Du feu de Dieu

Grandeur et misère de Jérôme Savonarole

par Daniel Poza-Lazaro

 

 


Acte III et dernier : le martyr (23 mai 1498) Ou comment faire la part du feu...

Tout cela n’a que trop duré... Il est grand temps qu’on en finisse !

Ainsi pense, sans doute, Girolamo Savonarola, sur les coups de dix heures, en ce mercredi 23 mai de l’an de grâce 1498, alors qu’il descend les dernières marches du palais de la Seigneurie, entouré de ses deux compagnons d’infortune.

Nous sommes la veille de l’Ascension, mais la leur est plus proche encore !

Dans une heure, tout sera consommé, bel et bien...

Pâleur et maigreur se reflètent dans son teint blafard et ses joues émaciées, son visage semble pourtant serein. Il n’a ni le regard extatique de fra Domenico, qui s’impatienterait presque de n’être point encore au supplice, ni la face défaite de fra Silvestro qui peine tant à se donner contenance : Savonarole partira en paix avec lui-même.

Au pied de l’escalier, deux moines dominicains de Sainte-Marie-Nouvelle sont là qui les attendent pour leur ôter l’habit de l’Ordre. Le dépouillement du scapulaire s’effectue sans le moindre ménagement et réveille chez Savonarole la douleur lancinante de son épaule démise. Il laisse échapper un cri de douleur avant de se reprendre : son chemin de croix, il le sait, ne fait que commencer...

Les trois hommes avancent désormais vêtus de leur seule chemise de laine, les mains liées et les pieds nus. Jérôme sort du palais le premier : « Voici le frère ! » hurle la foule immense qui engorge la place depuis l’aube. Indifférent à la clameur qui retombe aussitôt, le condamné découvre la scène sur laquelle il devra s’acquitter de son dernier acte.

Quel sinistre appareillage !

De la balustrade qui longe le palais court une mince estrade jusqu’au bûcher. Sur les fagots, se dresse une poutre de onze mètres, traversée à son sommet d’une barre dont les extrémités ont été raccourcies afin d’atténuer l’aspect cruciforme de l’engin. De la croix, pendent trois nœuds coulants, trois colliers de fer au bout de trois chaînes destinées à supporter les cadavres une fois achevée la combustion des cordes.

Ce Golgotha manque singulièrement de grandeur...


Les trois condamnés s’approchent de la terrasse des Seigneurs où siègent les hauts dignitaires du pouvoir ecclésiastique et les non moins hauts représentants du pouvoir séculier ; la cérémonie de la dégradation les y attend. Hâtivement parés des attributs liturgiques du prêtre célébrant, ils se présentent devant monseigneur Paganotti, évêque auxiliaire de Florence, que le Saint Père a lui-même chargé de cette mission. Et pendant qu’il prononce les formules rituelles de la déchéance qui les déclarent hérétiques et schismatiques, on les prive de ces parures à peine revêtues. Le prélat semble mal à l’aise, son débit est hésitant ; sans doute se souvient-il de ce temps passé qui le vit, membre de la communauté de San Marco, admirer à ses débuts la fougueuse éloquence de son prieur.

« Je te sépare de l’Eglise militante et triomphante... » conclut-il péniblement.

Savonarole le fixe sans acrimonie et lui répond doucement : « De la militante seulement, l’autre n’est pas de ton ressort ». Et l’évêque de corriger, penaud.

Recouverts à nouveau de leur seule chemise, les trois détenus viennent se placer devant les commissaires apostoliques. Romolino donne lecture de la sentence non sans leur avoir demandé au préalable s’ils acceptaient l’indulgence plénière qui les libère des peines du Purgatoire. Tête baissée, le trio consent à l’absolution pontificale avant d’être livrés au bras séculier que représentent les « Huit de la Garde ». Au terme d’un vote purement formel le conseil florentin les condamne à l’unanimité (moins une voix) à être pendus puis brûlés...

Frère Jérôme tourne à nouveau son regard vers l’imposant gibet qui trône à quelques mètres de lui. Cet épilogue funeste serait presque une libération, comparé aux quarante derniers jours qu’il vient de vivre et à la somme des souffrances endurées...



Oui, quarante jours déjà depuis l’échec du Jugement de Dieu, quarante jours déjà depuis le siège et la reddition du couvent de Saint Marc !

