En
commençant mon article sur le Soleil dans la peinture, je me
suis vite rendu compte de son importance cruciale dans le monde occidental
chrétien :
-Jésus est dit le nouveau Soleil du monde, Christus oriens,
selon la phraséologie des Pères de l’église.
Il est né le 24 décembre, donc lié au solstice
d’hiver. Il reviendra, le jour du jugement, nous dit-on, dans
sa gloire. Et une gloire est aussi le Soleil dardant ses rayons à
travers les nuages.
-L’hostie a la forme d’un Soleil et presque sa couleur.
-Nos deux luminaires sont très présents dans la théologie
: Marie a les pieds sur la Lune dans les peintures médiévales.
-Les églises sont orientées vers l’Est (et non
vers Jérusalem).
-Les vitraux des églises gothiques sont un nouvel hommage au
Soleil. Suger ne disait-il pas : « Dieu est lumière »
?
-Les auréoles et les mandorles, dorées ou non, rappellent
au croyant cette culture solaire dont le christianisme primitif a
hérité et qu’il a récupérée
à son profit.
Je m’attendais donc à une avalanche de soleils dans la
peinture, un peu comme dans ces dessins d’enfants où
figure immanquablement un énorme soleil doté de superbes
rayons de vélo. Eh bien non. Le soleil est plutôt rare
dans la peinture, et tardif.
Pourquoi est-il si rare au XVe siècle et pourquoi sa présence
à l’orée de l’aventure picturale en Occident
est-elle aussi discrète à une époque aussi imprégnée
de symbolisme ? Je n’ai pas de réponse mais la question
vaut sans doute d’être posée.
Je suggère que la carrière picturale du Soleil se situe
entre deux pôles : l’un religieux et symbolique manifesté
dans les tableaux d’Altdorfer et Grünewald, donc dans une
culture plutôt germanique. L’autre, profane et humaniste,
plutôt dans la mouvance franco-flamande, avec le maître
de Flémalle, René d’Anjou et Bruegel.
Je m’arrêterai au XVIe siècle, et dans un second
article, tenterai de voir dans la peinture du XVIe siècle au
XIXe siècle si je dois maintenir cette hypothèse.
La première apparition du Soleil, à mon avis marquante,
se trouve dans un recueil d’enluminures extraordinaires, réalisé
vers 1460 : Le Cœur d’Amour Epris. C’est le récit
d’une quête d’amour sur le mode de l’allégorie,
qui exprime le mystère du désir amoureux et de la séduction
féminine. C’est aussi l’histoire de l’échec
de ce désir, personnifié par Douce Mercy, objet de la
quête, qui représente la dame aimée. Cœur,
allégorie du Moi amoureux, affronte Danger déjà
présent dans le Roman de la Rose, Malebouche, Crainte, Honte,
Jalousie, autant d’obstacles au désir déjà
rencontrés chez Guillaume de Lorris (littérature courtoise).
D’autres obstacles sont d’ordre moral : Mélancolie,
le Seigneur Courroux ou la naine Tristesse. Les vertus chevaleresques
sont invoquées pour assouvir le Désir, mais la résistance
l’emporte et Cœur est conduit à la fin à
l’hôpital d’Amour. Toute la quête est jalonnée
d’embûches, d’égarements dans la forêt
de longue attente pleine de ronces et de pièges. L’histoire
se termine par une entrevue entre Cœur et Douce Mercy au manoir
de Rébellion, entrevue qui se solde par un échec dû
aux gardiens du Manoir : Danger, Refus, Jalousie, Honte et Crainte.

