Le sang-Archives

Jus sanguinis, le droit du sang
par Daniel Poza-Lazaro

 


Introduction : définition et délimitation du sujet

Jus sanguinis
, le droit du sang… formule étrange et frappante à la fois, notion juridique lourde de symboles et de sous-entendus…
Que se cache-t-il derrière cette expression ? Non pas une réglementation quelconque sur les transfusions sanguines mais bien plutôt un élément majeur du code de la nationalité, une réponse possible à la question fondamentale que se sont posées (et continuent de se poser) les nations modernes : sur quels critères un pays doit-il attribuer sa nationalité à un individu ?
A cette interrogation, deux réponses principales ont été apportées aux cours des siècles :
- le droit du sang qui octroie la nationalité à un individu parce qu’un de ses parents la possède déjà,
- le droit du sol (ou jus solis) qui attribue la nationalité à un individu né ou vivant sur le sol du pays concerné.
Bien évidemment, ces dénominations ne sont pas neutres et derrière elles se cachent des enjeux politiques de premier ordre, s’affrontent des conceptions idéologiques de grande importance. Le sang contre le sol, l’image est marquante, elle sous-tend des antagonismes violents tels que l’inné contre l’acquis, l’héritage contre l’éducation, le patrimoine contre le revenu. Pour reprendre l’idée du démographe Hervé Le Bras, l’évolution du cadre juridique de la nationalité traduit l’idée qu’un pays se fait de lui-même.

La formule latine jus sanguinis peut légitimement faire croire à une origine romaine du droit du sang. Toutefois, même s’il parait évident que les juristes modernes sont allés puiser à la source du droit romain pour élaborer leurs argumentaires, il n’en demeure pas moins vrai que la généralisation des termes jus sanguinis et jus solis ne date que des dernières années du XIXe siècle. De même, le premier usage du terme « nationalité » dans la langue écrite française n’apparaît qu’en 1807, sous la plume de Mme de Staël (on utilise alors l’expression « qualité de français »).
Ces informations historiques et linguistiques sont utiles car elles nous permettent de saisir le lien qui unit ces notions avec l’événement majeur que fut la Révolution Française. Parmi ses nombreuses conséquences, 1789 a fait émerger l’idée de Nation souveraine ; à partir du moment où la Nation, et non plus le roi, détient le pouvoir suprême, où les citoyens français qui concourent à la nation, obtiennent des droits comme le droit de vote, il devient capital de savoir qui est Français et qui ne l’est pas et sur quels critères se décident l’obtention ou non de la nationalité.
De fait, et parce que dans le domaine du code de la nationalité « la France a changé de droit comme aucune autre nation » (pour reprendre la formule de Patrick Weil), nous recentrerons l’étude de notre sujet sur l’évolution du droit du sang en France depuis la Révolution Française.


I/ LE LONG CHEMINEMENT DU DROIT DU SANG EN FRANCE

A/ Une question secondaire sous l’Ancien Régime ?

Au Moyen Age et sous l’Ancien Régime, on ne définit pas de façon spécifique la « nationalité française », il existe cependant un statut des personnes. Ainsi pour le seigneur, propriétaire du sol, ses sujets sont ceux qui vivent et habitent sur ses terres, les autres sont appelés « aubains ». Se substituant au seigneur de l’époque féodale, le monarque absolu de l’Ancien Régime considère comme « naturels français » ou « régnicoles » ceux qui sont nés dans le royaume. De la sorte, l’attachement au territoire est la notion dominante. Cette prégnance se vérifie dans les affaires de succession et d’héritages.

