Le sang-Archives

La thusia ou le sacrifice sanglant chez les Grecs anciens
par
Laurent Malonda

 


La naissance, le mariage, la famille, la mort, les funérailles, …, toute la vie quotidienne des Grecs de l’Antiquité est imprégnée par la religion, les rites et la mythologie. La diplomatie, la guerre, …, chaque événement de la vie de la polis, la cité, cadre fondamental de la civilisation grecque, est lié aux dieux.

Thuein est l’un des verbes grecs signifiant « sacrifier », avec l’idée de « brûler pour les dieux », d’apporter une offrande sous la forme de fumée. Parfois, il peut s’appliquer à des sacrifices sans partage de la victime entre les divinités et les hommes, ce que l’on désigne par les holocaustes. Thuein et thusia désignent à l’époque classique la forme la plus importante du sacrifice grec, celle qui pour Hérodote sépare les Grecs des peuples barbares qui ne pratiquent pas le sacrifice sanglant. La thusia est l’immolation d’un animal dont une partie est brûlée – la fumée, la knisa, nourrit les dieux –, tandis qu’une autre est mangée cuite par les hommes. La thusia tient une place centrale dans la vie religieuse et elle est la pièce maîtresse de la cité.

Les sources représentant la thusia sont littéraires et archéologiques, de l’époque archaïque ou classique. L’Odyssée, écrit au VIIIe siècle avant J.C., est le seul document décrivant la cérémonie dans son ensemble. Les tragédies d’Euripide (480-435 av. J.C.) et de Sophocle, les comédies d’Aristophane (445-388 av. J.C.), écrites à Athènes au Ve siècle, mettent en scène différents moments du sacrifice sanglant (1). Enfin, des céramiques attiques du Ve siècle représentent précisément des sacrifices.
Toutefois, ces documents ne sont pas des documents religieux et ils ne nous disent pas quel est le dogme.


I. Le déroulement de la thusia.


1. Le cadre du sacrifice.

Homère décrit plusieurs fois la thusia dans l’Odyssée. Les hommes sont dans le cadre de leur cité et non en guerre comme dans l’Iliade. La cérémonie la plus complète se déroule à Pylos, modèle de piété dans l’œuvre homérique.

Le sacrifice dans l’œuvre homérique se déroule dans l’oïkos, la maison, cellule de base de la société grecque, parfois près d’un temple, sur un autel dans un sanctuaire (hieron) ou un espace sacrificiel propre (bômos). La religion grecque est une religion sans prêtres, ainsi Nestor offre lui-même la thusia en tant que chef de famille, en présence de sa femme, de ses fils et de ses brus. Le sacrifice est donné en l’honneur de la déesse Athéna, qui accompagne Télémaque à la recherche de son père Ulysse, et le but est la protection et le bonheur de la famille de Nestor (2). La victime est choisie parmi les animaux domestiques, bovins, porcs, ovins. On sacrifie ses propres animaux.
La thusia est fait dans le cadre de la maison, pour la famille, par la famille, en dehors des murs, mais dans l’espace strict de l’oïkos.


2. Les rites de sacralisation.

Les rites de sacralisation n’existent pas pour les hommes dans la religion grecque. Seul, le lavement des mains par une eau lustrale doit couper le sacrificateur de la vie ordinaire afin de procéder au sacrifice.
Un homme, choisi pour sa piété, dirige la cérémonie et devient le prêtre (3). Ce dernier, contrairement aux Romains, ne porte pas de couronne, ni de vêtements sacerdotaux. La victime est choisie avec beaucoup de soin, selon la divinité et son épithète (attribution). Une génisse, animal femelle vierge, est sacrifiée à Athéna, un bœuf est destiné à Zeus, tandis qu’un bouc est offert à Dionysos.
L’animal doit être détaché du quotidien. Il ne doit pas avoir connu le joug et être sans défaut (taches, blessures) pour incarner la pureté. La parure, les fleurs et les cornes recouvertes d’or fin retirent à la victime son apparence normale. Cette dernière est accompagnée par une procession (pompé) vers la divinité.


