Quand l'humaniste
Thomas More publia en 1516 une œuvre, devenue célèbre,
sous le titre d'Utopia, il fit beaucoup plus que nommer un
livre... il ouvrit un espace, que nous finirons par appeler "
utopie ", dans lequel les cités parfaites, les mondes
meilleurs, les pays de Cocagne, les socialismes, les étoiles
lointaines se sont aujourd'hui regroupés.
Quel est donc ce lieu dont les limites actuelles débordent
de loin le texte de More ? Serait-il un des rayons de la bibliothèque
universelle, un refuge pour tous les mondes possibles restés
en marge de l'histoire positive ou bien l'étrange endroit où
les ruines d'Occident, d'autrefois et de demain, se seraient dressées
comme les fiers monuments de sa singulière civilisation ? More
aurait-il plutôt fondé un genre littéraire, trouvé
enfin un site où accueillir et accumuler tous ces récits
de mondes à la localisation incertaine, voire impossible ?
Sous le nom d'utopie, dans une référence confuse à
l'Utopia, nous voyons à présent Platon, Hésiode
et Saint-Augustin côtoyer Bacon et Condorcet, accompagnés
de Fourier, Saint Simon et même de Jules Verne. Sont également
rassemblés des textes au statut différent : l'Utopia
de More signalée le plus souvent comme une critique politique,
dissimulée dans un récit de voyage fictif, se présente
comme tant d'autres textes voisins, comme le rêve amer d'un
âge d'or, la prophétie d'un avenir radieux, l'anticipation
d'un monde sombre et totalitaire. Le rapprochement de tant de discours
d'époques et de styles différents paraît après-coup
bien étrange. Et pourtant, l'œuvre de More semble autoriser
ce regroupement. Dans les éditions ultérieures d'Utopia,
traduit généralement par " lieu de nulle part ",
d'autres noms vinrent s'ajouter, Udetopia, " lieu d'aucun
temps ", Eutopia, " lieu de félicité
". Qu'importe alors qu'Utopia soit originellement le
nom d'un texte singulier, ses autres noms ne conviennent-ils pas également
à tous ces autres textes dispersés dans l'histoire ?
Certes, certaines œuvres placent l'utopie dans les cieux, d'autres
sur la terre ; d'autres ou les mêmes la renvoient à un
âge mythique, à l'origine du monde ou à la fin
des temps. Mais ce texte de 1516 n'est-il pas la manifestation historique,
la révélation soudaine d'une expérience culturelle
fondamentale, coextensive à l'Occident, la manière dont
il s'établit comme civilisation, c'est-à-dire comme
ensemble de biens et de valeurs à travers l'espace et le temps.
Dans ce cas, nous aurions raison d'arrimer autour du solide mât
de l'utopie cette frange marginale mais insistante de la culture occidentale,
à condition de ne pas la réduire à un genre littéraire,
un monument verbal. Car si quelques utopies existent, pour nous, seulement
dans les œuvres qui les décrivent, d'autres, comme les
utopies socialistes, ont pris la forme de communautés éphémères
mais bien réelles. Alors pourquoi le nom " utopie "
plutôt que les deux autres, pourquoi celui-là seul s'est
mis à désigner tant d'autres textes que celui de More
? Tendons l'oreille... les noms sont souvent indiscrets : l'Occident
n'existe-t-il pas aussi et peut-être en premier lieu (!) par
et dans ce rapport à l'espace, cette orientation si évidente,
si attentive à la courbe du soleil ? Ces œuvres, faites
de signes ou de gestes, resteraient donc des monuments, non d'une
disposition interne à la civilisation occidentale, mais d'événements
rares par lesquels une culture se spatialise, se constitue comme espace
et dans l'espace.
L'utopie n'aurait donc plus aucun sens, les œuvres ainsi désignées
seraient à nouveau dispersées. Seule resterait, énigmatique,
muette, Utopia, dont le nom, formé d'un " u "
privatif et de " topos " le lieu, témoigne d'un rapport
obscur entre la négation et l'espace. Telle serait l'erreur
fondamentale de notre époque, d'imaginer que les mondes radicalement
autres furent évoqués, décrits, fondés
ou découverts par l'instrument d'une négation du réel,
du présent, du malheur. Erreur que nous n'avons pas à
corriger, car ce sera notre chance, notre propos, de faire entendre
dans la simplicité du nom " utopie ", à quels
types de négations qui affectent l'espace, elle appartient
:
- le non-localisable qui comprend la série
des limites historiques ou physiques qui affecte à chaque fois
une technique de localisation. Il est impossible, par exemple, pour
toute forme de cartographie de reproduire sur un espace plat, à
deux dimensions, un volume. La terre, justement, refuse de se redoubler
entièrement, en cet autre miniature, proportionné, qui
en déploie les dimensions et la structure. Qu'en est-il d'Utopia,
offre-t-elle une résistance à la cartographie ou bien
à une autre technique ?
