Si
dans le dernier numéro d’En-Quêtes,
nous avions approximativement dressé les contours du système
de localisation de l’île d’Utopia (1),
nous n’en avions pas montré toutes les implications
tant les différents niveaux de l’espace utopien sont
enchevêtrés et demandent d’être éclaircis
chacun pour leur compte (2).
D’ores et déjà, nous pouvons affirmer que
:
- l’île est décrite selon une topographie et
une toponymie qui la rend similaire à tout autre lieu terrestre.
Or, ce type d’espace implique plusieurs choses : premièrement,
ce qui a été maintes fois souligné par les
spécialistes, Utopia, en étant résolument
terrestre, en s’opposant au séjour céleste
que d’autres cités, avant elles, avaient accepté,
ne peut être identifiée, malgré certaines
ressemblances, à un quelconque paradis. On ne peut conclure,
pour autant, que l’œuvre de More constitue une laïcisation
des utopies, que l’ici-bas perd tout caractère religieux,
car les mouvements millénaristes qui se développent
à la même époque, au XVIe siècle, annoncent
la possibilité d’un bonheur terrestre, pour eux aussi,
différent du Paradis. La nature terrestre de l’île
n’exclut donc pas, de son propre fait, que son accès
ou sa découverte soit régi par les mêmes règles
que le salut des âmes. Deuxièmement, l’utopie
terrestre n’est pas le signe d’une approche plus réaliste,
plus humaine, du bonheur ou de la perfection, car les cosmogonies
antiques, rétrospectivement tout aussi irréelles
qu’Utopie, comprenaient, elles aussi, des cités exemplaires
situées sur la terre même.
- l’île est localisable dans la mesure où sa
topographie (la forme d’un croissant de lune) et sa situation,
quoique très approximative (la zone tempérée
de l’hémisphère sud, à l’ouest
des côtes africaines), sont indiquées dans l’Utopie.
Cette affirmation s’oppose à l’opinion largement
partagée selon laquelle la nature terrestre d’Utopia
rend certes son existence vraisemblable mais en la rendant introuvable,
faute de coordonnées géographiques précises.
Or les données topographiques et les illustrations du paysage
de l’île correspondent aux indications des portulans,
cartes longtemps utilisées par les navigateurs, sur lesquelles
était reporté le tracé des côtes, découpant
la limite sinueuse entre la mer et la terre. L’espace utopien
peut donc se dédoubler et se reporter sur l’espace
miniature que constitue une carte mais de celles dont la fabrication
et l’usage restent très empiriques, loin de la rigueur
des cartes les plus perfectionnées de l’époque.
- cette position flottante, approximative, de l’île
au milieu d’une immense étendue, implique qu’elle
soit repérable exclusivement par les navigateurs, les voyageurs.
L’île peut être découverte selon deux
voies opposées : d’un côté, par le biais
du hasard et de l’aventure, de l’autre par l’enquête
et l’exploration systématique. Encore, les deux voies
ne s’excluent-elles pas car il y autant de persévérance,
de fol entêtement à suivre les voies de la fortune,
des vents et des courants qu’à répertorier
un à un les axes qui quadrillent un territoire.
- la découverte ou le repérage de l’île
ne garantit nullement l’accès aux côtes d’Utopia
car « partout un débarquement a été
rendu difficile, soit par la nature, soit par l’art
» et notamment par les récifs qui peuplent sa lagune
et qui sont dissimulés sous la mer, si bien « qu’une
poignée de défenseurs suffirait à tenir en
respect des envahisseurs très nombreux »
(3). Un abordage forcé serait en
toute probabilité voué à l’échec.
L’accès du site dépend donc des relations
qu’entretiennent les voyageurs avec les Utopiens et en dernière
analyse de l’attitude des autochtones face aux étrangers
puisqu’ils détiennent seuls le pouvoir de lever les
dangers qui hérissent leurs côtes. Or, c’est
justement cette question que nous voudrions à présent
soulever : comment la flotte ou le vaisseau de Raphaël Hythlodée,
celui qui a découvert Utopia, a-t-il pu aborder l’île,
si l’accostage direct en est impossible sans une attitude
ouverte des Utopiens ? Et dans quelle mesure, cette ouverture
mérite-t-elle question : le système de fermeture
de l’île, son aspect de forteresse mi-naturelle, mi-humaine,
peut-elle présager d’une conduite hostile ou réservée
de la part des autochtones ? C’est bien ce que nous tenterons
ici d’approfondir, peut-être alors, verrons-nous apparaître
le système d’ouverture et de fermeture qui constitue,
parmi d’autres dimensions, l’espace d’Utopia.
