Le soleil-Archives

La séduction au Moyen âge : l'amour courtois
par Yasmine Assaf

 


INTRODUCTION


Nous avons tendance à croire, et moi la première, que c'est très récemment qu'est apparu le jeu de séduction, avec, tout d'abord, le mouvement romantique au XIXe siècle, puis le mouvement de libération sexuelle. Après tout, c'est bien connu, nos ancêtres étaient des barbares qui ne pensaient pas aux sentiments, pour qui le mariage était une convention sociale et non pas un choix soumis à l'amour de deux personnes. Mais, à partir du moment où le mariage devenait un choix librement et mutuellement consenti, l'idée de la séduction est apparue. Le sentiment amoureux prend alors toute sa place, et un jeu peut s'instaurer entre hommes et femmes. La séduction semble être une notion très moderne.
Pourtant, si on se penche sur certains textes, qui font partie de notre patrimoine culturel, tels Lancelot ou Tristan et Iseut, on se rend compte que, dès le Moyen âge, transparaissait l'idée de séduction dans les rapports entre hommes et femmes. Il est bien question du sentiment amoureux et de ses tourments entre Lancelot et Guenièvre. Un sentiment qui se rapproche beaucoup de ce que nous appelons séduction.
Car le Moyen âge a inventé un type particulier de jeu amoureux : l'amour courtois ou, selon une appellation plus savante, le fine amor. Mais à quoi correspond cet amour ? On a tous en tête des images de films, des scènes de tournois où des chevaliers en armes portent les couleurs d'une dame pour laquelle ils rivalisent de prouesse.
Toutefois, l'amour courtois ne se résume pas à ces scènes de tournois. C'est avant tout un mouvement littéraire qui décrit un jeu amoureux. Or, qui dit jeu, dit règles du jeu. L'amour courtois définit en effet un code très précis de comportement amoureux, avec ses règles et ses principes.


I- A L'ORIGINE DE L'AMOUR COURTOIS : UN MOUVEMENT LITTERAIRE


" il n'estoit nulz qui la veist / Que dou feu d'amours n'esperist "


Ces deux vers résument très précisément le processus typique de déclenchement de l'amour selon les règles courtoises. Au départ, il y a une dame. Un homme, un " jeune ", c'est-à-dire un célibataire dans le langage chevaleresque, l'aperçoit et son cœur en est troublé. Il n'est désormais plus libre. La femme, elle, l'est encore, de refuser ou d'accepter l'offrande de sa foi. L'homme est alors mis à l'épreuve, sommé de montrer ce qu'il vaut. Mais si elle accepte, elle est à son tour prisonnière et doit se livrer corps et âme. Voilà le point de départ.

On se rend tout de suite compte qu'il s'agit d'une sorte de jeu, de jeu de l'amour, dont le but est de gagner le cœur de la dame.
Ce jeu ne fut pas d'emblée intégré dans un code de comportement réel. L'amour courtois est en effet le fruit d'une littérature lyrique, dite " courtoise ", c'est-à-dire une littérature de cour, écrite pour des seigneurs, pour leur distraction, et donc conformément aux goûts, aux désirs, et aux modes régnant dans les cours.

L'un des premiers troubadours à avoir fixé les codes du lyrisme courtois, à la fin du XIe siècle, est Guillaume, comte de Poitiers. Guillaume, qui appréciait beaucoup les plaisirs de la vie - grand amateur de femmes, il fut excommunié pour avoir répudié son épouse légitime - aurait ressenti la nécessité d'une certaine civilisation - théorique au moins - des mœurs amoureuses chevaleresques, afin qu'elles puissent rivaliser avec un idéal religieux tel que le culte marial, qui plaçait une femme exemplaire au-dessus de toutes. N'oublions pas qu'à cette époque, l'Eglise catholique imposaient ses valeurs à la société.
La solution pour ces troubadours fut alors d'instaurer un amour chevaleresque qui s'élèverait à la même hauteur que l'idéal religieux, un amour sublimé, un culte à la dame, laïque lui, mais équivalent au culte marial, la dame y devenant une idole.
Il a en effet été écrit que " le culte de la dame fut la contre-partie romanesque du culte de la Vierge ", résumant bien ce refrain que l'on trouve dans les ballades françaises du XIVe siècle : " en ciel un dieu, en terre une déesse ".

