Le sang-Archives

Le Soleil dans la peinture (2e partie)
par François Jeannet

 


La peinture dont nous avons parlé jusqu’ici se contentait de dimensions modestes et les débuts même avec René d’Anjou nous offre des paysages monumentaux dans des miniatures. Avec le XVIe siècle, la peinture grimpe au plafond. C’est la grande époque qui culmine avec Tiepolo en Italie des grands cycles de décoration dont Lebrun au XVIIe siècle en France s’est fait une spécificité exemplaire de flagornerie politique.


Jules Romain, Partie centrale du plafond de la Salle du Soleil, Palais du Té, Mantoue

Avec Jules Romain, c’est autre chose. Il est né en 1499 et réalise entre 1524 et 1546 un immense travail d’architecte, de peintre, de décorateur, d’ordonnateur des fêtes au service des Gonzague dans leur palais du Té à Mantoue. Elève préféré de Raphaël, Romain devient le ministre indispensable de Frédéric de Gonzague, fils d’Isabelle d’Este dont le célèbre portrait (au Louvre) fut peint par Raphaël. Il crée l’art – très lettré et documenté – de la chute, du fracas, de l’écroulement du monde. Il apporte à la peinture une véritable secousse sismique et une déstabilisation accentuée par le trompe l’œil généralisé, qui ruine l’univers d’ordre et d’équilibre créé par le Pérugin et Raphaël. Ce n’est partout qu’excès, ironie, stravaganza, sous l’égide d’écrivains antiques, très peu classiques comme Apulée (l’auteur de l’Ane d’or qui raconte les tribulations d’un pauvre gars transformé en âne par une sorcière) ou Esope.
La chute des Géants, au palais du Té, c’est aussi l’écroulement (feint) de l’architecture. Les Géants bien sûr représentent le monde ancien, mais la catastrophe est exprimée plutôt sur le mode ironique et distancié. Ce ne sont que des moellons et des nuages de théâtre. C’est dans ce cadre que prend sens l’étrange attelage du Soleil, où le conducteur et les chevaux montrent dans un raccourci éblouissant de virtuosité… leurs fesses.
Je devrais, pour être logique, parler maintenant de Lebrun, comme la suite « logique » de cet investissement des plafonds par la peinture et le caractère de plus en plus politique du Soleil. Mais, outre que je trouve Lebrun très ennuyeux et le fait que tout a été dit et ressassé sur le Roi-Soleil, je pense plus intéressant de parler d’un peintre qui a évité soigneusement la Cour du Monarque le plus puissant d’Europe pour vivre à Rome : Nicolas Poussin. Mais d’abord quelques mots sur un grand Italien : Le Bernin est né à Naples en 1598. Il est tout entier dans cet esprit de décoration totale à laquelle la peinture participe, mais pour magnifier Dieu et non un projet politique. Il travaille à Rome au moment de l’agrandissement de Saint Pierre. C’est un moment de renforcement à la fois de l’Inquisition et du mouvement janséniste. Le système copernicien reconnu par Mafféo Barberini cardinal est condamné par le même devenu pape sous le nom d’Urbain VIII. L’Eglise est en crise et doit inventer de nouvelles armes : l’Inquisition, et d’autre part la persuasion. Il faut impressionner et prendre le chrétien par les sentiments.
Le Bernin, autant architecte que peintre ou sculpteur, influencé au début par Rubens, devient le ministre de la propaganda fide : c’est l’art dit « baroque ». La représentation sacrée devient un théâtre convoquant tous les arts à la fois.


Le Bernin, Abside Saint-Pierre de Rome

Le Bernin, comme par hasard pour notre article, fait un séjour à la Cour du Roi-Soleil pour réalisé l’agrandissement du Louvre. La fin de sa carrière est marquée par des restrictions budgétaires, sous Clément X. Il meurt en 1680 et est enterré discrètement après avoir connu une gloire européenne. En fait de gloire justement, il met au point cette machinerie théâtrale qu’est la gloire, c’est-à-dire le soleil caché dardant ses rayons à travers les nuages, images même de la Gloire théologique (le Credo : le Règne, la Puissance et la gloire…), c’est-à-dire Dieu caché et se manifestant, visible et invisible, une des plus belles notions de la théologie catholique.
Tout l’art du Bernin est marqué par l’esprit de la Contre-Réforme : persuader à grands renforts de symboles et d’allégories, provoquer l’émerveillement par des éléments durables et éphémères, carton-pâte et or. L’art devient resplendissant, virtuose, exalte les difficultés réelles ou affectées (la maniera) pour surprendre et emporter l’adhésion. C’est l’art de l’enthousiasme, la fureur sacrée. Le soleil est au centre de cette propagande. L’Eglise affirme son rôle central – comme le soleil –, sa mission d’éclairer le monde – comme le soleil, ce soleil qu’on ne peut, comme Dieu, voir en face sans être aveuglé.