* * *
L’île n’est pas isolée, perdue dans l’immensité
de l’océan, loin de tout autre horizon humain. En
effet, les différentes illustrations qui ont accompagné
le texte de More montrent à des distances variables, des
terres visibles du point de vue des côtes utopiennes. Aussi,
la fondation d’Utopia, réalisée sous l’égide
de son premier souverain Utopus, obtenue par la rupture de l’isthme
qui la rattachait au continent, sépare cet espace des autres
tout en ne laissant entre eux qu’une faible distance, les
plaçant ainsi en situation de voisinage. De plus, de nombreux
passages du livre montrent que certaines de ces contrées
sont habitées par des peuples ayant pour certains des relations
suivies avec les Utopiens. Aussi, la configuration spatiale dans
laquelle est plongée l’île, le fait que chaque
peuple puisse percevoir dans le paysage qui l’entoure d’autres
hommes, implique le partage d’un horizon commun qui bien
sûr rend possible une rencontre et une inter-connaissance
des peuples mais exclut alors toute expérience d’étrangeté
absolue.
Or, cette situation n’est pas du tout celle des Occidentaux,
qui, comme Raphaël, viennent d’un lointain qui pourrait
bien s’avérer absolu, un lointain dont on se demande
s’il peut ménager une quelconque proximité
avec ces peuples. Mais après tout, est-il si vrai que cela
que la proximité des terres favorise les contacts amicaux
ou guerriers, peu importe ici, entre les peuples et que la distance
spatiale la rendrait difficile. C’est peut-être cette
thèse d’Anthropologie que l’Utopie de More
nous permet de discuter, c’est tout le problème du
rapport des hommes à la terre et la manière dont
ils font jouer l’espace autour et entre eux dans leurs relations.
Ce voisinage rend-il possible une communication, une ouverture
plus grande entre les peuples ? Les Utopiens font-ils de la proximité
géographique un principe d’inclusion dans une même
culture ou instituent-ils ce qui extérieur à leur
terre comme quelque chose d’étranger ?
Suivons les routes commerciales et voyons, si par ce biais, les
différentes contrées s’ouvrent les unes aux
autres. Malheureusement, rares « sont ceux qui
abordent en Utopie pour faire du commerce. (…) Ce que les
Utopiens ont à exporter, ils préfèrent en
assumer eux-mêmes le transport, afin d’être
mieux au courant de ce qui se passe à l’extérieur
et de ne pas perdre leur expérience des choses de la mer
» (4). Le mouvement qui caractérise
le commerce utopien ne s’établit pas dans les deux
sens mais ouvre l’espace insulaire hors de lui-même,
vers l’extérieur et le ferme, non aux marchandises
que les Utopiens ramènent chez eux, mais aux marchands
étrangers. Utopia n’est donc pas une place commerciale,
un lieu d’échange avec l’extérieur,
son port ne ressemble guère à ceux de villes cosmopolites
comme Gênes ou Venise, qui ont fait la légende de
la Méditerranée. On ne peut donc en conclure que
les Utopiens vivent de manière autarcique même si
leur terre semble assez nourricière et leurs besoins assez
frugaux pour ne pas dépendre de l’extérieur.
Simplement, ils préfèrent garder le contrôle
de ce qu’ils importent en donnant comme seule voie d’accès
aux marchandises étrangères leurs propres vaisseaux.
Ainsi, ils privilégient les échanges avec l’extérieur
dans cette même extériorité.
Aussi, les occidentaux qui voudraient échanger des marchandises
pour nouer des liens amicaux avec les Utopiens et les suivre dans
leur île se retrouveraient dans une nouvelle impasse, ou
plutôt la même que celle que nous avions déjà
signalée. Car la pratique du commerce est régie
par les mêmes règles que celles qui commandent l’accès
des côtes aux vaisseaux étrangers, c’est-à-dire
celles qui font de l’île d’Utopia un espace
paradoxal, analogue à un objet sans usage comme le serait
par exemple, un coffre fermé dont la clef serait déposée
à l’intérieur. Rappelons-nous que le tracé
des passes marines du port d’Utopia, qui constitue le mécanisme
d’ouverture, la serrure de l’île, pour les vaisseaux
étrangers, n’est connu que des seuls Utopiens et
qu’ainsi la possibilité pour l’extérieur,
l’étranger de pénétrer à l’intérieur
n’est donnée que dans cet intérieur même,
c’est-à-dire dans le savoir des autochtones. C’est
exactement le principe qui règle les deux pratiques à
cette différence près que dans le cas du commerce,
les marchandises peuvent pénétrer sous le contrôle
des besoins utopiens ; pour l’accostage, seuls les naufragés
isolés sur une barque ou ballottés par les eaux
peuvent passer les récifs et échouer sur la terre
ferme. Aussi, le système d’accès d’Utopia,
le principe qui fait communiquer l’intérieur avec
l’extérieur, ne fonctionne pas dans les deux sens,
il se loge dans l’espace fermé qu’il doit ouvrir
et fonctionne de l’intérieur.