Il est vrai que les Arrabiati n’ont pas perdu leur temps... Peu leur chaut que le dimanche des Rameaux soit dans la tradition liturgique un jour de paix. Une échauffourée à la sortie de la Cathédrale, après le sermon de frère Mariano venu remplacer Savonarole, leur aura suffi pour déclencher l’émeute.

« Aux armes, aux armes, à Saint Marc, avec le feu ! »

A ce cri de ralliement, un flot humain envahit les rues pour prendre position devant le bâtiment. Dans l’église, les moines et les derniers laïcs demeurés fidèles au prieur entendent bien défendre le sanctuaire avec le modeste arsenal dont ils disposent, fait de bric et de broc, de dagues et de dards, de casques et de boucliers, d’arbalètes et de pertuisanes, d’arquebuses et de bombardes ; et ce malgré les atermoiements de Dominique qui exhorte ses frères, dans la stricte observance des préceptes évangéliques, à ne pas répandre le sang.

En ville, l’agitation est totale... Le vote par la Seigneurie du décret de bannissement imposant à Jérôme de franchir les frontières de la République avant midi encourage les Enragés à porter le coup fatal. Dans la journée, Francesco Valori, le chef des Piagnoni est arrêté, puis sommairement exécuté quelques heures plus tard, son cadavre mutilé, son épouse assassinée, son enfant étouffé, ses biens pillés et sa maison saccagée avant d’être brûlée : la curée sera impitoyable.

Pour ne pas perdre le contrôle de la situation, la Seigneurie multiplie les décrets. L’un d’entre eux déclare rebelles tous les citoyens qui n’évacueront pas l’église, un autre met hors la loi tous ceux qui s’y rendront (pour l’attaquer ou la défendre). Dans les deux camps seuls demeurent les irréductibles. L’assaut est inévitable, il est donné à la fin du jour. La mêlée confuse dure plusieurs heures qui voit certains frères se perdre en prière et d’autres lutter à coup de chandelier, tirer à l’arquebuse du haut de la chaire ou frapper du plat de l’épée, harnachés comme des chevaliers...

A l’heure de compter les pertes, une fois l’attaque repoussée, on dénombre une vingtaine de morts ainsi qu’une centaine de blessés.

Soucieuse d’éviter un bain de sang, la Seigneurie affiche un quatrième et dernier décret menaçant ceux qui ne quitteront pas l’église de voir tous leurs biens confisqués. Plus radicale encore, elle envoie la garde se positionner devant l’édifice et diligente quatre commissaires pour délivrer son ultime message : que Jérôme, Dominique et Sylvestre se rendent au palais, sinon l’église sera détruite jusqu’à ses fondations… Désireux de voir cet ordre notifié par écrit, Savonarole contraint les émissaires à retourner sur leur pas chercher le document ; les dés n’en sont pas moins jetés...

Il réunit ses frères parmi les plus fidèles dans la bibliothèque pour un dernier sermon pathétique : il leur rappelle la vérité de sa doctrine, il s’abandonne à son destin, s’en remet à Dieu dont la volonté doit être faite et se prépare au châtiment à venir...

Le berger doit donner sa vie pour sauver son troupeau.



Sur le chemin qui le conduit de San Marco à la Seigneurie, à la lueur des torches, Jérôme prend pleinement conscience des souffrances qui l’attendent. Les mains liées derrière le dos, mal protégé par les fantassins de la troupe, traité comme un malfaiteur, il s’expose aux crachats et à la dérision de la foule haineuse qui ne cesse de le frapper dans le dos et de lui demander, puisqu’il est prophète, de deviner l’auteur des coups. Combien, parmi ceux qui s’adonnent à cette lugubre défaite au flambeau, l’applaudissaient frénétiquement il y a peu encore ?

L’arrivée au palais n’atténue point la sévérité du traitement ; on lui passe les menottes aux poignets et les fers aux pieds, lui le fondateur de l’Etat populaire, le théoricien du Grand Conseil qui gravit tant de fois ces escaliers avec les honneurs du protocole, avant de l’enfermer sous bonne escorte dans la tour dite de l’Alberghettino.

L’interrogatoire commence le jour même. Savonarole est soumis au supplice de l’estrapade. Les bras ligotés, on le soulève par une corde qui tourne sur une poulie fixée à une poutre du plafond avant de le laisser retomber et d’arrêter brutalement sa chute à quelques centimètres du sol. A chaque « tratto di corda », le corps décrit un demi cercle et les muscles se tendent jusqu’à se déchirer...

