La
naissance, le mariage, la famille, la mort, les funérailles,
…, toute la vie quotidienne des Grecs de l’Antiquité
est imprégnée par la religion, les rites et la mythologie.
La diplomatie, la guerre, …, chaque événement
de la vie de la polis, la cité, cadre fondamental
de la civilisation grecque, est lié aux dieux.
Thuein est l’un des verbes grecs signifiant «
sacrifier », avec l’idée de « brûler
pour les dieux », d’apporter une offrande sous la forme
de fumée. Parfois, il peut s’appliquer à des
sacrifices sans partage de la victime entre les divinités
et les hommes, ce que l’on désigne par les holocaustes.
Thuein et thusia désignent à l’époque
classique la forme la plus importante du sacrifice grec, celle qui
pour Hérodote sépare les Grecs des peuples barbares
qui ne pratiquent pas le sacrifice sanglant. La thusia
est l’immolation d’un animal dont une partie est brûlée
– la fumée, la knisa, nourrit les dieux –,
tandis qu’une autre est mangée cuite par les hommes.
La thusia tient une place centrale dans la vie religieuse
et elle est la pièce maîtresse de la cité.
Les sources représentant la thusia sont littéraires
et archéologiques, de l’époque archaïque
ou classique. L’Odyssée, écrit au VIIIe siècle
avant J.C., est le seul document décrivant la cérémonie
dans son ensemble. Les tragédies d’Euripide (480-435
av. J.C.) et de Sophocle, les comédies d’Aristophane
(445-388 av. J.C.), écrites à Athènes au Ve
siècle, mettent en scène différents moments
du sacrifice sanglant (1). Enfin, des céramiques
attiques du Ve siècle représentent précisément
des sacrifices.
Toutefois, ces documents ne sont pas des documents religieux et
ils ne nous disent pas quel est le dogme.
I. Le déroulement de la thusia.
1. Le cadre du sacrifice.
Homère décrit plusieurs fois la thusia dans
l’Odyssée. Les hommes sont dans le cadre de leur cité
et non en guerre comme dans l’Iliade. La cérémonie
la plus complète se déroule à Pylos, modèle
de piété dans l’œuvre homérique.
Le sacrifice dans l’œuvre homérique se déroule
dans l’oïkos, la maison, cellule de base de
la société grecque, parfois près d’un
temple, sur un autel dans un sanctuaire (hieron) ou un
espace sacrificiel propre (bômos). La religion grecque
est une religion sans prêtres, ainsi Nestor offre lui-même
la thusia en tant que chef de famille, en présence
de sa femme, de ses fils et de ses brus. Le sacrifice est donné
en l’honneur de la déesse Athéna, qui accompagne
Télémaque à la recherche de son père
Ulysse, et le but est la protection et le bonheur de la famille
de Nestor (2). La victime est choisie parmi
les animaux domestiques, bovins, porcs, ovins. On sacrifie ses propres
animaux.
La thusia est fait dans le cadre de la maison, pour la
famille, par la famille, en dehors des murs, mais dans l’espace
strict de l’oïkos.
2. Les rites de sacralisation.
Les rites de sacralisation n’existent pas pour les hommes
dans la religion grecque. Seul, le lavement des mains par une eau
lustrale doit couper le sacrificateur de la vie ordinaire afin de
procéder au sacrifice.
Un homme, choisi pour sa piété, dirige la cérémonie
et devient le prêtre (3). Ce dernier,
contrairement aux Romains, ne porte pas de couronne, ni de vêtements
sacerdotaux. La victime est choisie avec beaucoup de soin, selon
la divinité et son épithète (attribution).
Une génisse, animal femelle vierge, est sacrifiée
à Athéna, un bœuf est destiné à
Zeus, tandis qu’un bouc est offert à Dionysos.
L’animal doit être détaché du quotidien.
Il ne doit pas avoir connu le joug et être sans défaut
(taches, blessures) pour incarner la pureté. La parure, les
fleurs et les cornes recouvertes d’or fin retirent à
la victime son apparence normale. Cette dernière est accompagnée
par une procession (pompé) vers la divinité.