L'amour devient alors " mystère et exaltation ", et la dame un " instrument de salut ". Mais il ne faut pas oublier que cet amour sublimé reste un idéal laïque, dont l'une des conditions et l'objectif restent l'assouvissement du désir amoureux. Une façon, peut-être, de se libérer du carcan de l'Eglise.
Ceci constitue le point de départ du mouvement courtois, la théorie originelle, qui vit le jour au XIIe siècle. Certains historiens y ont vu une " révolte du monde contre le royaume du ciel " et son monopole de la conscience et de l'idéal. Quoi qu'il en soit, il s'agit certes d'un phénomène littéraire, qui s'est en tout cas d'abord exprimé dans la poésie, mais ceci n'a pas manqué d'avoir un effet civilisateur sur les mœurs chevaleresques et d'imposer un nouveau code de comportement, notamment dans le domaine amoureux.


II- CODE DE COMPORTEMENT OU HYPOCRISIE ?

Revenons à nos deux premiers vers de départ : dès que le jeune voit la dame, son cœur est prisonnier et la dame a alors tout pouvoir sur lui. Et elle seule peut délier ce lien, ce qui signifie que tout dépend de son acceptation.
Le terme " dame " n'est pas choisi au hasard : il sert d'abord à désigner cette femme comme étant une femme mariée appartenant à la noblesse. Mais ce terme, étant issu du latin " domina ", nous montre aussi que cette femme est en position dominante. On aborde là une des premières règles de ce jeu amoureux. La dame est forcément mariée, et elle est forcément d'un rang supérieur à celui du chevalier. C'est d'ailleurs souvent l'épouse de son seigneur. Guenièvre est l'épouse du roi Arthur, Iseut est promise au roi Marc.

L'amour courtois est donc par définition adultère. Le passage à l'acte n'a pas réellement d'importance, du moins dans la littérature, mais aucun doute que le sentiment, lui, est adultère. Nous parlerons donc de jeu à principe adultère.
Et on peut se demander pourquoi l'adultère est un principe obligatoire. C'est que, dans ce milieu, le mariage n'est pas un prétexte à l'amour. Le mariage, dans les hautes sphères, est un mariage de raison, l'aboutissement de tractations menées par les chefs de deux lignages dans l'intérêt des familles. Il ne prend donc pas en compte les sentiments des deux jeunes époux. Il s'agit d'un contrat froid, raisonnable dans lequel l'amour n'entre pas en ligne de compte. De là, on en arrive au principe fondamental de l'amour courtois : il ne peut pas y avoir d'amour dans le mariage.
Les familles cherchaient en effet à ne marier qu'un fils, l'aîné, afin de ne pas dilapider l'héritage. Les cadets étaient envoyés dans les ordres, ou partaient recevoir une formation chevaleresque chez un seigneur. Ils devenaient des hommes de guerre nomades, qui combattaient pour conquérir un statut autant qu'un butin. Beaucoup d'entre eux se mariaient donc très tard, comme par exemple Guillaume le Maréchal, que décrit très bien Georges Duby, et qui ne se marie qu'à quarante ans. Ces jeunes hommes, contraints au célibat, formaient une population turbulente et un peu frustre, marquée par cette existence brutale. Et ils trouvaient souvent face à eux des épouses insatisfaites.
Le code courtois venait donc, d'une certaine manière, et très à propos, légitimer ce désir inconvenant, le ritualiser même, en le plaçant hors de la cellule conjugale où il ne pouvait pas s'épanouir.