Coeur, Amour et la Fontaine

Trois chevaliers devant la chapelle
L’allégorie
nous plonge dans le monde des essences opposées de manière
antithétique, loin d’une histoire d’amour avec
une femme réelle. Du reste, tout le récit est sous le
signe du rêve, à commencer par la première scène
ou le narrateur, en rêve, se dédouble.
René d’Anjou, l’auteur du texte et sans doute aussi
des enluminures, est né le 16 janvier 1409, deuxième
fils de louis II d’Anjou et de Yolande d’Aragon. C’est
un seigneur féodal qui écrit en 1451 un traité
des tournois. C’est un lettré qui cultive l’amour
courtois et par des prouesses affirme la double vocation de la noblesse
: les Armes et l’Amour. René va de château en château,
devient Duc d’Anjou, puis Roi de Jérusalem et Roi de
Naples et de Sicile. Mais il connaît de nombreux revers de fortune,
est fait prisonnier contre rançon (selon la mode du temps)
par Philippe de Bourgogne, son rival et puissant voisin. A la cour
d’Anjou, on cultive le goût de la Beauté et de
la Connaissance ; René attire à sa cour de nombreux
humanistes italiens qui apportent avec eux l’idéal platonicien
qui est le signe marquant de la première Renaissance en Italie,
dont la cour d’Anjou est une préfiguration. On raconte
que René était tellement pris par son idéal de
peintre et de poète, qu’un émissaire venant lui
annoncer la perte de son Royaume de Naples, il continua sa peinture
dans l’indifférence complète pour cet évènement
(1443). Il disait de lui-même qu’il était autant
peintre que Roi…
Les vicissitudes de son règne donnent à René
un sentiment de mélancolie et de fatalité. L’apparition
de Désir, dans le Cœur d’Amour Epris, naît
d’une hallucination, du dédoublement du Moi et de la
mélancolie, la bile noire qui occasionne les phantasmes et
qui est le socle des théories esthétiques d’un
Marsile Ficin (1433-1499).
Et le Soleil dans tout ça, me direz-vous ? Eh bien, justement,
l’apparent détour vers Platon nous permet peut-être
de voir dans ce soleil des miniatures de René le Soleil qui
éclaire le monde des idées.
L’étonnant est que cette idée si abstraite soit
illustrée de manière si naturaliste : observation des
ombres portées, contre-jour, différence de lumière
entre le crépuscule du matin et celui du soir. Manifestement,
le Soleil n’est qu’une idée pour Renée d’Anjou,
mais lui permet d’exprimer son génie de peintre, curieusement
anachronique.
Van Eyck, Retable de l'Agneau mystique, partie inférieure
Un
peu auparavant, vers 1430, dans le retable de l’Agneau Mystique
des frères Van Eyck, la Colombe est au centre d’un soleil
éclairant tout le retable (partie inférieure) et servant
en même temps de « point de fuite » vers lequel
convergent approximativement les lignes des anges et les bases des
buissons. Mais, la perspective de Van Eyck est à plusieurs
points de fuite situés les uns au dessus des autres, formant
une structure en arrête de poisson. Là bien sûr
le Soleil peut être confondu avec Dieu le Père envoyant
son Esprit (la Colombe) qui désigne à son tour l’Agneau
Mystique (le fils). Le Soleil-Colombe est exactement à la verticale
de la Fontaine de Vie, la lumière et l’eau étant
les deux principaux symboles du baptême chrétien.
La deuxième apparition du Soleil que j’ai notée
me conduit à penser que cette présence du soleil est
lié au progrès du naturalisme flamand. Le paysage flamand
définit un espace perspectif qui tient compte de la diminution
des objets avec la distance qui observe les ombres portées
et se régale de la perspective atmosphérique : ces beaux
lointains bleutés par l’épaisseur de l’air
et dont les contrastes s’adoucissent délicatement. L’espace
est exprimé par des successions de plans.

Maître
de Flémalle, Nativité
Le
petit tableau de Dijon, La Nativité du Maître de Flémalle,
résume tout cela. Les personnages de la crèche, au premier
plan, adorent le Christ (nouveau Soleil du Monde) dans un paysage
de collines diminuant vers l’horizon placé très
haut dans le tableau, avec un chemin serpentant au milieu des champs
cultivés, bordés d’arbres qui allongent leurs
ombres sur le sol. Au fond, très loin, un Soleil, plutôt
réaliste malgré les rayons en feuille d’or, que
je suppose être un soleil levant pour faire pendant à
un dieu nouveau-né. Mais le paysage semble ignorer ou accompagner
comme une musique la scène divine du premier plan. L’évènement
unique est associé, comme par collage à l’évènement
quotidien d’une nouvelle journée scandée par le
soleil, un soleil peu religieux, le soleil des travailleurs de la
terre.
Bruegel, Le énombrement de Bethlehem
Un
siècle plus tard, avec le dénombrement de Bethlehem,
le Soleil, au dessus d’un paysage, de village sous la neige,
éclaire faiblement (c’est le crépuscule du soir)
des ruines, allusion récurrente chez Bruegel à l’occupation
espagnole et à la guerre des Pays-bas pour leur liberté.
Le Soleil n’a plus aucun rapport avec la scène religieuse
de la Sainte Famille venant se faire recenser. Ou plutôt l’histoire
politique du recensement est transposée de manière profane
dans les Pays-Bas du XVIe siècle, les soldats romains d’occupation
devenant des soldats espagnols. Le soleil semble nous dire : c’est
la fin d’un monde, d’une réalité politique.
Peut-être une nouvelle religion viendra remplacer l’ordre
ancien, mais pour l’instant la vierge passe presque inaperçue,
comme clandestinement. Le soleil, lui, se fait discret et profane
(Pro fanum au sens de : devant le temple, à l’extérieur.)
Bruegel, La chute d'Icare
La
chute d’Icare, du même Bruegel, met en scène un
Soleil étrangement lointain alors qu’il est la cause
de la chute du malheureux, minuscule dans le tableau et secondaire
dans le sujet principal, un paysan labourant son champ. Le paysage
est panoramique, l’horizon légèrement courbe suggère
l’immensité et la rotondité de la terre. L’astre
du jour éclaire une scène cosmique totale, avec le champ,
la mer, les montagnes, la ville dans laquelle Icare ne constitue qu’un
accident. On ne peut rêver plus grand contraste entre l’activité
humaine banale, quotidienne, du paysan centré sur lui-même,
courbé vers la terre, et la tentative grandiose et chimérique
d’Icare pour égaler le soleil. Apollon n’est plus,
l’échec d’Icare est de s’être trompé
d’enjeu, la vérité est dans la nature germinante
aidée par l’activité modeste d’un individu
anonyme. Le fils de Dédale tombe dans l’indifférence
du laboureur, du berger qui regarde le ciel, et même du pêcheur
situé devant « l’aviateur maladroit ».

