La
peinture dont nous avons parlé jusqu’ici se contentait
de dimensions modestes et les débuts même avec René
d’Anjou nous offre des paysages monumentaux dans des miniatures.
Avec le XVIe siècle, la peinture grimpe au plafond. C’est
la grande époque qui culmine avec Tiepolo en Italie des
grands cycles de décoration dont Lebrun au XVIIe siècle
en France s’est fait une spécificité exemplaire
de flagornerie politique.
Jules Romain, Partie centrale du plafond de la
Salle du Soleil, Palais du Té, Mantoue
Avec Jules
Romain, c’est autre chose. Il est né en 1499 et réalise
entre 1524 et 1546 un immense travail d’architecte, de peintre,
de décorateur, d’ordonnateur des fêtes au service
des Gonzague dans leur palais du Té à Mantoue. Elève
préféré de Raphaël, Romain devient le
ministre indispensable de Frédéric de Gonzague,
fils d’Isabelle d’Este dont le célèbre
portrait (au Louvre) fut peint par Raphaël. Il crée
l’art – très lettré et documenté
– de la chute, du fracas, de l’écroulement
du monde. Il apporte à la peinture une véritable
secousse sismique et une déstabilisation accentuée
par le trompe l’œil généralisé,
qui ruine l’univers d’ordre et d’équilibre
créé par le Pérugin et Raphaël. Ce n’est
partout qu’excès, ironie, stravaganza, sous l’égide
d’écrivains antiques, très peu classiques
comme Apulée (l’auteur de l’Ane d’or
qui raconte les tribulations d’un pauvre gars transformé
en âne par une sorcière) ou Esope.
La chute des Géants, au palais du Té, c’est
aussi l’écroulement (feint) de l’architecture.
Les Géants bien sûr représentent le monde
ancien, mais la catastrophe est exprimée plutôt sur
le mode ironique et distancié. Ce ne sont que des moellons
et des nuages de théâtre. C’est dans ce cadre
que prend sens l’étrange attelage du Soleil, où
le conducteur et les chevaux montrent dans un raccourci éblouissant
de virtuosité… leurs fesses.
Je devrais, pour être logique, parler maintenant de Lebrun,
comme la suite « logique » de cet investissement des
plafonds par la peinture et le caractère de plus en plus
politique du Soleil. Mais, outre que je trouve Lebrun très
ennuyeux et le fait que tout a été dit et ressassé
sur le Roi-Soleil, je pense plus intéressant de parler
d’un peintre qui a évité soigneusement la
Cour du Monarque le plus puissant d’Europe pour vivre à
Rome : Nicolas Poussin. Mais d’abord quelques mots sur un
grand Italien : Le Bernin est né à Naples en 1598.
Il est tout entier dans cet esprit de décoration totale
à laquelle la peinture participe, mais pour magnifier Dieu
et non un projet politique. Il travaille à Rome au moment
de l’agrandissement de Saint Pierre. C’est un moment
de renforcement à la fois de l’Inquisition et du
mouvement janséniste. Le système copernicien reconnu
par Mafféo Barberini cardinal est condamné par le
même devenu pape sous le nom d’Urbain VIII. L’Eglise
est en crise et doit inventer de nouvelles armes : l’Inquisition,
et d’autre part la persuasion. Il faut impressionner et
prendre le chrétien par les sentiments.
Le Bernin, autant architecte que peintre ou sculpteur, influencé
au début par Rubens, devient le ministre de la propaganda
fide : c’est l’art dit « baroque ». La
représentation sacrée devient un théâtre
convoquant tous les arts à la fois.
Le Bernin, Abside Saint-Pierre de Rome
Le Bernin,
comme par hasard pour notre article, fait un séjour à
la Cour du Roi-Soleil pour réalisé l’agrandissement
du Louvre. La fin de sa carrière est marquée par
des restrictions budgétaires, sous Clément X. Il
meurt en 1680 et est enterré discrètement après
avoir connu une gloire européenne. En fait de gloire justement,
il met au point cette machinerie théâtrale qu’est
la gloire, c’est-à-dire le soleil caché dardant
ses rayons à travers les nuages, images même de la
Gloire théologique (le Credo : le Règne, la Puissance
et la gloire…), c’est-à-dire Dieu caché
et se manifestant, visible et invisible, une des plus belles notions
de la théologie catholique.
Tout l’art du Bernin est marqué par l’esprit
de la Contre-Réforme : persuader à grands renforts
de symboles et d’allégories, provoquer l’émerveillement
par des éléments durables et éphémères,
carton-pâte et or. L’art devient resplendissant, virtuose,
exalte les difficultés réelles ou affectées
(la maniera) pour surprendre et emporter l’adhésion.
