Le sang-Archives

Petite histoire des idées sur la circulation sanguine
par Emmanuel Gaspard

 


Introduction

Aujourd'hui, chacun sait que le sang circule dans le corps sous l'effet de pompe du cœur (pour l'essentiel). Derrière cette idée très générale, on connaît peut-être déjà moins bien le cheminement complet du sang, que l'on rappelle ici pour commencer. Le parcours du sang dans le corps se décompose en deux circuits : la circulation pulmonaire ou petite circulation et la circulation systémique ou grande circulation :
· circulation pulmonaire : le sang pauvre en oxygène et riche en dioxyde de carbone est envoyé, depuis le ventricule droit et via l'artère pulmonaire, dans les poumons où il perd le CO2 et se charge en oxygène. Il retourne ensuite au cœur par les veines pulmonaires, arrive dans l'oreillette gauche et passe ensuite dans le ventricule gauche ;
· circulation systémique : du ventricule gauche, le sang est envoyé, via l'aorte puis le système artériel, dans tout le corps, auquel il apporte l'oxygène nécessaire au métabolisme cellulaire. Il revient ensuite au cœur par le système veineux, parvient dans l'oreillette droite, d'où il est expulsé dans le ventricule droit.


Ce schéma n'est connu de manière à peu près exacte que depuis les travaux de l'anglais William Harvey vers le milieu du XVIIe siècle. Depuis les Grecs de l'Antiquité, qui croyaient que le cœur était le siège de l'intelligence ou la source des émotions (Hippocrate, par exemple, plaçait de l'air dans le ventricule droit et l'intelligence dans le ventricule gauche), il faudra donc plus de 20 siècles pour construire une vision correcte d'un des processus fondamentaux du corps humain.


I. De l'Antiquité à Aristote (384-322 av. J.C.)

Les Egyptiens, les Grecs et les Romains avaient conscience des battements du cœur et pensaient que l'âme y siégeait, mais ils ne cherchèrent pas à connaître les raisons de ces battements. Ils savaient que la vie cessait lorsque les battements s'arrêtaient et que "l'esprit" qui animait ce cœur disparaissait, mais ils n'avaient pas compris la relation existant entre cet organe pulsatif et le sang.
Cette ignorance venait du fait qu'ils n'avaient jamais disséqué d'animal vivant. Ils n'effectuaient que des dissections de cadavres humains, dont les artères sont vides parce que le cœur cesse d'y injecter le sang : elles se contractent alors et refoulent leur contenu dans les veines. Les Egyptiens, les Grecs et les Romains de l'Antiquité en avaient déduit que ces vaisseaux ne contenaient que de l'air pendant la vie.
De plus, comme les veines des cadavres étaient toujours gonflées de sang, en particulier celles qui entraient et sortaient du foie, les médecins de l'époque avaient conclu que le sang était produit par cet organe, qui alimentait tous les autres via les veines.
C'est avec Aristote et son traité Parties des Animaux (330 av. J.C.), que l'on observe les premières avancées significatives. En effet, Aristote a compris que c'est du cœur que partent les vaisseaux qui distribuent le sang dans tout le corps. Il donne, après quelques observations sur les maladies qui affectent le cœur, une description correcte, dans les grands principes, de la circulation artérielle. En revanche, il ignore encore tout de la circulation veineuse. Le sang circule à partir du cœur, mais les Grecs du IVe siècle av. J.C. ne savent ni comment il se remplit, ni comment le sang se renouvelle.


II. D'Aristote à Galien

Une des principales limites d'Aristote est qu'il ne pratiquait jamais de dissection humaine. Les premières dissections de ce type seront réalisées dans la première moitié du IIIe siècle par deux médecins de l'Alexandrie des Ptolémées, Hérophile de Calcédoine (330/320-260/250 av. J.C.) et Érasistrate de Céos (330-250 av. J.C.). À la suite de son maître, Praxagore de Cos, qui distingue les veines et les artères, Hérophile considère les veines comme des vaisseaux sanguins qui distribuent la nourriture au corps, tandis qu'il place dans les artères le pneuma, substance organique semi-matérielle ou "air inné", différent de l'air extérieur et réchauffé par une sorte de "vapeur" cardiaque. Il place aussi dans ces artères une certaine quantité de sang destinée à nourrir leurs parois. Quant à Érasistrate, il se démarque des idées de chaleur innée et de pneuma et place des valvules dans les cavités cardiaques. Mais globalement, peu de progrès sont effectués pendant les trois derniers siècles avant J.C. Cela s'explique sans doute en grande partie par le fait que la période pendant laquelle la dissection humaine fut autorisée ne dura qu'une cinquantaine d'années : à partir de la deuxième moitié du IIIe siècle, le climat se dégrade à Alexandrie et l'utilisation du corps humain, sans même parler de dissection, est rendue impossible par les autorités royales.


