I
On
imagine aisément le savoir comme un vaste continent, divisé
en territoires distincts : science, morale, politique et art ; ceinturé
de profonds et sombres océans au sein desquels baignent des
fables bavardes, des mythes archaïques, des superstitions entêtées
ou des dogmes absurdes. On imagine plus difficilement la géographie
précise des rivages, la disposition singulière du lieu
neutre, de ce non-lieu, qui sépare et unit les deux éléments.
Ressemble-t-il à ces plages de sable ou de galets sur lesquelles
passent le flux et le reflux des eaux, où se dessine la limite
mouvante du connu et de l’inconnu ? S’apparente-t-il au
surplomb de hautes et abruptes falaises dessinant la chute que constitue
le passage du savoir à l’ignorance ? Ou bien est-ce le
tracé sinueux d’un littoral rocailleux, déchiqueté
par les mers manifestant l’approximation d’un savoir toujours
incertain de lui-même? Questions oiseuses, sans doute, pour
qui refuserait d’admettre que le partage du vrai et du faux
se décide au creux de tels paysages. Les hommes, en effet,
ne cessent d’inventer des pratiques pour distinguer le vrai
du faux, pour percevoir leur différence, mais celle-ci ne se
présente pas toujours, et peut-être jamais, comme une
ligne dense, claire et rectiligne. C’est pourquoi les hommes
ne recherchent pas la vérité dans les mêmes directions,
les mêmes lieux. Les sceptiques, par exemple, privilégient
les zones de brouillard, les brumes ou les phases de désordre
et de confusion, c’est-à-dire ces moments et ces lieux
où les choses perdent leurs formes rigoureuses, leur transparence
et se présentent soudain sous des aspects complètement
disparates.
Le long texte, près de six cents pages, du prêtre bénédictin
Augustin Calmet, peut nous servir d’exemple en matière
de scepticisme. En effet, dès lors qu’ il s’agit
de parler de ces « hommes morts depuis un tems considérable,
quelque fois plus quelque fois moins long, qui sortent de leurs tombeaux
& viennent inquiéter les vivans, leur sucent le sang, leurs
apparaissent, font le tintamare à leurs portes & dans leurs
maisons, & enfin leur causent souvent la mort »,
ces hommes auxquels « on donne le nom de Vampires
ou d’Oupires, qui signifie, dit-on, en Esclavon une sang-suë
» (1), on ne peut plus s’en tenir
aux évidences. L’atmosphère prend rapidement une
teinte étrange et la vérité échappant
alors au soleil de midi se dévoile curieusement au creux du
fantastique. De là la volonté de partager l’incroyable
recherche qui se cache dans l’épais volume de Calmet,
son Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires
ou les revenans de Hongrie, de Moravie, etc., publié en
1751.
* * *
II
Il
y a trois siècles, les plaintes contre des vampires en Hongrie,
Moravie et Pologne et les condamnations rendues à leur encontre
par certaines autorités judiciaires, firent grand bruit à
travers l’Europe. Voltaire, dans un bref article de son dictionnaire
philosophique, s’en fit l’écho : « Quoi
! c’est dans notre dix-huitième siècle qu’il
y a eu des vampires ! c’est après le règne des
Locke, des Shaftesbury, des Trenchard, des Collins ; c’est sous
le règne des d’Alembert, des Diderot, des Saint-Lambert,
des Duclos, qu’on a cru aux vampires, et que le révérend
P. dom Augustin Calmet, prêtre bénédictin de la
congrégation de Saint-Vannes et de Saint-Hidulphe, abbé
de Sénones (…) a imprimé et réimprimé
l’histoire des vampires avec l’approbation de la Sorbonne
» (2). Résonance bien particulière
que ce cri qui exprime tout autant la stupeur devant les dimensions
prises par cette croyance qu’une vive colère devant la
publication d’un traité qui rend l’affaire des
vampires « digne de l’attention des curieux
& des Savans » méritant « qu’on
l’étudie sérieusement, qu’on examine les
faits qu’on en rapporte, & qu’on en approfondisse
les causes, les circonstances & les moyens »
(3). Les vampires réveilleraient-ils
d’antiques débats entre la foi et la raison ou seraient-ils
exemplaires du combat qui fait rage au XVIIIe siècle entre
les lumières et l’obscurantisme ? De telles oppositions
seraient trop grossières et manqueraient le point précis
où se déclenche la polémique. D’abord,
les textes de Calmet et de Voltaire nient tous deux l’existence
de ces revenants, l’un par la grâce d’une vérité
qu’on détient déjà par une simple réflexion
des lumières qui nous entourent, l’autre par une enquête
auprès de témoins contemporains ou anciens, illustres
ou obscurs. D’autre part, Voltaire a beau faire pour prendre
de la distance par rapport à son adversaire, il ne peut que
s’appuyer, en les citant, sur les documents et les anecdotes
collectés par l’abbé. Entre les deux, un point
de dissension s’est bel et bien formé qui dépasse
de loin la question de l’existence ou non du surnaturel mais
qui touche beaucoup plus à la réaction qu’il convient
de prendre face à une telle histoire et, en l’occurrence,
aux droits et aux limites du scepticisme.