C’est l’art de l’enthousiasme, la fureur sacrée.
Le soleil est au centre de cette propagande. L’Eglise affirme
son rôle central – comme le soleil –, sa mission
d’éclairer le monde – comme le soleil, ce soleil
qu’on ne peut, comme Dieu, voir en face sans être
aveuglé.
Poussin, Paysage avec Diane et Orion
Poussin a
choisi un sujet rare dans la peinture, car c’est un fin
lettré. Il l’a trouvé chez Lucien et Ovide.
Orion est le fils d’Hyriée (en Béotie) qui
a supplié les dieux Zeus, Hermès et Poséidon
de lui donner un fils, ce qu’ils font en urinant sur la
peau d’un bœuf qu’Hyriée leur avait sacrifié
et en l’enterrant Hyriée donne le nom d’Orion
(urine) à l’être né à l’endroit
de la cérémonie, être qui devient un géant.
Il est donc le fils de la Terre (Zeus), de l’Air (Hermès)
et de l’Eau (Poséidon). Il est chasseur, et le roi
Oenopion de Chios lui donne la main de sa fille Méropée,
s’il débarrasse l’île des bêtes
sauvages. Mais Orion s’enivre, viole sa fille et est aveuglé
par Oenopion. Alors Orion va chercher chez Héphaïstos
le jeune Cédalion pour le guider vers le Soleil levant
qui doit le guérir. Nous avons donc maintenant les quatre
éléments – Eau-Terre-Air-Feu. Pour finir,
selon certains auteurs, l’Aurore, amoureuse d’Orion,
l’enlève, mais sur l’ordre des dieux, le tue
à coups de flèches et le place dans le ciel sous
la forme d’une Constellation. Là, il continue à
pourchasser les Pléiades, filles d’Atlas.
Cette magnifique histoire, très complexe, convoque toutes
les forces de la Nature. Elle a une dimension cosmique, ce qui
intéresse particulièrement Poussin à la fin
de sa vie. Le soleil, raison du tableau, n’est pas représenté,
caché derrière des nuages de théâtre,
sur lesquels est juchée drôlement Artémis,
l’amante d’Orion. Cédalion, lui, est également
drôlement perché sur les épaules d’Orion,
pendant qu’Héphaïstos, minuscule, guide le géant
depuis le sol. Le tableau, déjà étrange par
le sujet, l’est aussi par le trouble causé par les
perturbations d’échelle. Rien ne semble être
d’une taille normale, le géant est évidemment
trop grand par rapport au paysage, mais les êtres censés
être d’une taille normale sont trop petits, perdus
dans l’immensité de la vague de verdure qui se déploie
devant Orion.
Y a-t-il une allusion politique dans l’esprit de Poussin
dans ce soleil caché censé guérir une brute
épaisse et aveugle ? Une ironie ? Je ne sais pas, mais
Poussin était suffisamment intellectuel pour y avoir peut-être
pensé, mais en même temps suffisamment poète
pour penser à des choses plus vastes que ce Roi-Soleil
qu’il a évité toute sa vie.
Le Lorrain, Le débarquement de Cléopâtre
à Tarse
Il y avait
à l’époque deux amis inséparables dans
leur jeunesse, Poussin et Claude Gellee dit le Lorrain. Claude
Gellee, lui, s’est intéressé au soleil, à
sa lumière. Il l’a mis souvent au centre de ses compositions
d’un ordre et d’un classicisme exemplaires. Mais dans
cet ordre se glisse une fêlure, une nostalgie. Les ports
de Claude Lorrain ont déjà une teinte baudelairienne,
une mélancolie. Ce soleil-là est une invitation
au voyage, à un ailleurs insituable sauf dans l’ordre
des sentiments. Les bateaux s’apprêtent à partir,
ou bien ils arrivent, tout est incertain, noyé par la poussière
d’or du soleil. Tout nous échappe, le sujet, l’espace
lui-même est incertain malgré les assises soi-disant
solides des bâtiments d’allure romaine. Le soleil
est littéralement un point de fuite et d’effusion.
Ce soleil-là n’a plus rien de religieux, ni de politique,
ni de mythologique, c’est un soleil de peinture presque
pure.
Mais il faut attendre Turner – grand admirateur de Claude
Gellee – pour que la peinture pure montre le bout de son
nez. Turner est né en 1775 d’un père barbier.