On se rend vite compte que ce jeu de l'amour est un jeu organisé par les hommes, pour les hommes. Il contribue à la formation du jeune chevalier, tout comme le tournoi. Dans les deux cas, le jeune homme doit se parfaire pour arriver à son but.
Pour séduire la femme, le jeune chevalier doit faire preuve de virilité. Or, à l'époque, les valeurs viriles sont essentiellement des valeurs guerrières. Il doit faire preuve de bravoure, de force, de hardiesse. N'oublions pas que ces hommes passaient la majorité de leur temps au combat. Il était important que de retour au domaine, sa réputation se soit accrue. L'amour pour la dame l'aide donc à se parfaire en tant que chevalier. C'était aussi l'objectif des tournois, qui étaient à l'époque considérés comme une préparation à la guerre. On a souvent l'image de deux chevaliers en armes, aux couleurs de leur belle, face à face, avec une lance, s'élançant l'un vers l'autre, dans le but de se désarçonner. Or cette forme de joute n'est pas apparue avant le XVe siècle. A l'époque qui nous intéresse, les tournois ressemblaient plus à des mêlées. Celles-ci se déroulaient sur des grands terrains, et opposaient deux équipes en armes, qui s'élançaient effectivement l'une vers l'autre. Le but était de réussir à désarmer et désarçonner son adversaire, l'obligeant à se constituer prisonnier. L'équipe gagnante était celle qui avait fait le plus de prisonniers. Et pour qu'une équipe gagne, il fallait que chacun des chevaliers qui la constituait fasse preuve de ces qualités guerrières qu'il développait lors des entraînements. Les tournois étaient souvent violents, et les chevaliers y risquaient leur vie dans l'intention de se parfaire et d'accroître leur valeur, mais aussi de prendre du plaisir, de capturer l'adversaire après avoir rompu ses défenses, après l'avoir, comme le dit avec beaucoup d'humour G. Duby " désarçonné, renversé, culbuté ".
C'est lors des tournois et des guerres que le jeune chevalier doit donc faire preuve de sa valeur pour tenter de gagner le cœur de sa dame, le danger, tout autant que le plaisir, fait donc partie intégrante de l'amour courtois. Mais ce jeu amoureux présente un autre danger, du fait que, dans une société où la vie des femmes est régie par un code de comportements, et donc des interdits, érigé par les hommes, et notamment l'Eglise - on ne va pas développer ici l'image de la femme véhiculée par l'Eglise ; il nous suffira de rappeler Eve (celle par qui le malheur arriva!) -, l'adultère de l'épouse est vu comme la pire des subversions, et réserve des châtiments terribles à cette pécheresse ainsi qu'à son complice, la mort, ou même pire, le déshonneur.
Il faut cependant bien voir les limites de l'utilisation du terme " adultère ". Nous avons bien parlé d'amour à " principe adultère ", et non pas d'amour adultère. Il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'un exercice littéraire et théorique. L'importance du fine amor est dans le jeu et dans le respect de ses règles, c'est-à-dire dans la naissance et le témoignage de cet amour. L'amour courtois, plus qu'un passage à l'acte, définit un code de comportement entre hommes et femmes. Le but n'est pas ce à quoi on arrive, mais comment on y arrive.
Le principe adultère est un principe de base, un élément du code, pas une finalité. L'adultère n'est pas le résultat, c'est un des points de départ du jeu. Tout ceci n'est que théorique, conventionnel, et accepté de tous.

En découle logiquement un autre principe important de ce jeu : le secret. En effet, l'amour courtois est essentiellement secret. Il l'est pour plusieurs raisons. Tout d'abord parce que, le corps de la dame appartenant à son mari, elle se doit de le lui réserver exclusivement, afin de sauvegarder l'honneur de son seigneur. Ensuite, bien sûr, l'honneur même de la dame est en jeu, et réclame de rester à l'abri de toute calomnie qui pourrait parvenir à l'oreille de son mari. Là encore, il s'agit indirectement de sauvegarder l'honneur du mari, ainsi que celui de l'amant, qui risque beaucoup s'il vient à être découvert.
Le danger de la parole abusive est en effet un thème caractéristique du roman courtois à la fin du XIIIe siècle. La discrétion est de rigueur dans telle aventure, car le langage ne peut qu'amener à un dénouement malheureux.
On le voit clairement exprimé dans un poème de la fin du XIIIe siècle, le Tournoiement as dames de Paris, composé par un bourgeois parisien, Pierre Gencien. Si ce poème n'appartient pas spécifiquement au genre courtois, il nous permet d'aborder tous les aspects de l'amour courtois. Dans ce poème, Pierre Gencien nous raconte un rêve au cours duquel il aurait assisté à un tournoi chevaleresque entre femmes de la bourgeoisie. Situation des plus loufoques, même pour le public de l'époque. Ces femmes sont décrites dans leur armure comme les meilleurs des chevaliers, tout en étant présentées comme de parfaites dames de cour. Il est même question d'amour, puisque l'auteur déclare sa flamme pour certaines de ces femmes. Pierre Gencien a parfaitement assimilé toutes les règles de comportement courtois, et les utilise toutes dans son poème. Mais Pierre Gencien n'est pas un noble, c'est un bourgeois, écuyer au service du roi. Il vit donc comme les nobles, ce qui explique qu'il ait assimilé leur système de valeurs, mais il n'en a pas le statut. Par ailleurs, la bourgeoisie était très mal perçue par la noblesse, qui la considérait comme un groupe de parvenus. Pierre Gencien faisait donc partie de ces bourgeois, qui vivaient comme des nobles, qui voudraient bien en être, mais qui en même temps portaient un regard critique envers un groupe qui refusait de les accepter. Son poème a donc le mérite de nous exposer les principes du code courtois, mais il les détourne pour y glisser ce que l'on comprend être une critique de la noblesse et nous permet, peut-être, une vision bien plus réaliste de ce jeu amoureux que dans les poèmes finalement très idéalisés. Pierre Gencien écrit par exemple à propos d'une femme dont il est amoureux :

