Introduction
Aujourd'hui, chacun sait que le sang circule dans le corps sous
l'effet de pompe du cœur (pour l'essentiel). Derrière
cette idée très générale, on connaît
peut-être déjà moins bien le cheminement complet
du sang, que l'on rappelle ici pour commencer. Le parcours du sang
dans le corps se décompose en deux circuits : la circulation
pulmonaire ou petite circulation et la circulation
systémique ou grande circulation :
· circulation pulmonaire : le sang pauvre en oxygène
et riche en dioxyde de carbone est envoyé, depuis le ventricule
droit et via l'artère pulmonaire, dans les poumons
où il perd le CO2 et se charge en oxygène. Il retourne
ensuite au cœur par les veines pulmonaires, arrive dans l'oreillette
gauche et passe ensuite dans le ventricule gauche ;
· circulation systémique : du ventricule gauche, le
sang est envoyé, via l'aorte puis le système
artériel, dans tout le corps, auquel il apporte l'oxygène
nécessaire au métabolisme cellulaire. Il revient ensuite
au cœur par le système veineux, parvient dans l'oreillette
droite, d'où il est expulsé dans le ventricule droit.
Ce schéma n'est connu de manière à peu près
exacte que depuis les travaux de l'anglais William Harvey vers le
milieu du XVIIe siècle. Depuis les Grecs de l'Antiquité,
qui croyaient que le cœur était le siège de l'intelligence
ou la source des émotions (Hippocrate, par exemple, plaçait
de l'air dans le ventricule droit et l'intelligence dans le ventricule
gauche), il faudra donc plus de 20 siècles pour construire
une vision correcte d'un des processus fondamentaux du corps humain.
I. De l'Antiquité à Aristote (384-322 av. J.C.)
Les Egyptiens, les Grecs et les Romains avaient conscience des battements
du cœur et pensaient que l'âme y siégeait, mais
ils ne cherchèrent pas à connaître les raisons
de ces battements. Ils savaient que la vie cessait lorsque les battements
s'arrêtaient et que "l'esprit" qui animait ce cœur
disparaissait, mais ils n'avaient pas compris la relation existant
entre cet organe pulsatif et le sang.
Cette ignorance venait du fait qu'ils n'avaient jamais disséqué
d'animal vivant. Ils n'effectuaient que des dissections de cadavres
humains, dont les artères sont vides parce que le cœur
cesse d'y injecter le sang : elles se contractent alors et refoulent
leur contenu dans les veines. Les Egyptiens, les Grecs et les Romains
de l'Antiquité en avaient déduit que ces vaisseaux ne
contenaient que de l'air pendant la vie.
De plus, comme les veines des cadavres étaient toujours gonflées
de sang, en particulier celles qui entraient et sortaient du foie,
les médecins de l'époque avaient conclu que le sang
était produit par cet organe, qui alimentait tous les autres
via les veines.
C'est avec Aristote et son traité Parties des Animaux
(330 av. J.C.), que l'on observe les premières avancées
significatives. En effet, Aristote a compris que c'est du cœur
que partent les vaisseaux qui distribuent le sang dans tout le corps.
Il donne, après quelques observations sur les maladies qui
affectent le cœur, une description correcte, dans les grands
principes, de la circulation artérielle. En revanche, il ignore
encore tout de la circulation veineuse. Le sang circule à partir
du cœur, mais les Grecs du IVe siècle av. J.C. ne savent
ni comment il se remplit, ni comment le sang se renouvelle.
II. D'Aristote à Galien
Une des principales limites d'Aristote est qu'il ne pratiquait jamais
de dissection humaine. Les premières dissections de ce type
seront réalisées dans la première moitié
du IIIe siècle par deux médecins de l'Alexandrie des
Ptolémées, Hérophile de Calcédoine (330/320-260/250
av. J.C.) et Érasistrate de Céos (330-250 av. J.C.).