À l’autel (bômos)
Cratère attique à figures rouges de Boston
(dessin de F. Lissarague, Image et céramique grecque, p 154)

Un flûtiste, la victime tenue par un jeune homme, le sacrificateur qui va plonger ses mains dans le vase, le loutêrion d’eau lustrale, la kernips, présentée au-dessus de l’autel par un jeune homme qui porte, de l’autre main, le kanoun, la corbeille contenant l’orge et le couteau ; le prêtre est à droite.


La pompè : la procession sacrificielle
Cratère attique à figures rouges de Ferrare

Devant le temple, le prêtre barbu muni d’un bâton, fait face à une jeune femme richement vêtue qui porte sur sa tête le kanoun. Entourant un brûle-parfum, deux hommes suivent. Un troisième apporte la coupe pour les libations. Enfin les victimes, suivies par une femme dansant, sont amenées vers Apollon, représenté dans son temple, symbolisé par deux colonnes. Le dieu est identifié par les trépieds, le carquois et le laurier.

Les objets nécessaires au sacrifice sont l’eau lustrale (kernips) contenue dans le loutêrion, la corbeille (kanoun) où se trouve l’orge sacré et le couteau (machaira), le vase au sang (sphageion) ainsi que la hache (pelekus).
Le premier rite de consécration consiste à verser de l’eau lustrale sur la tête de la victime, puis de jeter l’orge sacré sur l’autel, parfois sur les participants. La société grecque est agricole et la thusia est un rite agricole. Le deuxième est l’offrande au feu en prémices de quelques poils coupés sur la tête de l’animal. Le troisième est la prière. Parfois, un joueur de flûte accompagne la cérémonie.


Avant le sacrifice
Stamnos attique à figures rouges du Louvre
(dessin de F. Lissarague)

Accompagnée d’un prêtre barbu portant un bâton, la victime avance le cou au-dessus du vase au sang, le sphageion. En face d’elle, le sacrificateur lui tient une corne d’une main et la flatte de l’autre. Enfin, un flûtiste se tient sur la gauche.


3. La mise à mort.

Après avoir accompli les rites de consécration, la mort rituelle de l’animal peut se dérouler.
Les bovins sont mis à mort en deux étapes. Dans un premier temps, le boutypos (en grec : assommer le bœuf) assomme le bœuf par un coup de hache sur la nuque ou sur le front, puis l’animal est conduit vers l’autel où il est égorgé par le mageiros (sacrificateur, boucher et cuisinier). La gorge de l’animal est dirigée vers le haut, son sang devant jaillir vers le ciel avant de couler sur le bômos et la terre. Le flûtiste s’arrête de jouer et, à cet instant, retentit l’hololuké, le cri des femmes qui expriment à la fois la joie et l’angoisse devant la mort.


La mise à mort
Coupe à figures rouges du Louvre
(dessin de F. Lissarague, La cuisine du sacrifice en pays grec, p 18, fig 2)

Devant le bômos, le sacrificateur armé d’un coutelas, la machaira, s’apprête à égorger un porcelet tenu par un jeune homme accroupi.


4. Le partage.

Dans le sanctuaire, l’animal est dépecé et partagé. La part des dieux est constituée des os des cuisses, les méria, des vertèbres et de la queue, que l’on recouvre de graisse afin de reconstituer symboliquement l’animal. Cuite, elle fournit la fumée (knisa) qui, accompagnée de libations, nourrit les dieux. La part des hommes est elle-même partagée en deux. Les splankna, les entrailles, cœur, foie, poumons, reins, rate, siège de la vie, sont rôties et partagées entre les participants. La viande de boucherie est rôtie avec une fourche à cinq dents, les obéloi, et mangée lors du banquet (symposion), après avoir été partagée d’une façon égalitaire ou vendue dans des boucheries sur l’agora. Du Ve au IIIe siècle, la viande des daïs eisé ou festin égal n’est plus rôtie, mais bouillie dans un lébès, un chaudron. Nous ne savons pas si la viande des sacrifices homériques est rôtie ou bouillie. Le banquet ne désacralise pas la cérémonie car rien ne termine le sacrifice... Le banquet sacrificiel n’est jamais représenté sur les céramiques, et la mise à mort l’est très rarement.
Le sacré (hiéron) entoure toute la cérémonie du sacrifice et le déroulement de la thusia ne doit pas être troublé pour ne pas remettre en cause l’ordre du monde.