Des arrêts de justice portant sur de telles affaires et concernant le Parlement de Paris nous renseignent sur l’évolution de la jurisprudence : l’arrêt du 23 février 1515 fait référence au jus solis – dans le sens qu’il prendra au XIXe siècle – en reconnaissant la capacité de succéder à une personne née en France, indépendamment de l’origine de ses parents, pour peu que cette personne réside de façon permanente en France. Quelque temps plus tard, l’idée que « la qualité de français » se transmet par la filiation fait des progrès grâce à l’arrêt du 7 septembre 1579 qui permet à une jeune fille née en Angleterre de deux parents français de leur succéder à condition toutefois de résider de façon permanente en France.
Dans les deux cas, la condition fondamentale demeure le fait de résider dans le royaume de France. En effet, il est le signe tangible d’une allégeance au roi.
Cependant, les notions de jus solis et de jus sanguinis se précisent au fil du temps, les juristes allant puiser dans le droit romain des éléments susceptibles de valider leur théorie, il en est ainsi de la notion romaine de « droit d’origine » qui rendait possible sous l’Antiquité la transmission de la citoyenneté à sa descendance indépendamment du lieu d’origine. Cette notion a été reprise par les juristes du XVIIIe siècle pour légitimer la transmission de la qualité de français par filiation, ce qui allait devenir le jus sanguinis au siècle suivant.

B/ 1789 ou la première définition du « Français »

Même si les questions touchant à la « qualité de Français » ne figurent pas parmi les priorités de l’Assemblée, la nationalité est cependant définie dans la Constitution de Septembre 1791, les principales dispositions sont les suivantes : « sont citoyens français ceux qui sont nés d’un père français ; ceux qui nés d’un père étranger ont fixé leur résidence dans le royaume ; ceux qui nés à l’étranger d’un père français viennent se fixer en France après avoir prêté le serment civique ».
Cette conception ouverte des critères d’attribution est renforcée par une pratique originale : l’octroi de la qualité de français à titre exceptionnel pour des étrangers « qui par leurs sentiments, leurs écrits et leur courage s’en sont montrés dignes » pour reprendre un passage du décret du 26 août 1792. Cette citoyenneté d’honneur concernera des personnalités américaines comme Georges Washington ou l’écrivain Thomas Payne. Ce dernier sera même élu à la Convention avant d’en être exclu un an plus tard sous la Terreur, période pendant laquelle l’étranger est regardé avec davantage de suspicion.
D’une façon générale, la période révolutionnaire prolonge la primauté du principe territorial pour l’obtention de la qualité de français (on est français si on est né en France ou si on y réside). Ce principe va rapidement être remis en cause par le Code Civil…