Poussin, Paysage avec Diane et Orion

Poussin a choisi un sujet rare dans la peinture, car c’est un fin lettré. Il l’a trouvé chez Lucien et Ovide. Orion est le fils d’Hyriée (en Béotie) qui a supplié les dieux Zeus, Hermès et Poséidon de lui donner un fils, ce qu’ils font en urinant sur la peau d’un bœuf qu’Hyriée leur avait sacrifié et en l’enterrant Hyriée donne le nom d’Orion (urine) à l’être né à l’endroit de la cérémonie, être qui devient un géant. Il est donc le fils de la Terre (Zeus), de l’Air (Hermès) et de l’Eau (Poséidon). Il est chasseur, et le roi Oenopion de Chios lui donne la main de sa fille Méropée, s’il débarrasse l’île des bêtes sauvages. Mais Orion s’enivre, viole sa fille et est aveuglé par Oenopion. Alors Orion va chercher chez Héphaïstos le jeune Cédalion pour le guider vers le Soleil levant qui doit le guérir. Nous avons donc maintenant les quatre éléments – Eau-Terre-Air-Feu. Pour finir, selon certains auteurs, l’Aurore, amoureuse d’Orion, l’enlève, mais sur l’ordre des dieux, le tue à coups de flèches et le place dans le ciel sous la forme d’une Constellation. Là, il continue à pourchasser les Pléiades, filles d’Atlas.
Cette magnifique histoire, très complexe, convoque toutes les forces de la Nature. Elle a une dimension cosmique, ce qui intéresse particulièrement Poussin à la fin de sa vie. Le soleil, raison du tableau, n’est pas représenté, caché derrière des nuages de théâtre, sur lesquels est juchée drôlement Artémis, l’amante d’Orion. Cédalion, lui, est également drôlement perché sur les épaules d’Orion, pendant qu’Héphaïstos, minuscule, guide le géant depuis le sol. Le tableau, déjà étrange par le sujet, l’est aussi par le trouble causé par les perturbations d’échelle. Rien ne semble être d’une taille normale, le géant est évidemment trop grand par rapport au paysage, mais les êtres censés être d’une taille normale sont trop petits, perdus dans l’immensité de la vague de verdure qui se déploie devant Orion.
Y a-t-il une allusion politique dans l’esprit de Poussin dans ce soleil caché censé guérir une brute épaisse et aveugle ? Une ironie ? Je ne sais pas, mais Poussin était suffisamment intellectuel pour y avoir peut-être pensé, mais en même temps suffisamment poète pour penser à des choses plus vastes que ce Roi-Soleil qu’il a évité toute sa vie.


Le Lorrain, Le débarquement de Cléopâtre à Tarse

Il y avait à l’époque deux amis inséparables dans leur jeunesse, Poussin et Claude Gellee dit le Lorrain. Claude Gellee, lui, s’est intéressé au soleil, à sa lumière. Il l’a mis souvent au centre de ses compositions d’un ordre et d’un classicisme exemplaires. Mais dans cet ordre se glisse une fêlure, une nostalgie. Les ports de Claude Lorrain ont déjà une teinte baudelairienne, une mélancolie. Ce soleil-là est une invitation au voyage, à un ailleurs insituable sauf dans l’ordre des sentiments. Les bateaux s’apprêtent à partir, ou bien ils arrivent, tout est incertain, noyé par la poussière d’or du soleil. Tout nous échappe, le sujet, l’espace lui-même est incertain malgré les assises soi-disant solides des bâtiments d’allure romaine. Le soleil est littéralement un point de fuite et d’effusion. Ce soleil-là n’a plus rien de religieux, ni de politique, ni de mythologique, c’est un soleil de peinture presque pure.
Mais il faut attendre Turner – grand admirateur de Claude Gellee – pour que la peinture pure montre le bout de son nez. Turner est né en 1775 d’un père barbier. En 1807, après des études plus ou moins autodidactes, il devient professeur de perspective, ce qui est capital pour la compréhension de son œuvre. C’est un ami de Ruskin, pourtant si éloigné de lui par le tempérament et l’origine sociale. Ruskin est un bourgeois raffiné, Turner est un bohème assez rustaud et peu cultivé (mais grand amateur de culture classique). Son testament stipule qu’il fait à la National Gallery de « Didon construisant Carthage » et du « Lever de Soleil à travers la brume », à condition que les deux tableaux soient accrochés entre « Le Port » et « Le Moulin » de Claude Lorrain.