Pour Voltaire, des vampires, on ne peut en parler sérieusement.
Les évidences de la raison et de la nature suffisent pour nier
leur existence sans qu’une longue démonstration soit
nécessaire, ni le débat permis. Discriminer le vrai
du faux ne demande nul procès, un jugement éclairé
et souverain peut rendre lui-même justice à ces chimères
et à leurs crédules témoins. Affaire close. Sauf,
bien sûr, si ces récits trouvent crédit auprès
des autorités judiciaires : « C’est
une chose, à mon gré, très curieuse, que les
procès verbaux faits juridiquement concernant tous les morts
qui étaient sortis de leurs tombeaux pour venir sucer les petits
garçons et les petites filles de leur voisinage. Calmet rapporte
qu’en Hongrie deux officiers délégués par
l’empereur Charles VI, assistés du bailli du lieu et
du bourreau, allèrent faire enquête d’un vampire,
mort depuis six semaines, qui suçait tout le voisinage. On
le trouva dans sa bière, frais, gaillard, les yeux ouverts,
et demandant à manger. Le bailli rendit sa sentence. Le bourreau
arracha le cœur du vampire, et le brûla ; après
quoi le vampire ne mangea plus » (4).
Refusant de débattre, la raison croyait pouvoir éclairer
le monde de ses Lumières et faire de ses certitudes la seule
force de loi dans les affaires des hommes et de la nature. Or, se
retrouvant en désaccord avec la justice, la raison perd aussitôt
de son crédit : « Qu’on ose douter
après cela des morts ressuscités »
(5). Aussi, bien qu’elle feigne de s’enfermer
dans un silence convaincu, son mutisme ne provient plus de l’assurance
qu’elle avait d’être dans la vérité
; le seul cri qu’elle consent à émettre devant
les fantaisies macabres des vampires, « Quoi ! c’est
dans notre dix-huitième siècle qu’il y a eu des
vampires ! » (6), trahit
qu’elle est en fait bâillonnée par les rumeurs
tonitruantes de la foule. Les lumières qui devaient dissiper
l’obscurité des esprits, chasser les fantômes qui
peuplent les nuits des hommes, voient surgir devant elles un véritable
cauchemar, mais cette fois dans le plein du jour. C’est pourquoi
le cri de Voltaire est tout autant de peur que d’indignation.
Que faire alors, si les esprits éclairés du siècle,
l’aristocratie qui prétend tenir dans son poing justice
et vérité n’a pas assez d’autorité
pour faire taire les fables les plus grotesques ?
Devant l’évidence bafouée ainsi dans ses droits,
rien ne sert de gloser sur la vraisemblance des récits, une
évidence se trouve en deçà des arguments et des
preuves, elle ne se discute pas puisqu’elle s’éclaire
d’elle-même. Pourtant, en refusant de justifier sa conviction,
on proclame bien sûr son invincibilité en la protégeant
contre l’emprise du doute mais du même coup on ne peut
plus répondre et dialoguer avec les autres opinions pour les
contredire. Qu’importe, les lumières même inaperçues
finiront par régner. La lucidité appartient à
tous, elle est la Vérité même ou elle n’est
rien. C’est pourquoi, la solitude de la raison face aux fantaisies
du peuple et des magistrats ne vient pas d’une défaillance
intrinsèque, il faut plutôt suspecter le silence coupable
de ceux qui laissent les superstitions circuler : « C’était
en Pologne, en Hongrie, en Silésie, en Moravie, en Autriche,
en Lorraine, que les morts fesaient cette bonne chère. On n’entendait
point parler de vampires à Londres, ni même à
Paris. J’avoue que dans ces deux villes, il y eut des agioteurs,
des traitants, des gens d’affaires, qui sucèrent en plein
jour le sang du peuple ; mais ils n’étaient point morts,
quoique corrompus. Ces suceurs véritables ne demeuraient pas
dans des cimetières, mais dans des palais fort agréables
» (7). Au milieu de la place publique,
la raison avoue : le peuple dit vrai sur l’existence de vampires
mais il est victime de savoir nommer cette vérité sans
la percevoir distinctement : les « vrais vampires
sont les moines qui mangent aux dépens des rois et des peuples
» (8). La raison innocente les Lumières
de la faute que représente l’aveu de l’existence
des vampires, et ce, en faisant coïncider le rétablissement
de la vérité avec la dénonciation d’un
coupable. Voltaire choisira donc, pour parler des vampires, le registre
du pamphlet dans lequel il accuse moins les hommes crédules
que les savants. En peu de mots, un bref article, il dira l’énormité
de cette affaire, démesure que du haut de son imposant traité,
forme systématique et complète du savoir, Augustin Calmet
va porter à son comble.
