Le soleil-Archives

Rôles et figures du messager dans les Commentaires de César
par Laurent Barcelo

 


Jules César rédige à l'automne 52, en trois mois, dans ce style pur et net qui force l'admiration de Cicéron, des notes dont le dessein avoué est de renseigner les générations futures. Effectivement, ses Commentaires (1) sur la conquête de la Gaule constitueront pour plusieurs siècles un ouvrage historique de référence, et surtout un véritable manuel de l'art militaire. Néanmoins, la mise en forme de ces souvenirs répond à des desseins plus immédiats, à des fins de propagande, alors que César entend briguer un second consulat.
L'œuvre est divisée en sept livres, dont chacun narre les événements de l'une des sept années de campagne nécessaires pour soumettre la Gaule, de 58 à 51 av. J.-C. A la lecture des Commentaires, les biographes de César, à commencer par Suétone et Plutarque (2) feront tous l'apologie de ses qualités de stratège. Son courage et son sens tactique, ainsi que ses aptitudes à galvaniser ses hommes en donnant de la voix, deviendront légendaires. Mais l'une des explications de la bonne fortune de César ne tient-elle pas à son habileté à maîtriser les axes et les outils de communication ainsi qu'à son souci de recueillir des informations de qualité sur l'ennemi, ses mœurs, ses intentions ? L'importance du messager, sous différents aspects et dans des contextes divers, affleure fréquemment dans les Commentaires : la victoire est-elle tout ou partie tributaire du bon usage du messager ?


TYPOLOGIE DES MESSAGERS

Les Commentaires sont parsemés d'"éclaireurs", d'"émissaires", de "courriers", de "députés", d'"ambassadeurs". Dans le contexte particulier de la guerre, le messager joue un rôle fondamental : la paix ou le combat dépendent des pourparlers échangés entre les belligérants par le biais de leurs députés ; la victoire dépend en partie de la capacité à porter un message au-delà des lignes ennemies, mais également de la faculté à intercepter les messages ennemis ; l'efficacité de la manœuvre est assujettie à la qualité de l'information et à la vitesse à laquelle elle est acheminée.
De fait, il existe dans les Commentaires diverses figures de messagers aux attributions distinctes. La capacité des ambassadeurs ou des émissaires à négocier peut éviter l'effusion de sang du champ de bataille. C'est le cas dans le Livre I où César, sollicité par les Gaulois, s'efforce d'opposer à l'ambition d'Arioviste, roi germain qui s'est établi dans le pays des Séquanes, un appel à la conciliation (3). Lorsque les pourparlers ont échoué et que le dialogue cède la place au fracas des armes, la vélocité des courriers en quête de secours est habile à renverser le cours des événements. Dans ce cas, attendu que le messager risque sa vie, la notion de devoir n'est pas seule à entrer en compte ; le messager exécute sa mission sur la promesse de grandes récompenses, pour un résultat parfois mitigé :
" Il décide alors un cavalier gaulois, par de grandes récompenses, à porter une lettre à Cicéron. Cette lettre est écrite en caractères grecs, afin que l'ennemi, s'il l'intercepte, ne connaisse pas nos projets. Dans le cas où il ne pourrait arriver jusqu'à Cicéron, ce cavalier a l'ordre d'attacher la lettre à la courroie de sa tragule et de la lancer à l'intérieur des fortifications. Dans sa lettre, il écrit qu'il est parti avec ses légions et qu'il sera bientôt là ; il exhorte Cicéron à conserver tout son courage. Le Gaulois, craignant le péril, lance sa tragule, selon les instructions qu'il avait reçues. Le trait se fixa par hasard dans une tour, où il resta deux jours sans être remarqué ; le troisième jour, un soldat l'aperçoit, l'enlève, le porte à Cicéron, qui lit la lettre et en donne lecture devant ses troupes, chez qui elle excite la joie la plus vive " (4).
Enfin, lorsque les armes se sont tues, les "députés" ou les "ambassadeurs", s'ils possèdent l'art de la persuasion, peuvent tempérer l'arrogance du vainqueur et ménager un sort acceptable à leur peuple. C'est ce qu'espèrent, dans le Livre IV (5), les Germains qui dépêchent leurs députés auprès de César pour demander la paix et recueillir ses exigences.