- l'impossible à découvrir
naissant d'une dissimulation acharnée, un masque qu'on ne peut
détacher du visage ; de l'enfermement permanent d'un espace
dans un autre, un tombeau scellé à jamais ; chacun ayant
le pouvoir de rendre indiscernable pour la perception deux espaces
pourtant distincts. Christophe Colomb a-t-il vraiment découvert
l'Amérique, tant le sol qu'il a foulé était inséparable
des Indes qu'il croyait retrouver ? Vespucci, en y reconnaissant un
nouveau continent, n'a-t-il pas volatilisé ces mêmes
Indes dans un espace maintenant invisible ?
- le non-repérable induit par un
mouvement incessant emportant chaque chose partout et nulle part,
sans lieu propre assignable, sans direction ferme ; par une nuit blanche
qui aveugle les étoiles, un ciel si bas qu'il force le soleil
au retrait. L'utopie est-elle comme cet espace déboussolé,
sans Orient, ni Occident ?
- le non-accessible qui traduit le degré
d'expansion, d'ouverture, d'interpénétration des espaces
géographiques entre eux. Les Amériques n'ont elles pas
été, pendant des siècles, pour l'Europe, sans
lieu, donc à la lettre " utopiques " tant les rares
contacts qui s'étaient établis entre elles n'avaient
pas suffi à établir leurs existences respectives en
une évidence géographique réciproque ?
- le (non)lieu, ce qui n'appartient pas
à l'espace en tant que tel. Nous touchons là au domaine
de la fable, car il ne faut pas entendre quelque chose qui se trouverait
hors de l'espace, puisque " hors " est encore une détermination
spatiale, mais un être privé d'espace, dépourvu
de haut ou de bas, de côtés, de surface, de volume, d'ici,
de là-bas. Ne serait-ce pas cela que l'on tente de dire quand
on fait de l'utopie une fiction, une chose imaginaire, une entité
idéale, un produit de l'esprit. Car ces notions, toutes approximatives
qu'elles soient, désignent traditionnellement des substances
conçues comme immatérielles, impalpables.
Rien ne nous dit pour l'instant de quelle expérience de l'espace
l'utopie est traversée, ni si elles les enveloppent toutes,
mais il est possible d'inventorier les réponses que l'œuvre
de More recèle sur cette question.
Nous sommes loin d'en avoir fini avec la polysémie d'Utopia.
Pour le lecteur qui tient l'œuvre dans ses mains, elle orne le
livre, elle lui donne son titre, mais tout au long de ses pages, elle
sera également le nom d'une contrée à la géographie
tourmentée. En effet, depuis que son premier souverain, son
conquérant, Utopus (!) " décida de couper un isthme
de quinze milles qui rattachait la terre au continent et fit en sorte
que la mer l'entourât de tous côtés " (1),
elle devînt une île. Nul ne pouvait plus l'aborder sans
se faire, ne serait-ce que sur une barque, navigateur. Partons donc
à sa recherche, faisons de cette lecture, par cette lecture,
un bref voyage vers l'utopie.
" Impossible, répondent nos modernes sédentaires,
l'île Utopia est une fiction, vous ne la trouverez
donc nulle part. Certes, More donne assez de vraisemblance à
sa description de l'île, suffisamment pour que le lecteur imagine,
le bref moment de la lecture, l'existence quelque part d'un
tel lieu. Mais il ne donne jamais de localisation exacte. Car, il
s'agit d'un artifice rhétorique, visant à faire de cette
contrée lointaine le principe de jugement de l'Angleterre,
la patrie de More. Les anthropologues confirmeront cela plus tard
: se mettre à distance de soi permet d'être plus lucide,
porter le regard au loin donne assez de distance pour mieux évaluer
le plus proche. " Nous n'avons plus alors qu'à renoncer
à notre voyage. Quelques questions pourtant, avant de rester
définitivement cloués au port. Quelle serait cette ruse
si étrange qu'elle serait déjouée dès
la première seconde ? Car, enfin, More pouvait-il donner un
air de vraisemblance à cette île en la nommant de cette
manière, en plaçant directement sous les yeux du lecteur
le moyen de désamorcer le piège ? Devons-nous admettre
qu'après tout, Thomas More était un piètre artilleur
ou bien faire de ce problème le signe d'une ambiguïté
consubstantielle de l'utopie (2) ?