À la suite de son maître, Praxagore de Cos, qui distingue
les veines et les artères, Hérophile considère
les veines comme des vaisseaux sanguins qui distribuent la nourriture
au corps, tandis qu'il place dans les artères le pneuma,
substance organique semi-matérielle ou "air inné",
différent de l'air extérieur et réchauffé
par une sorte de "vapeur" cardiaque. Il place aussi dans
ces artères une certaine quantité de sang destinée
à nourrir leurs parois. Quant à Érasistrate,
il se démarque des idées de chaleur innée et
de pneuma et place des valvules dans les cavités cardiaques.
Mais globalement, peu de progrès sont effectués pendant
les trois derniers siècles avant J.C. Cela s'explique sans
doute en grande partie par le fait que la période pendant laquelle
la dissection humaine fut autorisée ne dura qu'une cinquantaine
d'années : à partir de la deuxième moitié
du IIIe siècle, le climat se dégrade à Alexandrie
et l'utilisation du corps humain, sans même parler de dissection,
est rendue impossible par les autorités royales.
III. Galien (131-201 après J.C.)
Si Galien a tant marqué son temps et l'histoire de la médecine,
c'est plus en raison de sa personnalité et de son écriture
que par la médecine elle-même. Ainsi, son schéma
de la circulation sanguine demeure assez proche de celui d'Hérophile.
Sa conception de la circulation, originale mais erronée, perdurera
néanmoins pendant 15 siècles. Nous nous trouvons ici
devant un double problème : quelle est l'origine de cette conception,
et pour quelle(s) raison(s) sera-t-elle acceptée jusqu'au XVIIe
siècle ?
La théorie de Galien ou théorie des deux états
du sang
Elle est énoncée dans le traité De Usu Partium
et indique que le sang se trouverait sous deux états, veineux
et artériel, respectivement distribués dans le corps
à partir du foie et du cœur par l'intermédiaire
de veines et d'artères. Le sang artériel chargé
de pneuma transporterait la chaleur tandis que le sang veineux,
provenant des aliments, transporterait les nutriments. La partie utile
des aliments digérés dans l'estomac et les intestins
serait transportée jusqu'au foie, où elle subirait une
coction, sorte de cuisson qui la transformerait en sang veineux. Dans
ce contexte, les excréments sont les résidus de la digestion
gastro-intestinale et les urines le résidu de la formation
hépatique du sang veineux.
Le sang sombre et épais produit par le foie s'écoule
par les veines et est distribué dans l'ensemble de l'organisme.
Une partie de ce sang passe par la veine cave dans la moitié
droite du cœur et, de là, une fraction parvient par la
"veine artérieuse" (c'est-à-dire l'artère
pulmonaire) aux poumons où elle est "consommée".
Une autre fraction suinte à travers les pores de la paroi interventriculaire
dans la moitié gauche du cœur. Le ventricule gauche est
le siège de la chaleur innée. Une nouvelle coction du
sang s'y opère : il devient plus rouge, écumeux, et
est mélangé avec de l'air qui provient des poumons par
"l'artère veineuse" (c'est-à-dire la veine
pulmonaire). Par ce même vaisseau sont éliminés
les résidus de la formation cardiaque du sang clair et chaud.
Ceci implique que la valvule qui contrôle l'entrée du
ventricule gauche permet une circulation à double sens dans
la veine pulmonaire.
Les erreurs de Galien
Galien se rapproche ici de la découverte de la petite circulation
(il n'en décrit qu'une moitié), et précise un
peu mieux que ses prédécesseurs le rôle de pompe
du cœur. Cependant, les aberrations de cette description demeurent
énormes : l'existence d'un système veineux centré
sur le foie, la consommation pulmonaire du sang, dont on ne sait pas
ce qu'il devient, la perméabilité de la cloison interventriculaire,
la circulation double à l'entrée/sortie du ventricule
gauche, le mélange de sang et d'air dans ce même ventricule,
la circulation de pneuma, nous apparaissent aujourd'hui non
seulement inconcevables, mais, en comparaison des processus que l'on
a décrits en introduction, inutilement compliqués.
