"The Deluge"

par Claude Bureau


Dans son manifeste rétroactif pour Manhattan intitulé "New York délire", Rem Koolhass [1] fait figurer un plan de la zone centrale de Coney Island, daté de 1907 et titré : "Guide Map - Coney Island's Amusement Central". Sur ce plan, très détaillé, où sont indiqués les moyens d'accès ferroviaires et maritimes, tous les pavillons composant Luna Park, Dreamland et Steeplechase Park sont précisés et légendés. Il y est aussi répertorié, hormis ces trois parcs restés célèbres depuis, au coin de Surf Avenue et de W. 17th Sreet, en face des entrées de Steeplechase Park, un pavillon dénommé "The Deluge".

Les sources concernant le contenu de ce pavillon de Coney Island central sont fort peu locaces. Selon Jeffrey Stanton [2], dans un mémoire publié le 7 avril 1998, celui-ci aurait abrité un spectacle biblique mettant en scène les épisodes de l'ivresse de Noé, de l'arche et du déluge. En effet, en ce début du XXème siècle, Coney Island central regorgeait de "spectacles-catastrophes" en tous genres. On pouvait y faire, en une journée, le tour du monde des cataclysmes : de la chute de Pompéï au tremblement de terre de San Franscisco. Toutes ces "performances" étaient construites sur le même argument marketing : "Venez voir la catastrophe à laquelle vous avez échappé comme si vous y étiez !"

"The Deluge" n'aurait donc pas dérogé à ces canons performants.

D'après J. Stanton, ce grand spectacle du déluge débuta à cet endroit pendant l'été 1906. Composé de trois actes, il mobilisait une cinquantaine d'acteurs et de figurants. Un récitant expliquait le déroulement de l'action. Au premier épisode, beuveries et danses lascives dénonçaient la dépravation du genre humain dont Noé n'arrivait pas à contenir les débordements. Dans le second, éclairs et tonnerres exprimaient soudainement la colère de Jéhova tandis qu'une arche, dans le fond du théâtre, apparaissait nimbée d'un halo lumineux sous le déluge qui se déclenchait alors. Puis, après le reflux des flots, l'arche se posait sur le mont Ararat, une passerelle se déployait depuis son flanc qui s'ouvrait. Ils en sortaient, à la queue leu leu et en couple, les animaux épargnés par le déluge. Suivait, en final, la famille de Noé qui s'agenouillait sur la terre retrouvée et rendait grâces à Jéhova tandis que, de chaque côté de la scène et dans les cintres, des anges ailés et emplumés semblaient flotter dans les airs.

L'enquête n'a pas pu démontrer, jusqu'à présent, le succès qu'avait connu ce spectacle ni pendant combien de temps il avait tenu l'affiche. Toutefois, The New York Times publiait, le 31 mai 1908, cet étrange reportage sur l'enseigne "The deluge" de Coney Island. Sur la hauteur d'une demi colonne, il était toujours question de mise en scène d'animaux ainsi que de pluies diluviennes. On peut lire, ci-après, le fac-similé in extenso de cette pièce à conviction[3].

Après cette date, les sources consultées sont mystérieusement muettes sur le sort qu'a connu "The Deluge". Cependant, l'habitude, prise par les businessmen de Coney Island's Amusement Central de mettre en scène les catastrophes pour répondre au goût morbide du public populaire, ne les avait pas préserver de celles-ci. En mai 1911, Dreamland disparaissait dans les flammes d'un gigantesque incendie causé par un court-circuit dans l'éclairage des diables ornant la façade du pavillon de la "Fin du monde". Il était suivi dans cette folie incendiaire par Luna Park qui à son tour se perdait dans les flammes en 1914. Quant à Steeplechase Park, il s'est dégradé tranquillement, de saison en saison, jusqu'au New Deal. En 1938, c'était la fin, le grand coup de balais, le service municipal des parcs de New York reprenait les choses en main. Dans cette débâcle, l'enquête a perdu la piste et ignore toujours ce qu'il est advenu du pavillon "The deluge".

Néanmoins, en ce début du XXIème siècle, l'enquête a pu retrouver la trace de l'enseigne au delà de Brooklyn, dans le nord du faubourg du Queens, près de Laguardia Airport. "Deluge", tel est le nom adopté par le restaurant très huppé du Sheraton LaGuardia East Hotel dont la carte ne fait guère preuve d'une très grande originalité.

Autre temps, autres mœurs !

Notes

1. "New York délire" manifeste rétroactif pour Manhattan, Rem Koolhass, 1978, éditions parenthèses (Marseille) 2002.