III. Galien (131-201 après J.C.)

Si Galien a tant marqué son temps et l'histoire de la médecine, c'est plus en raison de sa personnalité et de son écriture que par la médecine elle-même. Ainsi, son schéma de la circulation sanguine demeure assez proche de celui d'Hérophile. Sa conception de la circulation, originale mais erronée, perdurera néanmoins pendant 15 siècles. Nous nous trouvons ici devant un double problème : quelle est l'origine de cette conception, et pour quelle(s) raison(s) sera-t-elle acceptée jusqu'au XVIIe siècle ?

La théorie de Galien ou théorie des deux états du sang

Elle est énoncée dans le traité De Usu Partium et indique que le sang se trouverait sous deux états, veineux et artériel, respectivement distribués dans le corps à partir du foie et du cœur par l'intermédiaire de veines et d'artères. Le sang artériel chargé de pneuma transporterait la chaleur tandis que le sang veineux, provenant des aliments, transporterait les nutriments. La partie utile des aliments digérés dans l'estomac et les intestins serait transportée jusqu'au foie, où elle subirait une coction, sorte de cuisson qui la transformerait en sang veineux. Dans ce contexte, les excréments sont les résidus de la digestion gastro-intestinale et les urines le résidu de la formation hépatique du sang veineux.


Le sang sombre et épais produit par le foie s'écoule par les veines et est distribué dans l'ensemble de l'organisme. Une partie de ce sang passe par la veine cave dans la moitié droite du cœur et, de là, une fraction parvient par la "veine artérieuse" (c'est-à-dire l'artère pulmonaire) aux poumons où elle est "consommée".
Une autre fraction suinte à travers les pores de la paroi interventriculaire dans la moitié gauche du cœur. Le ventricule gauche est le siège de la chaleur innée. Une nouvelle coction du sang s'y opère : il devient plus rouge, écumeux, et est mélangé avec de l'air qui provient des poumons par "l'artère veineuse" (c'est-à-dire la veine pulmonaire). Par ce même vaisseau sont éliminés les résidus de la formation cardiaque du sang clair et chaud. Ceci implique que la valvule qui contrôle l'entrée du ventricule gauche permet une circulation à double sens dans la veine pulmonaire.