LE MESSAGER, UN ELEMENT STRATEGIQUE FONDAMENTAL

" Il excellait à manier les armes et les chevaux, et il supportait la fatigue au-delà de ce qu'on peut croire. (...) Il franchissait les plus longues distances avec une incroyable célérité, sans bagages, dans une voiture de louage, et il faisait ainsi jusqu'à cent milles par jour. Si des fleuves l'arrêtaient, il les passait à la nage ou sur des outres gonflées, et il lui arrivait souvent de devancer ses courriers " (6).
Aux yeux de Suétone, César n'est pas dépourvu de qualités et la rapidité d'exécution n'est pas la moindre de ses aptitudes. La capacité de se transporter rapidement d'un point à un autre ou, à défaut, de faire parvenir des instructions en un lieu éloigné dans les délais les plus brefs constituent, et pour plusieurs siècles, un ingrédient fondamental du secret de la victoire. Les récompenses allouées aux courriers ont cette utilité, outre qu'elles prennent en compte la prise de risques, de s'assurer qu'ils porteront bien le message à leur destinataire et ne seront pas tentés de le livrer à l'ennemi.
La légitimité du messager et le crédit à apporter au message qu'il véhicule sont également des points fondamentaux. Car, tout comme elle n'est pas forcément bonne, la nouvelle qu'apporte le messager peut s'avérer un subterfuge destiné à gagner du temps ou à tromper l'ennemi. D'après les Commentaires, César n'a pas recours à ces manœuvres licencieuses. Ce n'est pas le cas des Germains (7), lesquels s'efforcent, après avoir vainement tenté de dissuader César d'engager les hostilités, de demander une trêve pour une soi-disant conciliation, qu'ils mettent à profit pour fondre sur les troupes romaines en faisant profit de l'effet de surprise.
La déroute romaine la plus marquante, avec Gergovie, est quant à elle due à une fausse nouvelle colportée par le chef gaulois Ambiorix aux députés romains dépêchés par Sabinus et Cotta, lieutenants de César retranchés dans leur camp d'hiver (8). Des pourparlers s'engagent, sur la demande d'Ambiorix. Aux envoyés de Sabinus et Cotta, un chevalier romain et un Espagnol habitué au chef gaulois, Ambiorix annonce qu'une ligue de tribus gauloises fomente une attaque massive contre leur garnison. Pour lui éviter un massacre, Ambiorix propose à la troupe de traverser librement son territoire pour se réfugier dans les quartiers d'hiver de Labiénus, à qui échoît le commandement de l'armée en l'absence de César. La proposition est rapportée aux lieutenants, discutée vivement en conseil, jusqu'à générer une vive dispute. Finalement, les partisans du départ l'emportent : la troupe est décimée dans l'embuscade tendue par Ambiorix. Conforté par sa victoire, celui-ci s'empresse alors d'en diffuser la nouvelle pour rassembler les tribus gauloises sous son autorité et fondre sur le camp de Cicéron, avant que César ne soit informé des événements. La maîtrise des axes de communication et la vélocité des messagers sont donc bien des données stratégiques fondamentales. C'est à l'un de ces courriers que Cicéron devra finalement la vie :
" Et de jour en jour Cicéron dépêchait à César plus de lettres et de courriers, mais la plupart étaient arrêtés, et, sous les yeux de nos soldats, mis à mort parmi mille supplices. Il y avait dans le camp un Nervien, du nom de Vertico, homme de bonne naissance, qui, dès le commencement du siège, était venu en transfuge auprès de Cicéron et lui avait juré fidélité. Il décide un de ses esclaves, par l'espoir de la liberté et de grandes récompenses, à porter une lettre à César. L'homme l'emportera attachée à son javelot ; Gaulois lui-même, il passe au milieu des Gaulois sans éveiller de soupçon, parvient auprès de César et lui apprend les dangers que courent Cicéron et sa légion " (9).


