![]() Le temps - Archives L'œuvre de Pierre Hadot : une relecture de la philosophie antique par Daniel Poza-Lazaro |
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Platonisme, aristotélisme, cynisme, scepticisme, épicurisme, stoïcisme... Tous ces termes ont un point en commun : ils définissent des écoles philosophiques antiques rencontrées au cours de nos études ou croisées au hasard de nos lectures. Ces écoles ont laissé des traces dans le vocabulaire courant en décrivant, non sans contresens, des attitudes spécifiques ("je demeure sceptique", "quel cynisme !", "lui, c'est un épicurien", "il est resté stoïque"). Néanmoins, le partage d'un suffixe commun (le "isme" des grandes théories et des idéologies) accrédite l'idée de systèmes philosophiques rigides, dépositaires d'une vision du monde construite à coup de logique, de physique et d'éthique. C'est contre cette image académique (au mauvais sens du terme) de la philosophie antique que s'est développée l'œuvre de Pierre Hadot. Pour ce dernier, la philosophie antique est moins une théorie de la connaissance de l'Homme et du Monde qu'un choix de vie existentiel, en d'autres termes "une manière de vivre". Le statut du discours philosophique antique. 1. L'intuition initiale La pensée de Pierre Hadot est née d'une lecture longue et attentive des textes anciens. Cette démarche philologique et érudite l'a amené à se poser de multiples interrogations. Pourquoi les écrits des grands philosophes de l'antiquité donnent-ils l'impression d'être mal structurés ? Pourquoi les dialogues de Platon sont-ils aporétiques ? Pourquoi Aristote peut-il parfois paraître incohérent ? Pourquoi Marc Aurèle semble-t-il se contredire dans ses Pensées ? Pourquoi certains historiens ont-ils pu prétendre que Saint Augustin composait mal ? À toutes ces questions nées d'un malaise devant les textes anciens Pierre Hadot offre une explication originale. 2. L'erreur d'orientation Selon lui, nous appréhendons les discours philosophiques antiques en lecteurs contemporains, en les assimilant aux textes philosophiques modernes qui se définissent le plus souvent, depuis le XVIIe siècle, comme des sommes de propositions démontrables et réfutables abstraitement. Or, lire un texte philosophique antique comme on lirait la Critique de la Raison pure ou la Phénoménologie de l'Esprit est une erreur d'appréciation dans la mesure où cette démarche méconnaît les spécificités des textes antiques dont la principale réside dans les liens étroits que ces textes entretiennent avec l'oralité. En effet, le texte philosophique antique n'est jamais délivré totalement des contraintes orales : son contenu est souvent dicté à un scribe ou peut se limiter, comme chez Aristote, à des notes de cours prises par ses disciples. En outre, sa lecture se fait à haute voix, parfois à l'occasion de séances publiques. Dès lors, dans un cadre où le mouvement général de la pensée est réglé par la parole, l'importance prise par le rythme de la phrase ou la sonorité des mots peut expliquer le recours à certaines formules stéréotypées ou la présence de reprises, de répétitions ou d'hésitations. De fait, sous l'antiquité, le texte (ou discours) philosophique était destiné à un public restreint (groupe d'élèves, disciples, amis) et répondait à des conditions particulières de rédaction en fonction du niveau "spirituel" des destinataires. Pour le dire autrement, le texte philosophique antique est la plupart du temps un écrit de circonstance et non un exposé de portée universelle valable pour tous les pays et tous les temps. C'est un dialogue entre personnes vivantes qui, pour reprendre la formule de V.A. Goldschmidt à propos des dialogues de Platon, vise plus à "former" qu'à "informer". Pour montrer que les textes antiques étaient composés plus pour produire un effet de formation qu'une exposition de système, deux exemples suffiront : en premier lieu, la figure de Socrate dans les dialogues platoniciens ; en second lieu, la composition des Pensées de Marc Aurèle. Deux exemples concrets : les dialogues de Platon et les Pensées de Marc Aurèle. 