Les erreurs de Galien

Galien se rapproche ici de la découverte de la petite circulation (il n'en décrit qu'une moitié), et précise un peu mieux que ses prédécesseurs le rôle de pompe du cœur. Cependant, les aberrations de cette description demeurent énormes : l'existence d'un système veineux centré sur le foie, la consommation pulmonaire du sang, dont on ne sait pas ce qu'il devient, la perméabilité de la cloison interventriculaire, la circulation double à l'entrée/sortie du ventricule gauche, le mélange de sang et d'air dans ce même ventricule, la circulation de pneuma, nous apparaissent aujourd'hui non seulement inconcevables, mais, en comparaison des processus que l'on a décrits en introduction, inutilement compliqués.
Il est difficile aujourd'hui, avec le recul et l'idée que nous nous faisons du corps humain, de comprendre les raisons de ces erreurs. Il y a bien sûr, pour une part, le respect d'une tradition dont on ne se débarrasse pas aisément : le concept platonicien de pneuma, par exemple, est issu d'une philosophie dogmatique soutenue par l'école d'Alexandrie, selon laquelle chaque corps, animé ou non, possède son propre souffle vital régissant sa destinée. Ce dogme sera adopté par de nombreux médecins grecs de Rome au Ier siècle ap. J.C., et on le retrouvera dans les descriptions médicales pendant longtemps, presque jusqu'à l'époque d'Harvey lui-même. La plupart des erreurs, cependant, demeurent assez surprenantes. En effet, comme on l'a vu précédemment, les artères de cadavres de contiennent jamais de sang. Galien n'aurait donc pas pu décrire le parcours du sang du ventricule droit au ventricule gauche, à travers les poumons, ni la présence de sang dans les artères, à partir de l'étude de cadavres. Profitant de sa position de médecin chef des gladiateurs de l'ancienne Pergame, il a très certainement effectué ses observations sur des vivants. Par conséquent, il a dû avoir de nombreuses occasions d'observer, sur des blessés ou des mourants, un sang écarlate et brillant jaillir des artères d'un membre ou d'une tête sectionnés, ou le cœur encore palpitant de gladiateurs éventrés.
On peut donc presque s'étonner de ce que, sur la base d'observations in situ et in vivo des organes encore en fonctionnement, il ne se soit approché que de si loin d'une description correcte de la circulation sanguine, et ait notamment persisté à faire appel au pneuma, n'ayant, et pour cause, jamais pu voir que du sang sortir des artères sectionnées. De même, il n'a jamais pu observer le passage du sang à travers la paroi interventriculaire. Ayant constaté le passage du sang du ventricule droit vers les poumons et la présence de sang dans le ventricule gauche, il est difficile d'imaginer pour quelle raison il n'a pas tout simplement bouclé la boucle avec le retour du sang des poumons vers le cœur, au lieu d'inventer le système compliqué et non observable de la "combustion" du sang dans les poumons et de la porosité interventriculaire. Ici, le problème n'est plus simplement médical mais épistémologique : c'est le système de pensée scientifique qu'utilisait Galien qu'il faudrait connaître.
D'autre part, et c'est ici une des explications de la pérennité des erreurs contenues dans sa théorie, il semble que Galien n'a jamais avoué avoir basé ses découvertes sur des observations faites sur des hommes. Il laissa au contraire entendre que c'est la vivisection pratiquée sur des animaux qui l'avait instruit des phénomènes cardio-vasculaires et artériels qu'il décrivait si bien dans ses écrits. Pour cette raison, ses successeurs, pendant plus d'un millier d'années, allaient continuer à penser que la description de la circulation ne concernait que les animaux et ne pouvait être appliquée à l'être humain. Après comme avant Galien, et pendant 14 siècles, l'imagination continua de broder largement sur la structure et les fonctions du cœur, des veines et des artères du corps humain.
Des facteurs extérieurs à la médecine elle-même peuvent aussi expliquer la persistance des erreurs de Galien :
1. celui-ci manifestait un grand mépris pour les théories qui n'étaient pas les siennes, mais il eut surtout une exceptionnelle production médicale, fruit d'un travail hors du commun abordant tous les domaines de la médecin naissante du IIe siècle. Il était donc impossible, pour les médecins de cette époque et pour ceux qui suivirent, d'ignorer une telle somme que Galien présentait de surcroît avec vanité, méchanceté et autoritarisme, certain qu'il était de son infaillibilité ;
2. une autre explication de la pérennité de Galien est sans doute l'instabilité politique de l'époque avec, notamment, la prise de Rome par les Barbares en 476 après plusieurs siècles de décadence, et une insécurité croissante à Byzance. Ce climat ne favorisait pas le progrès scientifique. Ainsi, les médecins du Bas-Empire romain, soumis au envahisseurs du Nord et de l'Est et à l'échappée culturelle vers Byzance, ne seront que des compilateurs qui vivront sur la pensée de Galien et se contenteront de la diffuser sans rien y apporter.