" Qu'amours qui les amans mestrie,
M'a retenu de sa mesnie
Et me fera mes bons avoir
Par ci que je face savoir.
"

 
" Que l'amour qui gouverne les amants,
M'a retenu auprès d'elle
Et me fera arriver à mon but
Pour peu que j'agisse sagement.
"

Le terme " sagement " signifie très probablement ici " avec discrétion ". Ce que nous fait comprendre très clairement Pierre Gencien, c'est que si la discrétion doit être assurée, c'est simplement pour que l'objectif soit plus sûrement atteint, c'est-à-dire d'obtenir les faveurs de la dame. Une façade morale pour l'assouvissement d'un désir qui l'est bien moins ! Et nul doute que le désir est assouvi. Entre Tristan et Iseut, il l'est très vite, même si la scène n'est pas clairement décrite. Avant même que les jeunes gens, pleins d'un sentiment tout nouveau auxquels ils ont du mal à faire face - " la Raison livre avec le Désir une très cruelle bataille " - , l'auteur prévoit et, par la même occasion, nous met au courant de ce qui va suivre : " Mais après le dangereux regard viendra l'accolade, puis l'octroi, et enfin l'œuvre défendue qui détourne le regard de Dieu et ravit l'estime du monde ". L'octroi, c'est l'abandon de la Raison. Et quelle œuvre plus défendue par Dieu qu'un rapport sexuel entre une jeune vierge promise à un autre et le jeune chevalier chargé de l'amener à son futur époux ? Et en effet, au soir du troisième jour, ils " s'abandonnent à l'amour ". Ce rapport scelle d'ailleurs le lien ultime entre ces deux êtres.


Autre principe fondamental : l'amour courtois est un amour exclusif. Cela rentre dans la logique, puisque, en voyant la dame, son cœur lui est désormais entièrement dédié, il ne saurait donc pas " participer à la complicité de plusieurs dames ". Cela est très clairement traduit dans Tristan et Iseut, où la nécessité d'exclusivité de l'amour est représentée par le filtre d'amour qui les lie l'un à l'autre, puisqu'ils sont les deux seuls à le boire, oubliant le reste du monde, notamment l'homme à qui Iseut est promise. Cette force qui entraîne un cœur vers un autre, de manière incontrôlable, les rend aveugles à toute autre tentation.
Toutefois, Pierre Gencien qui semble n'être pas dupe, fait une toute autre interprétation de ce principe apparemment indéniable. Selon lui, puisqu'il suffit d'une femme belle, noble et de valeur, pour éveiller un tel sentiment dans le cœur d'un homme, une autre femme, de qualités égales, peut faire de même, alors même qu'il a été envoûté par une autre auparavant. C'est ainsi qu'il déclare un amour exclusif pour pas moins de trois femmes tout au long de son poème ! Une façon de dénoncer les hypocrisies ?