* * *
III
L’abbé
collecte les nombreuses versions des récits de vampires et
les confronte aux textes de l’antiquité grecque et romaine,
païens et sacrés, pour chercher de possibles antécédents.
Si des témoins passés attestaient d’un événement
similaire, l’invraisemblance de l’affaire pourrait être
atténuée et mieux appréhendée. «
Mon but n’est point de fomenter la superstition,
ni d’entretenir la vaine curiosité des Visionnaires,
& de ceux qui croyent sans examen tout ce qu’on leur raconte,
dès qu’ils y trouvent du merveilleux & du surnaturel.
Je n’écris que pour des esprits raisonnables & non
prévenus, qui examinent les choses sérieusement &
de sang-froid ; je ne parle que pour ceux, qui ne donnent leur consentement
aux vérités connues, qu’avec maturité,
qui sçavent douter dans les choses incertaines, suspendre leur
jugement dans les choses douteuses, & nier ce qui est manifestement
faux » (9). Ce faisant,
en interrogeant les textes qui font autorité par leur sérieux,
il prend le risque de les discréditer et lui avec, s’il
s’avérait que des témoins dignes de foi confirmaient
une partie des récits contemporains : « Je
sens bien que je m’expose à la critique, & peut-être
à la risée de bien des Lecteurs, qui regardent cette
matière comme usée & décriée dans
l’esprit des Philosophes, des Savans, & de plusieurs Théologiens
: je ne dois pas compter non plus sur l’approbation du peuple,
que son peu de discernement empêche d’être Juge
compétent dans cette matière » (10).
La défiance de Calmet n’intervient pas quand les choses
évidentes s’obscurcissent, se voilent ou semblent recouvertes
de couleurs irréelles, contrairement à Voltaire qui
fait montre d’un scepticisme crépusculaire. Quand la
lumière du jour ne transperce plus le cœur sombre des
choses, que la nuit tombe et estompe peu à peu leur présence
rassurante, celui-ci cherche un fondement solide et grave sur lequel
faire reposer le masque frivole des vampires. Calmet, lui, attend
le moment où les choses, usées par les sarcasmes, les
rires et le mépris, éclatent en chaque parole sous un
profil, un aspect discret, que nul discours ne peut recomposer sous
un visage unique et connu.
Ces aspects sont alors la chose elle-même mais dépliée
sur plusieurs faces : « La matière des Revenans
ayant fait dans le monde autant de bruit qu’elle en a fait,
il n’est pas surprenant que l’on ait formé tant
de divers systêmes, & qu’on ait proposé tant
de manières pour expliquer leur retour & leurs opérations
» (11). Aussi, les vampires se présenteront
tour à tour comme chimère, apparence, miracle ou maléfice,
quatre facettes du même objet que nous exposerons dans un ordre
simplifié tant le traité de Calmet, par ses nombreux
allers et retours, est d’une lecture compliquée.
1- Des témoignages assurent que des êtres vont et viennent
entre la surface de la terre et ses profondeurs : au cœur des
cimetières, des sépultures s’entrouvrent et dans
le passage ainsi libéré, les vivants et les morts entrent
dans de nouveaux rapports. Ces êtres qui reviennent parmi les
vivants, ne restent guère auprès d’eux et repartent
au bout de quelques heures d’où ils sont venus. Ils s’opposent
en cela aux fantômes qui partagent le même espace que
les hommes même s’ils ne hantent que des lieux en marge
ou abandonnés d’eux. Mais comme les spectres, les vampires
sont des êtres du retour, des revenants.
Leur apparition prend la forme d’un cycle incessant dont les
boucles repassent invariablement par le même point : l’espace
sacré du tombeau. Ordre rassurant, en somme, qui n’inquiéterait
que peu les vivants s’il ne portait en lui d’autres troubles.
Trouble de cet événement improbable, voire impossible,
qui joue avec les limites des pouvoirs humains. De quelle manière,
en effet, « un corps couvert de quatre ou cinq pieds
de terre, n’ayant aucun jeu pour se mouvoir & se débarrasser,
enveloppé de linges, couvert d’ais, peut-il se faire
jour & revenir sur la terre, & y causer les effets que l’on
en raconte ; & comment après cela retourne-t-il en son
premier état, & rentre-t-il sous la terre
» (12), si ce n’est pas le biais
d’une force peu commune. Trouble également du partage
entre le sacré et le profane. Car aussi étrange que
cela paraisse, le passage des vampires dans le monde des vivants est
un acte de profanation. La terre du repos n’est plus dérangée
du dehors, par les vivants, le sens de la menace s’inverse et
monte à présent des profondeurs. L’ordre divin
règne ici-bas mais des bas-fonds gronde une nouvelle contestation.