Et on comprend maintenant pourquoi l’expérience de
la mer leur est si nécessaire, pourquoi il leur faut en
permanence sortir de leur île. En effet, si la mer qui entoure
Utopia, constitue l’unique passage vers le dehors, elle
peut aussi enfermer les habitants s’ils n’actualisent
pas constamment leur savoir-faire maritime. Voilà pourquoi
les Utopiens, comme More le souligne, sortent vendre et acheter
pour des raisons extrinsèques au pur commerce, pour acquérir
en fait plus que des marchandises mais un savoir sur l’extérieur,
sur le dehors qui les entoure. Dans la mesure où la mer
est à la fois passage et obstacle, ou dit autrement, forme
un seuil, pour eux-mêmes comme pour les autres, les Utopiens
doivent conserver dans et par la navigation le pouvoir d’ouvrir
leur terre pour eux-mêmes. La serrure du coffre doit être
fréquemment utilisée pour continuer à fonctionner.
La même structure est encore visible dans la pratique de
la guerre : quand « quelque prince prend les
armes contre eux et menace d’envahir un des pays de leur
domination », ils « sortent aussitôt de leur
territoire pour se porter en force à sa rencontre. Car
ils évitent avant tout de faire la guerre sur leur sol
et aucune nécessité ne les déterminerait
à ouvrir leur île à des auxiliaires étrangers
» (5). Les guerres comme les échanges
sont quasiment toujours accomplis à l’extérieur,
comme si les Utopiens ne pouvaient rencontrer les autres, qu’à
distance de leur terre, laissant, amis ou ennemis, irrémédiablement
étrangers à leur sol.
Le cas est un peu plus complexe quand « la population
totale de l’île dépasse le niveau qu’on
estime convenable » et qu’on «
lève dans chaque ville des citoyens qui vont
établir une colonie réglée d’après
leurs lois », les Utopiens « vont
partout où sont des terres vacantes laissées en
friche par les indigènes. Ceux qu’ils trouvent favorablement
disposés, ils se les associent en une communauté
de vie et d’usages, et c’est pour le plus grand bien
des deux peuples. (…) Mais si les indigènes refusent
d’accepter leurs lois, les Utopiens les chassent du territoire
qu’ils ont choisi et ils luttent à main armée
contre ceux qui leur résistent » (6).
Les mouvements de population se font, selon la structure que nous
avons déjà dégagée, vers l’extérieur,
Utopia ne semble pas être une terre d’immigration.
Mais dans la mesure où, d’une part, comme nous venons
de le voir, les Utopiens autochtones défendent avec beaucoup
de vigueur les terres conquises, comme s’ils leur accordaient
quasiment la même valeur qu’à leur terre d’origine
et d’autre part, les indigènes sont sommés
de ressembler aux Utopiens pour vivre dans la colonie ; qu’en
est-il des mouvements en sens contraire, des colons peuvent-ils
venir sur la terre utopienne, même sans s’établir
? Il nous faudra encore d’autres recherches pour éclaircir
cette question, et notamment sur le statut des esclaves qui composent
la population utopienne. Néanmoins, nous pouvons d’ores
et déjà affirmer que les Utopiens ne se rapprochent
pas des autres en les accueillant, en les laissant venir vers
eux, mais en se portant à leur rencontre, en se mettant
à distance d’eux-mêmes. Cette affirmation,
quelque peu catégorique, peut être éprouvée
sur un autre cas qui semble contraire au premier abord.
Car bien sûr, des étrangers, des membres de peuples
voisins pénètrent sur le sol utopien, sans qu’on
sache bien d’ailleurs comment s’effectue leur entrée
sur l’île. Le texte décrit ainsi la venue des
ambassadeurs d’Anémolie, une contrée voisine,
dans la capitale d’Utopia. Fait important, il fallut deux
jours à ces messieurs « pour voir en
quelle quantité l’or se trouvait là, considéré
pour rien, tenu en un mépris égal à l’honneur
qu’on lui faisait chez eux » (7).
