Je
suis né
le 25 décembre 1974. Cela ne fait aucun doute : c'est écrit
sur ma carte d'identité. Et si mes calculs sont exacts, j'ai,
à l'heure de cet article, 29 ans. Mais le recours aux mathématiques,
en cette affaire, est parfaitement superflu. Mon âge, même
s'il lui arrive parfois d'être oublié, ne l'est jamais
bien longtemps. Quantité de papiers administratifs l'exigent,
ou bien directement, ou bien par le biais de ma date de naissance.
Il est même devenu, avec la profession et la situation familiale,
l'une des données essentielles pour identifier les hommes.
Enfin, en chaque fin d'année, deux petits bouts de cire, l'un
pour les dizaines, l'autre pour les unités, me le remettent
en mémoire. Pas moyen donc de ne plus m'en souvenir.
Pourtant, il n'en fut pas toujours ainsi : une telle prépondérance
était en effet inconnue des hommes du Moyen Âge. L'âge
était une donnée floue, secondaire. Lorsque ses contemporains
l'interrogèrent, Guillaume le Maréchal (~1145-1219)
ne sut donner qu'une réponse vague : "Quatre-vingts ans
passés." Le célèbre chevalier "exagérait
un peu, ne sachant pas très bien son âge" commente
le médiéviste Georges Duby. Dans la vie des gens de
cette époque, "l'importance allait à d'autres dates
que celle de la naissance. On oubliait celle-ci. Et les grands vieillards
étaient si rares qu'on les vieillissait, qu'ils se vieillissaient
encore."
Ce n'est que bien plus tard, après l'ordonnance de Villers-Cotterêts
en 1539, que les dates de naissance, par l'inscription des dates de
baptême dans les registres paroissiaux, furent connues des hommes.
La certitude de notre âge n'est finalement qu'assez récente,
et encore ne l'est-elle que dans certains endroits du monde.
Nous avons établi précédemment que j'avais
29 ans. Ma sœur jumelle (qui ne l'est point pour les seuls
besoins de l'article), née 11 minutes avant moi, a donc fort
logiquement, 29 ans plus tard, 11 minutes de plus que moi. Aucune
difficulté jusqu'ici : ces 29 années qui se sont écoulées
valent autant pour elle que pour moi : ni plus, ni moins. Ce raisonnement,
aussi élémentaire soit-il, s'appuie pourtant sur un
postulat qui, comme tout postulat, est susceptible
d'être un jour invalidé. Que dit-il au juste ? Selon
Isaac Newton (1642-1727), le temps s'écoule
indéfiniment et à vitesse constante en tout point
de l'espace : une seconde sur la Terre vaut une seconde dans une
fusée lancée à pleine vitesse. Le temps
est considéré comme absolu. C'est sur ce
postulat, et d'autres concernant l'espace, les masses, l'énergie,
etc., qu'est fondé ce que l'on appelle la mécanique
classique. Or Albert Einstein (1879-1925)
ne l'entend pas ainsi et, deux siècles plus tard, met définitivement
au point la nouvelle physique expliquant le monde : la mécanique
relativiste ou relativité. Cette théorie
n'est pas l'œuvre du seul Einstein : alors qu'il était
étudiant, il fut en effet fasciné par les écrits
d'Ernst Mach (1838-1916) qui souhaitait éliminer de la science
toute hypothèse métaphysique pour la ramener uniquement
aux faits observables. Or, selon lui, la mécanique newtonienne
est truffée d'énoncés indémontrables
parmi lesquels l'absoluité du temps puisque l'être
humain ne dispose d'aucun moyen permettant de détecter une
telle qualité. Imprégné de cette philosophie,
Einstein cherche donc à éviter tout présupposé
et à construire la science sur un fait établi et incontestable.
Mais lequel ?
Dès 1881, plusieurs expériences réalisées
par Albert Michelson et Edward W. Morley attestent que la
vitesse de la lumière est indépendante de la vitesse
de sa source. Ce résultat est surprenant. A tel
point que les deux scientifiques pensèrent s'être trompés.