Ces Apparitions, en vertu de lois physiques et religieuses, ne devraient
pas voir le jour et rester à jamais dans la nuit des tombeaux.
Paradoxalement, c’est le constat que font les témoins
car ils ne mentionnent aucune des traces, une terre fraîchement
remuée, un cercueil béant, qui vérifieraient
la réalité de leur effraction. Comment alors sortir
des « tombeaux sans ouvrir la terre, & comment
y rentrer sans qu’il y paraisse » (13)
si les nécropoles elles-mêmes n’étaient
les complices des vampires ? Dans un étrange battement, elles
s’ouvrent pour libérer leur retour et se referment sur
eux en effaçant leur brève irruption. S’il n’y
avait le vacarme qu’ils portent chez les vivants, leur fugitif
séjour s’évanouirait comme un rêve ou un
cauchemar d’enfant, aucune empreinte ne resterait de leur passage.
Mais voilà, ici et là, sans prévenir, cet être
« va la nuit embrasser et serrer violemment ses
proches ou ses amis, & leur suce le sang jusqu’à
les affaiblir, les exténuer & leur causer enfin la mort
» (14). Il ne se satisfait pas de visiter
les vivants, il les entraîne avec lui pour qu’ils l’accompagnent
dans la mort et cette « persécution ne s’arrête
pas à une seule personne ; elle s’étend jusqu’à
la dernière personne de la famille » (15).
Le cycle infernal pourrait alors indéfiniment se répéter,
chaque homme soustrait à la vie deviendrait à son tour
un vampire. On verrait alors les apparitions se multiplier et s’intensifier
d’elles-mêmes et bientôt les morts surpasseraient
en nombre le reste des hommes « à moins qu’on
n’en interrompe le cours en coupant la tête, ou en ouvrant
le cœur du Revenant » (16).
On comprend maintenant pourquoi les autorités judiciaires ont
pris cette affaire au sérieux, dépêché
des magistrats, auditionné les témoins et armé
les bourreaux pour « se délivrer de leurs
dangereuses visites & de leurs infestations »
(17). En profanant à leur tour la dernière
demeure des défunts, ils n’avouaient pas leur crédulité
mais ils calculaient ce que leur coûterait leur aveuglement.
Il y a bien peu de chances que les récits de vampires soient
vrais mais s’ils le sont, les conséquences en seraient
désastreuses : la terre finirait par ressembler à une
immense nécropole abritant les morts et attendant patiemment
les survivants. Il faut donc rester sourd au plus vraisemblable pour
que l’incroyable ne puisse un jour se réaliser.
2- Ce n’est qu’en « les déterrant,
en leur coupant la tête, en les empalant, ou les brûlant,
ou leur perçant le cœur » (18),
que les vampires finissent par disparaître. Phénomène
étrange que de les voir ainsi suppliciés à la
manière des vivants et accepter du même coup de perdre
leur nouvelle liberté. Car après tout, que peuvent-ils
craindre s’ils ont déjà perdu la vie ? A moins
qu’ils ne soient pas vraiment morts ? Sur de nombreux corps
exhumés « l’on trouve encore des signes
de vie » (19), ils poussent
même des cris quand on leur enfonce un pieu dans le cœur.
C’est d’ailleurs sur ces signes que les autorités
fondent leur jugement, car « on cite & on entend
les témoins ; on examine les raisons »
mais « on considère les corps exhumés,
pour voir si l’on y trouve les marques ordinaires, qui font
conjecturer que ce sont ceux qui molestent les vivans, comme la mobilité,
la souplesse dans les membres, la fluidité dans le sang, l’incorruption
dans les chairs. Si ces marques se rencontrent, on les livre au bourreau,
qui les brûle » (20).
Si les vampires sont bien vivants en sortant de leurs tombes, ils
ne sont plus tout à fait des revenants. En effet, ils se reconnaissaient
à un double retour, ils revenaient des morts parmi les vivants
et repartaient ensuite retrouver les autres défunts. A présent,
rien n’explique pourquoi ils ne restent pas parmi les leurs
et rien n’empêche également de penser qu’ils
étaient vivants avant même de sortir de leur cercueil.