En 1807, après des études plus ou moins autodidactes,
il devient professeur de perspective, ce qui est capital pour
la compréhension de son œuvre. C’est un ami
de Ruskin, pourtant si éloigné de lui par le tempérament
et l’origine sociale. Ruskin est un bourgeois raffiné,
Turner est un bohème assez rustaud et peu cultivé
(mais grand amateur de culture classique). Son testament stipule
qu’il fait à la National Gallery de « Didon
construisant Carthage » et du « Lever de Soleil à
travers la brume », à condition que les deux tableaux
soient accrochés entre « Le Port » et «
Le Moulin » de Claude Lorrain.
Turner, Didon construisant Carthage
J’ai
choisi pour faire comprendre Turner trois tableaux. Le premier
tableau est directement sous l’influence du Lorrain. Un
port, des bâtiments antiques, un thème mythologique
; c’est « Didon construisant Carthage », de
1815. La différence avec son prédécesseur
est infime. La qualité de la lumière, plus crayeuse.
Plus de puissance dans la vision. Les plans sont très marqués,
presque en deux valeurs seulement, ce qui réduit la profondeur.
L’espace commence à « s’aplatir »,
la brume devient une couleur consistante, et non ce léger
voile qui donne la distance infinie des tableaux du Lorrain.
Turner, La terrasse de Mortlake
« La terrasse
de Mortlake » de 1827 est dans la tradition classique et
sent son professeur de perspective. Celle-ci est très affirmée
par les ombres convergentes des arbres dont le point de fuite
est situé à la verticale du Soleil. Classique, vous
dis-je. Un arbre à l’extrême gauche, très
sombre, renforce la profondeur. Rien d’innovant, mais déjà
une lumière particulière à Turner., vaporeuse
et un peu poudreuse, et bien sûr un goût prononcé
pour une vision du grand angulaire.
Turner, Le Lever de Soleil
Le troisième
tableau nous donne la mesure de l’ambition du peintre et
de sa force créative. Ce « Lever de Soleil »
de 1840 ne comporte plus de plans, plus de profondeur, et bien
sûr plus de sujet au sens habituel. Nous sommes dans la
couleur, le tableau semble envahi de couleurs qui sont là
pour elles-mêmes, qui ne peuvent plus s’empêcher
de se répandre. Elles sont réduites à l’extrême,
le blanc a envahi la toile. On dirait que Turner renoue avec le
sens même du mot couleur (qui coule) et du mot peinture,
au Moyen-Age de même famille et sens que feinture, mensonge
ou mirage. Ce lever de Soleil est effectivement un mirage, une
hallucination. On a la quasi certitude que pour Turner ce tableau
était inachevé, mais la question reste posée
de savoir s’il voulait l’achever, ou si cet inachèvement
est le dernier mot de l’artiste. En tout cas, Monet avec
son « Impression, Soleil levant » de 1873 fait figure
de précurseur (et non l’inverse) de Turner.
Le tableau de Monet est célèbre car il est à
l’origine du mot Impressionnisme, invention d’un critique
d’art à la première exposition du groupe en
1874. Monet est né en 1840 au Havre, et très jeune
s’était fait une spécialité de dessins
de bateaux minutieux et détaillés. Désirant
fuir l’atelier et la formation classique pour atteindre
plus de vérité, il pratique la peinture «
sur nature », en plein air. Il peint même dans un
bateau, son atelier flottant, comme Daubigny, dans les années
1840. Le format est donc petit, à l’opposé
de Turner. Le tableau est fait très vite, sans penser à
la composition. Monet se concentre sur l’accord de couleur,
très juste comme dans « les coquelicots »,
entre le soleil, simple tache rouge, et l’harmonie bleutée.
Cézanne disait de Monet : « Ce n’est qu’un
œil, mais quel œil ! » Les coups de brosse sont
affirmés énergiquement, mais avec naturel, sans
virtuosité excessive. Quatre ans après la guerre
de 1870, ce soleil n’est pas douloureux ni tragique, c’est
une simple démonstration de peinture.
En 1873, Van Gogh a vingt ans. Il est le fils et petit-fils de
pasteur. La Bible d’abord et toujours, la peinture ensuite
furent ses deux grandes raisons d’exister. En 1878, il se
rend comme pasteur – sans nomination officielle –
dans le Borinage, région de mineurs assez déshéritée
de la Belgique, à la fois socialiste et très religieuse,
comme Van Gogh lui-même. Il écrit : « Par les
Ténèbres vers la lumière. Or, qui en a davantage
besoin [que les mineurs] à l’heure actuelle ? »
Ce thème de la lumière l’obsède déjà,
d’un point de vue religieux bien avant de passer dans la
peinture où il est récurrent. Quand il entame sa
carrière de peintre, si brève (dix ans) après
avoir échoué comme pasteur, il conçoit tout
de suite le tableau comme une sorte de « sermon »
visuel dominé par les paraboles bibliques. En 1880, il
écrit à son frère Théo : « Je
sens tellement que l’histoire des gens est comme l’histoire
du blé, si on n’est pas semé en terre pour
y germer, qu’est-ce que ça fait, on est moulu pour
devenir du pain. » Cette pensée allégorique
l’a gouverné toute sa vie. Cela permet de comprendre
le tableau « Le Semeur ». Cette même année
il a déjà dessiné cinq fois au moins d’après
Le Semeur de Millet, un tableau fétiche pour lui.