III- " SON COR, SA BEAUTE, SES ATOURS / AMERS FONT MON CUER PAR AMOURS " : DES FEMMES DESIRABLES


On voit bien alors que l'un des premiers critères de l'amour courtois, puisqu'il est, à chaque fois, le déclencheur de tout sentiment, est celui de la beauté.
Il ne faut pas perdre de vue que c'est un " jeu " qui aboutit tout de même à l'assouvissement d'un désir. Il garde donc un aspect charnel important. La dame éveille l'amour, un amour sublimé, exalté, mais il n'empêche qu'elle est et reste un être fait de chair et que la beauté physique reste sa première qualité, celle qui attire le regard du chevalier et éveille en lui la flamme du désir : " Son cors, sa biauté, ses atours / Amers font mon cuer par amours ".
Preuve que le sentiment amoureux est, logiquement, d'abord déclenché par la beauté de la dame. Il ne peut donc alors s'agir que d'un désir purement charnel, une attraction physique, dont la règle veut qu'il s'épanouisse en un amour sublimé.
André le Chapelain définit d'ailleurs très clairement l'amour comme " une passion naturelle qui naît de la vue de la beauté de l'autre sexe et de la pensée obsédante de cette beauté ".
La première règle, et la seule, d'ailleurs, pour la dame, est donc de séduire, en prenant soin de son apparence. Plus que séduire, la femme doit en fait s'attacher à être séduisante. Car un seul regard du chevalier sur elle, et il peut s'enflammer d'une passion incontrôlable.
La femme ne serait donc qu'un leurre : tout ce qu'on lui demande consiste à se parer, se masquer, se démasquer, se refuser longtemps, ne se donner que parcimonieusement, par concessions progressives, afin que, dans les prolongements de la tentation et du danger, le jeune homme apprenne à se maîtriser et à dominer son corps.


On comprend donc toute l'importance du regard, et notamment du premier regard, de celui que le chevalier porte sur la dame, mais également de celui que la dame pose sur le chevalier.
On trouve cette mention du regard dans Le roman de Tristan et Iseut. En effet, les deux jeunes gens viennent de boire par erreur le filtre qui était réservé à Iseut et Marc, et sont pris d'un désir soudain l'un pour l'autre. Se découvrant de nouveaux sentiments inattendus, " ils n'osent encore échanger leurs pensées ; mais quand leurs yeux qui se fuient se rencontrent dans un éclair, c'est un périlleux regard qui attise le feu qui déjà les consume ". Ici le désir et l'amour, en tant que lien qui unit deux êtres, semblent être inextricablement liés puisqu'il est clairement dit que le filtre a éveillé en eux le désir - " hier ennemis, les voici aujourd'hui remplis de désir l'un pour l'autre " - en même temps qu'il a créé un lien qui est celui de l'amour - " le dieu d'Amour leur a décoché sa flèche mortelle ".
Si c'est le filtre qui est la cause de ces sentiments entre Tristan et Iseut, dans le poème de Pierre Gencien, c'est sans artifice que les yeux de la dame font leur effet et décochent leur flèche :

" Son œil si a non Perceval
Qui tout perce quanqu'il ataint,
Del feu d'amours qui les cuers taint
Et les cors fait achetiver
"
  " Son œil a pour nom Perceval
Qui transperce tout ce qu'il atteint,
Du feu de l'amour qui tient les cœurs
Et asservit les corps
"


Curieux effet, surtout quand on précise que, quelques vers auparavant, l'auteur nous dit que son regard est tellement puissant qu'il ferait fuir de peur les chevaliers de la meilleure troupe. D'une image guerrière, il passe tout naturellement à l'image de la passion amoureuse.
Cette assimilation de l'amour à un jeu de guerre, en l'occurrence un tournoi, où il s'agit d'avoir le dessus sur l'adversaire, montre bien qu'il s'agit d'un jeu de soumission, où la femme peut avoir le dessus par des moyens très simples (parce que cela fait partie de sa nature ?).
Claude Buridant rappelle d'ailleurs que cette importance de la " vision dans l'éclosion de l'amour est souvent soulignée au Moyen âge ".
Tout ceci semble rester dans la droite ligne d'une vision traditionnelle de la femme de l'époque. Dans ce jeu de séduction, rien que de très naturel pour la femme, qui est une séductrice, une tentatrice par nature.
Dans le cadre de l'amour courtois, une telle nature, un tel vice est détourné et inversé pour en faire un élément du jeu, un instrument de l'élévation de l'âme, puisque déclencheur de l'amour.


