Vision d'un double foyer

par François Jeannet

 

 


La Dulle Griet, par Bruegel

Une femme au foyer... de l’Enfer

Margot s’avance, hallucinée, dans un paysage digne de la guerre du Vietnam ou du bombardement de Dresde. Elle porte un casque. Mais ce n’est pas un casque de pompier comme on pourrait s’y attendre devant un tel embrasement. Ce n’est pas non plus un de ces casques de soldat d’opérette qui sont à l’origine de l’expression peinture pompier ou pompiérisme dont certains peintres du XIXe siècle finissant sont affublés. Nous ne sommes pas dans une rhétorique creuse et enflée comme chez ces mauvais peintres d’histoire, mais dans le tragique même dont le comique n’est qu’une des faces. C’est pourquoi ce casque dont cette fille hagarde et dégingandée est coiffée, terne et noirci, je préfère y voir une passoire ou une marmite (au Moyen-Âge on parlait de saladier peut-être par dérision). Mais c’est plus probablement un casque espagnol.

Ce tableau, intitulé La Dulle Griet en flamand, « Margot la folle » en français, a été peint sur fond d’incendies politiques et religieux ; il date de 1564. En 1525 a éclaté la Guerre des Paysans en Allemagne. Charles Quint brûle les premiers hérétiques en Flandre à Bruxelles. Philippe II développe l’Inquisition aux Pays-Bas en 1565. La folie s’empare du pays, entre répression des images religieuses par Guillaume de Nassau Orange et répression dans le sang du Duc d’Albe : fanatisme des deux côtés ; on n’échappe pas à l’enfer.

Voilà, brièvement, le contexte historique de ce tableau, et la puissante raison de peindre de Bruegel dont l’œuvre entière dénonce la folie de la guerre civile, cette auto- dévoration que connaissent les pays en proie à ce mal politique absolu.

Comme toujours, Bruegel procède de manière cryptée et prudente en utilisant un vieux proverbe flamand et en peignant un enfer moyenâgeux. La scène représentée est tragique et comique à la fois, et pour tout dire absurde. Margot part à l’assaut de l’enfer, seule, armée d’une batterie de cuisine d’une main et d’une épée de l’autre. L’épée fait allusion au proverbe « aller à l’enfer l’épée au poing ». La batterie de cuisine souligne sa condition de femme et de femme du peuple. Une histoire flamande raconte qu’une certaine Margot, rendue folle par l’excès de ses malheurs et de sa pauvreté, décide d’aller demander des comptes au Diable lui-même en sa demeure infernale. Chemin faisant, elle sème la désolation sur son passage. Donc, bizarrement, les flammes ne proviennent pas de l’enfer, mais de sa démarche destructrice. Il y a peut-être aussi dans cette légende le souvenir de la réputation qu’a Sainte Marguerite de mater le Diable.

L’obscurité de l’histoire fait les délices de Bruegel qui cherche, là comme ailleurs, à être le plus indéchiffrable possible. La batterie de cuisine lui procure l’idée géniale de placer tout le tableau sous le signe de l’oralité : digestion, vomissement, dévoration. Ne dit-on pas du feu qu’il dévore ? Qu’il a des langues ? La digestion n’est-elle pas une combustion ? La gueule de l’enfer est béante, prête à engloutir voracement ou à vomir le mal. Margot part à l’assaut sans voir les monstres étranges postés à l’entrée satanique, tous liés à la cuisine : personnage-tonneau ; larve affublée d’un gâteau en guise de chapeau, planté d’un couteau, qui pêche un œuf dans lequel grouille une vie immonde ; poisson ; personnage la tête en bas, qui tient une cuillère par son anus et une écuelle dans sa main ; poisson mangeant une jambe humaine ; oiseau chiant un pied (semble-t-il), le bec béant ; dans le fond, une cruche géante nous rappelle encore cet univers culinaire crépusculaire. Notre peintre, surnommé à juste titre Bruegel d’enfer, à partir de l’idée simple que la cuisine est liée au feu, réalise un des tableaux les plus violents et cauchemardesques que l’on puisse voir.

Mais c’est aussi un grand peintre qui pense avec des formes : regardez comme tout dans ce paysage est de forme ronde ou ovale : les œufs, nombreux ; le trou de balle du singe déguisé en femme à la robe rose, qui porte sur son dos une barque (arrondie) surmontée d’une sphère transparente dans laquelle s’agite un personnage qui tient lui-même une boule ; la prison de verre, au bout de la queue de l’enfer, qui contient des hommes ; l’œil de l’enfer, tout rond ; les cruches (?) qui lui servent de sourcils ; les deux marmites, sur le mur droit de l’enfer ; sa bouche, naturellement ; l’œuf entrouvert d’où sort une harpe avec une araignée (ronde) en son centre ; la marmite où sont postés des soldats à l’entrée de la ville à droite ; la fenêtre (tout à droite) où sont enfermés deux singes (symboles des opprimés). J’arrête là.