Il est difficile aujourd'hui, avec le recul et l'idée que nous
nous faisons du corps humain, de comprendre les raisons de ces erreurs.
Il y a bien sûr, pour une part, le respect d'une tradition dont
on ne se débarrasse pas aisément : le concept platonicien
de pneuma, par exemple, est issu d'une philosophie dogmatique
soutenue par l'école d'Alexandrie, selon laquelle chaque corps,
animé ou non, possède son propre souffle vital régissant
sa destinée. Ce dogme sera adopté par de nombreux médecins
grecs de Rome au Ier siècle ap. J.C., et on le retrouvera dans
les descriptions médicales pendant longtemps, presque jusqu'à
l'époque d'Harvey lui-même. La plupart des erreurs, cependant,
demeurent assez surprenantes. En effet, comme on l'a vu précédemment,
les artères de cadavres de contiennent jamais de sang. Galien
n'aurait donc pas pu décrire le parcours du sang du ventricule
droit au ventricule gauche, à travers les poumons, ni la présence
de sang dans les artères, à partir de l'étude
de cadavres. Profitant de sa position de médecin chef des gladiateurs
de l'ancienne Pergame, il a très certainement effectué
ses observations sur des vivants. Par conséquent, il a dû
avoir de nombreuses occasions d'observer, sur des blessés ou
des mourants, un sang écarlate et brillant jaillir des artères
d'un membre ou d'une tête sectionnés, ou le cœur
encore palpitant de gladiateurs éventrés.
On peut donc presque s'étonner de ce que, sur la base d'observations
in situ et in vivo des organes encore en fonctionnement,
il ne se soit approché que de si loin d'une description correcte
de la circulation sanguine, et ait notamment persisté à
faire appel au pneuma, n'ayant, et pour cause, jamais pu
voir que du sang sortir des artères sectionnées. De
même, il n'a jamais pu observer le passage du sang à
travers la paroi interventriculaire. Ayant constaté le passage
du sang du ventricule droit vers les poumons et la présence
de sang dans le ventricule gauche, il est difficile d'imaginer pour
quelle raison il n'a pas tout simplement bouclé la boucle avec
le retour du sang des poumons vers le cœur, au lieu d'inventer
le système compliqué et non observable de la "combustion"
du sang dans les poumons et de la porosité interventriculaire.
Ici, le problème n'est plus simplement médical mais
épistémologique : c'est le système de pensée
scientifique qu'utilisait Galien qu'il faudrait connaître.
D'autre part, et c'est ici une des explications de la pérennité
des erreurs contenues dans sa théorie, il semble que Galien
n'a jamais avoué avoir basé ses découvertes sur
des observations faites sur des hommes. Il laissa au contraire
entendre que c'est la vivisection pratiquée sur des animaux
qui l'avait instruit des phénomènes cardio-vasculaires
et artériels qu'il décrivait si bien dans ses écrits.
Pour cette raison, ses successeurs, pendant plus d'un millier d'années,
allaient continuer à penser que la description de la circulation
ne concernait que les animaux et ne pouvait être appliquée
à l'être humain. Après comme avant Galien, et
pendant 14 siècles, l'imagination continua de broder largement
sur la structure et les fonctions du cœur, des veines et des
artères du corps humain.
Des facteurs extérieurs à la médecine elle-même
peuvent aussi expliquer la persistance des erreurs de Galien :
1. celui-ci manifestait un grand mépris pour les théories
qui n'étaient pas les siennes, mais il eut surtout une exceptionnelle
production médicale, fruit d'un travail hors du commun abordant
tous les domaines de la médecin naissante du IIe siècle.