Les douleurs ne font que croître au fil des séances qui se succèdent sans interruption du 9 au 17 avril. D’une complexion délicate, en proie aux affres d’une peur panique, Jérôme perd plusieurs fois connaissance entre deux séries de questions. Ce simulacre de procès instruit par une commission extraordinaire de dix sept enquêteurs se déroule sans avocat. Le greffier, chargé de recueillir les déclarations de l’accusé et de rédiger les procès verbaux, n’est autre que Francesco Barone, l’organisateur des parties fines des Compagnacci, le mignon attitré de Doffo Spini... Pour mieux s’assurer de sa condamnation, la Seigneurie, peu scrupuleuse du respect des institutions, modifie la composition des deux conseils chargés des crimes contre la sûreté de l’Etat qui, à son goût, est encore trop marquée par la présence des Piagnoni. Ainsi, l’effectif des « Dix de la liberté » est doublé et celui des « Huit de la garde » entièrement renouvelé deux mois avant la fin de son mandat !

Au terme d’une semaine de torture, Barone et la commission obtiennent des aveux signés dont ils font lecture le 19 avril devant le Grand Conseil, en l’absence de l’intéressé. Le récit fait sensation. Ils provoquent douleur, stupéfaction et indignation chez ses partisans, jubilation chez ses ennemis.

Dans ce texte, frère Jérôme reconnaît sa duplicité. Non, il n’est pas un prophète ! Sa doctrine de la Renovatio ecclesiae a aa été tirée de sa lecture des Saintes Ecritures et non, comme il osa le prétendre par la suite, d’une divine révélation. Seuls, le souci mondain de la gloire et la recherche du pouvoir ont motivé son action. Crédit, réputation, estime, ambition personnelle, tous ces vices ont justifié ses promesses de miracles, la tenue d’un grand Concile n’a été désirée que par vanité...

Ainsi donc, le prophète qui subjuguait des foules de 15 000 personnes des heures durant par la seule puissance de son verbe apparaît sous les traits d’un vulgaire ambitieux ; sous le « héraut du Christ » se cachait un simulateur !

Cette rétractation douloureuse qui tourne au reniement suscite colère et réprobation chez les moines de Saint Marc qui se fendent d’une lettre destinée au Saint-siège dans laquelle ils implorent son pardon...



Au vrai, les frères dominicains ne sont pas les seuls à vouloir se réconcilier avec la papauté, la Seigneurie florentine cherche également à sauver l’essentiel au prix d’une abondante correspondance. Elle demande et obtient, en premier lieu, l’autorisation pontificale de procéder à l’interrogatoire afin de contourner le privilège du for ecclésiastique qui interdit, en temps normal, aux autorités laïques d’user de la violence contre un homme d’église ; elle cherche ensuite à s’attirer les bonnes grâces d’Alexandre VI pour éviter l’interdit qui frapperait la ville dans ses intérêts vitaux, et à maintenir les droits et l’autonomie de la congrégation de Saint Marc. Pour ce faire, elle se dit prête à extrader le dominicain si le souverain pontife le réclame.

Borgia, expert en marchandage, se montre conciliant, loue les Seigneurs de la cité toscane (« les vrais fils de la très Sainte Eglise »), distribue allégrement ses absolutions (aux moines de Saint Marc, à ceux qui se sont battus dans l’enceinte de l’église, et même à ceux qui ont bravé l’excommunication de Jérôme en continuant à l’écouter…), mais demeure évasif sur de nombreux points.

A Florence, la solidarité de classe et les intérêts de clan jouent pleinement. Les nouveaux dirigeants ont souci de ne pas entraîner dans la chute du prédicateur ferrarais la fine fleur de la noblesse qui s’est compromise en le suivant dans ses errances coupables.

Le message est clair : il faut sévir contre le frate en épargnant les frateschi...

Fort de cette ligne de conduite, un nouveau procès est enclenché contre Savonarole suivant les mêmes procédures. Le prisonnier y réaffirme la fausseté de ses visions et de ses prophéties, ses noirs desseins de domination et s’accuse, dans une volonté d’autopunition teintée de masochisme, d’être « un grand pécheur, un grand criminel, un grand orgueilleux méritant mille fois la mort... »

Comme si ses aveux accablants ne suffisaient pas, les autorités soumettent également à la question ses deux compagnons de captivité. Dominique Buonvicini, le prieur de Fiesole, subit le supplice de l’estrapade et des brodequins sans faillir, avec le même courage qu’il aurait manifesté en traversant le brasier de l’ordalie. Sa fidélité à l’égard de son maître spirituel est indéfectible et sa confiance absolue, en dépit des propos qui lui sont rapportés. A ses yeux, il ne fait aucun doute que le prieur ait agi sur l’injonction des anges gardiens. Le témoignage de frère Sylvestre est plus ambigu, lui-même enclin à des visions depuis son plus jeune âge, somnambule invétéré, il reproche à demi mot à son supérieur de s’être approprié dans ses sermons certaines d’entre elles...