Aussi, seule cette première évasion pourrait être
qualifiée de retour mais sous quelle forme : ces « revenans
se réveillent-ils simplement de leur sommeil, ou reprennent-ils
leurs esprits, comme ceux qui sont tombés en syncope, en faiblesse,
ou en défaillance, & qui au bout d’un certain temps
reviennent naturellement à eux-mêmes, lorsque le sang
& les esprits animaux ont repris leur cours & leur mouvement
naturel ? » (21). Quoi qu’il
en soit, leur retour ne serait plus celui de la mort à la vie
puisque à travers eux c’est la vie qui revient à
elle-même. On pourrait donc « croire, que
les Vampires de Hongrie, de Silésie & de Moravie, sont
(…) comme ces oiseaux qui s’enfoncent pendant l’hiver
dans les lacs ou les marais de la Pologne & des pays Septentrionaux
? Ils sont sans respiration & sans mouvement, mais non toutefois
sans vie. Ils reprennent leur mouvement et leur activité, lorsqu’au
retour du printemps le Soleil échauffe les eaux, ou lorsqu’on
les approche d’un feu modéré, ou qu’on les
apporte dans un poële échauffé d’une chaleur
tempérée : alors on les voit revivre & leurs fonctions
ordinaires, que le froid avait suspendues » (22).
Leur venue serait donc assujettie à une sorte de cycle naturel,
commandée par de simples causes physique, il n’y aurait
plus « rien de merveilleux dans leur retour au monde,
que la manière dont il se fait, & les circonstances dont
il est accompagné » (23).
Soit, mais comment expliquer ensuite qu’ils aient été
bannis vivants dans le monde des morts ? Il est vrai que quelquefois
« le corps sans être mort, & sans être
abandonné de son ame raisonnable, demeure comme mort &
sans mouvement, du moins avec un mouvement si lent, & une respiration
si faible, qu’elle est presque imperceptible, comme il arrive
dans la pamoison, dans la syncope, dans certaines maladies assez communes
aux femmes, dans l'extase » (24).
La vie connaît de nombreux états tels que l’extase,
la syncope, la léthargie ou le sommeil dans lesquels elle devient
imperceptible. Les individus mis en terre portaient probablement le
masque trompeur de la mort. Sauf qu’aucun témoin ne rapporte
si les victimes avant leur inhumation portaient les marques positives
du trépas et comme l’examen des vampires condamnés
le démontre, leurs corps ne ressemblent en rien à des
cadavres. Rien n’indique que les vivants aient pu confondre
les êtres qu’ils ont enterrés avec des cadavres.
Les vampires se différencient des autres morts-vivants chez
qui les signes de vie et de mort se présentent simultanément
au regard déjouant toute possibilité de trancher sur
la nature de leur être. En effet, ce n’est pas la mort
qui a trompé les paysans et les villageois apeurés mais
la vie, qui, en ne manifestant plus sa présence de manière
éclatante, n’a laissé d’elle-même
que des signes superficiels ne trahissant que très mal son
retrait dans les profondeurs du corps. Les vivants n’ont pas
vu des traces de corruption, signe d’une mort à l’œuvre
mais la vie qui n’était plus que l’apparence d’elle-même.
Et ils ont conclu de ce fantôme de vie une disparition totale,
une absence complète du corps, comme si l’éclipse
des signes de vie pointait irréversiblement vers une seule
issue : la mort. En somme, dans le creux, le vide que ménage
la vie entre l’affirmation de sa pleine vigueur et l’évanouissement
de sa présence, ils ont lu et cru l’impossibilité
du retour. L’ironie malheureuse étant que la justice
doublera cette première méprise d’une condamnation
à mort, comme si les vampires libérés de la tombe
devaient confirmer à nouveau le premier verdict. Erreur innocente
ou dissimulation malfaisante, cet exil forcé rapprochera tellement
le destin des vivants et des morts que les vampires finiront par réellement
mourir. Aussi dans un premier temps, la scène où se
manifestaient les vampires, le théâtre macabre de leurs
apparitions et disparitions, était réglé par
le jeu d’une double profanation, la leur et celle des hommes,
elle se déroule cette fois entre deux meurtres, aveugles ou
clairvoyants.