À l’autel (bômos)
Cratère attique à figures rouges de
Boston
(dessin de F. Lissarague, Image et céramique grecque, p 154)
Un flûtiste, la victime tenue par un jeune homme, le sacrificateur
qui va plonger ses mains dans le vase, le loutêrion
d’eau lustrale, la kernips, présentée
au-dessus de l’autel par un jeune homme qui porte, de l’autre
main, le kanoun, la corbeille contenant l’orge et le
couteau ; le prêtre est à droite.

La pompè : la procession sacrificielle
Cratère attique à figures rouges
de Ferrare
Devant le temple,
le prêtre barbu muni d’un bâton, fait face à
une jeune femme richement vêtue qui porte sur sa tête
le kanoun. Entourant un brûle-parfum, deux hommes
suivent. Un troisième apporte la coupe pour les libations.
Enfin les victimes, suivies par une femme dansant, sont amenées
vers Apollon, représenté dans son temple, symbolisé
par deux colonnes. Le dieu est identifié par les trépieds,
le carquois et le laurier.
Les objets nécessaires au sacrifice sont l’eau lustrale
(kernips) contenue dans le loutêrion, la
corbeille (kanoun) où se trouve l’orge sacré
et le couteau (machaira), le vase au sang (sphageion)
ainsi que la hache (pelekus).
Le premier rite de consécration consiste à verser
de l’eau lustrale sur la tête de la victime, puis de
jeter l’orge sacré sur l’autel, parfois sur les
participants. La société grecque est agricole et la
thusia est un rite agricole. Le deuxième est l’offrande
au feu en prémices de quelques poils coupés sur la
tête de l’animal. Le troisième est la prière.
Parfois, un joueur de flûte accompagne la cérémonie.
Avant le sacrifice
Stamnos attique à figures rouges du Louvre
(dessin de F. Lissarague)
Accompagnée d’un prêtre barbu portant un bâton,
la victime avance le cou au-dessus du vase au sang, le sphageion.
En face d’elle, le sacrificateur lui tient une corne d’une
main et la flatte de l’autre. Enfin, un flûtiste se tient
sur la gauche.
3. La mise à mort.
Après avoir accompli les rites de consécration, la
mort rituelle de l’animal peut se dérouler.
Les bovins sont mis à mort en deux étapes. Dans un
premier temps, le boutypos (en grec : assommer le bœuf)
assomme le bœuf par un coup de hache sur la nuque ou sur le
front, puis l’animal est conduit vers l’autel où
il est égorgé par le mageiros (sacrificateur,
boucher et cuisinier). La gorge de l’animal est dirigée
vers le haut, son sang devant jaillir vers le ciel avant de couler
sur le bômos et la terre. Le flûtiste s’arrête
de jouer et, à cet instant, retentit l’hololuké,
le cri des femmes qui expriment à la fois la joie et l’angoisse
devant la mort.

La mise à mort
Coupe à figures rouges du Louvre
(dessin de F. Lissarague, La cuisine du sacrifice en pays grec,
p 18, fig 2)
Devant le bômos, le sacrificateur armé d’un
coutelas, la machaira, s’apprête à égorger
un porcelet tenu par un jeune homme accroupi.
4. Le partage.
Dans le sanctuaire, l’animal est dépecé et partagé.
La part des dieux est constituée des os des cuisses, les
méria, des vertèbres et de la queue, que
l’on recouvre de graisse afin de reconstituer symboliquement
l’animal. Cuite, elle fournit la fumée (knisa)
qui, accompagnée de libations, nourrit les dieux. La part
des hommes est elle-même partagée en deux. Les splankna,
les entrailles, cœur, foie, poumons, reins, rate, siège
de la vie, sont rôties et partagées entre les participants.
La viande de boucherie est rôtie avec une fourche à
cinq dents, les obéloi, et mangée lors du
banquet (symposion), après avoir été
partagée d’une façon égalitaire ou vendue
dans des boucheries sur l’agora. Du Ve au IIIe siècle,
la viande des daïs eisé ou festin égal
n’est plus rôtie, mais bouillie dans un lébès,
un chaudron. Nous ne savons pas si la viande des sacrifices homériques
est rôtie ou bouillie. Le banquet ne désacralise pas
la cérémonie car rien ne termine le sacrifice... Le
banquet sacrificiel n’est jamais représenté
sur les céramiques, et la mise à mort l’est
très rarement.
