BARON
NICOLAÏ VLADIMIROVITCH STAËL VON HOLSTEIN
DIT NICOLAS DE STAËL
HUILE SUR ISOREL, 1952
CENTRE GEORGES POMPIDOU, PARIS
*.
On flâne comme toujours, de nouveaux tableaux ont été
accrochés, d’autres ont été déplacés, toujours autant de monde, et
puis, on ne sait pourquoi, on s’arrête.
— Un choc ?
— Non. Une distance qui s’ouvre de laquelle sort un irrépressible désir
de contact.
*
Au premier regard, deux masses bien délimitées se partagent le
rectangle plus haut que large du tableau. Les deux tiers supérieurs
sont recouverts d’une matière grise, le restant est tapissé d’un damier
aux teintes nettement plus sombres, parsemé de carrés serrés, de
dimensions et de couleurs variables. À quelques mètres du tableau, tout
paraît plat, sans profondeur, ni perspective. Quelques accidents
visibles de la toile, sillages de gestes incompréhensibles mais
terriblement humains, lui donnent seulement un peu de vigueur. Plus
près, l’épaisseur tourmentée, le relief tantôt aigu, tantôt lisse, de
la pâte crevassant et saillant la toile en de nombreux endroits
accroche le regard à cette surface dont on ne sait plus si elle est
peinte ou sculptée. Le tableau présente une texture qui paraît si
rugueuse, si irrégulière qu’on dirait la maquette d’un épiderme. Écorce
terrestre. Vivacité des gestes qui ne sont pas ceux du paysan
sillonnant la terre en bénissant le ciel mais celle du sculpteur
modelant sa planète comme on le ferait d’une lune. Relief si
mouvementé, si accidenté qu’on se demande qui peut bien l’habiter.
Heureusement peut-être, il y a ce damier tout près, fait de carrés bien
dessinés, quoique sans rigueur géométrique, qui trace sur la toile le
plan d’une ville. Image étrange cependant puisqu’au contraire des plans
qui ornent nos carrefours et qui mettent en évidence le réseau des
rues, ce sont les toits qui sont bien mis au premier plan.
C’est donc un paysage, un paysage vu de haut, d’au-dessus des toits. Et
cette ligne là qui délimite les deux surfaces, c’est bien l’horizon,
aussi tourmenté que ceux de Rothko. D’où je suis, je vois le ciel
planer au-dessus de la ville.
*
Aux changements qui se produisent dans la stature du tableau
en raison des changements d’échelle (surface, plan, maquette) fait
suite une curieuse distorsion des points de vue. Ces zones bien
délimitées, ce sont donc le ciel et la ville. Seulement la ville n’est
pas vue des toits mais de plus haut puisque je les vois comme de petits
quadrilatères groupés ensemble. La vue est prise d’un ciel invisible,
celui-là même où le spectateur se tient. Vue d’avion, militaire ou
civile. Le regard du visiteur aligné à l’horizontale du tableau se
retrouve tout d’un coup sans même bouger à la verticale d’une ville.
Ascension instantanée, mise à l’horizontale d’un corps encore debout :
vertige ? Non, car dans le même temps, le ciel qui occupe toute la
partie supérieure, dont la limite est bien marquée par la ligne
d’horizon, est vu de face comme si nous avions encore les pieds sur
terre. Avons-nous été happés, miniaturisés et introduits à l’intérieur
du tableau, contemplant le ciel d’une des fenêtres de ces tours ? Les
Toits appose et étend sur la surface divisée du tableau deux vues
incompatibles : vue horizontale et vue verticale. Dépli et déploiement
des faces le long de la surface : cubisme.
*
Quel rôle peut bien jouer l’horizon dans l’agencement de ces
deux points de vue ? La surface du tableau est une et l’horizon la
divise, c’est sûr, mais il le fait de quelle manière ?
En quadrillant l’espace : la ligne qui traverse de part en part le
tableau n’est que la base inférieure du plus évident des carrés qui
affleurent la toile : un carré de ciel sous lequel pullulent des
rangées désordonnées de quartiers qui esquissent le plan compact de la
ville.