3- Les cimetières de Hongrie, de Pologne et d’ailleurs
regorgent donc d’êtres condamnés deux fois à
la mort. Aussi, dans un premier temps, ne s’agit-il pas d’un
retour à la vie puisqu’elle celle-ci ne s’est jamais
perdue mais simplement retrouvée dans un lieu inhabituel. Et
c’est parce que la vie se confond avec une âme invisible,
qui constitue le principe vital du corps, que sont possibles toutes
les confusions sur son état : la vie peut avoir disparue sans
pourtant cesser parce que l’âme peut végéter
en silence et se dissimuler dans le corps. Il faut toutefois que ce
dernier soit bien conservé pour que l’âme se manifeste
à nouveau. Or, à ce sujet, le rôle du tombeau
est double. Il arrive parfois qu’un corps « demeure
sans corruption pendant plusieurs années, ou même plusieurs
siècles, soit par un effet de son bon tempérament, comme
dans Hector & dans Alexandre le Grand, qui demeurent plusieurs
jours sans corruption, ou par le moyen de l’art de l’embaumement,
ou enfin par la qualité du terrain où ils sont enterrés,
qui a la faculté de dessécher l’humidité
radicale, & les principes de la corruption »
(25). Mais les vampires ont beau présenter
des signes de vie, indiquer que le souffle d’une âme les
anime encore, cela n’enlève rien au fait que des individus
« qui étaient enterrés quelquefois
depuis plusieurs mois, ou même depuis plusieurs années
(…) auraient dû être étouffés dans
leurs tombeaux, quand ils auraient été enterrés
tout vivans » (26). Un corps
enseveli, même bien conservé, ne portant aucun des stigmates
courants de la mort, ongles et cheveux démesurément
allongés, ceux-là même qui donnent l’apparence
d’une vie après la mort, devient pour son âme un
second tombeau. Elle n’a pas le pouvoir de ranimer un tel corps
par ses seules forces. Enseveli vivant ou mort, l’âme
immatérielle et incorruptible doit quitter son corps attendant
le jugement qui décidera si c’est avec joie ou regret.
Et pourtant, tout indique que l’âme et le corps de ces
individus ont été à nouveau réunis. Car
ces « personnes reviennent dans leur propres corps
; on les voit, on les connaît, on les exhume, on leur fait leur
procès, on les ampale, on leur coupe la tête, on les
brûle. Il est donc non seulement possible, mais très-vrai
& très-réel, qu’ils apparaissent dans leurs
propres corps » (27). Les
vampires, en visitant les hommes qui leur étaient proches de
leur vivant, indiquent une mémoire de soi dont le corps n’est
pas capable. Et puisque l’âme n’a pas le pouvoir
suffisant pour ranimer un cadavre, c’est donc que celui-ci a
été ressuscité. Or, il faut poser comme «
principe indubitable, que la Résurrection d’un
mort vraiment mort est l’effet de la seule puissance de Dieu.
Nul homme ne peut ni se ressusciter, ni rendre la vie à un
autre homme, sans un miracle visible. Jesus-Christ s’est ressuscité,
comme il l’avait promis : il l’a fait par sa propre vertu
; il l’a fait avec des circonstances toutes miraculeuses. S’il
était ressuscité aussi-tôt qu’il fut descendu
de la Croix, l’on aurait pû croire qu’il n’était
pas bien mort, qu’il restait encore en lui des semences de vie,
qu’on aurait pû le réveiller en le réchauffant,
ou en lui donnant des cordiaux & quelque chose capable de faire
revenir ses esprits » (28).
Dans ce cas, pourquoi Dieu aurait-il accepté de transgresser
les lois naturelles qu’il a lui-même fixées, en
opérant ce miracle ? Non pas que cet événement
soit rare : « Toutes les vies de Saints sont pleines
de Résurrections de morts ; on pourrait en composer de gros
volumes » (29) mais d’abord,
les résurrections momentanées comme celles des vampires
sont moins fréquentes et se font généralement
« seulement pour manifester la puissance de Dieu
; afin de rendre témoignage à la vérité
& à l’innocence, ou de soûtenir la créance
de l’Eglise contre des hérétiques obstinés
» (30).
Or « les Vampires ou Revenans ne parlent jamais
de l’autre vie, ne demandent ni Messes ni prieres, ne donnent
aucun avis aux vivans pour les porter à la correction de leurs
mœurs, ni pour les amener à une meilleure vie. C’est
assurément un grand préjugé contre la réalité
de leur retour de l’autre monde » (31).
Il n’y a pas de raison que ce soit pour leur vertu que les morts
sont ainsi rappelés à la vie, encore moins pour y accomplir
quelque action de grâce. C’est même tout le contraire
puisque les vampires « sucent tout le sang des vivans,
ensorte que ceux-ci s’exténuent à vue d’œil,
au-lieu que les cadavres, comme des sang-sues, se remplissent de sang
en telle abondance, qu’on le voit sortir par les conduits, &
même par les porres » (32).
Quel est donc le sens de leur résurrection ? Dans quel but
Dieu aurait-il permis que les morts puissent venir ainsi ôter
la vie aux vivants et de cette manière ? Ne croyons pas trop
vite que le festin sanglant auxquels les revenants se livrent exprime
une conduite dominée par la nécessité de survivre.
Le sang volé n’a aucun pouvoir vital puisque c’est
l’âme seule qui anime les corps, il est tout au plus le
signe le plus tangible de la vitalité, son image matérielle.
