Sur l'eau

par François Jeannet


Il existe environ cinq cents représentations de ce mythe célèbre entre tous : un vrai déluge d’images ! Il est donc nécessaire de commencer cet article par le plus classique des peintres qui paradoxalement ouvre avec son tableau du Déluge (L’Hiver des Quatre saisons) le romantisme le plus échevelé : je veux dire Poussin. Ce grand classique aux compositions si ordonnées est capable de peindre aussi le désordre, de même que l’eau peut signifier la vague écumante ou... le verre d’eau.

Poussin a peint de nombreux Moïse exposé sur les eaux, où un miroir tranquille (le Nil) reflète un paysage de monuments égyptiens superbes et des palmiers languides. Un de ces tableaux date de 1654, époque de la maturité. On peut interpréter ce sujet comme une seconde naissance ou la préfiguration du baptême, en tous cas une histoire pleine d’espérance qui surprend chez ce grand pessimiste. En 1648, il avait peint Le paysage au serpent intitulé également Les effets de la terreur, ce qui nous montre que Poussin tenait à montrer le registre complet des émotions selon la théorie des modes soutenue par la notion de convenance si importante au XVIIe siècle, c’est-à-dire les seules nécessités du sujet et rien d’autre. Le spectacle de son époque, sa courte et malheureuse expérience à la cour du Roi-Soleil comme décorateur de la grande galerie du Louvre – ses lettres en témoignent – l’ont rendu passablement misanthrope. Installé à Rome, hors du temps présent et des tracasseries, il construit patiemment son univers qui mélange christianisme et mythologie gréco-romaine (comme beaucoup de ses contemporains, mais à sa manière bien à lui). Les sept sacrements (en deux séries très élaborées) marquent cette période extrêmement créative.

Venons-en maintenant au Déluge. Ce tableau, que vous pouvez contempler au Louvre, si désespéré et implacable, fait pourtant partie d’un ensemble beaucoup plus serein : Les quatre saisons. D’après Félibien, le biographe de Poussin, elles furent peintes entre 1660 et 1664 pour le duc de Richelieu. C’est l’époque où le peintre écrit : « Je ne passe aucun jour sans douleur, et le tremblement de mes mains augmente comme mes ans » (Poussin était atteint de la maladie de Parkinson). En 1664 meurt sa femme à 52 ans ; en 1665 il la suit dans la tombe. C’est dire que Les quatre Saisons d’une part constitue la fin de sa carrière, et d’autre part une méditation sur la destinée humaine, le Déluge étant le dernier acte. Le Printemps traite de l’enfance de l’Homme sous l’œil bienveillant de Dieu, mais sommé néanmoins de faire un choix. C’est l’époque de la fécondité, de la facilité de vivre, de l’harmonie. Le serpent, déjà là, est double : il représente le Mal bien sûr, mais aussi la fécondité de la Nature. On voit de quelle manière astucieuse la Mythologie est associée à la Bible. Le deuxième tableau, c’est Le mariage (en l’occurrence celui de Ruth et Booz), l’engagement de l’adulte. Le troisième (L’Automne) c’est la récolte, l’engrangement de la maturité, on pourrait dire déjà le bilan. Dans cette perspective, le dernier intitulé L’Hiver (Le Déluge) symbolise la fin, et comme disait de Gaulle la vieillesse est un naufrage !