En rompant les comptabilités des échelles : de la plus petite tache
figurant un immeuble encore distinct, jusqu’à la frontalité du ciel
(mais où est-elle ?), aux neufs bâtiments aux contours bien soulignés
(de rouge, de gris, de noir), jusqu’au ciel, il n’y a pas de
progression fluide, de continuité d’échelle. S’il s’agit d’atteindre,
en partant de la maison la plus humble de la ville, le Toit du monde,
c’est-à-dire le ciel, c’est en sautant de toits en toits qu’on pourra y
parvenir. Sauf que dans la rupture ouverte des proportions
géométriques, derniers rocs sur lesquels nous pouvions encore guetter
l’horizon, De Staël a glissé des abîmes qui font de nos ascensions, ou
même de nos descentes, un risque permanent de chute. On imagine les
dégâts causés par un tel accident du haut de ce building, bien carré,
bien noir, aux arêtes incandescentes ; on imagine plus difficilement
les effets produits par le fait de tomber du ciel. Qu’en sut De Staël
quand il se jeta par la fenêtre de son atelier ?
En accolant l’un contre l’autre le lieu d’où l’on voit et celui qui est
vu, le ciel et la ville. Car si ce sont bien des toits que je vois là,
je devrais être, moi, ici, debout dans les allées de ce musée, au
dessus dans le ciel. Or, c’est justement ce même ciel que signifie la
ligne d’horizon, désignant à mon regard le lieu où je devrais me
trouver maintenant pour voir ce que je vois : Les Toits. Bien que
solidement attachés à notre place de spectateur, nous sommes happés,
appelés à rentrer dans le tableau. De Staël témoignerait peut-être
d’une expérience du ciel et de l’horizon inverse de celle dont nous
parlait l’architecte Paul Virilio dans L’insécurité du territoire. Le
vertige qui prenait le petit Paul, étant enfant, à se coller, pour
jouer, à la verticale des hauts murs : le regard ainsi porté vers le
haut lui donnait l’illusion d’être encore à l’horizontale, le ciel,
menaçant des bombes de la guerre, devenait un nouveau littoral. À la
limite des toits, s’ouvrait un nouvel océan, tout aussi terrifiant avec
ses projectiles et ses fumées, que l’était la mer quelques siècles plus
tôt. Les Toits, au contraire, nous renverse : il nous jette du haut du
ciel sur les toits qui sont comme les rivages de la Terre.
Hissé dans le plan vertical du tableau, le ciel enveloppé d’un
brouillard opaque, surplombe la ville. Il est au-dessus de la ville,
puisque dans les peintures de paysage, on ne met pas les villes sans
dessus dessous, mais aussi puisqu’il est la hauteur d’où l’on voit ce
qui est en bas. Littéralement, en montrant un ciel aussi imposant, le
peintre dresse le spectateur au-dessus de la ville. Du moins, c’est ce
qu’on peut sentir un moment. Car ce ciel aux couleurs si familières est
en fait dépouillé des signes qu’il a l’habitude d’émettre - divins ou
naturels -, privé des astres qu’il abrite d’ordinaire - lune ou soleil
- le voilà peint, dans une sorte de primitivité picturale, comme
l’espace d’en Haut. Ce ciel que vous voyez au dessus n’est pas dans le
haut du tableau, par convention, car il est cette hauteur où votre œil
vous entraîne en regardant Les Toits. Et la ville, étrangement, bien
que placée au bas du tableau, refuse, comme on le voit souvent dans les
peintures de paysages urbains, d’être dominée, enveloppée, écrasée par
le ciel. Elle ne lui tourne pas le dos, elle ne supporte pas le ciel
comme un fond ou un fardeau, elle se tourne vers lui pour le border.
Regardez bien comme l’horizon forme une limite bouillonnante entre le
ciel et la terre, le peintre vient de les mettre en vis-à-vis. Si c’est
du ciel que l’on peut voir les toits, c’est également du haut des
gratte-ciels, aux sommets des tours, que le ciel, enfin nous fait face,
ne nous surplombe plus. Le ciel est peut-être au-dessus sur la toile,
il n’est plus au-dessus de nos têtes, nous le voyons de face dans la
fenêtre du tableau. Le ciel n’est plus le toit du monde.
Que devient-il alors ce ciel ? Devant l’hétérogénéité de grain que
manifeste sa surface, les couleurs choisies, gris clairs jaunâtres et
verdâtres, on se croirait véritablement en face d’un mur de béton. Et
un mur au fini plus mauvais encore que celui qui soutient vos maisons,
un mur décrépit, fissuré, traversé d’infiltrations : de part et d’autre
de la diagonale qui traverse d’ouest en est le carré de ciel, les
nuances de gris diffèrent : à droite, elles s’assombrissent donnant
aussi bien l’aspect d’un orage qui se prépare - nuages avançant, gris
et lourds -, que celui du béton mouillé après l’averse d’un orage qui
vient de passer. Un gris humide. On dirait presque que De Staël joue
avec la couleur pour simuler la fraîcheur de la pâte, autorisant des
repentirs qui ne viendront pas. Comme si ce mur était encore en
construction. La disposition hasardeuse des zones lisses et rugueuses,
indique, en effet, un geste arrêté au milieu de son travail : plateaux
de couleur déposés en amas froissés comme du papier collé, ajouts
ostensible de pâte venant combler par un surcroît de relief les
dépressions de la toile. La surface de la toile n’est délibérément pas
lissée mais plissée de matière. Ruine différente de celles qui ornent
les paysages du Romantisme, car notre peintre dresse un monument à
l’inachèvement éternel là où la mélancolie du XIXe se languissait de la
lenteur de la décadence.
