Le sang-Archives

Le Soleil dans la peinture (1ère partie)
par François Jeannet

 


En commençant mon article sur le Soleil dans la peinture, je me suis vite rendu compte de son importance cruciale dans le monde occidental chrétien :
-Jésus est dit le nouveau Soleil du monde, Christus oriens, selon la phraséologie des Pères de l’église. Il est né le 24 décembre, donc lié au solstice d’hiver. Il reviendra, le jour du jugement, nous dit-on, dans sa gloire. Et une gloire est aussi le Soleil dardant ses rayons à travers les nuages.
-L’hostie a la forme d’un Soleil et presque sa couleur.
-Nos deux luminaires sont très présents dans la théologie : Marie a les pieds sur la Lune dans les peintures médiévales.
-Les églises sont orientées vers l’Est (et non vers Jérusalem).
-Les vitraux des églises gothiques sont un nouvel hommage au Soleil. Suger ne disait-il pas : « Dieu est lumière » ?
-Les auréoles et les mandorles, dorées ou non, rappellent au croyant cette culture solaire dont le christianisme primitif a hérité et qu’il a récupérée à son profit.
Je m’attendais donc à une avalanche de soleils dans la peinture, un peu comme dans ces dessins d’enfants où figure immanquablement un énorme soleil doté de superbes rayons de vélo. Eh bien non. Le soleil est plutôt rare dans la peinture, et tardif.
Pourquoi est-il si rare au XVe siècle et pourquoi sa présence à l’orée de l’aventure picturale en Occident est-elle aussi discrète à une époque aussi imprégnée de symbolisme ? Je n’ai pas de réponse mais la question vaut sans doute d’être posée.
Je suggère que la carrière picturale du Soleil se situe entre deux pôles : l’un religieux et symbolique manifesté dans les tableaux d’Altdorfer et Grünewald, donc dans une culture plutôt germanique. L’autre, profane et humaniste, plutôt dans la mouvance franco-flamande, avec le maître de Flémalle, René d’Anjou et Bruegel.
Je m’arrêterai au XVIe siècle, et dans un second article, tenterai de voir dans la peinture du XVIe siècle au XIXe siècle si je dois maintenir cette hypothèse.

La première apparition du Soleil, à mon avis marquante, se trouve dans un recueil d’enluminures extraordinaires, réalisé vers 1460 : Le Cœur d’Amour Epris. C’est le récit d’une quête d’amour sur le mode de l’allégorie, qui exprime le mystère du désir amoureux et de la séduction féminine. C’est aussi l’histoire de l’échec de ce désir, personnifié par Douce Mercy, objet de la quête, qui représente la dame aimée. Cœur, allégorie du Moi amoureux, affronte Danger déjà présent dans le Roman de la Rose, Malebouche, Crainte, Honte, Jalousie, autant d’obstacles au désir déjà rencontrés chez Guillaume de Lorris (littérature courtoise). D’autres obstacles sont d’ordre moral : Mélancolie, le Seigneur Courroux ou la naine Tristesse. Les vertus chevaleresques sont invoquées pour assouvir le Désir, mais la résistance l’emporte et Cœur est conduit à la fin à l’hôpital d’Amour. Toute la quête est jalonnée d’embûches, d’égarements dans la forêt de longue attente pleine de ronces et de pièges. L’histoire se termine par une entrevue entre Cœur et Douce Mercy au manoir de Rébellion, entrevue qui se solde par un échec dû aux gardiens du Manoir : Danger, Refus, Jalousie, Honte et Crainte.

Coeur, Amour et la Fontaine

Trois chevaliers devant la chapelle
L’allégorie nous plonge dans le monde des essences opposées de manière antithétique, loin d’une histoire d’amour avec une femme réelle. Du reste, tout le récit est sous le signe du rêve, à commencer par la première scène ou le narrateur, en rêve, se dédouble.
René d’Anjou, l’auteur du texte et sans doute aussi des enluminures, est né le 16 janvier 1409, deuxième fils de louis II d’Anjou et de Yolande d’Aragon. C’est un seigneur féodal qui écrit en 1451 un traité des tournois. C’est un lettré qui cultive l’amour courtois et par des prouesses affirme la double vocation de la noblesse : les Armes et l’Amour. René va de château en château, devient Duc d’Anjou, puis Roi de Jérusalem et Roi de Naples et de Sicile. Mais il connaît de nombreux revers de fortune, est fait prisonnier contre rançon (selon la mode du temps) par Philippe de Bourgogne, son rival et puissant voisin. A la cour d’Anjou, on cultive le goût de la Beauté et de la Connaissance ; René attire à sa cour de nombreux humanistes italiens qui apportent avec eux l’idéal platonicien qui est le signe marquant de la première Renaissance en Italie, dont la cour d’Anjou est une préfiguration. On raconte que René était tellement pris par son idéal de peintre et de poète, qu’un émissaire venant lui annoncer la perte de son Royaume de Naples, il continua sa peinture dans l’indifférence complète pour cet évènement (1443). Il disait de lui-même qu’il était autant peintre que Roi…
Les vicissitudes de son règne donnent à René un sentiment de mélancolie et de fatalité. L’apparition de Désir, dans le Cœur d’Amour Epris, naît d’une hallucination, du dédoublement du Moi et de la mélancolie, la bile noire qui occasionne les phantasmes et qui est le socle des théories esthétiques d’un Marsile Ficin (1433-1499).