C/ 1803 ou le triomphe du jus sanguinis

Dès le lendemain du coup d’Etat de Brumaire, des divisions sont visibles au moment de rédiger la Constitution du nouveau régime, le Consulat. Emmanuel Sieyès, premier inspirateur de la nouvelle Constitution propose de définir le Français par le jus sanguinis mais Bonaparte obtient que soient reprises les dispositions de la Constitution précédente.
Cependant, le débat est loin d’être clos et il s’ouvre de nouveau avec le travail d’élaboration d’un Code civil. La commission, chargée de rédiger un nouveau projet, est présidée par Tronchet, un juriste modéré, ancien avocat de Louis XVI, qui bien vite se révèle, lui aussi, un partisan d’une application stricte et exclusive du jus sanguinis. Son point de vue s’oppose à celui de Bonaparte qui dans une première version du texte parvient à conforter son point de vue (« tout individu né en France est Français »).
D’où viennent ces divergences ? De deux visions distinctes de la « nationalité »…
Tronchet, qui fut longtemps avocat sous l’Ancien Régime a souvent plaidé en faveur du jus sanguinis pour des clients nés à l’étranger de parents français qui se voyaient contester la qualité de Français. Convaincu, par sa pratique, de l’importance du lien de filiation pour la transmission de la qualité de Français, il considère en outre que le droit du sang est directement inspiré du droit romain dont le prestige est grand chez les juristes. En revanche, Bonaparte privilégie les intérêts de l’Etat et souhaite que ce dernier reconnaisse tous ceux qui ont un lien avec la France dès leur naissance, par l’ascendance ou le territoire ; pour cette raison, il souhaite conserver le jus solis en considérant comme Français dès la naissance les enfants d’étrangers nés en France. Cette vision plus ouverte n’est pas exempte de pragmatisme, Bonaparte ne perdant jamais de vue les problèmes de conscription…
Le projet de Code civil passe devant le Tribunat entre frimaire et nivôse de l’an X (novembre 1801/ Janvier 1802). Parmi les nombreuses critiques émises à propos du texte figure l’attribution de la qualité de Français par la simple naissance en France, le tribun Siméon s’en fait l’écho quand il affirme : « le fils d’un Anglais peut devenir Français ; mais le sera-t-il par cela seul que sa mère, traversant la France, l’aura mis à jour sur cette terre étrangère ? La patrie dépendra moins de l’affection qui y attache… que des hasards de la naissance…En Angleterre, tout enfant qui y naît est généralement sujet du roi…Cela se ressent de la féodalité, cela n’est point à imiter ».
En refusant l’attribution de la qualité de Français à l’enfant d’un étranger sans qu’il en ait exprimé la volonté, le Tribunat s’oppose au jus solis en usant d’arguments différents de ceux de Tronchet : il s’agit de rompre avec l’approche féodale et monarchique en faisant de la nation la source unique de la nationalité. La nation est comme une famille et la nationalité se transmet par filiation comme le nom de famille…
Tronchet va profiter du rejet du projet de Code civil par le Tribunat pour obtenir gain de cause. Un nouveau Tribunat en partie renouvelé (c'est-à-dire expurgé des principaux opposants à Bonaparte) et de fait plus docile approuve l’ensemble des 37 projets de lois que constitue le Code civil en modifiant légèrement certains points, notamment en matière de nationalité, en reprenant les propositions de Tronchet dans ce domaine.
Ainsi donc, la version définitive du Code civil relative à la jouissance des droits civils institue le jus sanguinis comme critère exclusif d’attribution de la nationalité française à la naissance.
C’est une révolution durable qui aura une grande influence dans le reste de l’Europe.
Pour les enfants nés en France de parents étrangers, la loi prévoit la possibilité de réclamer la qualité de français dans l’année qui suivra l’époque de la majorité, pourvu que l’individu résidant en France déclare son intention d’y fixer son domicile.


II/ JUS SANGUINIS VERSUS JUS SOLIS (DU CODE CIVIL A NOS JOURS)