1. La figure de Socrate Le "dispositif" mis en place par Platon ainsi que le rôle qu'il fait jouer au personnage de Socrate sont choses connues. Socrate prétend ne rien savoir. Conscient de son ignorance, il prend dans les dialogues platoniciens la posture naïve de l'interrogateur et s'adresse à un interlocuteur qui prétend détenir une connaissance et défendre un point de vue. À chaque étape de la discussion, Socrate cherche l'accord mutuel des participants (afin de poursuivre plus en avant) jusqu'au moment où l'interlocuteur doit reconnaître que son point de vue initial est en contradiction avec ce dont il vient de convenir avec Socrate. L'ironie socratique consiste donc à feindre de vouloir apprendre quelque chose de son interlocuteur pour amener celui-ci à découvrir qu'il ne connaît rien dans le domaine où il prétend être savant. Pour autant, Socrate ne donne nullement la "solution" au terme du dialogue (tu pensais A mais tu faisais erreur, il fallait penser B). En effet, le savoir et la vérité ne peuvent être reçus tout faits, ils doivent être engendrés par l'individu lui-même ; c'est en ce sens que Socrate joue le rôle d'un accoucheur. Les dialogues de Platon sont aporétiques en ce sens qu'ils aboutissent à l'impossibilité de conclure et de formuler un savoir définitif mais ils offrent une leçon de première importance : en découvrant la vanité de son savoir, l'interlocuteur commence à s'interroger et à se mettre lui-même en question. Cette prise de distance avec soi-même est le début de l'attitude philosophique. Le discours socratique, par sa forme, est une ascèse qui soumet
l'interlocuteur à plusieurs lois : 2. La composition des Pensées Au fil des siècles, l'ouvrage de l'empereur romain Marc Aurèle a été reçu et perçu de façons fort diverses en fonction des idéaux dominants à telle ou telle époque. Ainsi, au XVIIe siècle, il a pu être pris, du fait de son aspect décousu, pour un traité systématique mis en lambeaux que l'on aurait tenté de remettre en ordre. Plus tard, à l'époque romantique, certains l'ont abordé comme un journal intime dans lequel l'empereur (en campagne militaire sur les rives du Danube contre les Sarmates ou les Marcomans) aurait consigné ses impressions, ses états d'âmes quotidiens et sa lassitude. En réalité, les Pensées sont des exhortations que l'auteur se fait à lui-même pour avoir toujours sous la main les dogmes stoïciens qui devaient gouverner sa vie (ne rien admettre dans l'esprit qui ne soit objectif, donner toujours comme fin à ses actions le bien de la communauté, conformer ses désirs à l'ordre rationnel de l'univers). Dès lors, la forme littéraire des Pensées s'en trouve éclairée. En effet, pour pouvoir "réveiller" en toutes circonstances ses principes, Marc Aurèle a besoin de la forme courte, frappante et impérative de l'aphorisme, d'où l'impression de désordre et de répétition que peut donner la lecture de son ouvrage. Cependant son titre complet (Pensées pour lui-même ou à soi-même) indique clairement les intentions de son auteur : ses Pensées ne sont pas des effusions de sensibilité destinées à d'autres, elles sont un examen de conscience et une incitation à la pratique ; elles sont, pour reprendre une notion clé de Pierre Hadot, des exercices spirituels. Ecoles philosophiques et exercices spirituels 1. Divergences des démarches Les six grandes écoles philosophiques de l'antiquité ont chacune leur identité. Leurs contemporains en étaient déjà parfaitement conscients ; et même si les frontières demeuraient perméables (surtout à l'époque de la Rome impériale), chaque courant avait une idée précise de ce qui le distinguait de son "voisin" et pouvait, de fait, le critiquer sur tel ou tel aspect de sa doctrine (des stoïciens peuvent par exemple attaquer des épicuriens comme Sénèque dans son De vita beata). Ainsi donc, chaque école représentait et proposait une forme de vie spécifique qu'il est possible de résumer à grand traits. Le platonisme se présente comme un intellectualisme qui cherche la "vie selon l'esprit" et prône, pour y parvenir, la séparation de l'âme et du corps. L'aristotélisme pose en modèle la vie du savant qui peut, à travers une existence consacrée aux études et par la contemplation du monde, participer à la pensée divine. Le scepticisme est un conformisme qui défend l'obéissance aux lois et aux coutumes et invite à la suspension du jugement sur les choses pour atteindre la sérénité. Le cynisme, au contraire, se caractérise par un refus marqué des conventions sociales de la vie quotidienne et, par un style de vie provocatrice, cherche le retour à la nature non civilisée. Le stoïcisme recherche la "volonté bonne" et la vertu par la distinction de ce qui dépend ou non de nous et la critique de nos représentations. L'épicurisme, enfin, est une diététique des plaisirs qui, par l'assouvissement des besoins nécessaires et naturels, tend à la tranquillité de l'âme. 2. Mais convergences des constats et des finalités Ces distinctions, Pierre Hadot nous les rappelle avec précision dans son ouvrage Qu'est ce que la philosophie antique ? mais il ajoute peu après - et là réside l'originalité de son propos - qu'il convient d'insister moins sur les différences que sur les convergences des constats et des finalités qui unissent les différentes écoles. Au-delà des divergences, ces écoles philosophiques antiques font un constat identique : les passions, quand elles cherchent à atteindre des biens inaccessibles