2. Ce témoignage est sujet à caution. En effet, Jeffrey Stanton, photographe et historien amateur, ne cite pas les sources qui étayeraient son mémoire. Par curiosité, on peut consulter son site à l'adresse ci-dessous :
http://www.westland.net/coneyisland/

3. En voici la traduction établie par gtàce à Yasmine Saberi avec la collaboration de Daniel Poza Lazaro.


LE NOUVEAU CIRQUE DE CONEY INONDÉ
À L'INT
ÉRIEUR COMME À L'EXTÉRIEUR

Le déluge a frappé le nouveau chapiteau
et les artistes ont fait leur entrée sous des parapluies

UN MAȊTRE DE CÉRÉMONIE ÉTANCHE

Seuls les phoques du cirque ont apprécié le déluge
mais le spectacle ne perdra pas en qualité pour autant

Ayant annoncé "The Deluge" comme le spectacle le plus réaliste de Coney, les organisateurs du nouveau cirque de Steeplechase Park n’ont pas manqué à leur promesse en donnant hier après-midi leur première représentation sous le grand chapiteau et, ce, en dépit d'une pluie torrentielle. Car, il a plu tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. En effet, le nouveau chapiteau n'étant pas étanche (il le sera désormais), les pluies furent aussi fortes à l'intérieur qu'au dehors. Malgré l’hostilité des éléments (dont on se serait volontiers passé en ce jour d’inauguration du premier vrai cirque permanent jamais installé à Coney), les artistes se présentèrent toutefois dans l’ordre prévu et le maître de cérémonie vêtu d’un ciré procéda aux annonces de rigueur.

Le public se composait surtout d’amis et de proches mais également de jeunes garçons et de quelques autres personnes non moins vaillantes. Pendant la première partie, les membres du public restèrent assis à leur place. Plus tard, dans l’après-midi, ils trouvèrent plus confortable de se tenir debout tant le lieu était inondé. La plupart quittèrent le cirque avant la fin du spectacle et les organisateurs leur firent cadeau de billets valables en semaine.

Un plongeur en eaux profondes, habillé de manière hermétique, aurait certainement trouvé  divertissant et pittoresque ce spectacle unique d’un cirque sous la pluie. Il aurait souri à la vue de l'orchestre qui continuait à jouer vaillamment, trempé jusqu'aux os. Il aurait trouvé bien amusant le spectacle des funambules et des acrobates quittant leur loge pour se rendre au centre de la piste sous la protection de parapluies. Il aurait admiré la ténacité de ce petit bougre qui s'obstinait à vouloir vendre ses demi-panachés alors que toute l'assistance souhaitait quelque chose de plus chaud ou de plus fort. Il aurait été d’humeur à se demander si l'énorme éléphant, allongé sur la terre détrempée pour accueillir sur son flanc un poney minuscule, était ou non en train d’attraper des rhumatismes.

Les spectateurs ou les comédiens moins avertis, quant à eux, enviaient certainement les phoques dressés, les seuls en effet dont on eût pu dire qu’ils étaient véritablement dans leur élément à ce moment-là.
Les conditions climatiques mirent à rude épreuve les collants bariolés et autres nouveaux déguisements mais les comédiens du cirque de Coney voulurent s’acquitter de leur tâche avec le plus grand sérieux.

Le cirque de Coney montrera lui aussi toute ses qualités dès que les lieux seront à nouveau secs. Il débute par "une grandiose parade inaugurale d'une déconcertante beauté, un prélude pittoresque au défilé habituel des attractions sur piste, une enluminure tirée des  plus belles pages d’histoire". Il s'achève sur une série de courses et de performances hippiques. Entre temps, se déploient tous les numéros possibles et inimaginables de cavalcade, d'acrobatie, de haute-voltige et de dressage. Le spectacle inclut, de plus, un ballet du "Grand Hippodrome" composé de cent jeunes filles, parmi lesquelles figure Mlle Rose Edyth "The Deluge" venue de Londres. Quant aux clowns qui parvinrent à garder leur bonne humeur hier en dépit du mauvais temps, ils sauront certainement réjouir les foules en des occasions plus joyeuses.

Les pluies cessèrent juste à temps pour la représentation de la soirée. Lorsque la parade inaugurale reprit pour la seconde fois, le chapiteau avait cessé de goutter et les étoiles brillaient au dehors. Sur les deux scènes et les deux pistes, tous les numéros s’enchaînèrent harmonieusement et le spectacle des Sioux avec leur peinture de guerre remporta un franc succès.

mis en ligne le 15 février 2011 

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