Mur dénudé, sans apprêt, laissé à l’abandon. Nous voilà dans la rue, à
l’angle de ces tours qui parcourent le bas de la toile. Monument exposé
aussi bien aux intempéries des hommes qu’à celle des éléments, cette
toile mure la fenêtre à travers laquelle le ciel pouvait être vu de
face, sans même se donner la peine de lever la tête. De Staël élève au
dessus de l’horizon, non le ciel, règle parmi d’autres de la peinture
des paysages, mais un mur qui fait obstacle au regard. Au-dessus des
toits, l’horizon est bouché.
*
Il existe dans la peinture une autre manière de voir le ciel
de face, de faire de la hauteur d’homme une tour suffisante pour
embrasser l’horizon : sur la ligne dégagée où se rejoignent ciel et
mer. Ne nous serions-nous pas trompés tout à l’heure, en parlant de
double point de vue ? Au lieu d’un ciel brumeux, orageux planant
au-dessus de la ville, n’est-ce pas seulement la vue aérienne d’une
ville du bord de mer ? Ce ciel, n’est-ce pas plutôt la mer ? Les
teintes gris-bleus qui recouvrent cette surface rappellent en effet
cette mer qui sous l’orage, se confond aux murs de nuages lourds, et
semble dissoudre l’horizon. Ce que nous prenions alors pour une
bouillonnante ligne d’horizon ne serait en fait que le tumulte du
rivage, l’écume des vagues sur la plage. L’horizon et le rivage ont des
effets différents sur le regard, le premier distingue la terre et le
ciel, c’est-à-dire le lieu que j’occupe et celui dont je ne peux pas,
tandis que le second fond la mer et le ciel en une seule atmosphère.
*
En s’approchant tout près de la toile, dans cette proximité si
sensible, où le plaisir distancié du regard perd pied devant le désir
immédiatement réalisable de toucher la toile, désir en tout point
comparable au désir de toucher la peau d’un autre, on s’aperçoit que le
damier désordonné qui figure les toits de la ville est creusé : du bout
des doigts, on imagine le parcours de la main allant de sommets en
abîmes, des toits au bitume, dans le mince relief que nous donne
l’épaisseur irrégulière de la peinture. Et pendant que la main,
suspendue aux mouvements du regard, trace dans le vide les courbes qui
font l’épiderme rugueux de la toile, on comprend la gravité du tableau.
Si ce n’est plus le ciel mais la mer qui est en haut, si les rues sont
creusées dans l’épaisseur même du tableau, c’est que la ville se situe
au-dessous du niveau de la mer. Le Haut est assez haut pour qu’en bas
le déluge menace.
Ce tableau possède une profondeur simultanément physique et fictive.
L’horizon y est une digue protégeant la terre quadrillée de l’informe
océan qui menace de la recouvrir. Et une digue qui menace de flancher.
Car en examinant cette zone turbulente du tableau, c’est-à-dire le
rivage, sortent des couleurs plus vives : verts, bleus, oranges et
jaunes. On croirait que sous cette épaisseur de gris, de béton, de
brume, au plus profond de la toile, au plus près du support, a été
peint quelque chose de moins monotone que l’étendue unie de la mer et
du ciel, quelque chose qui a été recouvert et que la ville pourtant
manifeste encore au travers de ses propres couleurs. Une clarté
vacillante des formes, des lueurs encore vibrantes, peut-être, mais
quelque chose en tout cas qui disparaîtra quand la mer ou le ciel,
poursuivant leur chute, viendront recouvrir la totalité du tableau. Une
fois le déluge accompli, Les Toits s’effaceront, ne subsistera contre
le mur qu’un simulacre de mur de béton. Alors, les silhouettes
encombrées de visiteurs aveugles reprendront leur circuit, massées dans
les couloirs, flot de mains mutilées cherchant à tâtons leur issue,
sondant, palpant leurs artères sur les toiles délavées. Des murs encore
frais, les bras tâchés de salpêtre, une voix s’élèvera : « Vraiment,
pas de quoi s’arrêter pour jeter un œil… »
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