Le partage, la part des hommes
La frise sacrificielle de l’hydrie ionienne de Caéré, Rome,
Musée national de la Villa Guilia, vers 530-520 av. J.C.

Après la mise à mort, les victimes sont partagées.
Devant les prêtres, de jeunes hommes cuisent la viande à l’aide de grandes broches.


La part des hommes
Cratère attique de figures rouges de Naples
(dessin de F. Lissarague)

De part et d’autre de l’autel, un prêtre barbu fait une libation sur les viscères, les splankna, qu’un jeune homme présente à la flamme de l’autel à l’aide d’une broche, tandis qu’une autre broche attend à droite de la scène. Derrière l’autel, un autre jeune homme porte le kanoun et, à ses côtés, Hermès, dont le membre en érection rappelle qu’il est un dieu de la fécondité, et que c’est cette même fécondité pour les champs qu’appellent les hommes par le sacrifice de la thusia.


II. Le mythe de Prométhée ou la première thusia déterminant le statut de l’homme.


On attribue à Hésiode (Béotie, VIIIe-VIIe av. J.C.) deux œuvres poétiques : la « Théogonie », description et histoire du Monde avant Zeus, et « Les travaux et les jours », l’art de bien travailler la terre, sous le regard des dieux. Dans ce dernier texte, Hésiode décrit la thusia qui donna naissance à l’ordre du monde (4).


1. Un duel avec un seul enjeu : la condition de l’homme.

a. Le sacrifice en l’honneur de Zeus ou la première thusia.

Hésiode et les autres Grecs ne posent pas la question de l’Anthropogonie, de la naissance de l’homme. Il existe dans cet Age d’Or, des dieux et des hommes, qui vivent ensemble. Après avoir détrôné son père Ouranos, Kronos n’arrive pas à organiser le monde. Son fils, Zeus, le renverse, vainc les Géants, les Titans et devient le roi du ciel. Il organise le Monde des dieux, le partage entre les divinités, puis le Monde des hommes. Zeus, assisté d’Athéna et d’Héphaïstos, est l’artisan de tout.
Cet ordre va toutefois être bouleversé par un duel entre Zeus et Prométhée. Ce dernier est un titan (fils de la Terre, monde du désordre), fils de Japet, frère d’Atlas et jumeau d’Epiméthée. Prométhée est « celui qui réfléchit avant », tandis qu’Epiméthée « réfléchit après », et les hommes ont donc les qualités des deux frères.
La métis, l’intelligence rusée, parfois malhonnête, est au cœur de ce duel. Zeus emploie contre ses adversaires la violence, avec les autres dieux la justice, et contre les hommes la ruse. L’humanité est déjà inférieure. Zeus épouse la ruse personnifiée, la déesse Métis, et ils conçoivent un enfant : celui-ci sera plus intelligent que son père et risque de le détrôner. Zeus avale Métis et donne naissance à Athéna. Seul Zeus possède désormais la métis.
Le duel qui oppose le Titan et le Cronide (Zeus est fils de Kronos) est formé de trois pièges qui s’enchaînent dont l’enjeu est la condition de l’homme.
Prométhée sacrifie un bœuf en l’honneur de Zeus : il partage la victime et présente au dieu une part de belle apparence, constituée en fait des os recouverts de graisse, et une part moins appétissante où la peau de l’animal cache la viande et les entrailles. Le dieu choisit la première part et tombe dans le piège tendu. La deuxième ruse du titan est le vol du feu aux dieux. Il le cache dans un légume pour détourner l’attention et l’offre aux hommes. Le troisième et dernier piège est l’œuvre de Zeus. La création de la femme précipite le sort des hommes. Comme la part des dieux dans la première thusia, la femme est belle à l’extérieure et elle est le mal à l’intérieur. Comme le feu, Pandore est un désir, mais elle provoque les malheurs des hommes en ouvrant le vase de tous les maux. L’homme doit s’unir à la femme pour naître. Il devient mortel et se sépare des dieux. Seul le feu le distingue de l’animal. Il doit faire des sacrifices pour être en bon terme avec les dieux, sans réponse souvent de leur part. Il se marie avec la femme pour avoir une descendance et fonder un oïkos. Hésiode écrit que l’homme s’unit au mal, responsable de la condition de l’humanité !
Enfin, condamné à se nourrir, il doit travailler la terre et pratiquer l’agriculture.
Toute cette condition est la conséquence du partage du bœuf.