Mais que cette fin est désespérée ! Une barque chavire et se fracasse sur des rochers ; l’homme qui joint les mains en un geste de supplication dans la barque est placé à la section « dorée » de la largeur du tableau qui est malgré l’ambiance chaotique d’une construction classique et rigoureuse. Un homme essaie de sauver sa peau ainsi que celle de son bœuf, une mère passe son jeune enfant à son mari situé en un point encore épargné par la montée des eaux ; une femme cherche à rejoindre la terre ferme sur une planche. On sent que toutes ces tentatives, comme dans les bons films-catastrophe sont vaines. Néanmoins l’humanité n’est peut-être pas si corrompue car elle manifeste une solidarité qui laisse présager qu’elle peut se régénérer. Le serpent qui grimpe à gauche peut s’interpréter aussi dans ce sens. Par dessus le marché, un orage violent (comme dans Les effets de la terreur) éclate et un éclair (orienté comme il se doit vers la droite en bas) donne sur un paysage minéral et liquide une lumière malade un peu comme dans les « paysages » du peintre surréaliste Tanguy. Le soleil est moribond. La lumière, préoccupation essentielle des peintres coloristes est ici profondément originale. J’aimerais parler d’une lumière noire si l’expression avait un sens. Allez voir ce tableau au Louvre, vous serez frappé par la qualité des gris et des noirs. Pourquoi choisir le noir pour peindre un tableau sur l’hiver ? Cela semble bizarre ; après tout Bruegel avait réalisé un de ses plus beaux paysages de neige pour exprimer cette saison ! Il faut sans doute se référer à la symbolique des couleurs définies depuis l’antiquité pour trouver l’explication (la présence des deux serpents accrédite cette piste : au printemps est attribué le vert (ver en latin signifie le printemps et comparez ce mot avec viridis). L’été est voué au jaune (la couleur du soleil triomphant et de la chaleur), ce que nous constatons dans le vêtement de Booz et dans les blés mûrs. L’automne, moins évident, est consacré au rouge, couleur de l’énorme grappe de raisin (violette, mais il s’agit bien de raisin rouge, couleur de la passion) et ce gris omniprésent semble figurer la couleur originelle du monde. Les quatre saisons offrent une palette exceptionnelle de couleurs. C’est le grand Poussin de la fin, celui des grands paysages monumentaux et rêvés, celui de l’aboutissement de son génie de coloriste qui a tant ému et motivé Cézanne. Quant aux rochers, à tout ce paysage désolé, il fait allusion à un passage de la Genèse : « Ce jour-là jaillirent toutes les sources du grand abîme », abîme suggéré par la fracture entre les deux blocs de rochers. Dans les tableaux de la fin de sa carrière, la géométrie est plus lâche, moins visible par exemple que dans Les sept sacrements. Et surtout il y a moins de personnages, chacun devant exprimer une émotion différente. Le XVIIe siècle comme chacun sait est le siècle de la raison : le tableau doit rendre raison de tous ses éléments formels, chaque détail doit être justifié par rapport au sujet (la convenance). Il semble que la dernière partie de la carrière du peintre de Paysage avec Polyphème ou du Paysage avec Hercule et Cacus soit marquée du signe de la rêverie et d’un goût de plus en plus prononcé pour le grandiose. La géométrie est moins évidente, les liens entre les personnages, plus isolés dans l’espace, moins serrés ; le chemin qui mène au romantisme commence peut-être là, avec ce Déluge sombre mais teinté d’espoir. Chateaubriand peut donc écrire dans La vie de Rancé : « Ce tableau [le Déluge] rappelle quelque chose de l’âge délaissé et de la main du vieillard : admirable tremblement du Temps ! Souvent les hommes de génie ont annoncé leur fin par des chefs d’œuvre : c’est leur âme qui s’envole ».

Le livre d’Hénoch refait surface en 1773 en Grande-Bretagne sous la forme de trois manuscrits éthiopiens rapportés par un voyageur. Traduit en anglais et publié en 1821, il est une des causes du renouveau du mythe et de l’enthousiasme des peintres anglais. Au XVIIIe siècle, les peintres français et anglais cherchent à exprimer le sublime kantien : un paysage écrasant, l’impression pour l’homme d’être un moustique perdu dans un océan ; mais un moustique qui prend conscience du beau par la distance infinie entre l’être pensant (et sensible) et la Nature indifférente. A la fin de cette période féconde de l’histoire de l’art apparaît John Martin dont le nom affreusement banal n’aide pas à saisir la singularité. « Le Déluge universel ou l’arche de Noé », spectacle donné au Cirque Universel, donne lieu à un article en 1830 où l’on peut lire : « L’étonnant tableau de la fin où l’on voit réunies les pensées de Poussin, de Daguerre, de Girodet et de Martin paraît d’une prodigieuse vérité. » C’est dire que le nom de Martin est associé à l’idée de grandiose et même de démesuré. Les tableaux que l’on peut voir (à Londres) sont larges de plus d’un mètre si mes souvenirs sont bons... L’idée du « panorama » est née en Grande-Bretagne, la patrie de notre Martin en 1787 dans le cerveau d’un nommé Barker. Daguerre, associé du peintre Charles Bouton, inaugure le Diorama en 1822 ; le daguerréotype est mis à la connaissance du public en 1839. Pour ce qui concerne Daguerre et ses inventions, le mieux est de vous renvoyer à l’article passionnant de Dominique de Font-Réaux que l’on trouve sur Internet sous le titre : Le vrai sous le fantastique. Martin est né une année fatidique pour les mangeurs de grenouille : 1789 et il est mort en 1854.