Il était donc impossible, pour les médecins de cette
époque et pour ceux qui suivirent, d'ignorer une telle somme
que Galien présentait de surcroît avec vanité,
méchanceté et autoritarisme, certain qu'il était
de son infaillibilité ;
2. une autre explication de la pérennité de Galien est
sans doute l'instabilité politique de l'époque avec,
notamment, la prise de Rome par les Barbares en 476 après plusieurs
siècles de décadence, et une insécurité
croissante à Byzance. Ce climat ne favorisait pas le progrès
scientifique. Ainsi, les médecins du Bas-Empire romain, soumis
au envahisseurs du Nord et de l'Est et à l'échappée
culturelle vers Byzance, ne seront que des compilateurs qui vivront
sur la pensée de Galien et se contenteront de la diffuser sans
rien y apporter.
IV. Les successeurs de Galien
La première remise en cause importante du dogme de Galien est
le fait du médecin Ibn-Al-Nafis (1211-1288 ou 1296), né
à Damas. Ibn-Al-Nafis, grand médecin et grand penseur,
auteur de 300 à 400 traités de médecine, critiquera
fortement la théorie de Galien. Voici notamment ce qu'il dit,
dans son Commentaire anatomique du canon d'Avicenne, de la
circulation pulmonaire : "Quand le sang a été
raffiné dans le ventricule droit, il lui faut passer dans la
cavité gauche où se forment les esprits vitaux. Cependant,
il n'existe entre ces deux cavités aucun point de passage.
À ce niveau, la substance du cœur est particulièrement
solide et il n'existe ni passage visible, ni passage invisible pouvant
permettre le transit de ce sang comme l'a cru Galien. Bien au contraire,
la substance est épaisse et il n'y a pas de pores perméables.
Donc, ce sang, après avoir été raffiné,
doit nécessairement passer dans la veine artérieuse,
aller ainsi jusqu'au poumon, se répandre dans sa substance
et s'y mélanger avec l'air pour que sa portion la plus subtile
soit purifiée et puisse passer dans l'artère veineuse
pour arriver dans la cavité gauche du cœur, devenu apte
à former les esprits vitaux." Il écrit
encore : "Il n'y a point de passage entre les deux ventricules.
La cloison entre les deux ventricules est plus épaisse que
dans toutes les autres parties du cœur, et cela afin qu'il ne
puisse y avoir interpénétration et perte du sang ou
des esprits. L'opinion de celui qui prétend que cette partie
est très poreuse est donc archifausse. Ce qui l'a induit en
erreur est son opinion préconçue, à savoir que
le sang qui se trouve dans le ventricule gauche serait passé
par ces porosités et cela est faux. Le passage du sang dans
le ventricule gauche se fait par les poumons après que ce sang
a été chauffé et remonté du ventricule
droit, comme nous l'avons déjà dit plus haut".
On ne saurait être plus clair ...
Ibn-Al-Nafis profite pour ses travaux d'un contexte très favorable,
celui d'un haut Moyen-Âge arabe extrêmement fertile. La
paix règne pendant plusieurs siècles (du VIIIe au XIIe)
et la médecine bénéficie d'une large tolérance
religieuse. Comme on l'a vu plus haut, c'est l'un des principaux dogmes
de la théorie galéniste, la porosité de la cloison
interventriculaire, qui sera ainsi démonté grâce
à une démarche scientifique plus rigoureuse et moins
soumise aux dogmes religieux. Malheureusement, il semble que les résultats
des travaux d'Ibn-Al-Nafis n'ont jamais atteint l'Occident.
Les progrès ultérieurs y seront rendus possibles par
les dissections humaines, dont la première eut sans doute lieu
à Bologne en 1281 et qui valut à ses auteurs, considérés
comme de vulgaires "découpeurs de cadavres", une
excommunication immédiate par le pape Boniface VIII. Le siècle
suivant sera plus tolérant : en 1302, Bartolomeo de Varignana
pratiquera ce qui fut sans doute la première autopsie médico-légale.