IV. Les successeurs de Galien

La première remise en cause importante du dogme de Galien est le fait du médecin Ibn-Al-Nafis (1211-1288 ou 1296), né à Damas. Ibn-Al-Nafis, grand médecin et grand penseur, auteur de 300 à 400 traités de médecine, critiquera fortement la théorie de Galien. Voici notamment ce qu'il dit, dans son Commentaire anatomique du canon d'Avicenne, de la circulation pulmonaire : "Quand le sang a été raffiné dans le ventricule droit, il lui faut passer dans la cavité gauche où se forment les esprits vitaux. Cependant, il n'existe entre ces deux cavités aucun point de passage. À ce niveau, la substance du cœur est particulièrement solide et il n'existe ni passage visible, ni passage invisible pouvant permettre le transit de ce sang comme l'a cru Galien. Bien au contraire, la substance est épaisse et il n'y a pas de pores perméables. Donc, ce sang, après avoir été raffiné, doit nécessairement passer dans la veine artérieuse, aller ainsi jusqu'au poumon, se répandre dans sa substance et s'y mélanger avec l'air pour que sa portion la plus subtile soit purifiée et puisse passer dans l'artère veineuse pour arriver dans la cavité gauche du cœur, devenu apte à former les esprits vitaux." Il écrit encore : "Il n'y a point de passage entre les deux ventricules. La cloison entre les deux ventricules est plus épaisse que dans toutes les autres parties du cœur, et cela afin qu'il ne puisse y avoir interpénétration et perte du sang ou des esprits. L'opinion de celui qui prétend que cette partie est très poreuse est donc archifausse. Ce qui l'a induit en erreur est son opinion préconçue, à savoir que le sang qui se trouve dans le ventricule gauche serait passé par ces porosités et cela est faux. Le passage du sang dans le ventricule gauche se fait par les poumons après que ce sang a été chauffé et remonté du ventricule droit, comme nous l'avons déjà dit plus haut". On ne saurait être plus clair ...
Ibn-Al-Nafis profite pour ses travaux d'un contexte très favorable, celui d'un haut Moyen-Âge arabe extrêmement fertile. La paix règne pendant plusieurs siècles (du VIIIe au XIIe) et la médecine bénéficie d'une large tolérance religieuse. Comme on l'a vu plus haut, c'est l'un des principaux dogmes de la théorie galéniste, la porosité de la cloison interventriculaire, qui sera ainsi démonté grâce à une démarche scientifique plus rigoureuse et moins soumise aux dogmes religieux. Malheureusement, il semble que les résultats des travaux d'Ibn-Al-Nafis n'ont jamais atteint l'Occident.
Les progrès ultérieurs y seront rendus possibles par les dissections humaines, dont la première eut sans doute lieu à Bologne en 1281 et qui valut à ses auteurs, considérés comme de vulgaires "découpeurs de cadavres", une excommunication immédiate par le pape Boniface VIII. Le siècle suivant sera plus tolérant : en 1302, Bartolomeo de Varignana pratiquera ce qui fut sans doute la première autopsie médico-légale. Les dissections demeurent néanmoins rares, et les contingents de cadavres reçus par les universités comme Padoue (1490), Montpellier (1551), Bâle (1588) et Paris (1606) aux fins d'étude resteront limités à 3 ou 4 pendant plusieurs siècles.
L'anatomie ne prend son véritable essor qu'au début du XVIe siècle. De nombreux hommes de science, pas forcément médecins, s'intéresseront alors à l'étude et à la description du corps humain.