Turner, Didon construisant Carthage

J’ai choisi pour faire comprendre Turner trois tableaux. Le premier tableau est directement sous l’influence du Lorrain. Un port, des bâtiments antiques, un thème mythologique ; c’est « Didon construisant Carthage », de 1815. La différence avec son prédécesseur est infime. La qualité de la lumière, plus crayeuse. Plus de puissance dans la vision. Les plans sont très marqués, presque en deux valeurs seulement, ce qui réduit la profondeur. L’espace commence à « s’aplatir », la brume devient une couleur consistante, et non ce léger voile qui donne la distance infinie des tableaux du Lorrain.


Turner, La terrasse de Mortlake

« La terrasse de Mortlake » de 1827 est dans la tradition classique et sent son professeur de perspective. Celle-ci est très affirmée par les ombres convergentes des arbres dont le point de fuite est situé à la verticale du Soleil. Classique, vous dis-je. Un arbre à l’extrême gauche, très sombre, renforce la profondeur. Rien d’innovant, mais déjà une lumière particulière à Turner., vaporeuse et un peu poudreuse, et bien sûr un goût prononcé pour une vision du grand angulaire.


Turner, Le Lever de Soleil

Le troisième tableau nous donne la mesure de l’ambition du peintre et de sa force créative. Ce « Lever de Soleil » de 1840 ne comporte plus de plans, plus de profondeur, et bien sûr plus de sujet au sens habituel. Nous sommes dans la couleur, le tableau semble envahi de couleurs qui sont là pour elles-mêmes, qui ne peuvent plus s’empêcher de se répandre. Elles sont réduites à l’extrême, le blanc a envahi la toile. On dirait que Turner renoue avec le sens même du mot couleur (qui coule) et du mot peinture, au Moyen-Age de même famille et sens que feinture, mensonge ou mirage. Ce lever de Soleil est effectivement un mirage, une hallucination. On a la quasi certitude que pour Turner ce tableau était inachevé, mais la question reste posée de savoir s’il voulait l’achever, ou si cet inachèvement est le dernier mot de l’artiste. En tout cas, Monet avec son « Impression, Soleil levant » de 1873 fait figure de précurseur (et non l’inverse) de Turner.
Le tableau de Monet est célèbre car il est à l’origine du mot Impressionnisme, invention d’un critique d’art à la première exposition du groupe en 1874. Monet est né en 1840 au Havre, et très jeune s’était fait une spécialité de dessins de bateaux minutieux et détaillés. Désirant fuir l’atelier et la formation classique pour atteindre plus de vérité, il pratique la peinture « sur nature », en plein air. Il peint même dans un bateau, son atelier flottant, comme Daubigny, dans les années 1840. Le format est donc petit, à l’opposé de Turner. Le tableau est fait très vite, sans penser à la composition. Monet se concentre sur l’accord de couleur, très juste comme dans « les coquelicots », entre le soleil, simple tache rouge, et l’harmonie bleutée. Cézanne disait de Monet : « Ce n’est qu’un œil, mais quel œil ! » Les coups de brosse sont affirmés énergiquement, mais avec naturel, sans virtuosité excessive. Quatre ans après la guerre de 1870, ce soleil n’est pas douloureux ni tragique, c’est une simple démonstration de peinture.
En 1873, Van Gogh a vingt ans. Il est le fils et petit-fils de pasteur. La Bible d’abord et toujours, la peinture ensuite furent ses deux grandes raisons d’exister. En 1878, il se rend comme pasteur – sans nomination officielle – dans le Borinage, région de mineurs assez déshéritée de la Belgique, à la fois socialiste et très religieuse, comme Van Gogh lui-même. Il écrit : « Par les Ténèbres vers la lumière. Or, qui en a davantage besoin [que les mineurs] à l’heure actuelle ? » Ce thème de la lumière l’obsède déjà, d’un point de vue religieux bien avant de passer dans la peinture où il est récurrent. Quand il entame sa carrière de peintre, si brève (dix ans) après avoir échoué comme pasteur, il conçoit tout de suite le tableau comme une sorte de « sermon » visuel dominé par les paraboles bibliques. En 1880, il écrit à son frère Théo : « Je sens tellement que l’histoire des gens est comme l’histoire du blé, si on n’est pas semé en terre pour y germer, qu’est-ce que ça fait, on est moulu pour devenir du pain. » Cette pensée allégorique l’a gouverné toute sa vie. Cela permet de comprendre le tableau « Le Semeur ». Cette même année il a déjà dessiné cinq fois au moins d’après Le Semeur de Millet, un tableau fétiche pour lui.
« Le Semeur » date de 1888, la période d’Arles. Van Gogh est descendu dans le midi par un désir irrépressible de soleil. Il écrit : « Vouloir enfin voir ce soleil plus fort… » Cette année 1888, il note : « Pour atteindre la haute note que j’ai atteinte cet été, il m’a bien fallu monter le coup un peu. »