Les dissections demeurent néanmoins rares, et les contingents
de cadavres reçus par les universités comme Padoue (1490),
Montpellier (1551), Bâle (1588) et Paris (1606) aux fins d'étude
resteront limités à 3 ou 4 pendant plusieurs siècles.
L'anatomie ne prend son véritable essor qu'au début
du XVIe siècle. De nombreux hommes de science, pas forcément
médecins, s'intéresseront alors à l'étude
et à la description du corps humain.
Le plus célèbre d'entre eux est sûrement Léonard
de Vinci (1452-1519). Il constate très tôt la coïncidence
de la systole et du pouls et illustre ses observations par des dessins,
dont une cinquantaine de planches sont conservées dans la bibliothèque
du château de Windsor, qui décrivent parfaitement l'anatomie
des quatre cavités cardiaques. Il mesure le pouls en fonction
du temps et estime le volume de sang présent dans le cœur
à 7 onces (soit environ 0,2 litre).
André Vésale (1514-1564), en grand anatomiste qu'il
est, constate bien, au cours de ses dissections, que la réalité
ne correspond pas à ce que décrit Galien. Mais la force
du respect dû à l'illustre prédécesseur
est la plus forte, et Vésale écrit lui-même en
1555 : " Dans la description du cœur, j'ai suivi
en grande partie les dogmes de Galien, non pas que je crois que tout
soit conforme à la vérité, mais parce que, dans
un nouvel usage à donner aux organes, je n'ai pas assez de
confiance en moi que je n'oserais m'écarter de longtemps, même
de la longueur d'un ongle, de la doctrine de Galien, prince des médecins".
À ce compte, on peut se dire que si Galien a contribué
aux progrès de la médecine par rapport aux trois siècles
qui l'ont précédé, au moins pour ce qui concerne
la circulation sanguine, il a très certainement contribué
à les ralentir pour les 14 siècles qui l'ont suivi.
Le bilan peut apparaître assez mauvais mais ce type de phénomène
est sans doute inévitable. L'apport de Vésale est néanmoins
considérable : il achève la description anatomique du
cœur et précise la physiologie cardiaque en en étudiant
notamment l'automatisme et la contractilité.
Les premières contestations claires des théories de
Galien seront le fait de deux médecins, l'espagnol Miguel Serveto
(Michel Servet, 1511-1553) et l'italien Realdo Colombo (1510-1560).
Michel Servet est un révolutionnaire dans l'âme : les
dogmes et les ordres lui sont insupportables. D'autre part, il est
réputé pour sa très bonne connaissance des écrits
de Galien ainsi que pour une extraordinaire habileté à
disséquer le corps humain. Il affine considérablement
la théorie de Galien sur deux points essentiels :
1. il montre que l'artère pulmonaire qui, selon Galien, conduit
une partie du sang du cœur droit vers les poumons, est trop grosse
pour n'assurer que cette fonction : pour lui, sa taille indique qu'elle
transporte tout le sang de l'organisme ;
2. il observe que les artères pulmonaires se déversent
directement dans les veines pulmonaires, qui se vident à leur
tour dans le ventricule gauche.
Ces observations l'amènent à la seule conclusion qui
s'impose et qu'il aura, lui, le courage d'affirmer en 1546 : la cloison
qui sépare le ventricule droit du ventricule gauche ne comporte
aucune perforation ; il n'y a qu'une manière pour le sang de
passer du ventricule droit dans le côté gauche du cœur
: traverser l'artère pulmonaire et les poumons.
De son côté, Realdo Colombo fait trois constatations
majeures dans son ouvrage De re anatomica (1559), qui connaîtra
une large diffusion en Europe :
1. il souligne la présence de valves dans les quatre vaisseaux
entrant et quittant les ventricules droit et gauche, et le fait que
ces vaisseaux n'assuraient la circulation du sang que dans un sens
: du ventricule droit vers les poumons et retour vers le ventricule
gauche, puis vers l'aorte ;
2. il décrit correctement les phases de contraction (la systole)
et de repos (la diastole) des ventricules et définit ainsi
le cycle cardiaque pour la première fois ;
3. il affirme que, contrairement à une croyance médicale
bien ancrée, la veine pulmonaire quittant les poumons pour
se vider dans le ventricule gauche ne contient pas le moindre soupçon
d'air, seulement du sang.