Le plus célèbre d'entre eux est sûrement Léonard de Vinci (1452-1519). Il constate très tôt la coïncidence de la systole et du pouls et illustre ses observations par des dessins, dont une cinquantaine de planches sont conservées dans la bibliothèque du château de Windsor, qui décrivent parfaitement l'anatomie des quatre cavités cardiaques. Il mesure le pouls en fonction du temps et estime le volume de sang présent dans le cœur à 7 onces (soit environ 0,2 litre).
André Vésale (1514-1564), en grand anatomiste qu'il est, constate bien, au cours de ses dissections, que la réalité ne correspond pas à ce que décrit Galien. Mais la force du respect dû à l'illustre prédécesseur est la plus forte, et Vésale écrit lui-même en 1555 : " Dans la description du cœur, j'ai suivi en grande partie les dogmes de Galien, non pas que je crois que tout soit conforme à la vérité, mais parce que, dans un nouvel usage à donner aux organes, je n'ai pas assez de confiance en moi que je n'oserais m'écarter de longtemps, même de la longueur d'un ongle, de la doctrine de Galien, prince des médecins". À ce compte, on peut se dire que si Galien a contribué aux progrès de la médecine par rapport aux trois siècles qui l'ont précédé, au moins pour ce qui concerne la circulation sanguine, il a très certainement contribué à les ralentir pour les 14 siècles qui l'ont suivi. Le bilan peut apparaître assez mauvais mais ce type de phénomène est sans doute inévitable. L'apport de Vésale est néanmoins considérable : il achève la description anatomique du cœur et précise la physiologie cardiaque en en étudiant notamment l'automatisme et la contractilité.
Les premières contestations claires des théories de Galien seront le fait de deux médecins, l'espagnol Miguel Serveto (Michel Servet, 1511-1553) et l'italien Realdo Colombo (1510-1560).
Michel Servet est un révolutionnaire dans l'âme : les dogmes et les ordres lui sont insupportables. D'autre part, il est réputé pour sa très bonne connaissance des écrits de Galien ainsi que pour une extraordinaire habileté à disséquer le corps humain. Il affine considérablement la théorie de Galien sur deux points essentiels :
1. il montre que l'artère pulmonaire qui, selon Galien, conduit une partie du sang du cœur droit vers les poumons, est trop grosse pour n'assurer que cette fonction : pour lui, sa taille indique qu'elle transporte tout le sang de l'organisme ;
2. il observe que les artères pulmonaires se déversent directement dans les veines pulmonaires, qui se vident à leur tour dans le ventricule gauche.
Ces observations l'amènent à la seule conclusion qui s'impose et qu'il aura, lui, le courage d'affirmer en 1546 : la cloison qui sépare le ventricule droit du ventricule gauche ne comporte aucune perforation ; il n'y a qu'une manière pour le sang de passer du ventricule droit dans le côté gauche du cœur : traverser l'artère pulmonaire et les poumons.
De son côté, Realdo Colombo fait trois constatations majeures dans son ouvrage De re anatomica (1559), qui connaîtra une large diffusion en Europe :
1. il souligne la présence de valves dans les quatre vaisseaux entrant et quittant les ventricules droit et gauche, et le fait que ces vaisseaux n'assuraient la circulation du sang que dans un sens : du ventricule droit vers les poumons et retour vers le ventricule gauche, puis vers l'aorte ;
2. il décrit correctement les phases de contraction (la systole) et de repos (la diastole) des ventricules et définit ainsi le cycle cardiaque pour la première fois ;
3. il affirme que, contrairement à une croyance médicale bien ancrée, la veine pulmonaire quittant les poumons pour se vider dans le ventricule gauche ne contient pas le moindre soupçon d'air, seulement du sang.