Je m'explique. Si je suis dans un train et que je lance une balle
dans le sens du mouvement à une vitesse v, la vitesse de
la balle, pour une personne située au bord de la voie, est
égale à v à laquelle il faut ajouter la vitesse
du train. Seulement voilà, en ce qui concerne la vitesse
de la lumière, il n'en est pas ainsi. Elle ne varie pas d'un
pouce. Qu'elle soit diffusée à partir du sol, d'un
train ou encore d'une fusée, dans le sens du mouvement de
la Terre ou dans le sens inverse, elle garde toujours la même
vitesse : 299 743 km/s. Cette conclusion, cet absolu (terme cher
à Newton), est le point de départ de la relativité.
Pourquoi alors une théorie construite à partir d'un
absolu a-t-elle pour nom la relativité ? C'est que l'invariance
de la vitesse de la lumière implique la relativité
du temps (ainsi que la relativité des longueurs
que je ne traiterai pas ici). Le temps n'est pas le même pour
ma sœur jumelle et pour moi-même. Je ne parle pas ici
de la vitesse relative du vieillissement, due à un certain
état de santé ou autre. Non plus de la façon
dont chacun de nous deux ressent l'écoulement du temps, variable,
nous le savons bien, si nous comparons 20 minutes d'attente sous
la pluie à 20 minutes d'amour : "Il y a des jours montueux
et malaisés qu'on met un temps infini à gravir et
des jours en pente qui se laissent descendre à fond de train
en chantant." (Proust)
Cette relativité du temps est illustrée en 1911 par
le paradoxe des jumeaux, dû au physicien
Paul Langevin, qui prétend la chose suivante : si ma sœur
jumelle voyage dans l'espace, à bord d'une fusée dont
la vitesse est proche de celle de la lumière, pendant disons
30 ans, je serai, à son retour sur Terre, mort de vieillesse
depuis bien longtemps. De 11 minutes mon aînée,
elle devient de plusieurs années ma cadette. L'espace
: fontaine de jouvence ? Certains diront que c'est parce que nous
sommes faux-jumeaux, ce qui en soi est vrai. D'autres, que voyager,
c'est rester jeune. Mais Einstein, au fait, qu'en pense-t-il ? Quel
lien déductif établit-il entre invariance de la vitesse
de la lumière et relativité du temps ? Pour le comprendre,
nous allons imaginer une expérience.
Considérons un mobile sur lequel est fixée une source
de lumière S et qui se déplace parallèlement
à l'inclinaison d'une cible. Deux référentiels
(deux points de vue) nous intéressent ici : le référentiel
de la cible et celui du mobile. Plaçons-nous tout d'abord
dans le référentiel de la cible.
Celle-ci voit passer sous ses yeux le mobile sur lequel repose la
source de lumière. Au départ de l'expérience,
la source S (que j'ai notée S1) diffuse de la
lumière dont un rayon (en pointillés) se dirige vers
le centre O de la cible. Pendant ce temps, le mobile se déplace
à une vitesse constante v, suffisamment bien ajustée
(ni trop grande, ni trop petite) pour qu'à l'instant où
le rayon lumineux frappe le centre O de la cible, le mobile se trouve
exactement en face de la cible, comme le montrent les schémas
ci-dessous (vue de haut).
Puisque
nous nous sommes placés dans le référentiel de
la cible, nous appellerons tcible le temps (la durée)
de cette expérience. La distance étant égale au
produit de la vitesse par le temps, la distance S1S2
parcourue par le mobile est égale à vtcible.
La terminologie usuelle veut que nous notions c la vitesse de la lumière
(c comme célérité). La distance S1O
parcourue par le rayon lumineux est ctcible (rappelons en
effet, et c'est là le point fondamental de la démonstration,
que la vitesse du rayon lumineux est indépendante de
la vitesse v du mobile).
Le triangle OS1S2 est rectangle en S2.
Nous pouvons donc utiliser le théorème de Pythagore, ce
qui nous donne : S1O2 = S1S22
+ S2O2.
Notons d la distance séparant les points S2 et O.
L'égalité précédente s'écrit alors
: (ctcible)2 = (vtcible)2
+ d2, soit c2 tcible2 =
v2 tcible2 + d2.
Cela revient à dire que : c2 tcible2
- v2tcible2 = d2, d'où
tcible2 (c2 - v2) = d2.