De plus, que serait une résurrection qui ne s’exercerait
qu’à moitié, qui ne laisserait qu’une demi-vie
à celui qu’elle sauve ? Les êtres arrachés
à la mort redeviennent bien mortels comme tous les vivants
et comme eux ne devraient en principe n’avoir nul besoin de
remplir leur corps d’une telle sève. Le sang en abondance
que les autorités retrouvent dans les cercueils ne semble pas
contenu par le corps du vampire et destiné à y rester
puisqu’il s’échappe de tous bords. Ce ruissellement
de sang signifie à coup sûr la vie mais manifeste plutôt
sa perte que sa présence : en somme, ce sang débordant
du corps met en scène un crime. Serait-ce alors le premier
crime qui les a jetés dans la fosse ? Le sang étalé
dévoilerait alors, d’une manière encore obscure
mais claire à qui sait lire, que cette erreur n’en était
pas une. Serait-ce plutôt les vampires qui, coupables de leur
vivant d’une faute majeure, commettraient un second crime sans
oublier d’en emporter la preuve avec eux ? Ainsi, la culpabilité
qui les étreignait jusqu’à dans la mort, avouerait
son offense par le meurtre et trouverait sa punition dans le meurtre.
Dans tous les cas, il faudrait bien admettre que l’âme
tourmenté du défunt, alourdie par une faute secrète,
la sienne ou celle d’un autre, aurait refusé de quitter
son corps sans accepter d’en faire pour autant son tombeau.
Le miracle divin deviendrait plus compréhensible : la profanation
des tombeaux serait une levée du secret, la souillure des tombes
serait le premier signe du trouble qui altère le repos de certains
morts. Mais enfin, peut-on imaginer que la justice de Dieu puisse
utiliser de tels expédients ? Que le « Démon,
& même un bon Ange, par la permission ou le commandement
de Dieu, puissent ôter la vie à un homme ; la chose paraît
indubitable » (33).
4- Mais on a beau tourner le problème dans tous les sens, interroger
cet acte, « on ne voit dans tout cet événement
que l’ouvrage du mauvais Esprit », «
Dieu ne paraît pas y avoir aucune part
» (34).
C’est pourquoi certains hommes savants pensent que le Seigneur
« pour donner aux hommes un exemple de sa juste
vengeance, a permis au Démon de faire dans cette occasion ce
qu’il n’a peut-être jamais fait, & ne fera jamais,
de posséder un corps, & de lui servir en quelque sorte
d’âme, pour lui donner l’action & le mouvement
pendant qu’il a pû conserver ce corps sans une trop grande
corruption » (35). Le démon
deviendrait l’égal de Dieu en puissance. L’apparition
des vampires ne viendrait plus seulement troubler les limites complexes
entre la vie et la mort, la faute et l’innocence dans l’erreur
mais aussi et surtout l’équilibre même entre les
puissances qui gouvernent la création. Si « le
Démon peut prendre la place d’une ame dans un corps nouvellement
décédé, ou s’il peut y faire rentrer l’ame
qui l’animait avant son décès, on ne pourra plus
lui contester la puissance de rendre à un mort une espèce
de vie; ce qui ferait une terrible tentation pour nous, qui serions
portés à croire, que le Démon a un pouvoir, que
la Religion ne nous permet pas de penser que Dieu partage avec aucun
Etre créé » (36).
Dans ce mince événement sans gravité autre que
quelques villageois apeurés ou assassinés, serait enveloppée
une révélation assez radicale pour condamner quiconque
l’assumerait en procès d’hérésie.
Et « il y a quelques savans qui ont crû que
le Démon a le pouvoir de rendre la vie & de conserver de
corruption pour un certain temps quelques corps »
mais ils ont atténué cette affirmation en ne laissant
au corps qu’une existence fantomatique. Les apparitions des
vampires se justifieraient et bien que composées d’une
matière extrêmement subtile, elles deviendraient visibles
et ressembleraient assez au corps du défunt « pour
faire illusion aux hommes & leur causer de la frayeur
» (37). Car c’est le propre du démon
de faire croire aux hommes qu’il peut accomplir les mêmes
prodiges que Dieu alors que sa seule puissance, malgré tout
bien réelle, est de frapper et de tromper les imaginations.