A/ le XIXe siècle ou le retour en force du jus solis

Le caractère exclusif du jus sanguinis va être remis en cause en France moins pour des raisons idéologiques que pour des raisons pratiques.
Comme nous l’avons dit ci-dessus, le Code civil laissait la possibilité aux personnes nées en France de parents étrangers de solliciter la nationalité française dans l’année suivant leur majorité. Or, à cause de la conscription, personne ne sollicite cette possibilité.
Au début du XIXe siècle, depuis la loi Gouvion Saint-Cyr de 1818, les conditions de la conscription sont sévères : création d’un contingent de 40.000 hommes pour un service actif de 6 ans (les chiffres monteront même jusqu’à 60.000 hommes et 8 ans), « remplissage » du contingent par tirage au sort avec possibilité de se soustraire à l’obligation en payant quelqu’un pour se faire remplacer. En demandant la nationalité française, le jeune étranger peut être ensuite touché par la conscription, en ne la demandant pas, il ne court plus aucun risque.
Bien vite, des hommes politiques s’émeuvent de ce qu’ils considèrent « un privilège inacceptable ». Cependant, la modification de la loi n’interviendra qu’en 1851. Plusieurs scrupules expliquent cette relative lenteur : d’une part, on ne souhaite pas toucher au Code civil à une époque où ce dernier est devenu un modèle juridique dans toute l’Europe (à l’exception de l’Angleterre, du Danemark et du Portugal, les Etats du vieux continent ont adopté le jus sanguinis) ; d’autre part, on craint en imposant la nationalité française à des personnes ne la souhaitant pas, des représailles à l’étranger à l’encontre des Français nés hors de l’hexagone.
Malgré tout, par la loi du 7 février 1851, la France met en place une innovation juridique originale dite du « double droit du sol » (ou double jus solis) : désormais, l’individu né en France d’un père étranger lui-même né en France est Français dès la naissance. Cependant, il garde la possibilité, à sa majorité, de répudier cette nationalité française s’il le souhaite. Bien évidemment, toujours dans le but d’éviter la conscription, de nombreuses personnes opteront pour cette possibilité de répudiation. Aussi, par la loi du 26 juin 1889, la France supprimera cette possibilité.
De plus, dans la même loi, l’enfant né en France de parents qui ne le sont pas devient français automatiquement à sa majorité. Cette dernière mesure qui introduit le droit du sol à la majorité est motivée par des préoccupations d’ordre démographique (en plus des raisons militaires). Au cours du siècle, la France est devenue un pays malthusianiste et d’immigration. En effet, la croissance démographique a fortement ralenti et le nombre d’immigrés a considérablement augmenté (de 600.000 à 1,2 million entre 1876 et 1886).
Ainsi, on assiste à un usage républicain du droit du sol dans un contexte particulier de préparation à la revanche contre l’Allemagne (la France a perdu contre la Prusse en 1870 et le service national est devenu universel en 1872) et d’immigration massive. On fonde la nationalité sur l’idée de socialisation (l’enfant d’étranger vit en France, parle français, va à l’école en France) plus que sur un acte volontaire et contractuel.

B/ les vicissitudes du code de la nationalité au XXe siècle

a) des préoccupations démographiques persistantes
Au XXe siècle, les préoccupations démographiques demeurent.
De fait, les considérations « populationnistes » et les législations libérales dominent. Dans la mesure où la seule transmission de la nationalité par filiation ne suffit pas à rendre dynamique la population française, on tente d’augmenter le nombre de Français par d’autres moyens. Ainsi, la loi de 1927 est fort significative qui s’appuie à la fois sur le jus solis, la naturalisation et le mariage : un enfant d’étranger peut devenir français avant la majorité par simple déclaration, un étranger peut solliciter une demande de naturalisation après trois ans de séjour et non plus dix, enfin, on décide que les femmes françaises se mariant avec un étranger ne perdront plus la nationalité française.

b) l’épisode de Vichy
Avec Vichy, les choses changent.
Dès 1940, des lois touchent au statut juridique des personnes ; en juillet, une première loi permet de déchoir de la nationalité française les opposants au nouveau régime (cette mesure touche des personnalités comme de Gaulle, Leclerc, ou encore Mendès France), une seconde loi donne la possibilité de réviser toutes les naturalisations effectuées depuis 1927 (15.000 dénaturalisations seront ordonnées par Vichy) : dans les deux cas, Vichy s’inspire de la législation nazie de 1933… En octobre, un statut des juifs est instauré qui a, parmi ses nombreuses conséquences, l’effet de ramener du statut de citoyen à l’état de sujet 110.000 juifs d’Algérie (abrogation du décret Crémieux).
En outre, le régime de Vichy ambitionne de mettre sur pied une grande réforme du code de la nationalité. Des tiraillements opposent un courant « raciste » à un autre « restrictionniste ». Les premiers s’appuient sur des critères raciaux et religieux pour octroyer la nationalité française dans une optique de « régénération de la nation », les seconds s’en tiennent à une rectification et à un durcissement des conditions de naturalisation.
C’est le second courant qui s’impose dans le projet de loi de 1943 (retour à dix ans de séjour pour faire une demande de naturalisation, possession d’une autorisation de séjour de trois ans au moins pour les enfants d’étrangers nés en France pour devenir français, possibilité pour le Garde des Sceaux de rejeter toute demande sur avis du Conseil d’Etat). Toutefois, ce projet est refusé par les autorités allemandes qui lui reprochent de conserver trop d’éléments du jus solis et de ne pas clairement enlever aux populations juives immigrées la possibilité de se faire naturaliser : « Le texte ne rompt pas avec la tradition qui vise par le biais du droit du sol à intégrer une population immigrée pour renforcer une population française défaillante » notera même un expert allemand…

