une masse de rugissements, de mugissements, de coup de griffes, de trompes, de museaux, de cabrioles, de cambrements, de coups de cornes ; une masse terrifiante, pressée, qui emportait tout sur son passage, se glissait dans l’embarcation impossible recouverte par les oiseaux qui y entraient à tire-d’aile, au milieu de cornes et de bois, de pattes dressées, de coups de dents lancés en l’air, de morsures inutiles. Puis le sol pullula des entrelacements de reptiles aquatiques et terrestres, sans qu’il y manquât les lézards énormes, les lents caméléons et les serpents de petite taille, ceux qui font de la musique avec la queue, se camouflent en ananas ou portent sur le corps des bracelets d’ambre et de corail. Jusque bien après midi on assista à l’arrivée d’animaux qui, comme les chevreuil roux, n’avaient pas été avertis à temps, celle des tortues, pour lesquelles les voyages étaient fatigants (...) Sur ce, la Voix-de-l’Auteur-de-Toutes-Choses se fit entendre : « Ferme tes oreilles » dit-il.  A peine Amaliwak avait-il obéi, retentit un coup de tonnerre si effroyable et prolongé que les animaux de l’Énorme-Canot en furent assourdis. Alors la pluie se mit à tomber. Mais non une pluie comme celle que vous connaissez. Pluie de colère de dieux, muraille d’eau en perpétuel effondrement. (...) Et après une tension, une indécision, une peur qui obligèrent Amaliwak à boire une jarre entière de chicha de maïs, il y eut comme un choc sourd. L’Énorme-Canot avait rompu son dernier contact avec la terre. Il flottait. Et il se précipitait vers un monde de rapides qui coulaient encore des montagnes, de rapides dont le mugissement continuel inspirait la terreur au cœur des hommes et des animaux. L’Énorme-Canot flottait."

mis en ligne le 15 février 2011 

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