Le sacré (hiéron) entoure toute la cérémonie
du sacrifice et le déroulement de la thusia ne doit
pas être troublé pour ne pas remettre en cause l’ordre
du monde.

Le partage, la part des hommes
La frise sacrificielle de l’hydrie ionienne
de Caéré, Rome,
Musée national de la Villa Guilia, vers 530-520 av. J.C.
Après
la mise à mort, les victimes sont partagées.
Devant les prêtres, de jeunes hommes cuisent la viande à
l’aide de grandes broches.

La part des hommes
Cratère attique de figures rouges de Naples
(dessin de F. Lissarague)
De
part et d’autre de l’autel, un prêtre barbu
fait une libation sur les viscères, les splankna,
qu’un jeune homme présente à la flamme de
l’autel à l’aide d’une broche, tandis
qu’une autre broche attend à droite de la scène.
Derrière l’autel, un autre jeune homme porte le kanoun
et, à ses côtés, Hermès, dont le membre
en érection rappelle qu’il est un dieu de la fécondité,
et que c’est cette même fécondité pour
les champs qu’appellent les hommes par le sacrifice de la
thusia.
II. Le mythe de Prométhée ou la première
thusia déterminant le statut de l’homme.
On attribue à Hésiode (Béotie, VIIIe-VIIe av.
J.C.) deux œuvres poétiques : la « Théogonie
», description et histoire du Monde avant Zeus, et «
Les travaux et les jours », l’art de bien travailler
la terre, sous le regard des dieux. Dans ce dernier texte, Hésiode
décrit la thusia qui donna naissance à l’ordre
du monde (4).
1. Un duel avec un seul enjeu : la condition de l’homme.
a. Le sacrifice en l’honneur de Zeus ou la première
thusia.
Hésiode et les autres Grecs ne posent pas la question de
l’Anthropogonie, de la naissance de l’homme. Il existe
dans cet Age d’Or, des dieux et des hommes, qui vivent ensemble.
Après avoir détrôné son père Ouranos,
Kronos n’arrive pas à organiser le monde. Son fils,
Zeus, le renverse, vainc les Géants, les Titans et devient
le roi du ciel. Il organise le Monde des dieux, le partage entre
les divinités, puis le Monde des hommes. Zeus, assisté
d’Athéna et d’Héphaïstos, est l’artisan
de tout.
Cet ordre va toutefois être bouleversé par un duel
entre Zeus et Prométhée. Ce dernier est un titan (fils
de la Terre, monde du désordre), fils de Japet, frère
d’Atlas et jumeau d’Epiméthée. Prométhée
est « celui qui réfléchit avant », tandis
qu’Epiméthée « réfléchit
après », et les hommes ont donc les qualités
des deux frères.
La métis, l’intelligence rusée, parfois
malhonnête, est au cœur de ce duel. Zeus emploie contre
ses adversaires la violence, avec les autres dieux la justice, et
contre les hommes la ruse. L’humanité est déjà
inférieure. Zeus épouse la ruse personnifiée,
la déesse Métis, et ils conçoivent un enfant
: celui-ci sera plus intelligent que son père et risque de
le détrôner. Zeus avale Métis et donne naissance
à Athéna. Seul Zeus possède désormais
la métis.
Le duel qui oppose le Titan et le Cronide (Zeus est fils de Kronos)
est formé de trois pièges qui s’enchaînent
dont l’enjeu est la condition de l’homme.