Car les Utopiens « en effet s’étonnent
qu’un mortel puisse tant se complaire à l’éclat
incertain d’une petite gemme, alors qu’il peut contempler
les étoiles et le soleil » (8).
Ces diplomates, pourtant versés dans les relations délicates
entre peuples différents, ne comprirent la méprise
de leurs tenues d’apparat « qu’après
qu’ils se furent entretenus un peu plus familièrement
avec les Utopiens et qu’ils se furent initiés à
leurs coutumes et opinions » (9).
Les mœurs utopiennes sont loin d’être immédiatement
compréhensibles, certes les anémoliens « habitent
plus loin et ont moins de relations avec l’Utopie
» (10), mais leurs coutumes gardent
même pour leurs proches valeur de distance. Passés
l’obstacle des récifs, acceptés parmi les
Utopiens, une distance éthique se fait jour au sein de
la proximité géographique. Il ne s’agit pas
d’une distance qui se développerait en dépit
du voisinage spatial mais d’une répétition,
d’une division permanente qui renaît à chaque
proximité qui s’établit, excluant ainsi toute
proximité. C’est ce que Raphaël avait bien compris
en déclarant que « ce nouveau monde qui
est séparé du nôtre par l’équateur
», l’était « bien davantage
encore, par la différence des coutumes et des mœurs
» (11). Aussi, faudrait-il reformuler
notre précédente affirmation comme suit : s’il
est vrai que le premier mouvement des Utopiens est de se mettre
à distance d’eux-mêmes pour rencontrer les
autres, ils ne se rapprochent guère moins d’eux en
les accueillant, car en restant au plus près d’eux-mêmes,
ils instaurent une nouvelle distance avec les autres. Avec eux,
l’étranger ne cesse d’être étranger.
* * *
C’est probablement cette disposition très particulière
de la civilisation utopienne qui a permis à Raphaël
d’être accueilli, lui le parfait étranger,
sur le sol utopien. Le texte l’établit parfaitement
: ceux « qui arrivent chez eux pour voir le
pays, ils les reçoivent à bras ouverts si leur esprit
se recommande de quelque mérite particulier ou s’ils
ont acquis de grandes connaissances par de longs voyages à
l’étranger, ce qui précisément fit
que notre visite fût bienvenue » (12).
La chance ou l’adresse du philosophe-navigateur a été
de comprendre que si la suppression des distances géographiques
rapproche les hommes, elle jette également entre eux le
tranchant de la différence, de l’étrangeté.
Aussi, même arrivé à bon port, le voyage ne
peut et ne doit s’achever, le voyageur doit continuer sa
course sans nostalgie pour sa terre d’origine, sans épouser
les coutumes utopiennes pour se sentir chez soi. Il doit maintenir
une équivoque telle qu’il ne puisse être tout
à fait (de) là-bas sans être vraiment (d’)ici.
Ainsi, en gardant son étrangeté sans tenter de l’effacer,
en apportant un savoir du lointain et d’autres lointains
que le sien, les portes d’Utopia se sont ouvertes tant les
Utopiens « aiment être renseignés
sur ce qui se passe dans le monde » (13).
Notes :
1 Pour plus de clarté envers le lecteur, nous notons «
Utopia » pour le nom de l’île, « Utopie
» pour le nom du texte de More, « utopie » sans
majuscule pour le nom du genre littéraire qui rassemble
bien d’autres œuvres.
2 Nous avertissons le lecteur que l’ordre du raisonnement
qui sera utilisé ici n’est pas celui d’une
hypothèse que l’on chercherait progressivement à
vérifier, ni même de prémisses dont on déduirait
les conclusions. Nous avons privilégié un ordre
d’exposition essayant tant bien que mal de faire apparaître
les tours et les détours par lesquels l’enquête
est passée. Aussi, les propositions émises n’ont
pas valeur de thèse et peuvent donc être confirmées
ou infirmées à chaque moment du raisonnement. La
recherche ne s’apparente pas à un mouvement menant
vers une certitude d’où toute erreur serait bannie
mais plutôt à un exercice de rectification continue
où la présence de l’erreur est tout à
la fois irréductible et nécessaire.
3 MORE Thomas, L’Utopie, Garnier-Flammarion, Paris,
1966 (Réed. 1987), p 138.
4 ibid, p 189.
5 ibid, p 212.
6 ibid, p 155.
7 ibid, p 169.
8 ibid, p 169.
9 ibid, p 169.
10 ibid, p 167.
11 ibid, p 199.
12 ibid, p 189.
13 ibid, p 189.
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