ou à fuir des maux inévitables demeurent sources de souffrance et d'inconscience ; en d'autres termes, les désirs désordonnés et les craintes exagérées empêchent de vivre vraiment. La philosophie se présente donc comme une "thérapeutique" des passions destinée à transformer la manière de voir et la manière d'être. Dès lors, philosopher apparaît comme une rupture avec la vie quotidienne, les coutumes, les pratiques économiques et les besoins habituels du corps. Le philosophe devient, pour reprendre un adjectif propre à Socrate, "atopos", c'est-à-dire "inclassable", "hors norme". En accord sur le constat, les écoles philosophiques antiques le sont également sur le but à atteindre : il s'agit de tendre vers la sagesse. "De manière asymptote" nuance Pierre Hadot, car la sagesse est un idéal sans doute inaccessible et le sage une figure de la perfection. Il convient néanmoins d'aimer la sagesse (d'être au sens étymologique un "philosophe") car elle seule peut apporter l'ataraxie (la tranquillité de l'âme) et l'autarcie (la liberté intérieure). De fait, si chaque école représente une forme de vie spécifiée par un idéal de sagesse, elles nécessitent toutes des exercices destinés à assurer le progrès spirituel vers l'état idéal, comme l'athlète qui, dans le gymnase, multiplie les entraînements pour améliorer ses performances (la comparaison est d'autant plus légitime que dans le "gymnasion" antique, lieu dévolu aux exercices physiques, se donnaient souvent les leçons de philosophie). On voit dès lors à quel point la philosophie est elle-même un exercice avant d'être une théorie abstraite ou une exégèse de textes ("facere docet philosophia, non dicere", "la philosophie enseigne à faire et non à dire", pour reprendre la formule de Sénèque). Ces exercices définis comme des pratiques volontaires et personnelles destinées à opérer une transformation de l'individu (une transformation de soi), Pierre Hadot les nomme exercices spirituels. Bref aperçu des exercices spirituels. 1. Les exercices spirituels dans les sources antiques De par la perte de nombreux ouvrages antiques, il ne nous est point parvenu de traité qui codifie de façon systématique et exhaustive les exercices spirituels. Des auteurs nous renseignent cependant sur le sujet comme Philon d'Alexandrie qui nous fournit deux listes distinctes d'exercices d'inspiration stoïco-platonicienne. La première liste énumère "la recherche", "l'examen approfondi", "l'audition", "l'attention", "la maîtrise de soi" et "l'indifférence aux choses indifférentes". La seconde liste aborde "les lectures", "les méditations", "la thérapie des passions", "le souvenir de ce qui est bien", "la maîtrise de soi" et "l'accomplissement des devoirs". Ces deux listes distinctes possèdent chacune des pratiques qu'il est possible de classer en trois catégories : les exercices spirituels fondamentaux comme l'attention et la méditation, les exercices plus proprement intellectuels comme la lecture et l'audition, des exercices plus actifs comme la maîtrise de soi ou l'accomplissement des devoirs. Pour Pierre Hadot, par delà ce classement, tous les exercices spirituels se ramènent à deux démarches (opposées et complémentaires) de prise de conscience de soi : l'une de concentration du moi, l'autre de dilatation. 2. De l'attention et de l'examen de conscience Cette concentration du moi s'obtient par des exercices d'attention et de méditation, elle se fonde dans un rapport particulier au présent et à la mort. Si le moi doit être circonscrit dans le moment présent, c'est que le présent dépend de nous, qu'il est le lieu de l'action, de la décision et de la liberté. "On ne vit que le présent" note Marc Aurèle. "Le passé ne me concerne plus, le futur ne me concerne pas encore" ajoute Sénèque. Ce qui est refusé ici, ce n'est pas tant la pensée du passé et du futur (se souvenir et se projeter n'ont en soi rien de condamnable) que les passions qu'elle peut entraîner : les vains regrets et les vaines espérances. Le rapport à la mort conforte cette primauté du moment présent. En effet, la possibilité de la mort, chaque jour considéré comme le dernier, conduit à vivre le moment pleinement, intensément, en connaissance de cause. L'idée que la mort donne son prix à chaque instant est contenue dans le célèbre "Carpe diem" d'Horace ("Pendant que nous parlons, le temps jaloux a fui, cueille donc l'aujourd'hui, sans te fier à demain !"). Si l'attention, attitude fondamentale des stoïciens, est nécessaire pour se concentrer sur le moment présent, elle est également requise pour garder en mémoire les principes fondamentaux propres à chaque école. Cet impératif nécessite des exercices de mémorisation et de méditation de la règle de vie. Il s'agit concrètement d'avoir "sous la main" des