Et le Soleil dans tout ça, me direz-vous ? Eh bien, justement, l’apparent détour vers Platon nous permet peut-être de voir dans ce soleil des miniatures de René le Soleil qui éclaire le monde des idées.
L’étonnant est que cette idée si abstraite soit illustrée de manière si naturaliste : observation des ombres portées, contre-jour, différence de lumière entre le crépuscule du matin et celui du soir. Manifestement, le Soleil n’est qu’une idée pour Renée d’Anjou, mais lui permet d’exprimer son génie de peintre, curieusement anachronique.


Van Eyck, Retable de l'Agneau mystique, partie inférieure
Un peu auparavant, vers 1430, dans le retable de l’Agneau Mystique des frères Van Eyck, la Colombe est au centre d’un soleil éclairant tout le retable (partie inférieure) et servant en même temps de « point de fuite » vers lequel convergent approximativement les lignes des anges et les bases des buissons. Mais, la perspective de Van Eyck est à plusieurs points de fuite situés les uns au dessus des autres, formant une structure en arrête de poisson. Là bien sûr le Soleil peut être confondu avec Dieu le Père envoyant son Esprit (la Colombe) qui désigne à son tour l’Agneau Mystique (le fils). Le Soleil-Colombe est exactement à la verticale de la Fontaine de Vie, la lumière et l’eau étant les deux principaux symboles du baptême chrétien.

La deuxième apparition du Soleil que j’ai notée me conduit à penser que cette présence du soleil est lié au progrès du naturalisme flamand. Le paysage flamand définit un espace perspectif qui tient compte de la diminution des objets avec la distance qui observe les ombres portées et se régale de la perspective atmosphérique : ces beaux lointains bleutés par l’épaisseur de l’air et dont les contrastes s’adoucissent délicatement. L’espace est exprimé par des successions de plans.


Maître de Flémalle, Nativité
Le petit tableau de Dijon, La Nativité du Maître de Flémalle, résume tout cela. Les personnages de la crèche, au premier plan, adorent le Christ (nouveau Soleil du Monde) dans un paysage de collines diminuant vers l’horizon placé très haut dans le tableau, avec un chemin serpentant au milieu des champs cultivés, bordés d’arbres qui allongent leurs ombres sur le sol. Au fond, très loin, un Soleil, plutôt réaliste malgré les rayons en feuille d’or, que je suppose être un soleil levant pour faire pendant à un dieu nouveau-né. Mais le paysage semble ignorer ou accompagner comme une musique la scène divine du premier plan. L’évènement unique est associé, comme par collage à l’évènement quotidien d’une nouvelle journée scandée par le soleil, un soleil peu religieux, le soleil des travailleurs de la terre.

Bruegel, Le énombrement de Bethlehem
Un siècle plus tard, avec le dénombrement de Bethlehem, le Soleil, au dessus d’un paysage, de village sous la neige, éclaire faiblement (c’est le crépuscule du soir) des ruines, allusion récurrente chez Bruegel à l’occupation espagnole et à la guerre des Pays-bas pour leur liberté. Le Soleil n’a plus aucun rapport avec la scène religieuse de la Sainte Famille venant se faire recenser. Ou plutôt l’histoire politique du recensement est transposée de manière profane dans les Pays-Bas du XVIe siècle, les soldats romains d’occupation devenant des soldats espagnols. Le soleil semble nous dire : c’est la fin d’un monde, d’une réalité politique. Peut-être une nouvelle religion viendra remplacer l’ordre ancien, mais pour l’instant la vierge passe presque inaperçue, comme clandestinement. Le soleil, lui, se fait discret et profane (Pro fanum au sens de : devant le temple, à l’extérieur.)