Hâtons plutôt notre départ, et voyons si au-delà
de cette dualité, l'utopie ne nous réserve pas quelques
surprises. La première partie du texte retraçant le
périple vers les Indes du navigateur Raphaël, indique
la zone où il découvrit entre autres civilisations,
celle d'Utopia : " De part et d'autre de la ligne équatoriale,
sur une étendue à peu près égale à
l'orbite que parcourt le soleil, s'étendent à vrai dire
de vastes déserts grillés par une chaleur sans répit.
Tout est là aride et stérile, régions affreuses
et sauvages peuplées de fauves et de serpents, d'hommes aussi,
mais féroces comme des bêtes et non moins dangereux.
Mais, une fois cette zone dépassée, la nature retrouve
peu à peu quelque douceur. Le ciel est moins impitoyable, le
sol se couvre d'une douce verdure, les êtres vivants sont moins
farouches. Enfin, apparaissent des peuples, des villes, des bourgs,
des relations continuelles, par terre et par mer, entre voisins et
même entre pays très éloignées " (3).
L'île baigne dans l'hémisphère sud, dans une aire
symétrique à celle de l'Europe, une zone au climat tempéré.
Ce n'est pas tout ; sa géographie interne nous est aussi connue
par l'introduction du second livre de l'ouvrage, totalement occupé
par la description d'Utopia. En " sa partie moyenne
", elle " s'étend sur deux cent milles, puis se rétrécit
progressivement et symétriquement pour finir en pointe aux
deux bouts. Ceux-ci, qui ont l'air tracé au compas sur une
longueur de cinq cents milles, donnent à toute l'île
l'aspect d'un croissant de lune " (4).
La ville Amaurote, semblable en tous points aux autres cités
insulaires, est traversée par un fleuve qui " prend sa
source à quatre-vingt milles au-dessus " (5)
d'elle ; " c'est là un petit ruisseau, bientôt grossi
par des affluents dont deux assez importants, si bien qu'à
son entrée dans la ville, sa largeur est d'un demi-mille ;
puis, toujours accru, il se jette dans l'Océan après
avoir parcouru encore soixante milles " (6).
Ses dimensions, ses caractéristiques sont notées, identifiées
et mesurées ; sa position sur le globe et par rapport aux autres
terres est esquissée. Le texte donne à l'utopie une
existence terrestre, similaire dans sa forme à tout autre site,
existence rendue encore plus tangible par la vignette ci-dessous qui
accompagnait la première édition de 1516.
A première vue, donc, Utopia, aussi fictive qu'elle
soit, accepte de s'incarner dans un espace. L'île est uniquement
sans-lieu, utopique si l'on parle de localisation exacte, car aucune
latitude, ni longitude ne sont mentionnées alors que ce calcul
délicat était pratiqué depuis bien des siècles
avant la Renaissance. Mais au sein même de la fiction, elle
n'est pas introuvable.
Revenons un peu sur les indications du texte. Elles donnent une localisation
relative de l'île, elles découpent un périmètre
au sein duquel elle se trouve. Le texte et la vignette ne sont pourtant
d'aucun secours pour en déterminer le chemin, ils ne peuvent
nous orienter comme le feraient des cartes précisant combien
de milles seraient à parcourir pour aller d'un point A à
un point B. Ils ressemblent plutôt aux portulans des navigateurs,
ces cartes maritimes où étaient décrites et esquissées
les rives terrestres, et, de plus en plus à la Renaissance,
l'aspect de l'arrière-pays. La seconde partie de l'œuvre
dressant le tableau minutieux de l'île, des mœurs des habitants,
de la distribution des pouvoirs et des richesses, de l'organisation
du travail, de la disposition des villes, accentue à l'extrême
cette tendance historique allant jusqu'à renverser l'équilibre
habituel du portulan en multipliant les données de l'intérieur
des terres au détriment des côtes. Le texte minimise
donc les données géographiques classiques pour situer
l'île mais en cumulant autant de précisions, en intensifiant
le pittoresque du paysage et des habitants, il singularise ce lieu
aussi bien que le feraient les coordonnées mathématiques
d'une carte. Si bien qu'un voyageur, comme les romans d'aventure en
regorgent, s'étant fait conté l'histoire d'Utopia
comme Raphaël le fit à More, pourrait la reconnaître.