Enfin, pour étoffer les charges retenues contre frère Jérôme et parachever le travail, une vingtaine de ses fidèles (clercs comme laïcs) sont interrogés de même, sous la torture, avant d’être relâchés à la fin du mois, moyennant une condamnation financière qui s’échelonne de cent à mille florins...



Depuis qu’il a signé son second procès verbal le 25 avril, brisé corps et âme, Jérôme Savonarole se prépare à la mort, toujours reclus dans son cachot obscur et nu du palais de la Seigneurie. Habitué aux cellules, captif entre ces murs lépreux, il passe ses journées entières dans la solitude de la prière et dans la composition de ses derniers écrits après qu’il eut sollicité et obtenu de l’encre, une plume et du papier... Il y couche une « Règle du Bien Vivre » à l’intention de son geôlier, traduit en italien quelques hymnes pour la fille de ce dernier et compose une « expositio ac meditatio in psalmum » dans laquelle semble percer le profond désarroi d’un homme abandonné de tous qui s’en remet en dernier ressort à la clémence de son Sauveur...

Mais ses tourments ne sont pas terminés pour autant. Une nouvelle épreuve l’attend.

Entre Rome et Florence, les discussions se poursuivent âprement sur le sort qu’il convient de réserver aux condamnés. Alexandre VI persiste à vouloir se faire livrer les trois hommes pour les châtier. Florence renâcle à sa demande, prétextant quelque secret d’Etat et désire instamment que le moine soit exécuté sur le lieu même de ses forfaitures afin que « châtiment serve d’exemple et d’avertissement au grand nombre de ceux qui croient encore en lui ».

Un compromis est trouvé après que le pape ait consenti à envoyer sur place une commission apostolique pour juger le renégat. Il charge Joachim Torriani, le général des dominicains, et François Romolino, auditeur du gouvernement de Rome, de le représenter, non sans leur avoir délivré des consignes d’une grande précision. Les deux hommes devront à la fois conserver les apparences de la justice ecclésiastique et entériner la sentence capitale des autorités civiles. A peine ont-ils fait leur entrée solennelle à Florence, le 19 mai, que les séances de torture reprennent de plus belle sous leur conduite.

Le harcèlement des questions insidieuses redouble de vigueur. Torriani et Romolino tentent de confondre frère Jérôme et de le convaincre d’hérésie en l’interrogeant tour à tour sur la personne du Christ, la figure de Mahomet ou ses éventuelles complicités au sein de la hiérarchie ecclésiastique. Savonarole reconnaît son orgueil excessif mais récuse toutes les calomnies dont on l’accable et revient par moment sur certains de ses aveux : « Par crainte des tourments, j’ai nié avoir eu des lumières surnaturelles… Ce que j’ai enseigné, j’affirme que c’est de Dieu que je le tenais ! » 

Qu’importe... Tous ses efforts sont vains. Soucieux de respecter à la lettre leur ordre de mission, les délégués apostoliques s’empressent de confirmer la sentence capitale infligée aux trois membres de la congrégation dominicaine.

Le sort en est jeté... Il convient cependant de se montrer à la hauteur de l’épreuve.

Convaincu des bienfaits de la mortification et désireux de boire le calice jusqu’à la lie, Savonarole se prive du dernier repas offert afin de mieux fortifier son âme. Il reçoit du pouvoir florentin l’autorisation magnanime de s’entretenir avec ses deux compagnons d’infortune qu’il revoit pour la première fois depuis leur arrestation. Il puise dans ses ultimes forces les paroles de réconfort et de consolation qu’il convient de prononcer à l’approche du trépas et enjoint ses disciples de renoncer à toute manifestation ostentatoire qui pourrait porter préjudice à leur démarche chrétienne



Jusqu’à présent, ils ont tenu parole mais le plus dur reste à faire...