Gardons
cette égalité en mémoire et plaçons-nous
maintenant dans le référentiel du mobile. Cela revient
à considérer que c'est le mobile qui cette fois-ci est
fixe et que c'est la cible qui se déplace parallèlement
au mobile à une vitesse v vers la gauche. C'est un peu comme
imaginer que ce n'est pas le train, dans lequel nous sommes assis, qui
se déplace, mais les vaches avec tout le paysage : on dit alors
qu'on s'est placé dans le référentiel du train.
Pendant le temps du déplacement de la cible, la source (schéma
ci-dessous) diffuse de la lumière dont un rayon (en pointillés)
est perpendiculaire au déplacement de la cible. Ce rayon frappe
le centre de la cible en O2 : fin de l'expérience.
Puisque
nous nous sommes placés dans le référentiel du
mobile, nous appellerons tmobile le temps de cette expérience.
Expérience qui, soulignons-le, est rigoureusement la même
que celle décrite par le schéma précédent
: seuls les référentiels ont changé.
La vitesse de la lumière étant toujours égale à
c, nous avons, si l'on considère la distance parcourue par le
rayon lumineux : ctmobile = d.
Résumons. Nous avons établi que tcible2
(c2 - v2) = d2 en nous plaçant
dans le référentiel de la cible et ctmobile
= d en nous plaçant dans le référentiel du mobile.
En combinant ces deux résultats, nous obtenons une nouvelle égalité,
fondamentale pour la suite du raisonnement puisqu'elle lie tcible
et tmobile : tcible2 (c2
- v2) = (ctmobile)2, soit tcible2
(c2 - v2) = c2 tmobile2.
En divisant les deux membres de l'égalité par c2,
nous obtenons : tcible2 (1 - v2/c2)
= tmobile2.
Enfin, en prenant la racine carrée des deux membres de l'égalité,
nous obtenons l'égalité finale de cette expérience
: tmobile = tcible (1 - v2/c2)1/2.
Cette égalité fait apparaître deux temps
bien distincts : tmobile et tcible qui
tous deux correspondent à l'intervalle de temps entre les deux
événements de l'expérience : l'émission
d'un rayon lumineux puis sa réception par le centre de la cible.
La terminologie usuelle veut alors que nous appelions tmobile
le temps propre de l'expérience parce que l'égalité
ctmobile = d obtenue dans le référentiel du
mobile ne dépend en rien de la vitesse v de celui-ci. En revanche,
l'égalité tcible2 (c2
- v2) = d2 obtenue dans le référentiel
de la cible fait intervenir la vitesse v du mobile. Le temps tcible
dépend donc de v et, de ce fait, est appelé le temps
impropre de l'expérience.
Ces nouvelles appellations donnent alors une égalité,
valable, quelle que soit l'expérience réalisée
:
tpropre
= timpropre (1 - v2/c2)1/2 |
Cette égalité, fondamentale pour la nouvelle théorie,
appelle deux remarques.
- L'expression numérique 1 - v2/c2 se trouve
placée sous le symbole racine carrée. Elle doit donc être
positive, ce qui implique que v ne peut pas être supérieure
à c. La vitesse de la lumière est une limite infranchissable.
- Plus la vitesse v du mobile est proche de celle de la lumière,
plus (1 - v2/c2)1/2 diminue, entraînant,
du fait que le temps propre reste constant, une augmentation du temps
impropre, celui-ci devant "compenser" cette diminution afin
que l'égalité ci-dessus reste vraie. Ainsi, plus
la vitesse du mobile est importante, plus le temps impropre creuse l'écart
avec le temps propre.
Illustrons cette dernière remarque par un exemple : un homme
assis dans une fusée lance une balle verticalement qui retombe
dans sa main. L'horloge suspendue au mur de la fusée indique
que cette expérience a duré 3 secondes. Pour sa femme
restée sur Terre, elle prend un peu plus de temps : son chronomètre
indique 3,1 secondes (nous supposons qu'elle peut observer son mari).
Un léger décalage a eu lieu entre le temps propre (le
temps dans la fusée) et le temps impropre (le temps sur Terre).