Prométhée sacrifie un bœuf en l’honneur
de Zeus : il partage la victime et présente au dieu une part
de belle apparence, constituée en fait des os recouverts
de graisse, et une part moins appétissante où la peau
de l’animal cache la viande et les entrailles. Le dieu choisit
la première part et tombe dans le piège tendu. La
deuxième ruse du titan est le vol du feu aux dieux. Il le
cache dans un légume pour détourner l’attention
et l’offre aux hommes. Le troisième et dernier piège
est l’œuvre de Zeus. La création de la femme précipite
le sort des hommes. Comme la part des dieux dans la première
thusia, la femme est belle à l’extérieure
et elle est le mal à l’intérieur. Comme le feu,
Pandore est un désir, mais elle provoque les malheurs des
hommes en ouvrant le vase de tous les maux. L’homme doit s’unir
à la femme pour naître. Il devient mortel et se sépare
des dieux. Seul le feu le distingue de l’animal. Il doit faire
des sacrifices pour être en bon terme avec les dieux, sans
réponse souvent de leur part. Il se marie avec la femme pour
avoir une descendance et fonder un oïkos. Hésiode
écrit que l’homme s’unit au mal, responsable
de la condition de l’humanité !
Enfin, condamné à se nourrir, il doit travailler la
terre et pratiquer l’agriculture.
Toute cette condition est la conséquence du partage du bœuf.
b. La conception de la thusia d’après le mythe
de Prométhée.
Le partage du bœuf provoque la séparation des hommes
et des dieux et rompt la communication entre les deux mondes. Prométhée
organise une thusia suivie d’une daïs,
un festin où l’on partage. Ce partage est inégal
car une part est mangeable pour les hommes et une part ne l’est
pas pour les dieux. Toutefois, cette répartition tourne au
désavantage des hommes. Ils sont condamnés à
se nourrir, et de ce fait à travailler, tandis que les dieux
ne mangent pas, outre le nectar et l’ambroisie, nourriture
divine dont ils peuvent jouir sans le moindre effort.
C’est également le sens du don du feu aux hommes par
Prométhée. Certes, Zeus, à première
vue, s’est fait piéger, et ce don a été
une aubaine pour les hommes. Mais en même temps, ce feu, fragile,
éphémère, périssable (à l’image
de l’homme), doit être entretenu, être l’objet
d’une vigilance toute particulière de la part des hommes
pour ne pas qu’il s’éteigne. Bref, ce don apparemment
positif pour les hommes les rend en fait dépendants, tributaires
de ce feu sans lequel ils ne peuvent vivre.
À jamais, les hommes et les dieux sont séparés
: aux premiers le travail, la peine et la mort, aux seconds la liberté,
le plaisir et l’immortalité. La hiérarchie du
monde est ainsi fondée sur le partage inégal du bœuf.
Depuis, lorsque les hommes sacrifient une victime, ils respectent
la hiérarchie, les dieux, les hommes et les animaux. Ils
forment un pont entre le divin et l’humanité avec une
seule et unique victime (5) partagée,
confirmant par la thusia l’organisation du monde.
2. Les autres conceptions de la thusia.
Le mythe de Prométhée n’est pas le seul mythe
de séparation et de répartition du monde.
Au IIIe siècle après J.C., Porphyre raconte que sous
le règne de Pygmalion, roi de Chypre, lors d’un holocauste,
sacrifice où la victime est entièrement consumée
par le feu et destinée aux seuls dieux, le grand prêtre
s’était léché les doigts après
avoir remis dans les flammes un morceau de viande qui était
tombé. Le roi punit ce sacrilège en le faisant exécuter.
Cependant, cette scène se répéta plusieurs
fois. Pygmalion décida alors qu’une part serait brûlée
désormais pour les dieux et une autre part destinée
aux hommes.
Lors du culte orgiaque de Dionysos, les femmes appelées Ménades
vont la nuit en pleine campagne chasser des animaux sauvages, qu’elles
capturent, qu’elles déchirent vivants et qu’elles
dévorent crus. Les femmes font unité avec la nature
sauvage, jusqu’à allaiter les animaux avec leur propre
lait ! Dionysos est le dieu de la transgression, des limites que
l’on franchit et cette omophagie (manger la viande
crue) montre que l’ordre du monde est refusé : le cadre
est la nature sauvage et non le monde des hommes, la viande est
dévorée crue, sans être partagée entre
les « hommes » (les ménades) et les dieux.