Puisque la beauté est la seule chose qui soit demandée à la femme dans ce jeu, on ne peut pas terminer cette présentation sans parler de l'idéal féminin selon le modèle courtois.
On trouve tout d'abord des mentions fréquentes de la blancheur de la peau. Cette valeur accordée aux peaux blanches viendrait de ce que dans cette vie de plein air, les teints hâlés étaient fréquents et donc moins appréciés.
Sa peau, donc, doit être blanche, signe de noblesse, et première caractéristique de sa beauté. Mais la clarté des yeux - " des yiex vers rians " -, les cheveux frisés et dorés - " chief blont " - semblent également être l'apanage de la plupart des héroïnes de roman.
Voyons la description qui est faite de la reine Guenièvre dans le Chevalier à la Charrette de Chrétien de Troyes, au moment où Lancelot l'aperçoit pour la première fois : il voit simplement " bele dame " sur un cheval, prend conscience que c'est la reine, et tout à sa joie, il est prêt à la suivre. De même en ce qui concerne Iseut dans Le roman de Tristan et Iseut, où Tristan déclare : " J'irai quérir la Belle aux cheveux d'or ". Rien qu'un détail exprimé de façon métaphorique, poétique.
En règle générale, les poètes, les troubadours, se contentent de célébrer l'élégance du corps, mais ne le montrent jamais, n'en détaillent jamais les charmes.
A ce stade, tournons-nous à nouveau vers Pierre Gencien. Il prend une nouvelle fois le contre-pied de ces descriptions épurées. Voici celle qu'il fait d'une des dames de son poème :

" C'est une dame qui de nez,
De bouche, de menton, de vis,
Est faite aussi comme a devis :
Chief blont, cler front, petis sorcis,
Yex vairs rians, col blanc polis,
Espaulles faites a compas.
Cil que ce fist, ne failli pas :
Les bras ot lons et blanches mains,
Le cors bien fait jusques as rains,
Si tres bien fait comme nature
Pot miex former, n'est pas droiture
Que plus bas vous devise rien,
Mes tant vueil que sachiez bien,
Qu'anbedoi sont petis ses piez
Et si estroitement chauciez
Que tous les dois perent parmi. "
  " C'est une dame qui de nez,
De bouche, de menton, de visage,
Est faite merveilleusement :
Tête blonde, front clair, petits sourcils,
Yeux verts riants, cou blanc gracieux,
Epaules faites avec art.
Celui qui a fait cela n'a pas échoué :
Les bras étaient longs et les mains blanches,
Le corps bien fait jusques aux reins,
Ceci bien fait comme la nature
Peut former le mieux ; ce n'est pas correct
Que je vous décrive plus bas,
Mais je veux tant que vous sachiez,
Que ses deux pieds sont petits
Et si étroitement chaussés
Que tous les doigts sont joints en harmonie. "


Comme beaucoup de troubadours, Pierre Gencien décrit ces dames sur un ton romanesque, renforcé même parfois d'envolées lyriques, mais aussi teinté d'une nette ironie, qui le pousse ainsi à évoquer des détails plus indiscrets de leurs attraits : ses reins, par exemple, pour évoquer la cambrure de son corps, et même la blancheur de sa peau, puisqu'il observe sans aucune pudeur son cou, ses mains, et enfin ses pieds, après avoir déclaré, sans doute pour la forme, qu'il ne serait pas correct de décrire la dame en dessous des reins.
L'ironie ici n'est donc pas seulement dans le ton. Car, contrairement aux troubadours, qui se contentent d'évoquer les attraits de la dame, même en ce qui concerne les moins discrets, il ne s'agit jamais de descriptions détaillées, et ce sont souvent des descriptions assez conventionnelles du désir qu'éveille une belle dame de belle allure.
Ici, rien de conventionnel. Tout est dans le détail et surtout, dans la soi-disant indiscrétion qu'il commet en parlant des pieds de la dame et de la façon dont ils sont chaussés. Pire, il imagine ce qu'il y a sous la chaussure, sous laquelle les doigts " perent parmi ".
On retrouve donc dans sa description les poncifs du genre, tels que les yeux, les cheveux... mais aussi des détails " inédits " et cocasses qui montrent que l'auteur cherche à briser l'aspect conventionnel que peut avoir ce genre de description : les pieds, mais aussi la bouche - n'oublions pas le symbole de la bouche d'Eve, par où elle a commis le péché en mordant dans la pomme.
Ainsi, grâce à cette description de détails finalement assez osés par rapport à la norme, Pierre Gencien rétablit les droits du charnel et d'une certaine part d'érotisme, en évoquant ce que l'on pourrait considérer comme des fantasmes personnels : les pieds, par exemple, reviennent souvent dans les descriptions qu'il fait des femmes...
Encore une fois il nous confirme que l'objectif est donc bien de " son bons avoir ", c'est-à-dire d'arriver à son but, à savoir que la dame cède.