c) 1945 et le nouveau code de la nationalité
A la Libération, un nouveau code de la nationalité est élaboré qui reprend les grands principes de la Troisième République tout en innovant sur certains points. Ainsi, désormais, l’enfant né d’une mère française est français même s’il est né à l’étranger. Cet élargissement du jus sanguinis à la mère montre à la fois les premiers jalons vers l’égal traitement des deux sexes dans le domaine de la nationalité mais également la permanence des courants populationnistes qui recherchent les moyens les plus divers pour augmenter la population du pays.
La question prend une autre tournure au début des années 1980, dans un contexte bien particulier. Le regroupement familial modifie la composition de l’immigration maghrébine et le Front National fait son apparition sur la scène électorale en obtenant 11% des voix aux élections européennes. La question de l’immigration devient centrale dans les rangs d’une partie de la Droite qui relie ce sujet avec celui de l’identité nationale française. Des idées circulent qui visent à supprimer le jus solis pour les enfants nés en France de parents étrangers pour le remplacer par un acte volontaire sous condition de « bonne intégration ». Dans une première version d’un projet de loi du gouvernement Chirac en 1986, le droit du sol était retiré pour les enfants nés en France de parents étrangers au profit d’une demande de naturalisation. Ce projet ne verra pas le jour mais le débat n’est pas clos pour autant. Pour lui donner de la hauteur, une commission de sages est instituée pour réfléchir à ces questions (commission Marceau Long). Dans son rapport, elle conseille le maintien du droit du sol mais conseille également l’ajout d’une manifestation de volonté. Cette idée est critiquée par une organisation comme « S.O.S Racisme » qui la considère comme discriminatoire et se montre partisane d’un droit du sol intégral (tout enfant né en France est Français). La manifestation de volonté est intégrée dans le projet de loi de 1993 (gouvernement Balladur) avant d’être supprimée cinq ans plus tard par la loi Guigou (gouvernement Jospin).

C/ La situation actuelle à l’aube du XXIe siècle

Le code de la nationalité intègre plusieurs critères d’attribution de la nationalité française.
- En premier lieu, le droit du sang, contenu dans le Code civil depuis 1803 et qui concerne 90% des français (« est français l’enfant dont l’un des parents est français »).
- Le droit du sol ne s’exerce pas à la naissance (exception faite des enfants inconnus trouvés en France et des enfants d’apatrides) mais à la majorité, de façon automatique, pour les enfants nés en France de parents étrangers (l’obtention peut être avancée à 16 ou même 13 ans en suivant certaines démarches).
- Le mariage peut entraîner l’obtention de la nationalité française par une déclaration auprès du tribunal d’instance après un an de mariage.
- Enfin, la naturalisation est une démarche individuelle d’une personne étrangère vivant au moins depuis cinq ans en France. Cette demande est déposée en Préfecture et doit répondre à certains critères. Le dossier est étudié, rejeté ou accepté. Dans le denier cas, un décret est pris par le Premier Ministre qui est publié au Journal Officiel.