« Le Semeur » date de 1888, la période d’Arles.
Van Gogh est descendu dans le midi par un désir irrépressible
de soleil. Il écrit : « Vouloir enfin voir ce soleil
plus fort… » Cette année 1888, il note : «
Pour atteindre la haute note que j’ai atteinte cet été,
il m’a bien fallu monter le coup un peu. »
Van Gogh, Le Semeur
Van Gogh, Le Semeur
Le premier
tableau de l’été 1888 présente un Semeur
environné d’oiseaux, mais irrémédiablement
seul, dos au soleil violent. Le deuxième tableau, du mois
de décembre, juste avant sa première crise grave,
développe le thème en profondeur. Le semeur est
dos à un soleil énorme et surplombé par un
saule têtard. Ce saule complète le sermon si l’on
se rappelle qu’en 1881 il avait écrit : « Je
dessine les saules étêtés comme des êtres
vivants. » Le saule est la figure correspondante du semeur,
un symbole de la destinée humaine. L’homme doit être
« étêté », « mourir »
au monde pour mieux renaître. Le travail du Semeur est hivernal.
Le soleil est cet astre malade des jours d’hiver, où
il paraît plus grand, au bord de l’horizon. Mais il
est gigantesque car c’est le personnage central, celui qui
permet l’activité du Semeur et la renaissance future
du saule. Les trois personnages, Soleil, Semeur et saule sont
les acteurs du mystère de la germination, qui est à
la fois celle de la Nature et celle de l’être moral
créé par Dieu qui donne à l’homme sa
mission de semer afin de récolter au centuple.
Van Gogh, Champ de blé au faucheur
Dans le dernier
tableau de juin 1889, la parabole s’achève : le soleil-Dieu
accompagne – ou commande plutôt tant il est impérieux
dans le paysage – la tâche du faucheur ; le blé
doit être fauché pour accomplir la promesse de la
semence, comme l’homme doit mourir au monde pour naître
à Dieu. Cette peinture est réalisée depuis
la fenêtre de sa chambre, à l’asile de Saint-Rémy,
entre deux crises de folie contre laquelle il lutte et lui donne
un sens par la peinture. A St-Rémy, Vincent est déjà
mort, d’une certaine façon. Le faucheur est aussi
la faucheuse…
Au terme de cette promenade dans la peinture avec le Soleil comme
fil conducteur, nous avons vu notre astre prendre des costumes
bien différents : simple luminaire chez René d’Anjou,
mais ô combien poétique, il devient mystique chez
Grünewald. Personnifié au XVIe siècle et au
XVIIe siècle dans le but de glorifier un homme ou un Etat,
il assume par la suite le rôle de grand ordonnateur de la
pompe catholique. Dans le même temps il n’est que
prétexte à l’éblouissement pour le
Lorrain. Turner en fait l’enjeu de la prise de pouvoir de
la couleur, sans aucune visée religieuse, alors que pour
Monet ce n’est qu’un phénomène rétinien.
Van Gogh lui redonne du lustre en lui donnant une dimension eschatologique.
Chaque peinture en a fait son « outil » personnel
lié en partie à l’esprit de l’époque,
mais surtout lié à l’histoire singulière
de chaque artiste. Par où l’on voit que l’histoire
de l’art n’est pas une histoire, avec logique linéaire,
progrès ou régression, causes et conséquences.
Son matériau est polysémique par nature, les symboles
comme celui du Soleil (et tout symbole en général)
sont ambivalents. Du reste, le soleil n’est pas dans cet
article toujours considéré comme un symbole. L’histoire
de l’art, c’est peut-être simplement l’émergence
perpétuelle du nouveau à partir du même.
Bibliographie :
Jules Romain : in Connaissance des Arts, sept. 1989
Le Bernin : Maurizio Fagiolo, éditions Scala, 1998
Poussin, classiques de l’Art
Le Lorrain, Petite encyclopédie de la peinture, Stefano-Zuffi,
Solar éd
Turner, J. Walker, Editions Cercle d’Art
Van Gogh, Skira Flammarion
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