STATUTS DU MESSAGER


Le messager, dans les Commentaires, n'a pas le beau rôle. Les "courriers" sont particulièrement exposés. L'éventualité de leur échec, qui peut leur coûter la vie, est prise en compte : les messages sont "codés", dans la mesure où les lettres sont fréquemment rédigées en grec, langue qui échappe à l'entendement de l'ennemi alors que les Romains de bonnes familles sont pétris de culture hellénistique. Pour ce type de mission, comme le montre la situation de Cicéron, les auxiliaires, les affranchis et les esclaves sont les plus sollicités.
Il en va tout autrement des messagers qui conduisent les pourparlers avant et après la bataille. Dans ces cas de figure, les messagers sont souvent des personnages de haut rang, capables de délivrer fidèlement un message mais aussi de négocier dans la langue de leur interlocuteur, de réfuter ses arguments, d'engager un débat contradictoire sans trahir la volonté de leur hiérarchie. Mais là encore, le risque ne doit pas être négligé, puisqu'il s'agit d'envoyer au cœur des troupes ennemies une mission réduite en nombre et donc particulièrement vulnérable, sur le seul préjugé de la droiture morale de l'adversaire. Ainsi César, réticent à accorder à Arioviste l'entrevue qu'il demande, hésite même à lui envoyer l'un de ses lieutenants :
" Il crut plus convenable de députer Caïus Valérius Procillus, (...) adolescent fort courageux et fort cultivé, dont le père avait reçu le droit de cité de Caïus Valérius Flaccus : il était sûr, connaissait la langue gauloise, qu'une pratique déjà longue avait rendue familière à Arioviste, et les Germains n'avaient aucune raison de le maltraiter ; il lui adjoignit Marcus Mettius, que l'hospitalité liait à Arioviste. Il les chargea d'entendre ce que dirait Arioviste et de lui en faire le rapport " (10).
En l'occurrence, les craintes de César étaient fondées. A peine arrivés devant Arioviste, sans avoir le temps ni la liberté de prononcer le moindre mot, ses députés sont enchaînés. En accomplissant cet acte de félonie, porter atteinte aux messagers de César, Arioviste accomplit un acte d'une extrême gravité qui le prive de tout espoir de clémence de la part du Romain. Dans la bataille qui s'ensuit, il parvient bien à s'échapper, mais ses deux épouses sont tuées ainsi que l'une de ses deux filles. Quant aux captifs, ils sont arrachés aux mains de l'ennemi ; Caïus Valérius Procillus est libéré par César lui-même :
" ce fut pour César un plaisir égal à celui de la victoire même, que d'arracher aux mains de l'ennemi et de se voir rendu l'homme le plus honoré de la province de Gaule, son ami et son hôte, et la fortune qui l'avait épargné avait voulut que rien n'altérât sa joie et son triomphe. Procillus lui dit qu'il avait vu trois fois consulter le sort pour décider s'il serait brûlé sur-le-champ ou réservé pour un autre temps, et qu'il était indemne par la grâce du sort " (11).
Les "espions", enfin, fourmillent dans les rangs de chacun des belligérants. Ils représentent certes une menace potentielle, mais il peut arriver qu'ils favorisent les desseins de celui qui sait utiliser leur crédulité et celle de ses ennemis. Labiénus, mal en point contre les Trévires, berne ainsi ses adversaires en lançant à la cantonade, en conseil, la fausse nouvelle de l'abandon de leur position : " ces paroles sont promptement rapportées aux ennemis, car il était naturel que, sur un si grand nombre de cavaliers gaulois, il y en eût pour favoriser la cause gauloise " (12). La présumée fuite se transforme au moment opportun en offensive et l'ennemi, trahi pas son excès de confiance, est mis en déroute.


CONCLUSION

Jusqu'au XIXe siècle inclus, dans leurs grandes lignes, les situations de combat exposées dans La guerre des Gaules feront école. Pendant presque deux millénaires, jusqu'à l'apparition des moyens de communication qui dispenseront l'homme de mettre son existence en péril pour véhiculer des informations, tout en s'affranchissant des sempiternelles contraintes naturelles et temporelles, le système de liaison employé par les Romains servira de modèle de référence. Le courrier dans lequel on place son dernier espoir, l'émissaire que l'on charge de tromper l'adversaire sur ses intentions, l'ambassadeur sur lequel repose le fardeau de déclarer la guerre ou celui de quémander et de négocier la paix, sont autant de figures du messager qui peuplent les Commentaires et qui parcourront les champs de bataille longtemps après la disparition de César.

Notes :
1 Edition utilisée ici : César, La guerre des Gaules, traduction et notes par Maurice Rat, Paris, Garnier Flammarion, 1964.
2 Voir Suétone, Vie des douze César, et Plutarque, Vies parallèles. Dans cet ouvrage, la trajectoire de César est comparée à celle d'Alexandre.
3 César, o.c., Livre I chap. XXXIV-XXXVI.
4 César, o.c., Livre V, chap. XLVIII ; Quintus Tullius Cicéron (102-43), lieutenant de César, est le frère cadet de l'orateur.
5 Chap XXVII ; en 55, César fait jeter un pont sur le Rhin, passe sur la rive droite et ravage le pays des Sicambres.
6 Suétone, o.c., livre I, chap LVII.
7 César, o.c., Livre IV, chap. IX.
8 César, o.c., Livre V, chap. XXVII.
9 César, o.c., Livre V, chap. XLV.
10 César, o.c., Livre I, chap. XLVII.
11 César, o.c., Livre I, chap. LIII.
12 César, o.c., Livre IV, chap. VII.