Nous sommes en présence d’un véritable délire de sphères de verre (fabriqué par le feu), de trous, d’orifices, d’ovoïdes ; un univers courbe, plié, tordu (par le feu ?). Ce tableau possède une unité remarquable, une cohérence formelle qui contraste avec l’incohérence du sujet : notre mégère va-t-elle cacher ses pitoyables trésors en enfer ? Est-elle la responsable de toutes ces calamités ? Veut-elle conquérir l’enfer ? Est-elle le symbole de la Flandre martyrisée ? L’enfer semble sur la défensive, et plutôt innocent. Le véritable enfer, semble proclamer La Dulle Griet, est en définitive du côté des hommes… Les questions restent sans réponse, seul sans doute le rouge-queue détient la clef du mystère !


Histoires de l’humanité primitive, par Piero di Cosimo

Un peintre philosophe au Quattrocento

Piero di Cosimo est né en 1461 et mort en 1522. J’en parle après Bruegel pour souligner les surprises de la chronologie et sa relativité en histoire de l’art. Les panneaux, au nombre de quatre, ont été peints entre 1480 et 1520. La Dulle Griet qui semble à première vue plus ancienne, de style plus archaïque, a été peinte en 1564 ! Piero di Cosimo est à peu près contemporain de... Jérôme Bosch et de Raphaël.

Le sujet qui occupe notre florentin se situe résolument du côté de la Renaissance et semble pour nous étonnamment moderne par son ambition philosophique et l’ampleur de ses références littéraires. La peinture de cette époque baigne dans un milieu de culture vaste et éclectique, associant sans complexe christianisme et paganisme pour proposer une vision du monde humaniste et optimiste.

La source principale est en effet le De natura rerum de Lucrèce, grand auteur matérialiste de l’Antiquité, l’autre étant les métamorphoses d’Ovide. Les traditions antiques, notamment Hésiode, reposent sur l’idée des quatre âges de l’humanité, symbolisés chacun par un métal (l’Age d’Or, la perfection initiale, l’Age d’Argent, d’Airain, puis de Fer) dans un ordre qui insiste sur l’idée de décadence inéluctable, à rapprocher des quatre âges de la vie humaine dont l’antiquité est friande : l’enfance, la jeunesse, l’âge mûr, la vieillesse ; la division par quatre est extrêmement importante pour les Anciens : quatre éléments, quatre points cardinaux, et l’idée de faire correspondre les différents symboles leur est également chère.

Les philosophes matérialistes, dont Lucrèce, font reposer l’histoire de l’humanité sur un hasard initial : la découverte du feu ; ils reprennent en partie l’idée de décadence, mais sans la faire dépendre comme Hésiode d’une décision divine. L’humanisme florentin combine les deux visions du monde avec, ce qui est surprenant, une tolérance parfaite pour l’hypothèse matérialiste.

Cosimo, lui, prend le parti de l’optimisme : le feu est civilisateur, le progrès existe et ce qu’un hasard a fait, un autre hasard peut le refaire dans l’avenir. C’est sans doute l’écho lancé par Lucrèce et répercuté par Cosimo qui provoque en nous, à notre époque scientifique, une impression si moderne. La vision lucrétienne va du reste plus loin : le hasard seul est créateur, le monde n’a pas d’origine puisque les atomes sont éternels. L’apparition de l’homme est donc accidentelle, en bonne logique matérialiste, et la nature procède par essais et erreurs, ce qui explique l’existence d’êtres hasardeux (des « monstres ») comme nous le verrons dans la peinture.


Le premier panneau montre, conformément au texte du poète latin, comment le feu permet de rabattre les bêtes sauvages pour les tuer ou pour les domestiquer. Le feu est au centre, et déjà nous pouvons admirer la plus belle collection d’animaux dans la peinture de la renaissance et peut-être dans la peinture tout court. Les animaux morts ou vivants, se dévorant entre eux, nous font méditer sur l’énergie primordiale, la violence créatrice du hasard ; hommes et centaures tentent de maîtriser l’indomptable ; l’homme a bien besoin des centaures (symbole du savoir profond de la nature chez les Grecs) et des satyres (qui personnifient la nature libre) pour son difficile apprentissage. On remarquera l’extraordinaire raccourci de l’homme mort en bas à droite et d’une manière générale la puissance du dessin anatomique provenant en partie de l’admiration de Cosimo pour Michel-Ange .

Le deuxième panneau montre les progrès de l’humanité encore dans sa jeunesse pour reprendre les catégories des quatre âges de la vie. Progrès techniques : l’homme construit des bateaux, a appris l’art subtil de la pêche, et le feu (en haut et à gauche) est domestiqué ; vous noterez cette fois la beauté du paysage lacustre qui rappelle le paysage de La mort de Procris du même auteur.