formules persuasives capables d'arrêter un mouvement de crainte ou de colère en fonction de l'événement vécu. De fait, avoir conscience de soi équivaut à avoir conscience de l'état moral dans lequel on se trouve. Pour cette raison, les exercices spirituels relatifs à l'examen de conscience sont nombreux et d'une très grande importance dans les diverses écoles antiques. Au principe épicurien "La connaissance de la faute est le commencement du salut" répond la formule d'Epictète "le point de départ de la philosophie... c'est la conscience de sa propre faiblesse". Qu'il s'agisse d'examens matinaux en vue des actions à venir ou vespéraux pour les actions effectuées, il convient donc de penser à ses fautes et de constater les progrès accomplis ou non, de construire un "tribunal intérieur" de la conscience dans lequel on se fait accusateur, juge ou avocat, dans lequel le moi se dédouble et, en se plaçant à un point de vue universel, vient s'identifier avec la Raison impartiale et objective. L'attention et l'examen de conscience sont deux exercices de méditation dont le but est la maîtrise et l'ordonnancement cohérent du discours intérieur. 1. Du rapport au Monde Si la cohérence du discours intérieur est une nécessité, un rapport extérieur et harmonieux avec le reste du monde est d'une aussi grande importance. Ce rapport au "cosmos" rend possible "l'expansion du moi" en la replaçant dans la perspective du Tout. Cette idée est fréquente dans la plupart des écoles philosophiques antiques. Chez Platon, l'âme doit embrasser l'universalité du divin et de l'humain, chez Aristote, la contemplation amoureuse de la Nature est une notion fondamentale, Epicure parle de la volupté de se plonger dans l'infini et les Stoïciens parlent aussi de la plongée dans le Tout dont on est une partie intégrante. Cette prise de conscience de son être dans le Tout est un exercice d'humilité qui induit un sentiment de petitesse (je suis un point minuscule dont l'existence est de faible durée) mais aussi de grandeur (j'ai le pouvoir d'embrasser la totalité des choses). Cet exercice de détachement et de distanciation tend à rendre possible l'impartialité et l'objectivité. Ce regard d'en haut ( ce "point de vue de Sirius"), permet de voir les hommes comme des fourmis, il rend ridicule les guerres, les luttes territoriales, le luxe, l'appât du gain ou la recherche de la gloire, en d'autres termes les faux prestiges des passions et des conventions humaines. Le regard d'en haut change nos jugements de valeur sur les choses. Dans le même ordre des choses, la Physique elle-même apparaît comme un exercice spirituel. En effet, la Physique antique, qui n'est pas un système de la Nature totalement rigoureux, a une finalité morale. Pour Aristote, la recherche apporte la joie à l'âme, pour Epicure, la science de la Nature délivre de la crainte des dieux et de la mort, pour les Stoïciens, elle permet le consentement au destin et à l'ordre universel. Définir les objets dans une perspective physique est d'ailleurs un exercice auquel se livre Marc-Aurèle à plusieurs reprises dans ses Pensées. En offrant une définition physique de certains objets ou de certaines actions, l'empereur romain a pour but de leur ôter leur charge symbolique ou sentimentale. Dès lors, la pourpre impériale est définie comme "de la peau de mouton teint avec du sang de coquillage", l'acte sexuel est réduit au "frottement de deux muqueuses avec éjaculation d'un liquide gluant". Conclusion : leçons et actualité de la philosophie antique Rapport à soi, rapport au cosmos, la philosophie antique propose également un rapport à autrui spécifique. Malgré des clichés tenaces qui font d'elle une conduite d'évasion et de repli sur soi, la philosophie antique s'est toujours pratiquée en groupe, dans un effort commun de recherche, d'entraide et de soutien spirituel. De même, les philosophes de l'antiquité n'ont jamais renoncé à agir sur les cités et à transformer la société selon la justice tout en étant conscients de la difficulté à concilier l'engagement communautaire (avec son lot d'injustices, de souffrances et de misères) et la recherche de la sagesse. Telle est la leçon de la philosophie antique : une invitation pour chaque être humain à se transformer lui-même en suivant le chemin ardu de la sagesse. Tel est l'immense mérite de Pierre Hadot : nous avoir permis, lecteurs contemporains, de redécouvrir cette invitation et d'y répondre, si nous le souhaitons... Bibliographie - Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel,
2002 (collection Bibliothèque de l'Evolution de l'Humanité), Biographie Pierre
Hadot est né à Paris en 1922. Elève au petit puis
au grand séminaire de Reims, il est ordonné prêtre
à 22 ans.
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