Entendons-nous bien : le temps propre est bien celui de la fusée
puisque l'expérience réalisée par l'homme (lancer
puis réception de la balle) est, de son point de vue, toujours
la même, que la fusée se déplace rapidement ou non
dans l'espace. En revanche, cette expérience est toute différente
pour sa femme si la fusée n'a plus la même vitesse, car
dans ce cas la réception de la balle n'a pas lieu au même
endroit de l'espace. Le temps de l'expérience mesuré depuis
la Terre dépend donc de la vitesse de la fusée : c'est
le temps impropre.
Continuons notre illustration : la fusée accélère
puis stabilise sa vitesse. L'homme réitère son expérience.
L'horloge de la fusée indique toujours 3 secondes. Sa femme qui
l'observe regarde son chronomètre : 3,2 secondes, etc.
Il faut bien comprendre que ce décalage entre temps propre et
temps impropre n'implique en rien des complications physiologiques pour
l'homme : ses mouvements ne sont pas ralentis, son cœur ne bat
pas moins vite, etc. Il aura même l'impression de vivre exactement
à la même vitesse et de la même manière que
s'il était resté sur Terre. Et il aura raison. Et sa femme
qui mesure constamment un temps plus long aura également raison.
Tous d'eux n'évoluent tout simplement pas dans le même
cadre temporel : l'homme, du fait de son mouvement, crée un temps
différent. Le temps n'est plus un absolu, comme le pensait
Newton, identique en tout point de l'espace.
C'est ce même décalage de temps, joint à d'autres
considérations qu'il serait trop long de développer ici,
qui implique le paradoxe des jumeaux de Paul Langevin : ma sœur
jumelle voyageant en fusée vieillit d'autant moins vite que moi
(qui suis resté sur Terre) que la vitesse de la fusée
est proche de celle de la lumière.
Attentifs et pointilleux, vous vous demandez alors : "Si le moindre
mouvement fait apparaître un temps impropre, différent
du temps propre, comment se fait-il que les montres, au poignet de personnes
qui se déplacent quotidiennement, ne finissent pas par être
complètement déréglées ?" La réponse
est simple : l'égalité tpropre = timpropre
(1 - v2/c2)1/2 fait intervenir c2
qui est un nombre tellement énorme qu'une malheureuse vitesse
de train ou de voiture (ne parlons pas de personnes se déplaçant
à pied) n'a aucune influence. Elle peut même être
considérée comme nulle, auquel cas (1 - v2/c2)1/2
est égal à 1 et les temps propre et impropre sont identiques.
S'il s'agit de l'expérience quotidienne, Newton a finalement
raison.
Un mot sur l'expérience imaginée plus haut : elle est
en fait difficilement réalisable puisqu'il faut au mobile se
trouver en face de la cible lorsque celle-ci reçoit le rayon
lumineux. Sachant que la vitesse de ce dernier est de 299 743 km/s,
le mobile devrait se déplacer extrêmement rapidement. Une
autre solution serait d'éloigner la cible du mobile à
plusieurs centaines de milliers de kilomètres. Bref, ces deux
solutions sont à l'heure actuelle techniquement impossibles.
Cependant, l'égalité résultant de cette expérience
"par la pensée" a été confirmée
par la durée de vie de particules que l'on a accélérées.
Il a en effet été constaté qu'elles "vivaient"
plus longtemps que leurs homologues restées inanimées
: il existe bien deux temps différents.
Il est temps de conclure. Selon la conception judéo-chrétienne,
le monde est une création de Dieu. Il n'existe pas depuis toujours
comme le pensaient les Grecs. Non sans ironie, les sceptiques s'interrogent
: "Si Dieu a créé le monde, qu'y avait-il avant le
commencement du monde ? Et que faisait Dieu ?" Les fidèles
rétorquent : "Une telle question n'a aucun sens puisque
Dieu crée le temps en même temps qu'Il crée le monde."
Soit ! Mais alors, si le temps est une création de Dieu, à
l'image de son Créateur, il ne peut être qu'absolu. Pourtant,
il n'en est rien. Alors ? Dieu ou Einstein ?
Bibliographie
:
-
Nayla Farouki, La relativité, Flammarion, collection
"Dominos", 1993,
- Etienne Klein, Le temps, Flammarion, collection "Dominos",
1995,
- James H. Smith, Introduction à la relativité,
édition française dirigée par Jean-Marc Lévy-Leblond,
InterEditions, Paris, 1979.