Un botaniste et anatomiste pisan, Andrea Cesalpino (1519-1603), ajouta
deux observations majeures à celles de Servet et Colombo :
1. lorsqu'on obture momentanément une veine du bras ou de la
jambe, elle se distend sous la zone de compression. Mais
contrairement à William Harvey, il n'alla pas au bout de ses
déductions ;
2. la veine cave, quand elle parvient dans l'oreillette gauche, a
un diamètre plus grand que lorsqu'elle quitte le foie. Il en
tira cependant une conclusion fausse, à savoir que la veine
cave transportait du sang en provenance du cœur et non
vers lui.
Ici encore, l'erreur est difficile à expliquer : Cesalpino
était en effet un savant brillant qui avait, en particulier,
observé que le sang veineux circulait toujours dans les membres
en direction du cœur. La déduction nous semble maintenant
s'imposer d'elle-même. Une chose est sûre : Cesalpino
ne supportait pas les vivisections. L'inverse lui aurait certainement
permit d'observer et de décrire correctement le fonctionnement
de ces organes.
Les découvertes de Servet, Colombo et Cesalpino, qui décrivent
notamment la petite circulation et se démarquent du dogme galénique,
préparent la cristallisation de la théorie
de la circulation sanguine effectuée par William Harvey.
V. William Harvey (1578-1657)
L'un des grands mérites d'Harvey est d'avoir su effectuer la
synthèse des travaux de ses prédécesseurs et,
sur cette base, d'avoir conduit les déductions et les expérimentations
correspondantes à leur terme. S'il n'est pas certain qu'il
ait eu connaissance des travaux de Servet, sa dette envers Colombo
et Cesalpino est incontestable. Il fait par exemple explicitement
référence au premier dans ses écrits pour rendre
hommage à la justesse de ses conclusions sur la petite circulation,
ce qui était relativement nouveau : en effet, Colombo en son
temps s'était bien gardé de faire référence
à Servet, dont il ne pouvait méconnaître les résultats,
de la même manière que Cesalpino évita soigneusement
de mentionner Colombo et revendiqua la paternité entière
de ses découvertes sur la circulation.
Dès 1616, Harvey écrit dans les Prœlectiones
anatomiæ universalis : "Il résulte
de la structure du cœur que le sang est envoyé continuellement
à travers les poumons vers l'aorte comme par les deux clapets
d'une pompe à élever l'eau. Il est établi par
l'application d'une ligature que l'écoulement du sang se fait
des artères aux veines. D'où il suit que le mouvement
du sang est constamment circulaire et qu'il est entretenu par les
battements du cœur. La question se pose si cela est pour raison
de nutrition ou plutôt par la conservation du sang et des membres
en état de chaleur, le sang qui s'est refroidi en chauffant
les membres s'en allant à son tour se réchauffer au
cœur".
En 1628, dans son œuvre majeure, Exercitatio anatomica de
motu cordis et sanguinis in animalibus, il reprend sa description
de la circulation pulmonaire, en insistant encore une fois sur l'absence
de communication interventriculaire et d'air dans le sang, sur le
diamètre de l'artère pulmonaire et sur la présence
de valvules dans les gros troncs veineux. Mais sa principale découverte
est celle de la grande circulation. Comme Servet et Colombo l'avaient
fait pour l'artère pulmonaire, il s'intéresse aux diamètres
de l'aorte et des veines caves. Il montre notamment que le volume
de sang qui traverse l'aorte est largement supérieur aux besoins
nutritifs et dépasse, en une demi-heure, la quantité
totale de sang contenue dans l'organisme. Il en conclut que tout le
sang circule de manière continue dans le corps, poussé
par la contraction du ventricule gauche dans les artères, passe
des artères aux veines en traversant les tissus de l'ensemble
du corps, et que les veines le ramènent vers le ventricule
droit. Il est évident, pour Harvey, que si la circulation n'était
pas continue, les veines s'assécheraient rapidement et que
les artères seraient distendues, voire déchirées
par la pression.