La gravure que vous voyez relève de la technique de la « manière noire » très prisée en Angleterre ; ce n’est peut-être pas un hasard si cette œuvre est très noire compte tenu du souvenir de Poussin, la référence en matière de Déluge pour Martin comme pour tous les peintres romantiques qui se sont attelés à ce sujet. La manière noire consiste à partir d’une plaque entièrement grainée avec un outil joliment appelé berceau en raison du mouvement nécessaire pour grainer (non lisse, donc retenant l’encre), autrement dit à partir du noir et à obtenir des valeurs plus ou moins claires en rendant la plaque plus ou moins lisse. Considéré comme le rival de Turner (1775-1851) par certains biographes, il partage avec lui le même goût pour le grandiose et la peinture d’histoire. Il constitue un bel exemple de collaboration entre artiste et scientifique : Cuvier a visité son atelier et les deux hommes ont sans doute échangés leurs idées sur le Déluge. La représentation de la comète se réfère à la théorie de William Whiston. La grotte en bas à droite fait peut-être allusion à la récente découverte (1821) d’ossements dans le Yorkshire qui donnait lieu à un débat scientifique. Martin cherche à impressionner et à édifier le spectateur; son côté le plus intéressant réside dans un délire d’effets qui font fortement penser au cinéma américain (western ou film-catastrophe). La composition tourbillonnante est fidèle au texte biblique qui parle des eaux qui montent et de l’eau du ciel qui tombe engendrant ce gigantesque vortex.

Il faut évoquer un magnifique Déluge peint par Francis Danby en 1840 et qui utilise magistralement la diagonale descendante dont j’ai déjà parlé à propos des Aveugles de Bruegel.


Et bien sûr il est impossible de passer sous silence J.M.W. Turner, même quand on parle aussi brièvement qu’ici de la peinture anglaise. Il existe deux tableaux étranges de ce peintre inclassable ayant le Déluge pour sujet, inspirés par la théorie des couleurs de Goethe. Cette théorie ne classe pas les couleurs par leur réfraction dans le prisme comme Newton mais sur un cercle chromatique qui les sépare en positives et négatives, autrement dit selon l’effet qu’elles produisent sur le psychisme. La recherche de Newton est objective, celle de Goethe subjective. Elle a intéressé Turner, suffisamment pour qu’il annote élogieusement l’exemplaire de son livre et surtout pour lui faire réaliser deux tableaux, tous deux montrant un vortex, une composition circulaire qui aurait sans doute plu au poète allemand.

 

Mais la référence à Goethe s’arrête là, à moins de considérer les couleurs noirâtres et livides comme faisant partie de sa classification.


Ce tableau, franchement sinistre où l’on devine les animaux se dirigeant vers une Arche invisible, était accompagné d’un poème du peintre lui-même que voici :

La Lune montra son chagrin dédaigné ;
Mais la désobéissance se tut ; le déluge noir avança
Et le dernier moment vint : la gigantesque carcasse se mit à flotter,
Les oiseaux en alerte cherchèrent un abri pour la nuit en piaillant,
Et les animaux rejoignirent l’arche.

Ce poème figure dans le catalogue de l’Académie Royale de 1843. En 1804 Turner avait déjà peint un Déluge, ce thème comme tous ceux liés à l’eau l’a beaucoup préoccupé. C’est du reste dans l’air du temps d’aimer les sujets funestes et calamiteux ; on sait d’autre part que Turner choisit toujours des mouvements tourbillonnants pour signifier le tragique de la condition humaine.