Altdorfer, La Bataille d'Alexandre
C’est
aussi le sens d’un des plus extraordinaires paysages de toute
la peinture : la bataille d’Alexandre (1529). Altdorfer exécute
le tableau (maintenant à l’alte Pinacothek de Münich)
à la demande de Guillaume de Bavière en 1529. Altdorfer
est membre du Grand Conseil de Ratisbonne, les Turcs menacent Vienne,
et le tableau exprime à la fois le pressentiment de l’apocalypse
et l’espoir d’une victoire sur l’ennemi. Le panneau
suspendu dans le ciel rappelle les pertes de Darius au cours d’une
bataille terrible. Quinte-Curce écrit : « Partout où
un passage leur est ouvert [les soldats de Darius] s’y précipitent
pour fuir, jetant leurs armes qu’un instant auparavant ils avaient
prises pour se défendre, tant la peur leur fait redouter jusqu’à
leurs moyens de salut ». L’espace est curviligne, comme
chez Bruegel, pour signifier le caractère planétaire
de l’affrontement dominé par les deux luminaires, Soleil
et Lune. Est-ce un avatar de la vieille métaphore antique des
deux pouvoirs, le pouvoir céleste et le pouvoir terrestre,
le premier légitimant le second ? Alexandre se disait lui-même
d’ascendance divine, préfigurant la longue suite des
empereurs romains qui cherchèrent à imposer l’unité
de l’Empire par une conception divine du pouvoir. Est-ce le
choc de deux univers, la nuit et le jour, répondant au choc
des deux gigantesques armées, ou la fin d’un monde signifié
par le soleil se couchant dans son sang ? En tous les cas, le tableau
est d’autant plus fantastique, avec ses milliers de soldats,
ses pics montagneux jusqu’à l’infini, que le format
est plutôt petit : 158x120 cm. Et la bataille semble être
le combat du Bien et du Mal, un combat planétaire dont le symbole
est renforcé par les deux astres.

Grünewald,
Le Retable d'Issenheim
Dans
le retable d’Issenheim (1512) l’ambiance germanique est
aussi fantastique, avec un usage de couleurs décomposées
par le prisme qui fait penser à des tableaux beaucoup plus
récents (Turner par exemple), le Christ de la Résurrection
apparaît nimbé d’une lumière « surnaturelle
». La Vierge à l’enfant, traitée de manière
presque expressionniste, avec son enfant pleurnichant, est surplombée
d’un gigantesque amas de nuages dominés par le Soleil-Dieu
le Père dans une orgie de jaunes, d’oranges, rouges,
violets oniriques. C’est peut-être le dernier tableau,
au début de la Réforme, exprimant la Lumière
mystique du Christus oriens.
Par la suite, la peinture grimpe au plafond, métaphore de la
voûte céleste, et se donne pour mission de magnifier
le pouvoir temporel. C’est le grand retour d’Apollon,
mais sans intention religieuse.

Michel Ange, Christ
Déjà Michel-Ange (vers 1540) conçoit
un Jésus – au Jugement dernier de la chapelle Sixtine
– passablement influencé par le souvenir du dieu grec.
Mais la lumière ne vient pas du Christ central. Elle est partout,
selon les nécessités du modèle. Les damnés
rejetés dans les « ténèbres extérieurs
» sont traités de la même façon que les
élus du point de vue de la lumière.
Bibliographie :
Petite encyclopédie de la peinture, S. Zuffi / Solar 2004,
Guide iconographique de la peinture, Larousse, 2005,
Le Cœur d’Amour épris, M.-Th. Gousset, Daniel Poirion,
F. Unterkircher / Philippe Leband, 1981.
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