Bruegel, La chute d'Icare
La chute d’Icare, du même Bruegel, met en scène un Soleil étrangement lointain alors qu’il est la cause de la chute du malheureux, minuscule dans le tableau et secondaire dans le sujet principal, un paysan labourant son champ. Le paysage est panoramique, l’horizon légèrement courbe suggère l’immensité et la rotondité de la terre. L’astre du jour éclaire une scène cosmique totale, avec le champ, la mer, les montagnes, la ville dans laquelle Icare ne constitue qu’un accident. On ne peut rêver plus grand contraste entre l’activité humaine banale, quotidienne, du paysan centré sur lui-même, courbé vers la terre, et la tentative grandiose et chimérique d’Icare pour égaler le soleil. Apollon n’est plus, l’échec d’Icare est de s’être trompé d’enjeu, la vérité est dans la nature germinante aidée par l’activité modeste d’un individu anonyme. Le fils de Dédale tombe dans l’indifférence du laboureur, du berger qui regarde le ciel, et même du pêcheur situé devant « l’aviateur maladroit ».

Altdorfer, La Bataille d'Alexandre
C’est aussi le sens d’un des plus extraordinaires paysages de toute la peinture : la bataille d’Alexandre (1529). Altdorfer exécute le tableau (maintenant à l’alte Pinacothek de Münich) à la demande de Guillaume de Bavière en 1529. Altdorfer est membre du Grand Conseil de Ratisbonne, les Turcs menacent Vienne, et le tableau exprime à la fois le pressentiment de l’apocalypse et l’espoir d’une victoire sur l’ennemi. Le panneau suspendu dans le ciel rappelle les pertes de Darius au cours d’une bataille terrible. Quinte-Curce écrit : « Partout où un passage leur est ouvert [les soldats de Darius] s’y précipitent pour fuir, jetant leurs armes qu’un instant auparavant ils avaient prises pour se défendre, tant la peur leur fait redouter jusqu’à leurs moyens de salut ». L’espace est curviligne, comme chez Bruegel, pour signifier le caractère planétaire de l’affrontement dominé par les deux luminaires, Soleil et Lune. Est-ce un avatar de la vieille métaphore antique des deux pouvoirs, le pouvoir céleste et le pouvoir terrestre, le premier légitimant le second ? Alexandre se disait lui-même d’ascendance divine, préfigurant la longue suite des empereurs romains qui cherchèrent à imposer l’unité de l’Empire par une conception divine du pouvoir. Est-ce le choc de deux univers, la nuit et le jour, répondant au choc des deux gigantesques armées, ou la fin d’un monde signifié par le soleil se couchant dans son sang ? En tous les cas, le tableau est d’autant plus fantastique, avec ses milliers de soldats, ses pics montagneux jusqu’à l’infini, que le format est plutôt petit : 158x120 cm. Et la bataille semble être le combat du Bien et du Mal, un combat planétaire dont le symbole est renforcé par les deux astres.

Grünewald, Le Retable d'Issenheim
Dans le retable d’Issenheim (1512) l’ambiance germanique est aussi fantastique, avec un usage de couleurs décomposées par le prisme qui fait penser à des tableaux beaucoup plus récents (Turner par exemple), le Christ de la Résurrection apparaît nimbé d’une lumière « surnaturelle ». La Vierge à l’enfant, traitée de manière presque expressionniste, avec son enfant pleurnichant, est surplombée d’un gigantesque amas de nuages dominés par le Soleil-Dieu le Père dans une orgie de jaunes, d’oranges, rouges, violets oniriques. C’est peut-être le dernier tableau, au début de la Réforme, exprimant la Lumière mystique du Christus oriens.

Par la suite, la peinture grimpe au plafond, métaphore de la voûte céleste, et se donne pour mission de magnifier le pouvoir temporel. C’est le grand retour d’Apollon, mais sans intention religieuse.


Michel Ange, Christ
Déjà Michel-Ange (vers 1540) conçoit un Jésus – au Jugement dernier de la chapelle Sixtine – passablement influencé par le souvenir du dieu grec. Mais la lumière ne vient pas du Christ central. Elle est partout, selon les nécessités du modèle. Les damnés rejetés dans les « ténèbres extérieurs » sont traités de la même façon que les élus du point de vue de la lumière.

Bibliographie :

Petite encyclopédie de la peinture, S. Zuffi / Solar 2004,
Guide iconographique de la peinture, Larousse, 2005,
Le Cœur d’Amour épris, M.-Th. Gousset, Daniel Poirion, F. Unterkircher / Philippe Leband, 1981.