Le troisième panneau nous présente les hommes habillés comme aujourd’hui (pour un florentin du XVe siècle) ; l’arc fait son apparition (conformément, cette fois, aux données préhistoriques actuelles !) et c’est dans ce tableau que se rencontrent des êtres hybrides (cerf à tête d’homme) que seul le hasard peut produire selon Lucrèce. Les centaures et les satyres ont disparu. Nous sommes presque dans un paysage biblique : simplement, l’homme domestique la nature. Le feu est bien circonscrit (à part une plage ignée en bas à gauche que les animaux semblent ignorer totalement). La présence, importante, des oiseaux procure à la scène un caractère bucolique (au sens étymologique aussi, puisque le bœuf au premier plan semble épanoui ; bucolique vient du mot « soigneur de bœuf »).

Le dernier panneau, malgré un format un peu différent, semble terminer la série, d’abord à cause du nombre quatre, et parce qu’il montre le déclin pour ne pas dire la catastrophe, conformément à la théorie décliniste de Platon et d’Ovide. Le combat des centaures et des Lapithes (des hommes) met fin à cette belle entente qui prouvait que nous sommes aussi les fils de la nature. Des objets métalliques attestent que le feu a permis la métallurgie ; c’est aussi l’apparition de la religion (les objets cultuels, le chandelier, l’autel portatif qui devient une arme – quelle image provocante de ce que peut la religion !). Ovide rapporte que les centaures, êtres frustes, sont invités aux noces d’Hippodamé et de Pirithoüs, roi des Lapithes, en Thessalie. Ne supportant pas le vin, ils deviennent grossiers et se comportent de plus en plus mal, jusqu’à se permettre des privautés sur la personne d’Hippodamé. Outrage ! C’est la guerre… Les armes plus ou moins  improvisées, du gourdin à l’autel portatif, témoignent de la régression et de la brutalité de toute guerre. Le dernier feu – ironie suprême – se trouve précisément sur l’autel du sacrifice... La religion ne relie plus, le désordre est total.


Vasari, l’inévitable Vasari, en 1568, nous raconte que Piero di Cosimo « avait l’habitude d’aller voir les anomalies que les hasards de la nature engendrent fréquemment chez les animaux, les plantes ou ailleurs ; il en tirait un contentement, une satisfaction qui le mettaient hors de lui, et il en parlait si souvent que, malgré le plaisir qu’on avait à l’entendre, il en devenait ennuyeux ». Lomazzo, dans son Libro dei Sogni, vers 1600, nous dit de Piero qu’il est à tenir en « haute considération encore que d’apparence bizarre et lunatique ». Il est rapporté à peu près la même chose de Paolo Uccello et de sa passion dévorante pour la perspective. Ces artistes nous sont toujours présentés comme bizarres et anormalement passionnés. La théorie maniériste veut même que ces peintres (comme Andrea del Sarto, élève de Cosimo) soient de nature mélancolique ; en partie parce que la succession artistique de Michel-Ange serait difficile.

Néanmoins l’influence de Michel-Ange sur Cosimo – indéniable – ne semble pas avoir empêché notre peintre de parvenir à une originalité authentique, au-delà du bizarre, qu’il doit sans doute à une culture très vaste et éclectique (peut-être autodidacte) qui comprend Lucas Signorelli, Botticelli (qui lui ont donné le goût de ces poses disloquées et tordues), ainsi que – plus insolite pour un florentin – Memling et Dürer pour les paysages de forêt dont des gravures circulaient en Italie à l’époque. Ajoutez à cela une somme de lectures variées et érudites et le portrait d’un « singulier » de la fin du Quattrocento commence à se dessiner.

Enfin, pour finir, un usage de la technique picturale également original : Vasari parle à ce propos de « couleur continuée » ; je pense qu’il fait allusion à ces passages d’une couleur à une autre, ces fondus, notamment dans le sol des paysages qui leur donnent cet aspect faux, artificiel qui devait plus tard ravir aussi bien les peintres naïfs que Gauguin ou… Walt Disney. Gauguin a retenu son usage intensif des vides et son absence délibérée de perspective (sauf la perspective d’éloignement, du plus grand au plus petit). Disney a observé chez Cosimo, outre les passages de couleur, un usage caractéristique de plans successifs, sans liaison intermédiaire, dont il s’est servi dans ses dessins animés, ainsi que le modelé exagéré et l’aspect « rond » des personnages.


Le feu, tour à tour destructeur et fondateur… Ce petit voyage au pays de la peinture nous aura permis de voir un peu comment la peinture se saisit de l’ambiguïté de cette invention (toute invention peut-être) qui permet le progrès de l’humanité mais augmente en même temps le risque de régression.




 Bibliographie 

Robert Delevoy, Bruegel, coll. Skira, 1959

Anna Forlani Tempesti et Elena Capretti, Piero di Cosimo, L’œuvre peinte, éd. Philippe Lebaud, 1996



mis en ligne le 27 juillet 2007