« En examinant le récit de la mort des prétendus
Martyrs du Vampirisme » on peut découvrir
« les symptômes d’un fanatisme épidémique
» et voir « que l’impression que la
crainte fait sur eux, est la vraie cause de leur perte
» (38). La fascination mortelle que produit
le démon sur les hommes peut s’exercer bien plus largement
encore. En effet, dans la mesure où cette « fascination
de quelque manière qu’on la conçoive, est certainement
au dessus des forces ordinaires & connues des hommes
» (39), le démon pourrait faire
croire à sa propre présence alors qu’il n’y
est pour rien dans l’affaire des vampires. « En
supposant que leurs corps ne bougent de leurs tombeaux, que ce sont
seulement leurs Fantômes qui apparaissent aux vivans, qu’elle
sera la cause qui produira ces fantômes, qui les animera ? Sera-ce
l’ame de ces défunts, qui ne les a pas encore abandonnés,
ou quelque Démon, qui les fera paraître sous un corps
emprunté & fantastique ; & si ce sont des corps fantastiques,
comment viennent-ils sucer le sang des vivants ? Nous retombons toujours
dans l’embarras » (40).
* * *
IV
Cet
embarras, qui ne conclut pas le traité car il l’accompagne
tout du long, ne quittera pas Calmet. Son enquête n’essaie
pas d’en finir avec l’affaire des vampires mais de prendre
la mesure du problème qu’elle pose : « Il
est impossible, que tout à coup plusieurs personnes croyent
voir ce qui n’est point, & qu’elles meurent en si
peu de temps d’une maladie de pure imagination. Et qui leur
a révélé, qu’un tel Vampire est entier
dans son tombeau, qu’il est plein de sang, qu’il y vit
en quelque sorte après la mort ? N’y aura-t-il pas un
homme de bon sens dans tout un peuple, qui soit exempt de cette fantaisie,
ou qui se soit mis au-dessus des effets de cette fascination
» (41). L’apparition des vampires
semble au-delà de ce dont les hommes peuvent faire l’expérience,
comme si aucun témoin n’était à la hauteur
de l’événement. Il ne subsiste donc qu’en
parole ne parvenant pas à s’établir en tant que
fait, donné empirique, pleinement visible et reconnaissable
par tous d’une manière analogue. Il faudra attendre 1822
pour que l’écrivain romantique Charles Nodier dise, après
avoir rassemblé à nouveau et publié toutes ces
fictions : « Nous engageons nos lecteurs à
se défier de ces récits ainsi que des prétendues
histoires de revenans, de sorciers, de diables, etc. Tout ce qu’on
peut dire et écrire sur ce sujet, n’a aucune authenticité
et ne mérite aucune croyance » (42),
et avouer ainsi être cet homme exempt de toute fascination.
Les histoires sur les vampires deviendront alors des fables jalousement
gardées par les écrivains qui continueront d’affirmer
contre l’embarras insistant de l’abbé Calmet :
« Désormais, tout ceci n’est et ne sera que littérature
».
Notes :
1 CALMET, Traité sur les apparitions des esprits et sur
les vampires ou les revenans de Hongrie, de Moravie, etc., 1751,
Tome II, p 2.
2 VOLTAIRE, Article Vampires, Dictionnaire philosophique,
p 413.
3 CALMET, Traité sur les apparitions des esprits et sur
les vampires ou les revenans de Hongrie, de Moravie, etc., 1751,
Tome I, Préface, p VII.
4 VOLTAIRE, Article Vampires, Dictionnaire philosophique,
p 415-416.
5 ibid, p 416.
6 ibid, p 413.
7 ibid, p 414.
8 ibid, p 418.
9 CALMET, Traité sur les apparitions des esprits et sur
les vampires ou les revenans de Hongrie, de Moravie, etc., 1751,
Tome I, Préface, p I-II.
10 ibid, Tome I, Préface, p I-II.
11 ibid, Tome II, p 197.
12 ibid Tome II, p 254.
13 ibid, Tome II, p 9.
14 ibid, Tome II, p 60-61.
15 ibid, Tome II, p 60-61.
16 ibid, Tome II, p 60-61.
17 ibid, Tome II, préface p IV-V.
18 ibid, Tome II, p 2.
19 ibid, Tome II, p 7.
20 ibid, Tome II, p 36.
21 ibid, Tome II, p 8-9.
22 ibid, Tome II, p 251.
23 ibid, Tome II, p 8-9.
24 ibid, Tome II, p 224.
25 ibid, Tome II, p 224.
26 ibid, Tome II, p 7.
27 ibid, Tome II, p 16.
28 ibid, Tome II, p 4-5.
29 ibid, Tome II, p 10.
30 ibid, Tome II, p 54.
31 ibid, Tome II, p 264.
32 ibid, Tome II, p 42.
33 ibid, Tome II, p 144.
34 ibid, Tome II, p 149-150.
35 ibid, Tome II, p 150.
36 ibid, Tome II, p 149-150.
37 ibid, Tome II, p 140.
38 ibid, Tome II, p 54.
39 ibid, Tome II, p 261.
40 ibid, Tome II, p 255.
41 ibid, Tome II, p 222-223.
42 NODIER CHARLES, Infernalia, 1822, p III.
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