En guise de conclusion : une remise en cause de certains clichés

En deux siècles, le code de la nationalité a connu en France une histoire particulièrement mouvementée faite d’hésitations, d’avancées, de reculs, de grands principes et d’intérêts pratiques. A chaque fois, les conceptions nationales et les impératifs sociaux, démographiques et militaires sont entrés en compte et souvent au profit des seconds.
Cette complexité invite donc à relativiser certaines idées qui font par exemple de la France, l’une des patries du « droit du sol ». En réalité, si la France a été un modèle européen au XIXe siècle, c’est pour l’introduction du « droit du sang » dans le Code civil. Le ralliement au « droit du sol » n’est survenue qu’en 1889, motivée en grande partie par des préoccupations démographiques et militaires.
Cette idée d’une France « patrie du droit du sol » s’explique par la propension de ce pays à se comparer avec son voisin allemand.
Des débats intenses ont opposé les penseurs français (comme Renan et Fustel de Coulanges) et les penseurs allemands au sujet de l’Alsace-Lorraine que l’Allemagne venait d’annexer en 1871. Les seconds justifiaient les revendications territoriales en des termes ethnoculturels (langue, traditions, mode de vie), les premiers ripostaient avec des arguments politiques et subjectivistes basés sur la volonté des habitants (« Les Alsaciens sont Français parce qu’ils veulent l’être »). Bien évidemment, ces conceptions divergentes étaient motivées par des évolutions historiques fort distinctes. En France, la Nation s’est construite dans le cadre institutionnel et territorial de l’Etat : l’école, l’armée, l’administration, les transports, etc., ont permis de rattacher des régions aussi différentes culturellement que la Bretagne ou le Pays Basque. En revanche, en Allemagne, la Nation se conçoit comme une communauté organique de culture, de langue et de race, où le sentiment national est antérieur à l’Etat Nation (pour simplifier, dans le cas français c’est l’Etat qui précède la Nation ; dans le cas allemand c’est l’inverse…).
Cette opposition irréductible de l’idée nationale s’est répercutée sur le code de la nationalité mais dans des proportions moindres qu’on ne pourrait le croire. Au milieu du XIXe siècle, la Prusse a adopté le jus sanguinis sur le modèle français mais au cours des décennies suivantes, l’Allemagne lui a maintenu sa préférence sans recourir au jus solis.
En effet, à la fin du XIXe, l’Allemagne est devenu un pays à la démographie dynamique et surtout un pays d’émigration : 3,5 millions d’Allemands vivent à l’étranger en 1910. Ainsi, le maintien du jus sanguinis permet aux allemands immigrés à l’étranger de transmettre leur nationalité à leurs enfants. Bien évidemment, les lois nazies des années 1930 vont renforcer cette idée d’une approche raciale de la nationalité chez les Allemands. La convergence des législations entre les deux pays est récente, elle date des années 1990 quand l’Allemagne, enfin réunifiée et devenue désormais une terre d’immigration, a décidé d’introduire le droit du sol dans son code de la nationalité en 2000.
Cette convergence des législations qui tend à faire coexister jus sanguinis et jus solis s’inscrit désormais à l’échelle européenne. Sommes-nous pour autant à l’abri de nos jours de nouvelles polémiques sur le code de la nationalité ? Il serait bien prétentieux de l’affirmer. Même si la création d’une citoyenneté européenne a pour la première fois dissociée la citoyenneté et la nationalité (des étrangers résidant en France et membres d’un des pays de L’Union Européenne peuvent voter à certaines élections françaises), la question des identités nationales demeure encore sensible au sein de l’Union européenne…


Bibliographie :

La source principale de cet article est l’ouvrage de Patrick Weil « Qu’est-ce qu’être Français ? » (Histoire de la nationalité française depuis la Révolution) Grasset, 2002.
D’autres ouvrages ont également été consultés, parmi lesquels :
Rogers Brubaker : Citoyenneté et nationalité en France et en Allemagne, Belin, 1997,
Patrick Courbe : Le nouveau droit de la nationalité, Dalloz, 1993,
Christophe Daadouch : Le droit de la nationalité, M.B Edition, 2002,
Catherine Wihtol de Wenden : La citoyenneté européenne, Presse de Sciences Po, 1997.