La circulation sanguine, subdivisée en ses deux composantes,
la petite et la grande circulation, est alors presque parfaitement
décrite, 14 siècles après Galien. Harvey n'est
incomplet que sur deux points, dont l'un repose sur les techniques
disponibles à son époque :
1. tout attaché qu'il est à comprendre et décrire
la circulation du sang, il en omet de noter la différence de
couleur entre le sang veineux, bleu sombre, et le sang artériel,
rouge vif. On en déduit qu'Harvey ignorait probablement que
les poumons avaient pour rôle d'oxygéner le sang qui
les traversait ; cela sera démontré 41 ans plus tard
par Richard Lower qui, en recueillant du sang veineux dans un flacon
ouvert et en le secouant, le fera virer immédiatement au rouge
vif ;
2. lorsqu'il affirme que le sang passe des artères aux veines
en traversant les tissus de tout le corps, Harvey prend quelques risques
: sans microscope à sa disposition, il ne peut en effet observer
les capillaires qui assurent ce transport et l'irrigation des tissus
et se base uniquement sur la cohérence de sa description :
il faut qu'il y ait un passage. C'est en 1661 que l'italien
Marcello Malpighi, qui dispose lui de cet instrument, observera directement
ces vaisseaux minuscules. La boucle est alors bouclée.
Tentative de conclusion
Si le laps de temps qui sépare la description de la circulation
par Galien et celle qu'en fait Harvey est sans doute exceptionnellement
long, le processus de maturation de la théorie est à
mon avis courant dans la recherche scientifique et ce n'est pas par
hasard que j'ai utilisé le terme de cristallisation à
la fin du chapitre IV : en effet, dans le processus de cristallisation
de minéraux à partir d'une solution, il est nécessaire
d'avoir localement une concentration suffisante de germes
qui seront le point de départ de la formation du cristal. Obtenir
cette concentration limite est parfois lent, mais une fois qu'elle
est atteinte, la solution prend, un peu comme une mayonnaise
prend quand on a suffisamment battu le mélange, et cette phase
peut alors être très rapide. C'est l'impression que me
donne la découverte de William Harvey : le processus de concentration
a été très lent, pour des raisons qui tiennent
aussi bien aux techniques mises en œuvre, aux manières
de pensée qu'à des facteurs extérieurs sociaux,
politiques, religieux, etc. Mais tout au long des 14 siècles,
les observations, les théories et les avancées se sont
accumulées, jusqu'à Colombo et Cesalpino qui se sont
approchés tout près de la solution du problème.
J'aime à imaginer que sur la base de cet ensemble d'éléments
et compte tenu, certainement, des conditions favorables du moment
et de son remarquable esprit de synthèse et d'observation –
puisqu'il ne s'agit pas du tout ici, et cela pourra sembler paradoxal,
de lui enlever la plus petite part du mérite qui lui revient
– Harvey ne pouvait pas ne pas faire sa découverte :
la solution était prête pour la cristallisation.
Références bibliographiques :
pour les aspects historiques, cet article s'est largement inspiré
des chapitres concernant la circulation sanguine contenus dans :
Leçons d'histoire de la pensée médicale
- Philippe Meyer et Patrick Triadou - Editions Odile Jacob (1996)
Les 10 grandes découvertes de la médecine
- Friedman Meyer - Editions Grand Livre du Mois (1999)
Le sang et les hommes - Jacques-Louis Binet - Découvertes
Gallimard (2001)
pour la description de la circulation sanguine, je me suis basé
sur :
Biologie - Neil A. Campbell et Jane B. Reece - Editions
De Bœck (2004)
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