b. La conception de la thusia d’après le mythe de Prométhée.

Le partage du bœuf provoque la séparation des hommes et des dieux et rompt la communication entre les deux mondes. Prométhée organise une thusia suivie d’une daïs, un festin où l’on partage. Ce partage est inégal car une part est mangeable pour les hommes et une part ne l’est pas pour les dieux. Toutefois, cette répartition tourne au désavantage des hommes. Ils sont condamnés à se nourrir, et de ce fait à travailler, tandis que les dieux ne mangent pas, outre le nectar et l’ambroisie, nourriture divine dont ils peuvent jouir sans le moindre effort.
C’est également le sens du don du feu aux hommes par Prométhée. Certes, Zeus, à première vue, s’est fait piéger, et ce don a été une aubaine pour les hommes. Mais en même temps, ce feu, fragile, éphémère, périssable (à l’image de l’homme), doit être entretenu, être l’objet d’une vigilance toute particulière de la part des hommes pour ne pas qu’il s’éteigne. Bref, ce don apparemment positif pour les hommes les rend en fait dépendants, tributaires de ce feu sans lequel ils ne peuvent vivre.
À jamais, les hommes et les dieux sont séparés : aux premiers le travail, la peine et la mort, aux seconds la liberté, le plaisir et l’immortalité. La hiérarchie du monde est ainsi fondée sur le partage inégal du bœuf.
Depuis, lorsque les hommes sacrifient une victime, ils respectent la hiérarchie, les dieux, les hommes et les animaux. Ils forment un pont entre le divin et l’humanité avec une seule et unique victime (5) partagée, confirmant par la thusia l’organisation du monde.


2. Les autres conceptions de la thusia.

Le mythe de Prométhée n’est pas le seul mythe de séparation et de répartition du monde.
Au IIIe siècle après J.C., Porphyre raconte que sous le règne de Pygmalion, roi de Chypre, lors d’un holocauste, sacrifice où la victime est entièrement consumée par le feu et destinée aux seuls dieux, le grand prêtre s’était léché les doigts après avoir remis dans les flammes un morceau de viande qui était tombé. Le roi punit ce sacrilège en le faisant exécuter. Cependant, cette scène se répéta plusieurs fois. Pygmalion décida alors qu’une part serait brûlée désormais pour les dieux et une autre part destinée aux hommes.

Lors du culte orgiaque de Dionysos, les femmes appelées Ménades vont la nuit en pleine campagne chasser des animaux sauvages, qu’elles capturent, qu’elles déchirent vivants et qu’elles dévorent crus. Les femmes font unité avec la nature sauvage, jusqu’à allaiter les animaux avec leur propre lait ! Dionysos est le dieu de la transgression, des limites que l’on franchit et cette omophagie (manger la viande crue) montre que l’ordre du monde est refusé : le cadre est la nature sauvage et non le monde des hommes, la viande est dévorée crue, sans être partagée entre les « hommes » (les ménades) et les dieux.