Van Gogh, Le Semeur


Van Gogh, Le Semeur

Le premier tableau de l’été 1888 présente un Semeur environné d’oiseaux, mais irrémédiablement seul, dos au soleil violent. Le deuxième tableau, du mois de décembre, juste avant sa première crise grave, développe le thème en profondeur. Le semeur est dos à un soleil énorme et surplombé par un saule têtard. Ce saule complète le sermon si l’on se rappelle qu’en 1881 il avait écrit : « Je dessine les saules étêtés comme des êtres vivants. » Le saule est la figure correspondante du semeur, un symbole de la destinée humaine. L’homme doit être « étêté », « mourir » au monde pour mieux renaître. Le travail du Semeur est hivernal. Le soleil est cet astre malade des jours d’hiver, où il paraît plus grand, au bord de l’horizon. Mais il est gigantesque car c’est le personnage central, celui qui permet l’activité du Semeur et la renaissance future du saule. Les trois personnages, Soleil, Semeur et saule sont les acteurs du mystère de la germination, qui est à la fois celle de la Nature et celle de l’être moral créé par Dieu qui donne à l’homme sa mission de semer afin de récolter au centuple.


Van Gogh, Champ de blé au faucheur

Dans le dernier tableau de juin 1889, la parabole s’achève : le soleil-Dieu accompagne – ou commande plutôt tant il est impérieux dans le paysage – la tâche du faucheur ; le blé doit être fauché pour accomplir la promesse de la semence, comme l’homme doit mourir au monde pour naître à Dieu. Cette peinture est réalisée depuis la fenêtre de sa chambre, à l’asile de Saint-Rémy, entre deux crises de folie contre laquelle il lutte et lui donne un sens par la peinture. A St-Rémy, Vincent est déjà mort, d’une certaine façon. Le faucheur est aussi la faucheuse…
Au terme de cette promenade dans la peinture avec le Soleil comme fil conducteur, nous avons vu notre astre prendre des costumes bien différents : simple luminaire chez René d’Anjou, mais ô combien poétique, il devient mystique chez Grünewald. Personnifié au XVIe siècle et au XVIIe siècle dans le but de glorifier un homme ou un Etat, il assume par la suite le rôle de grand ordonnateur de la pompe catholique. Dans le même temps il n’est que prétexte à l’éblouissement pour le Lorrain. Turner en fait l’enjeu de la prise de pouvoir de la couleur, sans aucune visée religieuse, alors que pour Monet ce n’est qu’un phénomène rétinien. Van Gogh lui redonne du lustre en lui donnant une dimension eschatologique.
Chaque peinture en a fait son « outil » personnel lié en partie à l’esprit de l’époque, mais surtout lié à l’histoire singulière de chaque artiste. Par où l’on voit que l’histoire de l’art n’est pas une histoire, avec logique linéaire, progrès ou régression, causes et conséquences. Son matériau est polysémique par nature, les symboles comme celui du Soleil (et tout symbole en général) sont ambivalents. Du reste, le soleil n’est pas dans cet article toujours considéré comme un symbole. L’histoire de l’art, c’est peut-être simplement l’émergence perpétuelle du nouveau à partir du même.


Bibliographie :

Jules Romain : in Connaissance des Arts, sept. 1989
Le Bernin : Maurizio Fagiolo, éditions Scala, 1998
Poussin, classiques de l’Art
Le Lorrain, Petite encyclopédie de la peinture, Stefano-Zuffi, Solar éd
Turner, J. Walker, Editions Cercle d’Art
Van Gogh, Skira Flammarion