Escorté chacun d’un moine et d’un pénitent vêtus de noir, les trois hommes franchissent frileusement la passerelle dans leur chemise si ridiculement courte que Jérôme demande à ce qu’elle soit attachée afin de ne pas laisser découvrir les parties honteuses. Sa requête est rejetée sans le moindre examen.

Des clous que des vauriens ont planté sur leur passage pour leur blesser les pieds rendent leur marche au supplice plus pénible encore.

Jérôme, perdu dans ses prières et insensible aux ultimes outrages de la populace, semble déjà ailleurs.

Dominique qui aurait tant souhaité être brûlé vif pour donner plus d’éclat encore à son calvaire récite à voix basse un Te Deum, le visage irradié.

Sylvestre qui a su retrouver une certaine dignité au cours de la cérémonie gravit le premier l’échelle, le visage en pleurs. Le bourreau lui passe le nœud au cou et le collier de fer avant de recevoir l’impulsion fatale...

Dominique le suit de près et réserve ses dernières paroles pour invoquer son Seigneur.

Sur la funeste potence, au milieu des deux larrons, la place de choix est dévolue à Savonarole. Il récite le Credo et jette un dernier regard sur la foule d’où montent les cris de haine et les paroles dérisoires. Autour de lui, le bourreau se livre alors à une danse grotesque, une affreuse pantomime pour complaire à la vindicte publique et manque de glisser de peu. Rappelé à l’ordre et vertement tancé par une Seigneurie qui n’apprécie guère ce genre de fantaisie, l’exécuteur des basses œuvres est sommé de reprendre son office et de le terminer promptement. Il achève sa besogne sur une ultime vilenie en laissant tomber frère Jérôme lentement afin que ce dernier ne périsse point sur le coup...

On allume alors le bûcher avant même que la pendaison ait fait son œuvre. Soudain, un vent impétueux se lève qui vient repousser les flammes des trois cadavres. Une clameur retentit parmi ceux qui attendent encore un miracle mais leur espérance s’avère de courte durée. Insatiable, le foyer reprend son ouvrage et vient lécher le corps des religieux. Dans l’âcre fournaise, les cordes consumées cèdent bientôt et libèrent les bras des suppliciés. Sous l’action du feu, les mains de Savonarole semblent s’agiter, comme si le prieur bénissait en un ultime sursaut la foule ravie et horrifiée.

Dans l’assistance, pendant que certains s’agenouillent à la vue de l’horrible spectacle, les Enragés se livrent à des transports de joie ; ils hurlent, dansent et incitent les plus jeunes, au comble de l’acharnement, à jeter des pierres sur les dépouilles ardentes dont les lambeaux se détachent et viennent joncher le sol. Il pleut du sang et des entrailles...

Au terme de l’immolation, des femmes de la haute noblesse florentine, déguisées en servantes et munies de bassines de cuivre dans lesquelles elles espèrent recueillir les cendres du martyr, tentent de se frayer un chemin à travers la foule avant de se voir fermement repoussées par la soldatesque.

Soucieuses de soustraire au plus vite ces restes sanguinolents à la vénération populaire, les autorités les font charger sur un chariot pour les jeter du Ponte Vecchio dans les eaux froides et boueuses de l’Arno. Tout au long du trajet, d’irréductibles disciples du prieur parviennent à ramasser les débris tombés en chemin qu’ils conserveront pieusement dans de précieux reliquaires.

Sur les deux rives du fleuve, les derniers Piagnoni, qui ont précédé dans leur course l’arrivée du convoi, attendent, patiemment, armés de nasses. Et pendant que l’on déverse en toute hâte l’infâme tombereau, ils contemplent mutiques les cendres tourbillonner et s’envoler au ciel, sous l’effet de la bourrasque.

Vois, peuple de Florence, l’amer témoignage des passions viscérales ; regarde bien, ma foi, ce que tu as fait de l’austère idéal ; quelques os calcinés, de la chair en charpie...

Le vent a tourné, inéluctablement...


Ce récit a été composé à la lumière des lectures suivantes :

Antonetti Pierre, Savonarole, le prophète désarmé, Paris, Perrin, 1991

Cloulas Ivan, Savonarole ou la révolution de Dieu, Fayard, 1994

Fournel Jean Louis et Zancarini Jean Claude, Les guerres d’Italie, Gallimard, 2003

Marietti Marina, Savonarole, Que sais-je ? n°3295, PUF, 1997



mis en ligne le 27 juillet 2007