Une autre secte dionysiaque remet en cause l’ordre du monde par des rites différents. Les Orphiques refusent de consommer de la viande, un refus lié à l’un des épisodes de l’enfance de Dionysos. Attiré par les Titans, le jeune dieu fut tué, bouillit et dévoré. Zeus foudroya les Titans et de leurs cendres naissent les hommes. Ces derniers ont des grains de vie divins et dans la conception du monde des Orphiques, les hommes tendent à devenir des dieux. Ils rejettent toute nourriture carnée, font des offrandes non sanglantes sur les autels et renoncent ainsi au monde politique.

Les Pythagoriciens, disciples du philosophe Pythagore (VIe avant J.C.), refusent la chasse, mangent parfois de la viande et classent en différentes catégories les animaux (animaux domestiques, sauvages, nuisibles, …). Ils excluent les animaux sauvages du sacrifice et les animaux domestiques, excepté ceux que l’on peut consommer comme les porcs et les chèvres. Ils refusent les frontières entre les dieux, les hommes et les animaux. Néanmoins, tout en refusant la chair du mouton et du bœuf, ils s’accommodent de victimes sacrificielles les plus communes, conciliant ainsi leur place contestataire et leur participation à la vie de la cité, qu’il s’agit pour eux de réformer.

Une autre thusia particulière se déroule à Athènes au Ve avant J.C. et soude la cité entière autour du meurtre d’un bœuf.


III. Les Bouphonies d’Athènes au Ve siècle avant J.C.


1. La mort du bœuf…

Les Bouphonies (Bou : bœuf, phonos : meurtre ; meurtre du bœuf) se déroulent lors des fêtes des Dipolies, le 14 du mois de Skiropharion, grandes cérémonies en l’honneur de Zeus polieus, sur l’Acropole, dans l’enclos sacré du dieu protecteur de la cité d’Athènes, au nord du Parthénon.
La victime est un bœuf laboureur, un animal domestique qui a travaillé dans les champs avec les hommes. La pompé est remplacée par des rites de sacralisation. Les hommes entourent l’animal, cachent les objets du sacrifice, ainsi que l’autel. Des grains sont versés sur le bômos. Provoquée, la victime s’approche de l’autel et, sans être assommée, est tuée d’un coup de hache. Son sang est versé sur l’autel. La viande est partagée entre les dieux et les hommes. Commencée sur la ville haute, l’Acropole, la cérémonie s’achève par un festin sur l’agora dans la ville basse.


2. … détermine l’organisation de la cité.

Le choix de la victime pour la thusia lors des Bouphonies se porte sur un bœuf laboureur. Cet animal est considéré comme un compagnon de travail par les hommes pour les champs. Il travaille seul, librement comme un homme. Sa nourriture est une nourriture humaine, fruit du travail de la terre et aussi une nourriture divine, car les dieux protègent le travail des champs. Sa mort est mise en scène comme un meurtre. Le bœuf n’a pas encore un statut défini. Lors de la préparation du sacrifice, le bœuf est nourri de fourrage, le chortos. Il devient ainsi un animal et se distingue de ses compagnons de travaux des champs, les hommes. Peu à peu, l’ordre du monde s’établit : l’animal va nourrir les hommes et les dieux. La thusia provoque l’organisation du monde et confirme la place de chacun. La victime est tuée par une hache à double tranchant, une pénékus, un outil agricole utilisé pour défricher. Lors de ce sacrifice, le bœuf est tué et non égorgé. L’assommeur, le boutypos, est appelé le bouphonos, meurtrier du bœuf, et la hache est accusée du meurtre. L’ordre est donné de partager la viande et de la manger. Le sacrifice sanglant d’un bœuf de labour par une société agricole organise la cité entière.
Au début, la communauté de vie ne connaît pas de règles. Chacun est isolé. La thusia permet d’inviter, de rencontrer, de partager. À la fin du sacrifice, il apparaît des catégories, comme les descendants de l’assommeur du bœuf, des porteurs de corbeilles… et des participants au festin. L’égorgeur devient celui qui établit par son geste l’ordre. Le partage de la victime confirme l’organisation du monde. L’animal est réparti entre les dieux et les hommes, et les hommes eux-mêmes. Chacun reçoit sa part selon sa place dans la société maintenant organisée (6).
La mort du bœuf et son partage fondent la communauté.