Il pourrait trouver l'île sans avoir à connaître
le chemin qui y mène.
Encore faudrait-il, qu'il soit un peu comme Robinson, un voyageur
un peu particulier, jeté par la mer, échoué sur
la terre, accostant l'île par hasard. Car un autre voyageur,
circulant à bord de ces vaisseaux qui mouillent au large sur
la vignette, aurait bien d'autres difficultés. Car, bien qu'ayant
lu lui aussi dans le texte de More la topographie de l'île,
du haut de sa vigie, le navigateur ne pourrait pas connaître
de manière certaine sa position. De la manière dont
est décrite Utopia, il faudrait qu'il pénètre
dans les terres et voit les maisons, les champs, esquisse un dialogue
avec les habitants pour ainsi savoir à coup sûr où
il se trouve. C'est là que la configuration de l'île
imposerait au navigateur une chicane supplémentaire. En effet,
son abord est périlleux " à cause des bancs de
sable d'un côté et des écueils de l'autre ".
Certes, au large du port se dresse " un rocher, trop visible
pour être dangereux, sur lequel on a élevé une
tour de garde " mais " d'autres se cachent insidieusement
sous l'eau. Les gens du pays sont seuls à connaître les
passes, si bien qu'un étranger pourrait difficilement pénétrer
dans le port à moins qu'un homme du pays ne lui serve de pilote
" (7). Dans ce savoir unique et souverain
des habitants se loge un des paradoxes de l'utopie. La géographie
est inutile pour le voyageur, la topographie à peine un indice
suffisant ; la seule manière de se repérer se trouve
dans la culture utopienne visible, manifeste à l'intérieur
des terres. Or c'est cette même culture qui en contrôle
l'accès.
La fiction de More n'a pas donné une existence terrestre, vraisemblable,
à Utopia alors que de fait elle est introuvable, elle
n'a pas inventé un espace nouveau, imaginaire, elle a maintenu
contre les conquêtes qui lui sont contemporaines, un certain
rapport du savoir et de la terre. Elle a laissé et confié
à une terre, la dernière, non seulement, le pouvoir
souverain de décider de sa découverte, d'être
localisable de l'extérieur mais aussi inscrit cette terre dans
un cycle de découvertes indéfiniment répétées.
Car, si un philosophe, en l'occurrence, le navigateur Raphaël,
tel qu'il est dépeint dans le texte, a noué une amitié
avec les autochtones et peut-être partagé le savoir du
passage vers l'utopie, la manière dont il décrit l'île
(par une réserve calculée ou par la discrétion
des habitants), oblige chaque homme en quête d'utopie à
se faire voyageur errant. Aussi, dans l'œuvre de More, n'y a-t-il
que deux manières pour l'étranger de trouver ce lieu
de nulle part :
- l'échec, le voyage qui prend fin brutalement, le vaisseau
qui s'échoue lamentablement
- la découverte, la chance miraculeuse, l'aventure qui attire
le voyageur au mépris de la mort
La fiction utopique est bien une pensée de l'impossible mais
dans l'élément physique de l'espace, une peinture de
l'impossible comme volume clos, ne s'ouvrant que de l'intérieur,
ne donnant d'autre visage au possible que celui du hasard de la rencontre,
de la chance mortelle. " Je ne peux jamais savoir où se
trouve l'utopie, je dois à chaque fois la redécouvrir
", quand les utopistes du XIXe siècle décideront
de fonder des utopies sur des terres vierges ou déjà
habitées, c'est qu'ils n'entendront plus cette leçon
de More, l'ère de l'Utopia sera achevée.
Jacques
de Vau de Claye, Portulan du Brésil, Dieppe, 1579, BNF
Notes
:
1 More Thomas, L'utopie, Garnier-Flammarion, Paris, 1987, p 138
2 Pour une lecture de l'utopie comme œuvre ambiguë, voir
Paul Ricœur, L'idéologie et l'utopie, Seuil, Paris et
Miguel Abensour, Le procès des maîtres rêveurs,
Sulliver, Arles, 2000
3 ibid, p 87-88
4 ibid, p 137
5 ibid, p 142
6 ibid, p 142
7 ibid, p 138
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