Revenons à notre ami John Martin. A la différence de Turner il peint « léché » avec un luxe de détails « hyperréaliste », il ne s’attaque pas aux modes de représentation, il ne cherche pas à innover plastiquement. Il est plus proche des peintres américains qui lui sont contemporains comme Bierstadt (1830-1902) ou Washington Allston (1779-1843) qui est le fondateur du romantisme en Amérique du nord. Il y a aussi avec le peintre allemand Carl-Gustav Carus un air de famille. Il partage avec eux le même goût pour les paysages démesurés. Les points communs avec Turner sont nombreux : tous deux ont une formation de peintre topographique et d’architecte. Ils sont graveurs et aquarellistes, ils aiment la « peinture-catastrophe », mais Martin n’est pas génial ; il est simplement en phase avec le besoin de l’époque des grandes mises en scène et des sujets visant l’élévation morale. The Eve of the Deluge date de 1841. Il commence sa formation comme peintre de blasons à Newcastle u. Tyne, est mis en apprentissage chez un nommé Musso, peintre qui l’emmène à Londres en 1806. Il gagne sa vie comme peintre de porcelaine et s’intéresse à l’architecture. Avec ces débuts dans le petit et le minutieux, sa prédilection pour l’immense surprend. Ses tableaux gigantesques s’inspirent du panorama inventé en Grande-Bretagne par Barker en 1787, divertissement qui faisait fureur. Il peint sur trois thèmes bibliques principalement : le Jugement Dernier, la colère divine et le Paradis. Il oublie un temps la peinture pour se faire ingénieur et inventeur ; il y revient en 1838 avec des formats démesurés. Inspiré par Turner et par les bâtiments de John Nash à Londres, il se lance dans la gravure pour mieux se faire connaître et influence de la sorte Gustave Doré. Il est apprécié en France et notamment par Charles X à qui il dédie sa gravure La chute de Ninive (1830). Il reçoit les compliments de Louis-Philippe en 1834, lors de l’exposition du Déluge. Hugo, Michelet, Sainte Beuve le couvrent d’éloges. Le thème de l’eau est récurrent : Moïse séparant les eaux, Assuaging of the waters, Sadak ih search of the waters of oblivion. Ses ennemis parlent au sujet de John « dad » Martin – comme on le surnommait – de pittoresque de pacotille ou de grand-guignol ; il n’empêche : sa gloire fut à la mesure de ses formats ; il annonce peut-être le cinéma. Théophile Gautier écrit en 1839 que « le temps des spectacles purement oculaires était venu ». Prophétique...

Je voudrais terminer ce survol au-dessus des eaux par une rencontre entre un sujet exceptionnel et un peintre jusque-là plutôt ordinaire, je veux parler de la crue de la Seine en 1876 et d’Alfred Sisley. Sans cela ce peintre d’origine anglaise fin et réservé serait simplement le plus impressionniste des artistes de ce groupe, celui en tous cas qui est resté le plus fidèle aux principes de cette Ecole qui défend la peinture sur nature, en plein-air et l’émotion dans l’instant. Ce n’était déjà pas si mal ! Il en fallait du courage pour affronter le mépris de la critique et les insultes grossières du public, pour continuer dans cette voie étroite du dépouillement du sujet devenu simple « motif ». Finis les sujets historiques, place au banal, à ce que tout le monde voit sans l’admirer. Et pourtant il fit de ce Déluge banlieusard (la Seine à Port-Marly) quelque chose de grand.


A sa manière discrète il se fait peintre d’histoire puisqu’il se fait témoin d’un événement historique. 1876, c’est l’époque du machinisme triomphant, les premiers chemins de fer, l’apparition de l’électricité dans les campagnes françaises, c’est l’autosatisfaction d’une bourgeoisie conquérante. Lui se tient en retrait, à l’écart : il est systématiquement refusé dans les Salons qui donnent accès à la notoriété ; ses tableaux ne sont pas « commerciaux ». Il s’installe à Port-Marly en 1875, comme d’habitude dans une grande détresse financière. Et là, à la recherche de motifs nouveaux il s’empare de ce gigantesque caprice météorologique combinant la présence de l’eau si chère à un impressionniste et l’absence des repères habituels dans ses paysages et il réalise une série d’Inondations qui sont le sommet de sa carrière. Il avait déjà peint l’inondation de 1872, mais de manière plus anecdotique.

Il est tentant de penser que le traumatisme lié à la défaite de 1870, donc deux ans auparavant, s’exprime symboliquement par cette débâcle naturelle. Mais je ne le crois pas. Ses amis Monet et Pissarro ont fait preuve d’une indifférence totale à la catastrophe en émigrant durant l’hiver 1870 en Angleterre. Cézanne se cache à l’Estaque. Leurs soucis sont d’ordre matériel, comme tous les Français de cette période d’occupation, et surtout picturaux. Le militantisme n’est pas d’actualité et surtout notre Anglais installé par hasard à Marly est un rêveur dont l’esprit vagabonde comme les nuages qu’il affectionnait particulièrement et qui, halluciné par ces paysages absurdes, car privés du sol, où les arbres et les maisons semblent flotter dans une indécision et une légèreté troublantes, où les nuages acquièrent une solidité inhabituelle, nous fait le cadeau d’un Déluge nouveau sans dimension métaphysique, prosaïque : l’Arche est devenue un café de banlieue. Le désastre, modestement laïc en est peut-être plus saisissant. Il ne se passe rien, le malheur est silencieux; le calme météorologique parfait ; les nuages, ces « merveilleux nuages » dont parle Baudelaire, glissent, impassibles au-dessus du paysage effacé, rendu par l’eau au néant.


mis en ligne le 15 février 2011 

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