Conclusion :

La thusia est un sacrifice sanglant d’une victime animale qui est partagée entre les hommes et les dieux. Par cet acte, les hommes répètent la ruse de Prométhée qui les a toutefois perdus. Ne voulant pas briser l’organisation du monde qui depuis sépare les dieux, les hommes et les animaux, ils sacrifient l’animal pour confirmer leur place dans l’ordre du monde. La mort de l’animal rassemble les hommes lors de cérémonies, les organisent en communauté lors des festins et fondent ainsi la cité grecque.


Notes :

1. Les pièces de théâtre débutent lors des grands concours de tragédie (tragos, mot grec signifiant « bouc ») par un sacrifice à Dionysos.
Aristophane, La Paix, vers 937-1124.
Euripide, Electre, vers 777-842.
Sophocle, Antigone, vers 1005-1020.
2. Homère, Odyssée, chant III, vers 430-472.
3. A Athènes, certains magistrats exercent des fonctions religieuses comme l’archonte-roi ou l’archonte-éponyme, toutefois la plupart des sacerdoces sont annuels, comme les magistratures de la cité, et tirés au sort comme elles. Ils sont ouverts à tous les citoyens, fermés aux esclaves, aux métèques et aux étrangers. Toutefois, toute tare physique en interdit l’accès. Certains sacerdoces sont liés à des familles et exercés à vie, selon des règles plus ou moins compliquées. Enfin, pour le reste, ce sont de simples citoyens qui exercent les cultes d’Athéna Polias ou de Poséidon Erechteus, soumis comme tous les autres prêtres aux décrets de la Boulé, le Conseil, et de l’Assemblée, l’Ecclésia.
4. Hésiode, Théogonie, vers 535-592.
5. Dans le cadre de la thusia la victime est partagée entre les dieux et les hommes alors que dans un holocauste, la victime est entièrement brûlée, comme dans le culte d’Artémis Laphria à Patras.
6. Porphyre, De abstinentia, II 28-31.



Bibliographie :

- ARISTOPHANE, La Paix, CUF, trad H. Van Daele.
- EURIPIDE, Electre, CUF, trad L. Parmentier-H. Grégoire.
- HÉSIODE, Théogonie, CUF, trad P. Mazon.
- HOMÈRE, Odyssée, G.F Flammarion, trad M. Dufour-J. Raison.
- PORPHYRE, De abstinentia, CUF, trad J. Bouffartigue et M. Patillon, revue par J.L. Durand.
- SOPHOCLE, Antigone, CUF, trad P. Mazon.


- L. BRUIT ZAIDMAN et P. SCHMITT PANTEL, La religion grecque, Armand Colin, collection Cursus, Paris, 1991.
- M. DETIENNE et J.P. VERNANT, La cuisine du sacrifice en pays grec, Gallimard, Paris, 1979.
- J.L. DURAND et F. LISSARAGUE, Héros cru ou hôte cuit : histoire quasi cannibale d’Héraclès, Images et céramiques grecques, Rouen, 1983.
- M. JOST, Aspects de la vie religieuse en Grèce (Début du Ve à la fin du IIIe siècle av. J.C.), SEDES, Paris, 1992.
- E. HAMILTON, La mythologie, Marabout, 1978.
- R. MARTIN et H. METZGER, La religion grecque, PUF, Paris, 1976
- J. RUDHARDT, Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs du culte dans la Grèce ancienne, Picard, 2e édition, 1992.
- J. SCHMITT, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, Larousse, Paris, 1965.
- J.P. VERNANT, Sacrifice et labour en Grèce ancienne, La Découverte, Paris, 1986.