Une autre secte dionysiaque remet en cause l’ordre du monde
par des rites différents. Les Orphiques refusent de consommer
de la viande, un refus lié à l’un des épisodes
de l’enfance de Dionysos. Attiré par les Titans, le
jeune dieu fut tué, bouillit et dévoré. Zeus
foudroya les Titans et de leurs cendres naissent les hommes. Ces
derniers ont des grains de vie divins et dans la conception du monde
des Orphiques, les hommes tendent à devenir des dieux. Ils
rejettent toute nourriture carnée, font des offrandes non
sanglantes sur les autels et renoncent ainsi au monde politique.
Les Pythagoriciens, disciples du philosophe Pythagore (VIe avant
J.C.), refusent la chasse, mangent parfois de la viande et classent
en différentes catégories les animaux (animaux domestiques,
sauvages, nuisibles, …). Ils excluent les animaux sauvages
du sacrifice et les animaux domestiques, excepté ceux que
l’on peut consommer comme les porcs et les chèvres.
Ils refusent les frontières entre les dieux, les hommes et
les animaux. Néanmoins, tout en refusant la chair du mouton
et du bœuf, ils s’accommodent de victimes sacrificielles
les plus communes, conciliant ainsi leur place contestataire et
leur participation à la vie de la cité, qu’il
s’agit pour eux de réformer.
Une autre thusia particulière se déroule
à Athènes au Ve avant J.C. et soude la cité
entière autour du meurtre d’un bœuf.
III. Les Bouphonies d’Athènes au Ve
siècle avant J.C.
1. La mort du bœuf…
Les Bouphonies (Bou : bœuf, phonos
: meurtre ; meurtre du bœuf) se déroulent lors des fêtes
des Dipolies, le 14 du mois de Skiropharion, grandes
cérémonies en l’honneur de Zeus polieus, sur
l’Acropole, dans l’enclos sacré du dieu protecteur
de la cité d’Athènes, au nord du Parthénon.
La victime est un bœuf laboureur, un animal domestique qui
a travaillé dans les champs avec les hommes. La pompé
est remplacée par des rites de sacralisation. Les hommes
entourent l’animal, cachent les objets du sacrifice, ainsi
que l’autel. Des grains sont versés sur le bômos.
Provoquée, la victime s’approche de l’autel et,
sans être assommée, est tuée d’un coup
de hache. Son sang est versé sur l’autel. La viande
est partagée entre les dieux et les hommes. Commencée
sur la ville haute, l’Acropole, la cérémonie
s’achève par un festin sur l’agora dans la ville
basse.
2. … détermine l’organisation de la cité.
Le choix de la victime pour la thusia lors des Bouphonies
se porte sur un bœuf laboureur. Cet animal est considéré
comme un compagnon de travail par les hommes pour les champs. Il
travaille seul, librement comme un homme. Sa nourriture est une
nourriture humaine, fruit du travail de la terre et aussi une nourriture
divine, car les dieux protègent le travail des champs. Sa
mort est mise en scène comme un meurtre. Le bœuf n’a
pas encore un statut défini. Lors de la préparation
du sacrifice, le bœuf est nourri de fourrage, le chortos.
Il devient ainsi un animal et se distingue de ses compagnons de
travaux des champs, les hommes. Peu à peu, l’ordre
du monde s’établit : l’animal va nourrir les
hommes et les dieux. La thusia provoque l’organisation
du monde et confirme la place de chacun. La victime est tuée
par une hache à double tranchant, une pénékus,
un outil agricole utilisé pour défricher. Lors de
ce sacrifice, le bœuf est tué et non égorgé.
L’assommeur, le boutypos, est appelé le bouphonos,
meurtrier du bœuf, et la hache est accusée du meurtre.
L’ordre est donné de partager la viande et de la manger.
Le sacrifice sanglant d’un bœuf de labour par une société
agricole organise la cité entière.
Au début, la communauté de vie ne connaît pas
de règles. Chacun est isolé. La thusia permet
d’inviter, de rencontrer, de partager. À la fin du
sacrifice, il apparaît des catégories, comme les descendants
de l’assommeur du bœuf, des porteurs de corbeilles…
et des participants au festin. L’égorgeur devient celui
qui établit par son geste l’ordre. Le partage de la
victime confirme l’organisation du monde. L’animal est
réparti entre les dieux et les hommes, et les hommes eux-mêmes.