Un botaniste et anatomiste pisan, Andrea Cesalpino (1519-1603), ajouta deux observations majeures à celles de Servet et Colombo :
1. lorsqu'on obture momentanément une veine du bras ou de la jambe, elle se distend sous la zone de compression. Mais contrairement à William Harvey, il n'alla pas au bout de ses déductions ;
2. la veine cave, quand elle parvient dans l'oreillette gauche, a un diamètre plus grand que lorsqu'elle quitte le foie. Il en tira cependant une conclusion fausse, à savoir que la veine cave transportait du sang en provenance du cœur et non vers lui.

Ici encore, l'erreur est difficile à expliquer : Cesalpino était en effet un savant brillant qui avait, en particulier, observé que le sang veineux circulait toujours dans les membres en direction du cœur. La déduction nous semble maintenant s'imposer d'elle-même. Une chose est sûre : Cesalpino ne supportait pas les vivisections. L'inverse lui aurait certainement permit d'observer et de décrire correctement le fonctionnement de ces organes.
Les découvertes de Servet, Colombo et Cesalpino, qui décrivent notamment la petite circulation et se démarquent du dogme galénique, préparent la cristallisation de la théorie de la circulation sanguine effectuée par William Harvey.


V. William Harvey (1578-1657)

L'un des grands mérites d'Harvey est d'avoir su effectuer la synthèse des travaux de ses prédécesseurs et, sur cette base, d'avoir conduit les déductions et les expérimentations correspondantes à leur terme. S'il n'est pas certain qu'il ait eu connaissance des travaux de Servet, sa dette envers Colombo et Cesalpino est incontestable. Il fait par exemple explicitement référence au premier dans ses écrits pour rendre hommage à la justesse de ses conclusions sur la petite circulation, ce qui était relativement nouveau : en effet, Colombo en son temps s'était bien gardé de faire référence à Servet, dont il ne pouvait méconnaître les résultats, de la même manière que Cesalpino évita soigneusement de mentionner Colombo et revendiqua la paternité entière de ses découvertes sur la circulation.
Dès 1616, Harvey écrit dans les Prœlectiones anatomiæ universalis : "Il résulte de la structure du cœur que le sang est envoyé continuellement à travers les poumons vers l'aorte comme par les deux clapets d'une pompe à élever l'eau. Il est établi par l'application d'une ligature que l'écoulement du sang se fait des artères aux veines. D'où il suit que le mouvement du sang est constamment circulaire et qu'il est entretenu par les battements du cœur. La question se pose si cela est pour raison de nutrition ou plutôt par la conservation du sang et des membres en état de chaleur, le sang qui s'est refroidi en chauffant les membres s'en allant à son tour se réchauffer au cœur".
En 1628, dans son œuvre majeure, Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus, il reprend sa description de la circulation pulmonaire, en insistant encore une fois sur l'absence de communication interventriculaire et d'air dans le sang, sur le diamètre de l'artère pulmonaire et sur la présence de valvules dans les gros troncs veineux. Mais sa principale découverte est celle de la grande circulation. Comme Servet et Colombo l'avaient fait pour l'artère pulmonaire, il s'intéresse aux diamètres de l'aorte et des veines caves. Il montre notamment que le volume de sang qui traverse l'aorte est largement supérieur aux besoins nutritifs et dépasse, en une demi-heure, la quantité totale de sang contenue dans l'organisme. Il en conclut que tout le sang circule de manière continue dans le corps, poussé par la contraction du ventricule gauche dans les artères, passe des artères aux veines en traversant les tissus de l'ensemble du corps, et que les veines le ramènent vers le ventricule droit. Il est évident, pour Harvey, que si la circulation n'était pas continue, les veines s'assécheraient rapidement et que les artères seraient distendues, voire déchirées par la pression.
La circulation sanguine, subdivisée en ses deux composantes, la petite et la grande circulation, est alors presque parfaitement décrite, 14 siècles après Galien. Harvey n'est incomplet que sur deux points, dont l'un repose sur les techniques disponibles à son époque :
1. tout attaché qu'il est à comprendre et décrire la circulation du sang, il en omet de noter la différence de couleur entre le sang veineux, bleu sombre, et le sang artériel, rouge vif. On en déduit qu'Harvey ignorait probablement que les poumons avaient pour rôle d'oxygéner le sang qui les traversait ; cela sera démontré 41 ans plus tard par Richard Lower qui, en recueillant du sang veineux dans un flacon ouvert et en le secouant, le fera virer immédiatement au rouge vif ;
2. lorsqu'il affirme que le sang passe des artères aux veines en traversant les tissus de tout le corps, Harvey prend quelques risques : sans microscope à sa disposition, il ne peut en effet observer les capillaires qui assurent ce transport et l'irrigation des tissus et se base uniquement sur la cohérence de sa description : il faut qu'il y ait un passage. C'est en 1661 que l'italien Marcello Malpighi, qui dispose lui de cet instrument, observera directement ces vaisseaux minuscules. La boucle est alors bouclée.


Tentative de conclusion

Si le laps de temps qui sépare la description de la circulation par Galien et celle qu'en fait Harvey est sans doute exceptionnellement long, le processus de maturation de la théorie est à mon avis courant dans la recherche scientifique et ce n'est pas par hasard que j'ai utilisé le terme de cristallisation à la fin du chapitre IV : en effet, dans le processus de cristallisation de minéraux à partir d'une solution, il est nécessaire d'avoir localement une concentration suffisante de germes qui seront le point de départ de la formation du cristal. Obtenir cette concentration limite est parfois lent, mais une fois qu'elle est atteinte, la solution prend, un peu comme une mayonnaise prend quand on a suffisamment battu le mélange, et cette phase peut alors être très rapide. C'est l'impression que me donne la découverte de William Harvey : le processus de concentration a été très lent, pour des raisons qui tiennent aussi bien aux techniques mises en œuvre, aux manières de pensée qu'à des facteurs extérieurs sociaux, politiques, religieux, etc. Mais tout au long des 14 siècles, les observations, les théories et les avancées se sont accumulées, jusqu'à Colombo et Cesalpino qui se sont approchés tout près de la solution du problème. J'aime à imaginer que sur la base de cet ensemble d'éléments et compte tenu, certainement, des conditions favorables du moment et de son remarquable esprit de synthèse et d'observation – puisqu'il ne s'agit pas du tout ici, et cela pourra sembler paradoxal, de lui enlever la plus petite part du mérite qui lui revient – Harvey ne pouvait pas ne pas faire sa découverte : la solution était prête pour la cristallisation.


Références bibliographiques :

pour les aspects historiques, cet article s'est largement inspiré des chapitres concernant la circulation sanguine contenus dans :

Leçons d'histoire de la pensée médicale - Philippe Meyer et Patrick Triadou - Editions Odile Jacob (1996)
Les 10 grandes découvertes de la médecine - Friedman Meyer - Editions Grand Livre du Mois (1999)
Le sang et les hommes - Jacques-Louis Binet - Découvertes Gallimard (2001)

pour la description de la circulation sanguine, je me suis basé sur :

Biologie - Neil A. Campbell et Jane B. Reece - Editions De Bœck (2004)