CONCLUSION

On voit donc que l'amour courtois, né d'un mouvement littéraire, définit un code de comportement très précis à destination de la noblesse. Les chansons de Guillaume de Poitiers sur le service d'amour sont extrêmement raffinées, et développent le thème d'un amour à la fois sensuel et spirituel. Il y procède à la sublimation d'une figure féminine idéale et voue à la dame une passion idolâtre, fixant ainsi les règles de la tradition courtoise de son temps qui caractérise l'amour dit courtois.
Nous avons vu cependant avec Pierre Gencien que la part spirituelle pourrait, dans les comportements, avoir été bien minime par rapport à ses aspects charnels. L'amour courtois, selon lui, apparaît comme un jeu de séduction, où la femme ne fait que jouer de ce que la nature lui a donné. La femme est un être charnel, soumis à la chair, et en cela, il est normal qu'elle ait la part belle dans un jeu où le but est de séduire pour gagner le cœur de l'autre.
Il semble alors dénoncer la position illusoire de déesse que prétendait lui conférer le milieu nobiliaire qui avait inventé ce jeu et ce code de comportement.
Certes, ces qualités d'être charnel sont ici glorifiées, d'une certaine façon, puisqu'elles sont utilisées au nom du " diex d'amors ", contrairement à ce que prônerait la culture religieuse, qui dénonce cette nature de la femme, et cherche à la contrôler.
Mais la femme reste passive. Seul le chevalier doit se surpasser, et gagne en qualités pour améliorer sa condition. La dame, elle, dans l'amour courtois tel que le dénonce Pierre Gencien, voit simplement certains aspects de sa nature mis, de façon positive certes, au service du jeu. Mais jamais il n'est question pour elle de changer sa nature.
Toutefois, n'oublions pas que nous n'avons abordé ici que l'aspect théorique de l'amour courtois. Reste la question de l'impact réel de ce code courtois dans les comportements. S'agissait-il simplement d'une littérature de divertissement ou de la mise par écrit de règles qui avaient effectivement cours dans la noblesse ? Malheureusement, les sources ne nous permettent pas de répondre à cette question...


BIBLIOGRAPHIE :

Sources :
- GENCIEN, Pierre, Le Tornoiement as dames de Paris.
- Chrétien de Troyes, Le Chevalier à la Charrette.
- Thomas d'Angleterre, Tristan et Iseut, vers 1170.
- BEDIER Joseph, Le roman de Tristan et Iseut, 10/18, 1981.
- André le CHAPELAIN, Traité sur l'amour courtois, traduit et interprété par Claude Buridant, Paris, ed. Klincksieck, 1974.

Ouvrages sur le sujet :
- BOUTET, Dominique et STRUBEL, Armand, La littérature française au Moyen âge, Paris, PUF, coll. " Que Sais-Je ? ", n° 1445, 1978.
- DUBY, Georges, Dames du XIIe siècle, (t.1 : Héloïse, Aliénor, Iseut et quelques autres), Paris, Gallimard, coll. " Folio. Histoire ", 1995 (réimpr. en 1997).
- DUBY, Georges, Dames du XIIe siècle, (t.3 : Eve et les prêtres), Paris, Gallimard, " Bibliothèque des histoires ", 1996.
- DUBY, Georges, Guillaume le Maréchal, ou le meilleur chevalier du monde, Paris, Folio, coll. " Histoire ", 1984.
- DUBY, Georges et PERROT, Michelle (dir.), Histoire des Femmes en Occident, t.2 : Le Moyen âge, sous la dir. de Christiane Klapisch-Zuber, Paris, Plon, 1991.
- DUBY, Georges, Mâle Moyen âge, Paris, Flammarion, 1990.
- LEFEVRE, Yves, "La femme au Moyen âge en France dans la vie littéraire et spirituelle", dans Histoire mondiale de la femme, t.2 : l'Occident des Celtes à la Renaissance, p. 79-134.
- POWER, Eileen, Les Femmes au Moyen âge, Paris, Aubier Montaigne, coll. " Histoire ", 1979.