Chacun reçoit sa part selon sa place dans la société
maintenant organisée (6).
La mort du bœuf et son partage fondent la communauté.
Conclusion :
La thusia est un sacrifice sanglant d’une victime
animale qui est partagée entre les hommes et les dieux. Par
cet acte, les hommes répètent la ruse de Prométhée
qui les a toutefois perdus. Ne voulant pas briser l’organisation
du monde qui depuis sépare les dieux, les hommes et les animaux,
ils sacrifient l’animal pour confirmer leur place dans l’ordre
du monde. La mort de l’animal rassemble les hommes lors de
cérémonies, les organisent en communauté lors
des festins et fondent ainsi la cité grecque.
Notes :
1. Les pièces de théâtre débutent lors
des grands concours de tragédie (tragos, mot grec
signifiant « bouc ») par un sacrifice à Dionysos.
Aristophane, La Paix, vers 937-1124.
Euripide, Electre, vers 777-842.
Sophocle, Antigone, vers 1005-1020.
2. Homère, Odyssée, chant III, vers 430-472.
3. A Athènes, certains magistrats exercent des fonctions
religieuses comme l’archonte-roi ou l’archonte-éponyme,
toutefois la plupart des sacerdoces sont annuels, comme les magistratures
de la cité, et tirés au sort comme elles. Ils sont
ouverts à tous les citoyens, fermés aux esclaves,
aux métèques et aux étrangers. Toutefois, toute
tare physique en interdit l’accès. Certains sacerdoces
sont liés à des familles et exercés à
vie, selon des règles plus ou moins compliquées. Enfin,
pour le reste, ce sont de simples citoyens qui exercent les cultes
d’Athéna Polias ou de Poséidon Erechteus, soumis
comme tous les autres prêtres aux décrets de la Boulé,
le Conseil, et de l’Assemblée, l’Ecclésia.
4. Hésiode, Théogonie, vers 535-592.
5. Dans le cadre de la thusia la victime est partagée entre
les dieux et les hommes alors que dans un holocauste, la victime
est entièrement brûlée, comme dans le culte
d’Artémis Laphria à Patras.
6. Porphyre, De abstinentia, II 28-31.
Bibliographie :
- ARISTOPHANE, La Paix, CUF, trad H. Van Daele.
- EURIPIDE, Electre, CUF, trad L. Parmentier-H. Grégoire.
- HÉSIODE, Théogonie, CUF, trad P. Mazon.
- HOMÈRE, Odyssée, G.F Flammarion, trad M.
Dufour-J. Raison.
- PORPHYRE, De abstinentia, CUF, trad J. Bouffartigue et
M. Patillon, revue par J.L. Durand.
- SOPHOCLE, Antigone, CUF, trad P. Mazon.
- L. BRUIT ZAIDMAN et P. SCHMITT PANTEL, La religion grecque,
Armand Colin, collection Cursus, Paris, 1991.
- M. DETIENNE et J.P. VERNANT, La cuisine du sacrifice en pays
grec, Gallimard, Paris, 1979.
- J.L. DURAND et F. LISSARAGUE, Héros cru ou hôte
cuit : histoire quasi cannibale d’Héraclès,
Images et céramiques grecques, Rouen, 1983.
- M. JOST, Aspects de la vie religieuse en Grèce (Début
du Ve à la fin du IIIe siècle av. J.C.), SEDES,
Paris, 1992.
- E. HAMILTON, La mythologie, Marabout, 1978.
- R. MARTIN et H. METZGER, La religion grecque, PUF, Paris,
1976
- J. RUDHARDT, Notions fondamentales de la pensée religieuse
et actes constitutifs du culte dans la Grèce ancienne,
Picard, 2e édition, 1992.
- J. SCHMITT, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine,
Larousse, Paris, 1965.
- J.P. VERNANT, Sacrifice et labour en Grèce ancienne,
La Découverte, Paris, 1986.
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